Les Femmes illustres du dix-septième siècle



LES
FEMMES ILLUSTRES
DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

Dans un grand siècle, tout est grand. Lorsque, par le concours de causes différentes, un siècle est une fois monté au ton de la grandeur, l’esprit dominant pénètre partout : des hommes peu à peu il arrive jusqu’aux femmes, et, dès que celles-ci en sont touchées, elles le réfléchissent avec force, et le répandent par toutes les voies dont elles disposent, incomparables, dans leur vive nature, pour exprimer et propager les qualités à la mode, sérieuses ou futiles, vertueuses ou dépravées, mais jamais rien à demi, et toujours extrêmes en bien ou en mal, selon le vent qui souffle autour d’elles. Ainsi, dans le XVIIe siècle, ce type immortel de la vraie grandeur, je n’admire pas moins les femmes que les hommes. Charles Perrault a fait un livre sur les hommes illustres de son temps[1], où des portraits de la main de Lubin et d’Édelinck, de courtes et exactes notices, mettent en lumière les personnages célèbres de cette grande époque. Si j’étais plus jeune, ou si j’avais plus de loisir, si je pouvais dérober quelques heures à d’austères études, je trouverais un plaisir inexprimable à composer un recueil pour servir de pendant à celui de Perrault, et que j’intitulerais à mon tour les Femmes illustres du dix-septième siècle. J’en voudrais faire un livre où il n’y aurait presque rien de moi et où je déposerais toute mon ame. Si je vaux quelque chose, c’est par l’admiration de ce qui est beau, et cette tendre et profonde admiration pour ce qu’il y a de plus beau au monde après un grand homme, c’est-à-dire une femme digne d’avoir une place à côté de lui, selon le dessein de la divine Providence, je voudrais la marquer, je voudrais la rendre, s’il était possible, contagieuse par toutes les ressources de l’art et d’une érudition sobre et choisie. L’art ici, ce serait la typographie et la gravure, et nullement la rhétorique, qui serait assez peu de mise devant ces graves ou charmantes figures. Le beau format in-folio, des portraits authentiques, retracés sous mes yeux par un burin fidèle, des biographies plus exactes encore et tout aussi brèves que celles de Perrault, à peine un modeste avant-propos sur les sources où j’aurais puisé : voilà tout l’ouvrage.

Comme Perrault, je ne ferais aucune classification ; je mettrais ce qui est beau à côté de ce qui est beau, sans rechercher si toutes ces beautés se ressemblent. Il n’y aurait pas d’autre ordre que celui de la chronologie. Le mouvement, le progrès, ou plutôt le déclin insensible du siècle y paraîtrait à découvert par la succession de ces différentes figures, d’abord si sévères et si grandes, puis de plus en plus délicates et gracieuses. On y verrait, bien mieux que dans Perrault, la différence profonde qui sépare le siècle de Richelieu de celui de Louis XIV[2]. Les femmes qui se sont distinguées par leurs écrits auraient aussi leur place dans cette galerie, mais j’y ferais une grande différence de la femme d’esprit et de la femme auteur. J’honore infiniment l’une et j’ai peu de goût pour l’autre. Ce n’est pas que je sois de l’école de Molière sur les femmes. L’homme et la femme ont la même ame, la même destinée morale ; un même compte leur sera demandé de l’emploi de leurs facultés, et c’est à l’homme une barbarie et à la femme un opprobre de dégrader ou de laisser dégrader en elle les dons que Dieu lui a faits. Les femmes ne doivent-elles pas savoir leur religion, si elles veulent la suivre et la pratiquer comme des êtres intelligens et libres ? Et dès que l’instruction religieuse leur est non pas permise, mais commandée, quel genre d’instruction, je vous prie, pourra paraître trop relevé pour elles ? Encore une fois, ou la femme n’est pas faite pour être la compagne de l’homme, ou c’est une contradiction inique et absurde de lui interdire les connaissances qui lui permettent d’entrer en commerce spirituel avec celui dont elle doit partager la destinée, comprendre au moins les travaux, sentir les luttes et les souffrances pour les soulager. Laissons-la donc cultiver son esprit et son ame par toute sorte de belles connaissances et de nobles études, pourvu que soit inviolablement gardée la loi suprême de son sexe, la pudeur qui fait la grace.

La femme est un être domestique[3], comme l’homme est un personnage public. Celui-ci, né pour l’action, agit encore en écrivant ; il peut poursuivre une carrière publique avec sa plume aussi bien qu’avec la parole ou avec l’épée. Un homme sérieux n’écrit que par nécessité et parce qu’autrement il ne peut atteindre son but. Cela est si vrai, qu’il n’écrit bien qu’à cette condition ; et ce n’est pas une remarque de petite conséquence, que les plus grands écrivains n’ont pas été des auteurs de profession. Descartes, Pascal et Bossuet sont-ils des gens de lettres ? Pas le moins du monde. Ils n’écrivent point pour faire montre de leur esprit, mais pour défendre une noble cause confiée à leur courage et à leur génie. Ôtez la persécution odieuse exercée sur Port-Royal, et vous n’auriez jamais eu les Provinciales. Ce n’était pas là pour leur auteur un divertissement, une parade, un tournoi oratoire ; c’était une lutte sérieuse et tragique, pleine d’exils et de lettres de cachet, derrière laquelle on entrevoyait la Bastille de M. de Saci[4] ou le donjon de Vincennes de M. de Saint-Cyran, avec les interrogatoires de Lescot et de Laubardemont[5], ou la fuite du grand Arnauld et son dernier soupir exhalé sur la terre étrangère. Pascal combattait dans les Provinciales pour la morale éternelle, comme Démosthène avait combattu deux mille ans auparavant à la tribune d’Athènes pour la liberté de sa patrie, comme Bossuet le faisait encore dans la chaire chrétienne pour l’autorité de la foi, et Descartes, dans sa retraite de Hollande, pour l’indépendance de la pensée et le bill des droits de la philosophie. Ces combats-là sont-ils moins sérieux, sont-ils moins mémorables dans l’histoire de l’humanité que ceux de Salamine, d’Arbelles ou d’Arcole ? Au lieu des philosophes, des orateurs et des moralistes, voulez-vous prendre les historiens ! Mézeray est un homme instrruit qui, pouvant écrire sur beaucoup d’autres sujets, et par-là soutenir honorablement sa famille et se faire une position convenable, a été conduit, par diverses circonstances et par sa charge d’historiographe, à écrire sur l’histoire de France ; et là-dessus il a composé un ouvrage que, pour ma part, je trouve excellent et bien au-dessus de sa réputation. Mais qu’a de commun, je vous prie, ce travail estimable avec les mémoires de Comines ou de Richelieu, avec les annales de Machiavel ou de Guichardin, de Polybe ou de Thucydide, hommes d’état ou guerriers qui écrivaient dans un but politique et pour continuer auprès de la postérité le rôle sérieux qu’ils avaient joué auprès de leurs contemporains ? Et remarquez que je vous fais grace de César et de Napoléon. Dès qu’un homme écrit pour écrire, pour briller ou pour faire fortune, il écrit mal ou du moins il écrit sans grandeur, parce que la vraie grandeur ne peut sortir que d’une ame naturellement grande qui s’émeut pour une grande cause. Hors de là il n’y a plus de pathétique, il n’y a plus de vraie beauté ; il n’y a plus par conséquent de grand effet ; tout se réduit à une industrie intellectuelle habilement exercée, à des succès qui en Chine font monter un mandarin d’une classe à une autre, et en France nous envoient à l’Académie. L’homme de lettres est un artisan distingué qui contribue aux plaisirs publics, mérite et obtient une juste considération, et a droit à tout, par exemple à la pairie, telle que nous l’avons faite, à tout, dis-je, excepté à la gloire. La gloire est à un autre prix : elle est le cri de la reconnaissance du genre humain, et le genre humain ne prodigue pas la reconnaissance : il la lui faut arracher par d’éclatans services.

Si je parle ainsi du lettré, que dirai-je de la femme auteur ? Quoi ! la femme qui, grace à Dieu, n’a pas de cause publique à défendre, s’élance sur la place publique, et sa pudeur ne se révolte point à l’idée de découvrir à tous les yeux, de mettre en vente au plus offrant, d’exposer à l’examen et comme à la marque du libraire, du lecteur et du journaliste, ses beautés les plus secrètes, ses charmes les plus mystérieux et les plus touchans, son ame, ses sentimens, ses souffrances, ses luttes intérieures ! Voilà ce que j’ai beau voir tous les jours, et dans les femmes les plus honnêtes, et ce qu’il me sera éternellement impossible de comprendre. J’appartiens par là, je l’avoue, à une autre génération et à un autre âge. Si quelqu’un venait me dire et prétendait me prouver que Mme de Sévigné destinait au public et à être insérées dans le Mercure de France ces lettres où elle épanche en mille incroyables saillies les flots de sa tendresse maternelle et de sa verve inépuisable, je répondrais sans hésiter : D’abord vous me gâtez Mme de Sévigné ; c’était une mère passionnée et pleine de génie, vous m’en faites un bel-esprit. Ensuite vous vous trompez. Quand on écrit pour être imprimé et pour être lu de tout le monde, on écrit bien différemment. On peut écrire encore très agréablement, mais non pas avec ce naturel, avec cette grace involontaire et ces airs charmans que le cœur seul inspire, et que la plus habile coquette ne trouve pas devant son miroir. Toute femme qui écrit sur ses sentimens pour le public entreprend de le tromper ; elle fait un personnage, et partant elle le fait assez mal ; elle écrit avec plus ou moins de chaleur et de feu extérieur, mais sans ame, car si l’ame l’inspirait, elle la retiendrait aussi : la règle est sans exception. Bien entendu qu’il ne s’agit point ici des poètes, hommes ou femmes, enfans aimables ou sublimes, qui ne savent ni ce qu’ils disent, ni ce qu’ils font, chantent ou écrivent, comme l’enseigne Platon[6], sous l’empire d’un démon qui leur souffle tout ce qu’ils disent. Le poète est un être sacré ; et quand, dans ce délire qu’on appelle l’inspiration, égaré et hors de lui-même, il se montre nu à la foule, c’est un corps transfiguré qu’il expose à la vue, et les saintes bandelettes ne le quittent jamais aux yeux de ses vrais adorateurs. Mais la prose est une Muse sobre ; elle sait ce qu’elle fait, et elle en est responsable. Quand donc une femme écrit en prose, elle est de sang-froid et si elle parle d’elle-même, selon moi, elle fait une faute. Je ne connais à la condition de femme auteur que deux excuses, un grand talent ou la pauvreté, et je m’incline avec bien plus de respect encore devant celle-ci que devant celui-là[7].

Quelle que soit mon admiration pour la Princesse de Clèves, et bien que je la mette à peine au-dessous de Bérénice, j’ai besoin de quelque effort sur moi-même pour la pardonner à Mme de La Fayette ; et le métier tout gratuit de femme auteur que faisait la noble dame me rappelle malgré moi qu’elle avait donné ses dernières affections à un bien triste personnage, grand seigneur intrigant, homme de lettres frivole, d’un esprit fin et petit, de la plume la plus habile comme la plus effrontée, qui mit sa vie en maximes, l’amant sans cœur, l’amant ingrat de la duchesse de Longueville[8].

Après Mme de La Fayette, je n’aperçois plus guère au XVIIe siècle que trois femmes de lettres distinguées, si on veut bien me passer cette expression, Mlle de Scudéry, Mme Deshoulières, et Mlle Lefèvre devenue Mme Dacier et en vérité, si j’avais à choisir pour ma sœur ou ma mère entre ces trois dames, je choisirais le sort de Mme Dacier, femme excellente, pleine d’instruction, qui a très peu parlé d’elle, et n’a guère fait que des traductions qui dureront plus que bien des ouvrages prétendus originaux. La traduction de l’Iliade par Mme Dacier est encore aujourd’hui la seule version qui se puisse lire de l’antique et naïve épopée. Il y a par-ci par-là quelques contre-sens : on y chercherait en vain notre exactitude littérale, la grace non plus n’y est pas ; mais la simplicité, mais l’abondance, mais l’énergie et le mouvement n’y manquent point, et l’impression générale qu’elle fait sur l’esprit du lecteur est précisément celle que produit le vieil Homère. J’avoue que les bergeries de Mme Deshoulières me surpassent et ne sont pas faites pour moi, pas plus que celles de Racan et de Fontenelle, pastorales de boudoir, jeux d’esprit qui ne divertissent pas le moins du monde, industrie innocente, mais futile, à laquelle il y a très peu d’industries honnêtes que je ne préfère, celles par exemple qui mettent dans ma cellule un chaud tapis, des meubles solides et une bonne cheminée. Mlle de Scudéry était, comme on disait alors, une fille d’esprit qui a fait d’ennuyeux romans et quelques jolis vers, parmi lesquels on a retenu le quatrain sur les œillets du grand Condé. Elle vaut un peu mieux que monsieur son frère, le bienheureux Scudéry de Balzac et de Boileau. Celui-là s’est vraiment trompé de siècle ; il devait vivre de notre temps. Avec ses airs de matamore, son style éventé, et sa fécondité inépuisable, il eût été un des lions de la littérature facile. Mais dans la famille il y a une personne qui, sans avoir écrit pour le public, est bien supérieure et à l’auteur de la Clélie et à celui de l’Amour tyrannique et de l’Illustre Bassa ; c’est la femme même de Scudéry, qui, laissée veuve à trente-six ans, aimable et spirituelle, vécut dans la meilleure compagnie, recherchée, quoique pauvre, et considérée malgré le ridicule de son nom. Elle a du sens, un certain goût poli et discret, et ses lettres agréables et bien tournées se soutiennent encore à côté de celles de Bussy[9].

Je n’aurais pas l’injustice et le mauvais goût de bannir de ma galerie les femmes auteurs, mais toutes mes préférences, et pour ainsi dire les places d’honneur, seraient pour ces femmes éminentes qui ont montré une intelligence ou une ame d’élite sans avoir rien écrit, ou du moins sans avoir écrit pour le public, selon la vraie destinée et le plus haut usage du génie de la femme. C’est sur les femmes illustres de cette trempe que je voudrais rassembler les documens les plus authentiques, y choisissant les traits les plus frappans pour en composer des biographies sobres et fidèles. J’y joindrais les pages les plus caractéristiques échappées à leur plume, soit dans des lettres confidentielles, soit dans des mémoires posthumes. Enfin, selon le goût de notre temps, qui est aussi le mien, chaque notice serait accompagnée d’un autographe comme d’un portrait. Chacune de ces dames serait ainsi peinte au physique et au moral, avec sa physionomie particulière et avec le costume du temps. Je m’efforcerais aussi de marquer avec soin le rapport des personnages de cette galerie à ceux de la galerie de Perrault, j’entends pour l’esprit et le caractère, en sorte que le lecteur de ces deux ouvrages suivrait de biographies en biographies et de portraits en portraits le cours du siècle depuis la mort d’Henri IV jusqu’à celle de Louis XIV, et traverserait cette grande époque en cette double et glorieuse compagnie.

On y verrait d’abord les hautes et sérieuses figures des contemporaines de Sully, de Descartes, de Bérulle, de Richelieu et de Corneille. Au premier rang seraient deux femmes diversement admirables : ici la bienheureuse Mme de Chantal, digne élève de saint François de Sales, fondatrice de l’ordre charitable de la Visitation, née comme sainte Thérèse pour souffrir et aimer, consoler et soulager[10] ; là celle qu’il m’est impossible de ne pas appeler la grande Mme Angélique, faite pour commander comme la première pour aimer et servir, la vraie sœur aînée du grand Arnauld, qui, s’étant éveillée abbesse à quatorze ans, entreprit à seize ans de réformer, comme saint Bernard, et son monastère et tous ceux du même ordre, et par-là de contribuer à la réforme générale des ordres religieux et de l’église de France ; qui, commençant courageusement la réforme des autres par celle d’elle-même, dit adieu au monde, à sa famille, à ce père qui l’adorait, dévora son cœur en silence, et ne lui permit plus de battre que pour Dieu ; capable des plus grandes choses, et n’en trouvant pas de plus grande que de se dompter elle-même, naturellement altière et volontairement humble, patiente et douce à force d’énergie, retenant la passion au sein d’un sacrifice continuel, trompant sa nature en la transportant jusque dans le renoncement à soi-même, attirant par un ascendant irrésistible tout ce qui l’approchait à sa sainte entreprise, relevant ou plutôt fondant de nouveau Port-Royal, en faisant une école de science et de vertu, de foi solide et de vraie sagesse, jusqu’au jour où cette grande ame, déjà par elle-même hardie et extrême, rencontra une autre ame plus extrême encore, le sublime et insensé M. de Saint-Cyran, homme fatal qui introduisit dans Port-Royal une doctrine particulière, imprima à une œuvre simple et grande le caractère étroit de l’esprit de parti, et fit presque d’une réunion de solitaires une faction. Avec quel respect et quelle émotion je me plairais à recueillir les plus beaux passages de la mère Angélique ! Elle a beau s’anéantir dans le mépris d’elle-même et dans la fuite de toute vanité ; ses plus simples entretiens, ses lettres les plus familières, révèlent de loin en loin le fond de son ame, et contiennent çà et là des traits admirables de candeur, de fierté, de pathétique. Mais qu’on ne s’y trompe pas : tout ce qu’on a imprimé d’elle long-temps après sa mort a subi les corrections d’éditeurs qui ont effacé, pour le polir, son style inculte et négligé, et qui font parler, de 1630 à 1660, Mme Angélique Arnauld, comme ils parlaient eux-mêmes à Utrecht ou dans quelque coin du faubourg Saint-Marceau, vers le milieu du XVIIIe siècle. J’ai eu sous les yeux, j’ai copié et je pourrais faire connaître des autographes de cette Cornélie chrétienne, où son ame se montre à découvert dans sa grandeur naïve, sans avoir passé par la censure janséniste[11].

En avançant un peu dans le siècle, à la suite et à côté de la famille des Arnauld, nous trouverions celle des Pascal. Dans ce recueil, composé à ma guise, je ferais une place à part aux deux sœurs de l’auteur des Provinciales et des Pensées, Jacqueline et Gilberte, toutes deux parfaitement belles, ce qu’il est permis de ne pas mépriser,

Gratior et pulchro veniens in corpore virtus,

l’une spirituelle, passionnée et obstinée comme son frère, morte de chagrin à trente-six ans pour avoir signé le formulaire contre sa conscience : l’autre fière aussi, mais moins extrême, ayant gardé au sein d’une dévotion profonde toutes les affections de sœur, de femme et de mère ; l’une et l’autre écrivant sans art, mais toujours d’une façon distinguée et avec une élévation naturelle[12].

Sous la fronde, nous aurions une ample moisson à faire de beautés et de graces d’un ordre bien différent. Viendraient alors les grandes dames avec les intrigues de cour, leurs amours légères, leurs dures pénitences, leur style négligé et de haut parage ; à côté de Condé, Mme de Longueville, la grande Mademoiselle et la Princesse Palatine ; à côté de Retz, Mme de Chevreuse ; avec Rancé Mme de Montbazon, et l’orgueilleuse Guémenée avec l’infortuné de Thou[13].

Avançons encore, voilà le siècle de Louis XIV. C’en est fait de la mâle vigueur du temps de Richelieu, c’en est fait de la libre allure de la fronde ; Louis XIV a mis à l’ordre du jour la politesse, la dignité tempérée par le bon goût. Heureux les génies qui auront été trempés dans la vigueur et dans la liberté de l’âge précédent, et qui auront assez vécu pour recevoir leur dernière perfection des mains de la politesse nouvelle ! C’est le privilége de Mme de Sévigné, comme de Molière et de Bossuet. Mme de Sévigné serait la reine de cette galerie. Il y aurait une place aussi pour Mme de Grignan, et à cause de sa mère, et à cause de son père Descartes, et pour elle-même, qui joignait à une ame noble, plus hardie que celle de la prudente marquise, une raison libre et ferme, un esprit original et un style accompli dans sa sobre gravité. Il serait bien difficile de ne pas admettre Mme de Rambouillet et la fameuse Julie. Je ne vois guère le moyen de séparer Mlle Paulet de Voiture[14] et la duchesse de Mazarin, la brillante et folle Hortense, de son vieux cavalier servant, Saint-Évremond.

Voyez comme déjà le siècle en avançant décline, mais qu’il est beau encore avec Mlle de la Vallière, devenue Louise de la Miséricorde ! Nous en pourrions donner plus d’une lettre inédite où se révèle une ame charmante. Son heureuse et superbe rivale, Mme de Montespan, figurerait avec sa docte sœur, Mme de Rochechouart, abbesse de Fontevrault, qui traduisait le Banquet, y compris le discours d’Alcibiade, et avec sa nièce, la spirituelle et belle marquise de Castries, que Huet surprit un jour lisant en cachette le Criton. Nous emprunterions à M. Sainte-Beuve quelques-unes de ses pages les plus délicates sur Mme de La Fayette, en lui demandant la permission d’être un peu plus sévère que lui sur La Rochefoucauld[15]. Puis viendrait ce génie égaré qui égare un autre génie, cette ame si tendre qu’elle séduisit et entraîna l’ame tendre de Fénelon, alluma au feu de l’amour divin la plus ténébreuse querelle, mit aux prises l’aigle de Meaux et le cygne de Cambrai, et jusque dans ses plus grandes erreurs se fit tout pardonner à force d’humilité, de sincérité, de dévouement[16].

Mais insensiblement le grand siècle s’écoule. Sa forte sève épuisée ne renouvelle plus les grandes générations. L’élégance a remplacé la force, et le goût le génie. La dernière figure de notre galerie, froide et composée, mais belle encore, serait celle de Mme de Maintenon. Nous tâcherons de la peindre fidèlement, sans ressentir aucune sympathie pour celle qui jamais ne consulta ni le devoir ni son cœur, mais l’opinion, ne poursuivit qu’un seul et bien misérable objet, la considération, feignant de prendre le plaisir d’un roi pour la volonté de Dieu, sans vertu à la fois et sans amour, victime volontaire, et par conséquent peu intéressante, de ce tyran vulgaire qu’on appelle les convenances du monde. Oh ! que nous sommes loin de Mlle Angélique Arnauld ! Que le siècle finit autrement qu’il a commencé ! Ici l’édit de Nantes, là sa révocation ; d’abord Port-Royal et l’Oratoire, maintenant le règne des jésuites et bientôt la régence ; au lieu de Sully, de Richelieu, de Mazarin, un conseil de commis sans patriotisme et sans ambition, n’ayant d’autre dessein que de ne pas déplaire au maître et de garder leurs portefeuilles. Le XVIIe siècle a fait son temps ; un autre monde est près d’éclore ; un nouvel esprit, de nouvelles mœurs, d’autres hommes, d’autres femmes, vont paraître. Voltaire va succéder à Descartes, et le cardinal de Fleury au cardinal de Richelieu. Voici venir les Parabère et les Pompadour, en attendant les Du Barry ; comme femmes auteurs ou présidentes de coteries littéraires, les Dudeffant, les Graffigny, les Geoffrin, les Duchâtelet, c’est-à-dire, si vous exceptez la noble Mlle Aïssé et cette pauvre insensée Mlle Lespinasse, pas une femme véritable, un peu de savoir en mathématiques et en physique, quelque bel esprit, aucun génie, nulle ame, nulle conviction, nul grand dessein ni sur soi-même ni sur les autres : telles sont les femmes du XVIIIe siècle. Ce n’est pas moi qui me propose de leur servir d’historien.


V. Cousin.
  1. Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, avec leurs portraits au naturel, par M. Perrault, de l’Académie française ; 2 vol. in-fo, tome Ier, 1696 ; tome II, 1700. Il en a été fait une réimpression, à La Haye, en 1736, sans portraits, 2 vol. in-12o.
  2. Voyez, sur cette différence, les Fragmens littéraires, Paris 1843 : Lettres inédites de la duchesse de Longueville, p. 282.
  3. Sur le vrai rôle de la femme, il est impossible de rien trouver de plus vrai et de plus charmant que le cinquième livre de l’Émile. En tout, Rousseau a mille fois mieux compris l’éducation de la femme que celle de l’homme, et ce qu’il a écrit sur ce grand sujet est aujourd’hui beaucoup trop négligé.
  4. Mémoires de Fontaine.
  5. Recueil de plusieurs pièces pour servir à l’histoire de Port-Royal, Utrecht, 1740.
  6. Traduction de Platon, t. IV, Ion, p. 249.
  7. La pauvreté n’est pas seulement une excuse admissible, c’est une raison légitime et sacrée. Si on éprouve un sentiment pénible en voyant aujourd’hui tant de jeunes filles pauvres qui pourraient, en embrassant une profession utile, parvenir, avec du travail et de la conduite, à une situation modeste, mais indépendante, se jeter, sans vraie instruction et sans études sérieuses, dans ce qu’elles appellent la carrière littéraire, se mettre aux gages des libraires et à la merci des journaux, contraintes, pour plaire à la foule des liseurs de cafés, de simuler les travers, hélas ! et quelquefois les vices à la mode, entretenant le public d’elles-mêmes, de leur vie intime, de leurs fautes même, se traînant ainsi et vieillissant, entre le mépris et la pitié, dans cette sorte de mendicité littéraire ; si en vérité on sert à la fois la cause de la morale et celle du bon goût, si on mérite bien de la société et surtout des femmes quand on refoule, par une critique un peu vive, toutes ces jeunes folles vers des métiers mille fois plus honnêtes que celui qu’elles font, empressons-nous d’ajouter qu’il n’est pas de destinée plus digne d’intérêt et de respect que celle d’une femme qui, ayant reçu une éducation distinguée et orné sa jeunesse d’une instruction solide et agréable, tombée, par un revers de fortune, dans une situation difficile, appelle à son secours les connaissances autrefois amassées pour un autre usage, et nourrit vertueusement sa famille du fruit de ses veilles. Heureuse une telle femme, si au talent elle joint la prudence, si elle recherche les travaux modestes, les ouvrages utiles, empreints d’un caractère moral et pieux, le plus souvent des traductions publiées sous le voile de l’anonyme ! Ou s’il faut paraître pour se faire un nom et tirer meilleur parti de sa plume, si encore elle a reçu du ciel une imagination ardente avec le don infortuné de la beauté, dono infelice di bellezza, oh ! alors, puisqu’elle est condamnée à la renommée, qu’elle cache au moins sa vie, qu’elle fuie les sentiers où sont le bruit, l’éclat et la foule, qu’elle demeure auprès du foyer domestique, célèbre et ignorée, contente de répandre autour d’elle un bonheur obscur, le respect et l’affection !
  8. Dans ses Mémoires, imprimés en 1663, du vivant même de Mme de Longueville, La Rochefoucauld la peint sans pitié, avec ses défauts bien plus qu’avec ses admirables qualités. Il raconte fort clairement qu’il était bien avec elle, puis qu’elle écouta le duc de Nemours, et qu’il contribua à la brouiller à la fois avec celui-ci et avec ses deux frères. Et tout cela pendant que l’infortunée, tremblante sous la main de M. Singlin, pleurait ses fautes et en faisait la plus dure pénitence à Port-Royal et aux Carmélites ! Il y a peu de bassesses qui puissent entrer en parallèle avec celle-là. Quant aux Maximes, à parler à la rigueur, leur théorie, fausse et banale, est au-dessous de l’examen. Eh ! sans doute il y a beaucoup d’égoïsme dans toute créature humaine, cela est vrai, cela même est nécessaire et bon ; mais n’y a-t-il que de l’égoïsme, et l’ame n’est-elle pas capable aussi d’autres sentimens ? Telle est la question ; comme il est bien clair que nous devons aux sens la plupart de nos idées, mais il s’agit de savoir s’il n’y a pas encore une autre source de connaissance. La Rochefoucauld n’est pas le moins du monde un philosophe ; mais c’est un observateur plein de finesse, et son style, qui sent un peu trop le travail pour être de la grande manière, possède toutes les qualités du genre sententieux, un relief admirable et un mélange exquis de malice et de vigueur.
  9. Leur correspondance a été publiée ensemble. M. de Monmerqué, qui a vu les originaux, se plaint qu’elle le soit si imparfaitement. Ce n’est pas un malheur qui soit particulier aux lettres de Mme de Scudéry ; nous croyons avoir établi, dans notre livre des Pensées de Pascal, que tout ouvrage posthume doit désormais être tenu pour suspect, et que bien peu nous sont arrivés intacts.
  10. Née à Dijon en 1572, morte à Moulins en 1641. On a publié ses lettres en 1660. Son fils est le père de Mme de Sévigné.
  11. Elle était fille du célèbre avocat-général Antoine Arnauld, sœur de Robert Arnauld d’Andilly, de Henri Arnauld, évêque d’Angers, du grand Arnauld, de la mère Agnès Arnauld, tante de M. de Pompone, de M. de Sacy, de la mère de Saint-Jean Arnauld, etc. Née en 1591, morte en 1661. Voyez surtout ses Lettres, Utrecht, 1742.
  12. Voyez mon livre : des Pensées de Pascal, appendice, p. 404, sqq.
  13. C’est à Mme de Guémenée qu’avant de monter sur l’échafaud, de Thou écrivit le billet qui se lit à la suite de la Relation de Fontrailles, dans l’édition de MM. Michaud et Poujoulat.
  14. Sur Mme Paulet, voyer les Mémoires, il est vrai souvent menteurs, de Tallemant des Réaux.
  15. La Bruyère et La Rochefoucauld, madame de La Fayette et madame de Longueville. — Voir la Revue du 1er juillet 1836, du 15 janvier 1840, du 1er septembre 1836, et du 1er août 1840.
  16. Mme Guyon.