Les Femmes philosophes



DES
FEMMES PHILOSOPHES.

I. — ESSAI SUR LA FORMATION DU DOGME CATHOLIQUE.[1]

II. — ÉTUDES SUR LES IDÉES ET SUR LEUR UNION AU SEIN DU CATHOLICISME.[2]

Philosopher est un effort de l’esprit. C’est une laborieuse entreprise que de contempler le monde physique, le monde moral et soi-même pour trouver les lois qui régissent l’homme, les sociétés et la nature. Considérons les forces qui se donnent carrière autour de l’homme ; nous leur trouverons à toutes un développement direct et facile. Les fleuves coulent librement, les arbres croissent sans effort, et c’est sans fatigue que l’aigle fend les airs. Tout ce qui appartient à la nature extérieure se meut, circule, grandit, rayonne aisément : la peine est pour l’homme. Afin de vivre, il a besoin d’un travail persévérant et dur. La sueur de son front et de ses membres brisés est le prix du pain dont il se nourrit et des murs qui l’abritent. Les lois et les institutions indispensables aux associations humaines sont les fruits lents et parfois amers d’études difficiles et d’une expérience douloureuse.

Cependant l’homme est ainsi fait qu’après avoir agi, qu’après avoir pourvu tant par ses bras que par sa pensée la conservation physique et morale de lui-même et de ses semblables, il ne se repose pas, et cherche de nouveaux sujets d’inquiétude et de travail. Il ne se contente pas d’avoir des idées, il veut savoir d’où elles lui viennent ; il ne lui suffit pas de penser, il veut faire un retour et méditer sur les pensées qu’il a conçues : ce n’est plus le monde, ce ne sont plus les autres, c’est lui qu’il prend pour matière de sa curiosité. Il descend en lui-même comme dans un labyrinthe souterrain et infini.

Ce nouveau travail est, au premier aspect, si extraordinaire et si ingrat, que plusieurs l’ont appelé folie. Chez les hommes qui agissent plus qu’ils ne pensent, chez ceux aussi dont l’imagination est plus ardente qu’élevée, un pareil jugement n’a rien qui doive beaucoup surprendre. Il serait plus étrange de voir des savans, qui se sont appliqués à l’observation du monde physique, mépriser l’emploi que l’homme fait de sa pensée, quand il s’étudie lui-même. Au surplus, ce dédain ferait plus de mal à ceux qui ne craindraient pas de le montrer qu’aux études et aux idées qui en seraient l’objet : ce dédain témoignerait en effet que, dans l’esprit de ces contempteurs inattendus, il y a des bornes que peut-être on n’eût pas soupçonnées, s’ils eussent gardé le silence, et il ne déterminerait pas l’humanité à rejeter la philosophie.

C’est la destinée de l’homme de se prendre à partie et, pour ainsi parler, de s’acharner sur lui-même pour se connaître. Cette étude qui fait son tourment et sa grandeur le soumet à de rudes épreuves : c’est une contrainte, une gêne. Au lieu de s’élancer en avant, l’homme doit se replier et se recueillir pour être à lui-même son propre spectacle. Chaque observation interne est le prix d’une réflexion qui doit pouvoir se prolonger sans se fausser et sans faiblir. Il faut que la pensée soit aussi subtile et aussi profonde que l’objet qu’elle étudie, et cet objet, c’est elle. Cependant l’homme qui s’est regardé lui-même est-il bien sûr d’avoir porté dans cet examen une clairvoyance réelle ? L’instrument dont il s’est servi avait-il toute la justesse et la portée nécessaire ? Sa raison était-elle assez libre, assez pure, assez puissante ? car enfin si l’observateur, en croyant prononcer sur la nature humaine des jugemens vrais, avait obéi, sans le savoir, à certains préjugés, tout son travail serait inutile, et même pourrait égarer ceux qu’il devait instruire. Nous ne pouvons nous cacher que nous vivons au milieu de mille chances d’erreur d’autant plus redoutables qu’elles se confondent souvent avec les sources de toute lumière. L’homme n’est rien sans l’éducation, mais son éducation a pu être défectueuse ; la science ne lui arrive que formulée en systèmes, et ces systèmes sont incomplets et erronés ; les passions sont aussi nécessaires à l’homme que l’air qu’il respire ; elles l’animent, l’exaltent et le fortifient, mais aussi elles l’asservissent et l’aveuglent. Ainsi le penseur est obligé de se défier perpétuellement de ses inévitables points d’appui : il faut qu’il jette un œil sévère et soupçonneux sur l’éducation qu’il a reçue, pour être en mesure à la fois de s’en servir et de s’en défendre : les systèmes qu’il a traversés doivent être dominés par lui de telle façon qu’ils ne puissent offusquer sa vue ; enfin, au milieu des passions qui le remplissent, il doit rester maître et les épurer sans les éteindre. Qu’est-ce à dire, si ce n’est que, dans l’inspection sérieuse de la nature humaine, l’homme doit, à chaque pas, revenir sur ses observations, armé d’une critique vigilante, éprouver ce qu’il a pensé, juger ses jugemens, et remettre en délibération les décrets de son intelligence ? Et encore, dans cette prudence, il est des écueils : il peut arriver qu’une application trop constante à un même objet blesse et obscurcisse la vue de l’esprit. « Telle est la raison humaine, a dit Pope quelque part, qu’elle s’égare également pour penser trop et pour penser trop peu. » C’est effectivement la vertu du génie de sentir le moment où son œuvre se trouve consommée, et c’est ce tact parfait qui constitue les artistes et les penseurs.

Il est une autre manière de philosopher, c’est de chercher la vérité non plus seulement dans la connaissance intérieure de l’homme, mais dans la contemplation du monde moral, dont nous sommes à notre tour les acteurs. L’histoire a pour matière et pour base les idées et les passions humaines : les principes fondamentaux de notre nature y sont en jeu, quand même l’historien, comme dans l’antiquité, ne s’attache qu’aux faits les plus sensibles, aux faits extérieurs. L’esprit des modernes a été plus loin : il ne s’est plus contenté du spectacle des évènemens et des actes ; il a cherché les causes et non-seulement les plus immédiates et les plus aisées à reconnaître, mais les plus difficiles à voir et les plus mystérieuses. C’est alors qu’on a commencé d’écrire l’histoire des religions et l’histoire de la philosophie : on a compris que ces tableaux étaient comme des miroirs où le génie humain se réfléchissait et pouvait saisir sa physionomie. L’histoire est devenue quelque chose d’abstrait et d’idéal, et comme la contre-épreuve de l’étude de nos facultés. Pour la traiter ainsi, il ne faut pas une vigueur moindre que pour observer directement la conscience humaine. Savoir assigner aux systèmes et aux institutions leur véritable origine, en observer les progrès, les altérations, les défaillances, les résurrections, sous les analogies distinguer les différences, et reconnaître les contradictions sous les ressemblances spécieuses, suivre le cours d’une idée dans ses ramifications les plus lointaines et ses déguisemens les plus habiles, comprendre les mystères, traduire les symboles, dévoiler les images, ne jamais perdre de vue, à travers les capricieux dédales de l’imagination du genre humain, l’éternelle identité de sa pensée, voilà qui demande de la force, et dans cette force autant de souplesse industrieuse que d’infatigable énergie. Dès qu’une fois on entre dans l’histoire humaine avec la prétention non-seulement d’en décrire les scènes pittoresques, mais d’en expliquer les raisons et les lois, il faut pouvoir l’explorer tout entière, dans tous les sens et à fond. Ne vous engagez pas dans cette carrière infinie, si une longue pratique de la réflexion n’a pas mis votre jugement à l’abri des illusions et des méprises, si vous ne disposez pas en maître de vos matériaux et de vos idées. C’est ici que doit éclater la puissance de la méthode, qui seule sait faire porter tous leurs fruits à la science et au génie.

Il est donc donné à peu d’hommes de satisfaire à toutes les conditions de la méthode philosophique, soit qu’il s’agisse de saisir et d’analyser les principes des choses, soit qu’il faille comprendre et dérouler l’histoire du genre humain. Les grands métaphysiciens sont rares ; les véritables historiens de l’humanité ne le sont pas moins. Même avec des dons remarquables, beaucoup d’hommes ont failli dans la carrière qu’ils avaient cru pouvoir fournir. On en a vu qui, avec un esprit plus vif que fort, ont mis à la place des faits leurs imaginations ; d’autres ont apprécié les choses et les ont représentées avec des préjugés où la passion dominait : ils ont plus senti que pensé. Il serait infini d’énumérer les illusions dont ceux qui poursuivent la vérité sont si souvent le jouet, et, quant à dresser la liste de ces naufragés célèbres, ce serait écrire la plus grande partie de l’histoire des religions et de la philosophie.

Puisque dans les travaux philosophiques tant d’hommes ont succombé, il est permis de se demander si les femmes peuvent y réussir. Quelle que doive être la réponse que nous nous trouverons obligé de faire à cette question, nous ne croyons pas que l’amour-propre des femmes en puisse raisonnablement souffrir. Leur organisation peut être différente de la nôtre sans être moins riche. Ce qu’un poète a écrit pour caractériser les poètes est vrai surtout des femmes ; ce sont bien elles qui peuvent dire :

La sensibilité fait tout notre génie.

Elles ont en effet une complexion particulière, grace à laquelle elles sentent la vie d’une manière plus pénétrante et plus profonde que nous, et c’est de là que viennent cette finesse charmante, ce tact divinatoire, auxquels ne peuvent atteindre les hommes avec leur énergie grossière. Aussi, toutes les idées qu’inspirent les passions, les femmes les auront en abondance, et elles pensent surtout en aimant.

Voyez cette femme qui pendant longues heures reste solitaire et immobile à la même place ; on dirait la statue de la Méditation, on croirait voir l’image de la Science contemplative. Détrompez-vous, cette femme ne songe pas aux idées, mais à celui qu’elle aime ; elle se souvient des plaisirs passés, elle rêve à ceux qui l’attendent, elle s’abreuve avec lenteur de ce que le souvenir et l’espérance peuvent lui apporter d’émotions ardentes et douces. Alors, si dans cette solitude enflammée l’ame sent le besoin de se répandre au dehors, si la femme veut peindre pour elle-même et pour un autre les sensations qui l’agitent, il arrivera que, sans étude, sans ambition d’esprit, elle trouvera d’adorables accens, inimitables même pour les efforts d’un génie viril.

C’est presque toujours l’amour qui conduit les femmes aux raffinemens de la religion. La dévotion est pour elles une phase nécessaire dans leur vie passionnée. Plus le contraste est vif, plus il leur plaît ; d’ailleurs, la contradiction n’est qu’apparente, car, au fond, c’est toujours l’amour qui occupe leur ame : cette fois seulement, il va plus haut que l’homme, et il épure ses ardeurs en les élevant à Dieu. L’amour divin est pour les femmes une source inépuisable de forces nouvelles : nous ne parlons plus ici seulement de la dévotion ordinaire, mais des élans d’un mysticisme exalté et subtil. Quand elle s’est tournée vers ces hautes régions de la spiritualité, c’est avec délices que la femme se plonge dans la solitude et s’y oublie ; elle s’y met sous la main de Dieu, elle croit l’entendre, elle le voit, elle le sent. C’est alors que l’extase produit tous ses miracles, c’est alors que, dans les étreintes et les transports de ce céleste hyménée, la femme est ravie jusqu’au ciel, et pour quelques instans son corps ne touche plus à la terre. L’ame encore pleine des souvenirs de cet état divin, la femme peut écrire, les paroles ne lui manqueront pas ; elle aura pour raconter ses visions des traits d’éloquence, des lueurs de poésie qui seront comme l’éclatant témoignage du bonheur glorieux qu’elle a goûté.

Mais si la femme peut vivre long-temps seule quand elle se nourrit des affections d’un amour terrestre ou de l’amour divin, nous la croyons peu faite pour la solitude de la science, pour ces délibérations intérieures où l’intelligence pèse le pour et le contre des questions difficiles avec lenteur, avec impartialité. Les femmes ont surtout de la force dans l’esprit quand leur ame est exaltée et satisfaite ; elles ont besoin d’être soutenues par un sentiment énergique, par une foi vive que n’ébranle pas le doute. Aussi, en face des axiomes de la science, des abstractions, des principes des choses, leur attention faiblit, leur esprit se lasse vite. Il faut une longue patience dans la poursuite de la vérité, et les femmes, si patientes quand elles agissent, quand elles se dévouent à leurs devoirs ou à leurs passions, le sont fort peu quand elles se mettent aux prises avec la pensée spéculative. Leur imagination les emporte : elles abandonnent rapidement un objet pour passer à un autre ; malheureusement, la sévérité de la science ne s’accommode pas de cette aimable inconstance. La passion, d’ailleurs, suit encore les femmes même dans les études où il faudrait que la raison régnât seule : une idée les séduit, et sur-le-champ cette idée devient pour elles la source de toute vérité, sans examen approfondi, sans comparaison avec tout ce qui pourrait contredire et rectifier un premier jugement. Abstraire et généraliser sont deux opérations dont la justesse ne peut être que le fruit d’un labeur opiniâtre. Les sciences philosophiques, les sciences physiques, l’érudition, la politique, l’histoire, demandent de longues veilles, un travail infatigable et toujours renaissant. Or, de bonne foi, est-ce au fond d’une bibliothèque, dans un cabinet solitaire, le visage pâli par de nocturnes assiduités, que nous aimons à nous représenter une femme ? Non, là n’est pas sa place, là n’est pas sa vie, et la nature l’appelle ailleurs.

C’est dans ce que l’existence humaine a de plus réel et de plus pratique que la femme déploie ses meilleures aptitudes : son véritable atelier de travail est l’intérieur de sa maison. C’est là que, comme épouse, comme mère, elle traite souvent les affaires de la vie avec une supériorité véritable, et fait preuve d’une connaissance instinctive de la nature humaine qui peut effrayer des philosophes de profession. Si les femmes trahissent leurs faiblesses dans la combinaison des idées générales, elles sont merveilleuses dans le jugement qu’elles portent sur les individus, et sur les faits particuliers à mesure qu’ils se produisent. Aussi elles ont une dextérité rare ; qui mieux qu’elles connaît l’art d’aplanir les obstacles, de tourner les difficultés ? Les hommes s’emportent, se découragent ; la femme observe, attend et réussit. Ce n’est pas tout : cette adresse dans la vie devient, pour les femmes, une source de gloire littéraire. Il est naturel qu’elles excellent dans le commerce épistolaire, puisqu’elles savent si bien dire à chacun ce qui lui convient. Comment n’écriraient-elles pas des mémoires pleins d’intérêt et de charme, elles qui jugent les scènes et les acteurs de la vie avec une si spirituelle promptitude ? Enfin il est une forme de l’art, un genre dans la littérature pour lesquels les femmes ont une vocation attestée par de nombreux chefs-d’œuvre, c’est le roman, ce tableau des destinées et des passions individuelles. Il est aussi naturel de voir des femmes composer des romans que de voir des hommes écrire l’histoire et bâtir des systèmes.

Et ne disons-nous rien de l’art de causer ? Le salon est la tribune des femmes. Elles doivent à la flexibilité de leurs organes, à la vivacité si mobile et si riche de leurs impressions, la facilité de tout exprimer avec une justesse qui émeut et qui charme. En causant les femmes auront, sur les choses les plus diverses auxquelles auparavant elles avaient à peine songé, des aperçus heureux : elles comprennent vite, il est vrai qu’elles oublient de même. En les voyant courir à travers les sujets les plus disparates avec une si gracieuse légèreté, on dirait la Camille de Virgile effleurant à peine dans son vol les fleurs et les épis. Pour les femmes, la parole est à la fois une excitation et un aliment ; c’est en conversant qu’elles pensent le plus : elles ont besoin de recevoir et d’échanger le plus grand nombre d’impressions possible. Cette sensibilité les inspire si bien, que les hommes dont l’intelligence est la plus forte peuvent beaucoup apprendre auprès d’elles : ils ambitionnent aussi leurs suffrages, et il se trouve qu’une réunion de femmes brillantes devient un aréopage dont les plus graves esprits ne songent pas à décliner la juridiction.

La conversation occupe donc la plus grande part de la vie des femmes. Or, la conversation dissipe l’esprit, et il n’est donné qu’au travail et à la solitude de ramasser, en les doublant, toutes les forces de l’intelligence. Beaucoup parler empêche souvent de penser fortement et de bien écrire. Après des conversations multipliées et longues, on se trouve vide, on se sent appauvri. Dans cet état, l’ame n’a plus cette altière vigueur nécessaire à l’écrivain, à l’artiste, et avec la fatigue que peut-on créer ? Les occupations et les triomphes de salon défendent donc aux femmes de s’engager dans ces entreprises épineuses où les efforts opiniâtres d’une pensée sévèrement recueillie en elle-même sont à peine des garanties suffisantes contre de dangereux écueils. Ici c’est la force des choses qui prononce, les facultés humaines ont leurs limites et leurs applications diverses. Aussi les femmes, qui charment tout ce qui les entoure par les dons naturels de l’esprit et de la beauté, peuvent se tenir pour satisfaites d’un pareil partage, et elles ne doivent pas aspirer à donner au genre humain des leçons sur les sujets les plus difficiles.

En tranchant ainsi la question que nous avons posée plus haut, nous n’oublions pas que nous avons à entretenir nos lecteurs de deux livres fort sérieux dont deux femmes sont les auteurs. C’est à dessein qu’avant d’aborder l’examen de ces deux productions, nous avons donné les raisons générales qui nous paraissaient former comme une fin de non-recevoir contre l’ambition philosophique des femmes. Entre autres mérites, les raisons générales ont celui de n’avoir rien qui puisse blesser qui que ce soit ; elles s’adressent à tous et ne tombent sur personne. D’ailleurs ce procédé avait ici un autre avantage. En effet, si les deux livres dont nous allons parler ont une valeur véritable, l’honneur qui doit en revenir à leurs auteurs sera d’autant plus grand, qu’on pourra considérer ce succès comme une exception à l’ordre naturel des choses. Si, au contraire, nous sommes, bien à regret, obligé de reconnaître que dans ces tentatives il y a plus de témérité que de bonheur, les traits de la critique se trouveront déjà sensiblement amortis, puisque ses décisions seront en partie comme une conséquence inévitable d’observations générales. En nommant les deux dames qui viennent d’aborder les plus hauts problèmes de philosophie religieuse, nous ne commettons pas d’indiscrétion ; on a parlé de leurs ouvrages dans tous les salons, et leur nom n’est plus un mystère. C’est de la part de ces dames un scrupule plein de délicatesse de n’avoir pas elles-mêmes inscrit leur nom sur les livres qu’elles nous donnent ; mais la critique fera son devoir, et témoignera de son respect pour les intentions sérieuses des deux auteurs, en contribuant à leur procurer cette notoriété que les écrivains, quels qu’ils soient, désirent toujours avec ardeur, même en paraissant la fuir.

Comment s’est formé le dogme catholique ? Poser cette question ; c’est se placer entre deux mondes pour expliquer la chute de l’un et la naissance de l’autre. Dans la civilisation qui précéda le christianisme, le polythéisme satisfaisait l’imagination de l’homme, et la philosophie, sa raison. C’étaient deux ordres de choses parfaitement distinctes. L’inépuisable poésie de la religion divinisait la nature ainsi que les idées, les passions et les vertus du genre humain. Tout était image, enchantement ; tout, dans le culte antique, provoquait l’homme à la poursuite du bonheur, au développement de la force. Que de belles fables ! que de fictions attrayantes ! cependant la raison avait aussi son aliment : les écoles et les systèmes des philosophes lui expliquaient les principes des choses. La science se développait avec indépendance, et elle offrait à la pensée un champ aussi vaste que le culte à l’imagination. Long-temps la philosophie et la religion fleurirent ainsi en présence l’une de l’autre ; mais elles ne purent échapper à la destinée des choses humaines, elles s’altérèrent. Le polythéisme s’égara dans des créations monstrueuses ; la satiété, le dégoût, suivirent, et le culte dégradé tomba dans le mépris. La philosophie passa de la pratique du bon sens, de la culture d’une science saine et forte, à des exagérations, à des subtilités, à des rêveries qui compromirent son autorité. C’est au milieu de cette double défaillance du culte et de la science antique que parut le christianisme.

Quel moment dans l’histoire du monde ! L’humanité va changer de manière de sentir et de voir. Une doctrine nouvelle, prenant son point de départ dans la morale, dans la prédication de la fraternité humaine, se produit au milieu d’une société que tout fatigue, ses dieux, ses philosophes et ses empereurs ; elle y pénètre, elle y circule comme un dissolvant. D’abord elle jette sourdement l’anathème et le mépris sur les croyances et les idées qui semblent régner encore ; elle travaille à changer les cœurs et les esprits, à leur faire adopter d’autres affections et d’autres principes. D’une part, elle a tout à nier ; de l’autre, elle a tout à construire. C’est ici qu’il importe de redoubler d’attention pour saisir comme en flagrant délit l’esprit humain poussant sa fortune par un double travail. Le fond des idées et des sentimens des hommes a été et sera toujours le même ; seulement l’ordre, la forme et la mesure dans lesquelles se développent ces sentimens et ces idées varient. Le christianisme n’a rien apporté de nouveau mais il a donné à telles affections, à telles pensées, une application plus puissante. Il est curieux d’observer le procédé des chrétiens occupés à élever l’édifice de la religion nouvelle : ils proscrivent toute la sagesse humaine qui a précédé la prédication de l’Évangile, et en même temps ils s’en servent. Il leur arrive souvent de construire leur théologie avec des idées empruntées à la philosophie grecque et orientale. Transformations inévitables, assimilations nécessaires dans le développement du genre humain.

On ne peut donc exposer et faire comprendre la formation du dogme catholique sans écrire une histoire comparée des idées humaines. C’est une œuvre philosophique s’il en fut jamais, car ici les hommes et les évènemens disparaissent pour laisser la première place aux idées, dont il faut embrasser le cours, non-seulement dans un espace circonscrit, mais à travers toute l’histoire. Sans cette étendue de coup d’œil, la vérité échappera toujours. Comment comprendre les hérésies anciennes, si on ne leur compare pas les hérésies modernes, qui furent une reproduction des luttes des premiers siècles de l’église ? Pour se dérouler tout entières, les idées ont besoin des siècles. C’est seulement en lisant Spinoza qu’on comprend vraiment ce que voulaient Arius et Sabellius. Ainsi sagesse antique, théologie et débats des premiers siècles de l’église, hérésies et philosophie modernes, voilà les trois termes de la question pour l’historien du dogme catholique.

Quelle n’a pas été notre surprise en trouvant que l’Essai sur la formation du dogme catholique se composait d’une série de biographies, d’extraits tirés de quelques ouvrages des pères de l’église, de récits ou de citations empruntées aux historiens des premiers temps du christianisme, tels que Socrate, Eusèbe, Théodoret, enfin de quelques analyses des lois civiles des Longobards et des Germains ! En deux mots, voici la marche du livre : saint Irénée ouvre la série des biographies ; viennent derrière lui saint Clément d’Alexandrie, Origène et Tertullien, et nous arrivons à saint Athanase après une peinture fort superficielle du christianisme et de l’empire romain jusqu’à Constantin. Trois notices sur saint Ambroise, saint Jérôme et saint Augustin, nous conduisent au pape saint Léon, et l’ouvrage se termine par l’histoire des Longobards et de la papauté, des Germains et de Charlemagne. Ainsi, au lieu d’un livre sur les idées même qui constituent la religion chrétienne, nous n’avons qu’un résumé des évènemens extérieurs. La métaphysique et la théologie devaient faire le fonds de l’ouvrage, et c’est la biographie qui domine. Entre ce que le livre annonçait et ce qu’il nous donne, le contraste est tel qu’il n’a pu échapper à l’auteur lui-même. « Nous craignons bien, dit Mme de Belgiojoso en arrivant au terme de son résumé historique, nous craignons bien de n’avoir pas exposé d’une manière satisfaisante les premiers progrès de la pensée catholique, d’avoir maladroitement mêlé les choses aux hommes et permis quelquefois aux unes d’occuper l’attention que nous aurions voulu reporter sur les autres. » On ne peut mieux se juger soi-même, et la critique est vraiment heureuse de se trouver d’accord avec une femme d’esprit sur la valeur de son ouvrage.

Puisque la perspicacité que Mme de Belgiojoso a tournée avec tant de courage contre son œuvre nous y autorise, nous dirons, sans plus de détours, que le dessein de son livre est manqué. Pas une question n’a été abordée de front ni menée jusqu’au bout. Le dogme chrétien n’est ni pénétré dans son essence, ni suivi à travers les siècles. Cependant le premier problème que doit résoudre l’historien du dogme catholique est de discerner et d’établir ce qui vraiment constitue le christianisme. C’est seulement quand il aura édifié soi-même et les autres sur cette question capitale, qu’il pourra comprendre la nature, la portée, les causes, les analogies, les différences des hérésies depuis les premiers temps jusqu’à nos jours. Pour un esprit sérieux qui contemple le développement du christianisme, il y a trois choses fondamentales à distinguer : d’abord le christianisme en lui-même, tel qu’il a été conçu et posé par Jésus-Christ et par saint Paul, puis l’orthodoxie catholique successivement élaborée par les pères et les conciles, enfin les hérésies, dont le christianisme réformé du XVIe siècle est comme le couronnement. Ce n’est qu’après avoir, en connaissance de cause, pris un parti sur l’essence du dogme, qu’on peut d’un pas sûr avancer dans l’histoire. Autrement tout est incertitude, objet de méprise, cause d’erreur, et au lieu de jugemens graves et solides, ce ne sont que solutions arbitraires et capricieuses.

La princesse de Belgiojoso aurait-elle parlé de saint Augustin comme elle l’a fait, si, par une longue méditation de saint Paul, elle eût été au fond des véritables principes du christianisme ? Elle nous dit que saint Augustin était plus curieux que profond, plus froid que grave, plus raisonneur encore que convaincu, plus infatigable que fort. Avons-nous bien lu ? Saint Augustin n’était pas profond ! Cependant Bossuet disait que dans tel de ses ouvrages, la Doctrine chrétienne, il y avait plus de principes pour entendre sainement l’Écriture sainte, qu’il n’y en a dans tous les autres docteurs. L’écrivain africain est froid ! Eh ! c’est précisément son génie de mêler à la subtilité théologique des mouvemens et des cris de passion qui entraînent le lecteur et le font tressaillir. Saint Augustin n’était pas assez convaincu ! Mais sa conversion vient se mettre dans l’histoire à côté de celle de saint Paul, et elle a contribué à convertir le monde. Enfin nous entendons peu comment l’évêque d’Hyppone serait plus infatigable que fort, car d’ordinaire c’est parce qu’on est fort qu’on se trouve infatigable. Entre les premiers siècles de l’église et les temps modernes, entre l’esprit oriental et le génie de l’Occident, saint Augustin, comme un autre Atlas, porte et soutient tout le christianisme. C’est à lui qu’aboutissent les pères des premiers siècles de l’église, et c’est de lui que procèdent les grands hommes qui dans les temps modernes ont été la gloire du christianisme, saint Thomas, Luther, Calvin et Bossuet. Nous ignorons si Mme de Belgiojoso avait résolu d’avance de trouver une victime parmi les pères de l’église, mais le choix a été malheureux. Il est des colosses contre lesquels il n’est permis à personne, pas même à une femme, de lever la main.

Par une sorte de compensation, il est un hérésiarque qui a été traité par Mme de Belgiojoso avec une faveur toute particulière : c’est Nestorius. L’union de la nature divine et de la nature humaine en Jésus-Christ fut, pendant les premiers siècles de l’église, l’objet d’explications et d’hérésies sans cesse renaissantes. C’était le travail de beaucoup d’esprits de chercher à ce divin mystère une interprétation rationnelle. Arius avait reconnu l’union du Verbe avec la nature humaine, mais il niait sa consubstantialité avec le père. Le fils est consubstantiel au père, avait dit Apollinaire, mais quand il est venu sur la terre, il s’est uni au corps humain sans avoir une ame humaine ; cette ame aurait été inutile, puisque le Verbe en tenait lieu et en faisait les fonctions. Pour combattre Apollinaire, on imagina une autre doctrine. Plusieurs soutinrent que non-seulement Jésus-Christ avait une ame humaine, mais ils distinguent cette ame du Verbe. Selon eux, le Verbe habitait dans l’homme, comme dans un temple, vivant avec l’ame humaine dans une sorte d’union qui n’était pas la confusion complète, qui n’était pas l’identité. Nestorius fut le plus célèbre entre les chrétiens qui répandirent cette doctrine dont les conséquences étaient considérables. En effet, en niant l’union hypostatique du Verbe avec la nature humaine, on arrivait à conclure que la Vierge n’était plus la mère de Dieu, mais seulement la mère du Christ. Nestorius ne craignait pas d’accuser ceux qui ne pensaient pas comme lui de renouveler la folie des païens, qui donnaient des mères à leurs dieux. Entre lui et saint Cyrille, une polémique furieuse s’éleva : après bien des persécutions, Nestorius mourut dans la Thébaïde sans s’être rétracté. Le nestorianisme détruisait le fondement merveilleux de la religion chrétienne, car il niait l’union du Verbe avec l’humanité, en distinguant dans Jésus-Christ deux personnes. Cependant Mme de Belgiojoso déclare qu’après avoir étudié la doctrine de Nestorius dans tous les documens qui nous en restent, elle ne voit pas sur quel point essentiel cette doctrine diffère de la doctrine catholique. Nous ne pouvons que l’engager à faire encore sur ce sujet de nouvelles études, et surtout à consulter des catholiques vraiment orthodoxes. Mme de Belgiojoso doit connaître de graves théologiens : ils lui diront, nous en sommes convaincu, que ne pas reconnaître dans Marie la mère de Dieu, et distinguer deux personnes en Jésus-Christ, c’est nier une partie essentielle de ce dogme dont elle a eu la prétention d’écrire l’histoire. Elle peut d’ailleurs regarder autour d’elle : elle comprendra, aux honneurs, aux adorations que le culte catholique prodigue à Marie, que de nos jours comme au temps de saint Cyrille, l’église dit anathème à la théologie de Nestorius.

L’auteur de l’Essai sur la formation du dogme catholique déclare que ses opinions, renfermées dans les limites que l’église a posées, ne se maintiendraient pas un seul instant devant les arrêts que l’église pourrait rendre encore. Nous ne croyons pas qu’on assemble un concile pour juger les doctrines de Mme de Belgiojoso, mais nous doutons que les catholiques fervens trouvent dans son livre un sujet d’édification. Tout en professant une soumission officielle aux décisions de l’église, Mme de Belgiojoso laisse éclater souvent une singulière disposition au scepticisme. On s’aperçoit qu’elle a entendu discuter devant elle les opinions les plus diverses ; elle a causé tour à tour avec des théologiens, avec des philosophes, avec des historiens. C’est ainsi qu’elle a pu ramasser sur les choses des indications positives ; mais aussi ces influences contradictoires ont donné à sa pensée cette indécision qui toujours rend la pensée stérile. L’auteur a porté dans ses recherches une incertitude raisonneuse qui lui fait prendre contre l’orthodoxie un air boudeur sans lui donner le courage de l’indépendance philosophique C’est pourquoi on ne trouve dans l’Essai sur la formation du dogme catholique ni les ardeurs de la foi ni les élans de l’intelligence : les croyans pourront être scandalisés, et les philosophes ne seront pas satisfaits.

Cependant ce livre a ses mérites. Il est remarquable qu’une femme se soit donné la peine de lire ou de parcourir tant de documens historiques, de les analyser, ou d’en faire faire des extraits sous ses yeux. Le style des biographies et des notices dont se compose l’Essai, a de la correction, de l’élégance, parfois une précision qui tend à s’élever à la gravité de l’histoire. C’est surtout dans le récit des évènemens et des faits politiques que l’auteur a une marche plus ferme : toutefois, là encore nous pourrions signaler d’étranges erreurs. Voici comment, en traitant de l’église et des Germains, Mme de Belgiojoso s’avise de juger le droit romain et les lois barbares : « Le droit romain est un beau monument de l’intelligence humaine livrée à ses propres moyens, arrangeant dans un ordre admirable des principes quelquefois faux et souvent vulgaires ; les lois barbares sont l’expression de la volonté royale plutôt que le développement d’un système. » Nous ne retrouvons pas là la justesse d’esprit dont plus haut nous avons félicité les femmes sur les choses même qu’elles savent le moins. Comment le droit romain serait-il un beau monument de l’intelligence humaine, si ses principes sont souvent vulgaires ? Le droit romain vulgaire ! On lui a adressé beaucoup de reproches ; on a pu en critiquer les sévérités dans la pratique et les subtilités dans la théorie ; jamais on n’avait imaginé d’attacher la qualification de vulgaire au droit romain : demandez à Vico, à Leibnitz, à Cujas, à M. de Savigny. Mais sans avoir recours à ces grandes autorités, qui pourraient effrayer l’auteur de l’Essai, nous le renverrons à un livre fort connu : Mme de Belgiojoso n’avait qu’à ouvrir Gibbon, elle aurait trouvé sur le droit romain et sur les lois barbares un jugement qui l’aurait avertie de la témérité du sien. « Par un concours de circonstances extraordinaires, a écrit l’historien de la décadence et de la chute de l’empire romain, les Germains formèrent leurs institutions dans un temps où le système compliqué de la jurisprudence romaine était arrivé à sa dernière perfection. On peut, dans les lois barbares et les Pandectes de Justinien, comparer ensemble les premiers élémens de la vie sociale et la pleine maturité de la sagesse civile. » Gibbon ne disait pas, comme l’auteur de l’Essai, que les lois barbares n’étaient que l’expression de la volonté royale : il y reconnaissait l’empreinte des mœurs naïves des sociétés naissantes, mœurs qu’il comparait, avec une judicieuse impartialité, aux raffinemens de la jurisprudence la plus savante. Il n’hésite même pas à penser que dans cette comparaison la réflexion accordera toujours aux Romains les avantages non-seulement de la science et de la raison, mais aussi de la justice et de l’humanité. Nous ne songeons nullement ici à approfondir cette thèse : nous avons voulu seulement montrer par un exemple combien, même pour une femme instruite, les matières d’érudition sont remplies d’écueils.

Les Études sur les idées et sur leur union au sein du catholicisme forment avec l’Essai sur la formation du dogme catholique un contraste complet. Pendant que la princesse de Belgiojoso se perdait dans d’interminables analyses sans aboutir à une conclusion, Mme la vicomtesse de Ludre cherchait à s’élever à ce que l’esprit de synthèse peut avoir de plus dogmatique. Cette dame part du principe que les idées qui semblent contraires ne sont que parallèles et mitoyennes, et elle professe que le catholicisme, qui les embrasse toutes, est la vérité même. Pour elle, en d’autres termes, tout est en tout ; à ses yeux, les différences n’existent pas, il n’y a que des analogies traduisant l’identité de la vérité dans toutes les religions et dans tous les systèmes. Mme de Ludre se dit, comme Mme de Belgiojoso, fille obéissante de l’église, et c’est pour la plus grande gloire de l’église qu’elle a sincèrement travaillé. Mais il s’est fait dans son esprit une confusion singulière des principes du catholicisme avec quelques idées mal comprises de la philosophie moderne, et de cette confusion est sorti un panégyrique de la religion chrétienne, qui pourra plus d’une fois faire sourire les incrédules.

Oui, la doctrine de l’identité des idées à travers l’espace et le temps est vraie, et elle est le fondement de la philosophie contemporaine tant en Allemagne qu’en France. Mais à quelle condition peut-on l’appliquer d’une manière légitime et efficace ? À la condition de ne reconnaître que le génie de l’humanité pour cause créatrice de religions. Pour le philosophe, les développemens seuls constituent les différences, et il reconnaît l’identité des pensées et des affections humaines sous les variétés du costume et de la forme. Aussi il aura pour le christianisme une vénération réfléchie, parce qu’il y retrouvera, dans une plus puissante mesure, une sagesse déjà connue.

Mais, autant cette manière de voir est naturelle chez les philosophes, autant, pour ceux qui ambitionnent d’expliquer et de défendre le catholicisme, il serait dangereux de fonder leurs explications et leur apologie sur la doctrine de l’identité. L’auteur des Études sur les idées ne s’est pas aperçu qu’à force de vouloir concilier toutes les opinions il anéantissait l’individualité du christianisme : quand on a lu son livre, on croit beaucoup moins à la nécessité de la révélation. En effet, il nous montre l’humanité presque déjà chrétienne avant la venue du Christ ; Platon a écrit, s’il faut en croire Mme de Ludre, en se rapprochant le plus possible du point de vue catholique ; elle nous dit encore qu’il ne manquait à Caton que le nom de chrétien, et que son cœur renfermait les vertus de l’Évangile. Si Caton est chrétien, il ne faut plus désespérer de personne. Il semblait cependant que ce fier païen, qui se sauva par une mort volontaire de l’amnistie de César, ne possédait pas cette vertu que le christianisme se glorifie d’avoir donnée au monde sous le nom d’humilité. Le zèle de Mme la vicomtesse de Ludre l’a emportée trop loin ; en voyant partout le christianisme, elle l’annule. Si, comme elle cherche à le démontrer, l’Évangile, saint Augustin, Fénelon, concordent sur les idées fondamentales avec les Védas, avec Lao-Tseu, avec Socrate, avec Platon, avec Zoroastre, on se demande ce que devient la divine originalité de la parole du Christ. Le christianisme n’est plus qu’une sorte de récapitulation, une espèce d’éclectisme venu à propos. C’est ce que nous dit à peu près Mme de Ludre quand elle nous montre l’église intervenant entre toutes les idées pour les unir, et ayant pour mission de mettre d’accord Épicure et Leibnitz, Pythagore, Virgile et Kant. Dans son amour de la paix, l’auteur des Études sur les idées a imaginé un moyen de pacification que nous recommandons à tous les partis. D’où proviennent les discussions ? De l’habitude où l’on est de dire ceci ou cela est. Or, si l’on disait désormais ceci et cela est, si on mettait et à la place de ou, on couperait court à tous débats, tout existerait parallèlement, ce serait une harmonie générale. Pour arriver à un si beau résultat, il ne faudrait pourtant que substituer, comme dit Beaumarchais dans le Mariage de Figaro, la conjonction copulative et, qui lie les membres de la phrase, à la conjonction alternative ou, qui les sépare.

Mme la vicomtesse de Ludre a beaucoup lu, elle a composé la plus grande partie de son ouvrage avec les extraits de ses lectures, puis elle a intercalé entre ces innombrables citations des développemens où l’on sent toute la diffusion incohérente d’une conversation. Tout ce que l’auteur a appris, tout ce qu’il a pu dire, tout ce qu’il a pu entendre en conversant sur les sujets les plus disparates, se trouve jeté pêle-mêle dans deux volumes où sont évoquées tour à tour l’histoire, la philosophie, la religion, la littérature, la musique. Ainsi nous apprenons que M. Donizetti, dont le génie est moins vaste que celui de Mozart (en vérité !), a peut-être le don de mieux parler au cœur. Goethe serait un très grand homme si Faust lui appartenait mais Faust est une création populaire ; quant à Voltaire, il est stérile. Le style philosophique de Cicéron est sans ordre et sans couleur. Dire de ces choses dans son salon, c’est déjà bien imprudent ; mais les écrire !

Néanmoins les Études sur les idées dénotent un certain mouvement dans l’esprit, et surtout une véritable élévation d’ame. Les intentions de l’auteur sont respectables. L’auteur voudrait attirer au sein du catholicisme tous les penseurs, et, pour arriver à ce but, il a entrepris de dresser une espèce de concordat qui pût être accepté tant par l’église que par la philosophie.

L’église et la philosophie sont deux puissances qui ratifient difficilement les transactions qu’on croit pouvoir dresser en leur nom. Ici d’ailleurs la qualité des négociateurs est bien faite pour éveiller de légitimes défiances. Nous avons vu deux femmes d’esprit, se jetant étourdiment dans les questions les plus ardues, aller souvent contre le but qu’elles se proposaient d’atteindre : nouvel exemple des dangers dont est semée pour les femmes la carrière philosophique.

Dans le choix des occupations littéraires, les femmes ne sauraient mettre trop de coquetterie. Il y a des choses qu’elles font mieux que les hommes, il y a des genres auxquels les destine la finesse de leur organisation ; c’est là qu’elles peuvent sans témérité se montrer entreprenantes. La part que leur fait la nature n’est-elle pas assez belle ? Connaissance du cœur humain, études des passions, peinture des mœurs, poésie, surtout celle que l’amour révèle, voilà, ce nous semble, d’assez puissantes attributions. La nature s’est chargée elle-même d’opérer une sorte de division du travail entre les femmes et nous ; il est dans l’intérêt de tous de ne pas la contredire. Atteindre l’originalité dans les matières scientifiques est pour les femmes un accident très rare ; tout ce qu’elles peuvent faire, c’est de comprendre et d’exposer les idées que d’autres ont conçues, et même dans ce travail, elles échouent souvent. Si elles écrivent sur la philosophie et la politique, on les verra défigurer les doctrines par des exagérations qui trahiront leur faiblesse. Elles se tromperont sur la nature des principes, elles en méconnaîtront la valeur, elles en confondront les rapports ; enfin, en commentant d’un style déclamatoire des thèmes usés, elles croiront écrire des choses nouvelles.

Rien d’ailleurs de nos jours ne sollicite les femmes à s’exposer à de pareils naufrages. Nous ne sortons pas de la barbarie ; nous ne sommes pas à ces époques de renaissance ou l’on a vu les femmes, s’associant au réveil de l’esprit humain, disputer aux hommes les palmes de l’érudition et de la science. Au moyen-âge, des femmes ont été docteurs en droit et professeurs de physique ; beaucoup savaient le grec et l’hébreu. À l’époque de la renaissance, un pareil spectacle n’avait rien de ridicule ; alors l’esprit humain avait besoin de toutes ses forces ; il ne pouvait y avoir trop de travailleurs. Il fallait que le monde moderne fût dégrossi le plus vite possible. Mais d’autres temps, d’autres soins. Quand la civilisation intellectuelle de l’Europe fut solidement assise, les femmes durent abandonner les travaux scientifiques pour s’en tenir aux choses de l’imagination et du cœur. C’est ce qu’a compris si bien Molière quand il fit les Femmes savantes. Ce grand esprit estima qu’il était ridicule à des femmes de vouloir se signaler dans la philosophie, la physique et la géométrie, quand Descartes, Pascal et Fermat étudiaient la nature de l’homme et les lois du monde. Sûr de ne pas se tromper en jugeant ainsi les choses, Molière fut hardi dans l’exécution ; il savait aussi qu’en attaquant les savantes, il aurait pour lui toutes les femmes spirituelles et belles qui faisaient l’ornement de Versailles et de Paris.

Au reste, la nature des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons est peu faite pour attirer aujourd’hui les femmes aux matières philosophiques. Ne semble-t-il pas que la guerre doive recommencer entre la philosophie et l’église ? C’est du moins ce qu’on pourrait craindre, s’il fallait voir dans certains hommes les mandataires avoués de l’intérêt religieux. Mais, en vérité, on ne comprend pas l’avantage que trouverait l’église à provoquer des collisions fâcheuses. La guerre ! Et pourquoi ? L’église pourrait-elle, avec quelque fondement, être mécontente de sa situation ? La société la respecte, le gouvernement l’honore et quelquefois la flatte. Il y a un retour sensible vers la pratique et le goût des choses religieuses. Sincérité chez beaucoup, calcul chez plusieurs, esprit d’imitation chez d’autres, quelles que soient les causes de ce retour, il est réel, et chacun s’en préoccupe. Tout ce que demande l’église à l’administration civile pour accroître ses ressources et étendre son influence, elle l’obtient. Que peut-elle vouloir de plus ? Mon Dieu, presque rien, si l’on doit en croire quelques-uns ; une misère. Mais encore ? Eh bien ! l’église désirerait l’anéantissement de la philosophie.

Anéantir la philosophie dans la patrie de Descartes et de Voltaire, proscrire en France le droit souverain de la pensée ! Vers la fin du siècle dernier, avant 1789, Turgot écrivait ces paroles : « La société peut choisir une religion pour la protéger, mais elle la choisit comme utile et non comme vraie, et voilà pourquoi elle n’a pas le droit de défendre les enseignemens contraires. » La charte a été rédigée en vertu de cette maxime de Turgot. En proclamant que la religion catholique est professée par la majorité des Français, en allouant des traitemens à ses ministres, la charte déclare implicitement que les croyances et les doctrines de cette religion sont utiles au corps social, mais elle n’y reconnaît pas la vérité absolue, car au même moment elle pose en principe l’égale liberté des autres cultes et des autres opinions. Ainsi la philosophie existe en France au même titre que l’église catholique. Les choses auraient donc bien dévié, s’il peut paraître nécessaire et même hardi de rappeler des principes aussi simples ? L’église y réfléchira ; il y aurait de sa part une véritable imprudence à réveiller des querelles qui n’auraient même plus l’excuse du fanatisme. Mieux avisée, elle comprendra qu’elle affermira plus encore sa légitime influence par la paix que par la guerre. Jamais l’esprit philosophique, n’a été plus impartial et plus tolérant ; songe-t-il à troubler la religion dans l’exercice de son ministère social ? Seulement il a en partage le culte de la science, et il n’y souffrirait pas la moindre atteinte. La philosophie a son droit de cité en France aussi pleinement que la religion, et elle y exercera toujours un impérissable empire.


Lerminier.
  1. Quatre vol. in-8o, chez Jules Renouard, rue de Tournon.
  2. Deux vol. in-8o, chez Debécourt, rue des Saints-Pères.