Les Femmes arabes en Algérie/Sadia

Société d’éditions littéraires (p. 241-246).


Sadia




Tout le monde est frappé du grand air des Arabes et de la majesté royale avec laquelle les plus pauvres d’entre eux se drapent dans leur burnous troué. Cette distinction n’est pas seulement l’apanage des hommes ; bien des femmes de la race seraient — si elles se montraient — sacrées reines dans les milieux les plus aristocratiques de nos cités civilisées.

Sadia est parmi les plus triomphantes de ces reines.

La femme arabe est petite, généralement. Sadia est grande, gracieuse, élégante ! Sa voix est une harmonie, son charme trouble et fascine. Seulement, la renommée de sa coquetterie est aussi répandue que celle de sa beauté.

Sadia est-elle donc une courtisane ?

Non point ! Quand on pénètre dans sa maison spacieuse, la plus belle du pays avec ses ornements et ses croissants en faïence vernissée, on voit dans les pièces immenses des amoncellements de tapis formant à la fois tentures, meubles et sièges. On voit des coffres de chêne débordant de bijoux, de dentelles, de broderies de soie et d’or, d’oripeaux merveilleux, d’éventails et de mille riens artistiques ; mais pas d’hommes.

Pour boire en se brûlant les lèvres, le café bouillant obligatoire servi dans des tasses en or massif, sur des plateaux d’argent d’un mètre de diamètre, on est entre femmes. Et c’est à des femmes que Sadia montre ses richesses et veut en faire don, dès qu’elles s’émerveillent.

Cependant, ses allures européennes, son audace de s’affranchir de la reclusion imposée aux musulmanes et enfin ses trois divorces successifs avant d’avoir atteint 25 ans, lui ont fait une réputation de galanterie ; on détaille sa beauté comme on estime ses bijoux.

Sadia sort, mais après la nuit venue, selon les prescriptions de Mahomet.

Elle est enveloppée d’un haïck de crêpe de soie blanc rayé de rose qui ne laisse voir qu’un de ses yeux. Sadia ne sort que pour se rendre chez les notables de la ville où on lui fait fête ? Elle arrive vers huit heures précédée de suivantes, accompagnée de sa mère, une matrone commune, et de sa jeune sœur, une bébette de huit ans, déjà mariée. Ceux qu’elle honore de sa visite lui servent un lunch, et avec quelle suprême élégance Sadia porte une coupe à ses lèvres ou mange un gâteau.

Il faut bien qu’elle soit réellement séduisante, il faut bien qu’elle soit incomparable, cette Sadia, puisque les maris dont elle est divorcée ne peuvent l’oublier.

Pourquoi donc alors tous ces divorces ?

Voici son odyssée avec le dernier mari, le caïd Mouhamed, fils d’un bachaga, s’il vous plaît.

Le caïd Mouhamed, des environs de Tiaret, où naissent les plus beaux hommes, avait vu marcher Sadia, et il en était devenu éperdument amoureux. Les passions ne sont pas patientes en Algérie ; pour satisfaire la sienne, le caïd Mouhamed acheta Sadia trente mille francs.

On célébra pompeusement les noces, malgré le rechignement de la famille de l’époux qui criait à la mésalliance. (Les questions de généalogie, de naissance, ont une importance capitale en pays arabe ; selon ses parents, le caïd Mouhamed devait épouser non la belle Sadia, mais une fille de grande tente). On fit rôtir des moutons entiers par troupeaux, on égorgea mille poules, on fabriqua deux cents kilos de gâteaux de miel, et toutes les bouches de la région pauvres et riches, goûtèrent au kouskous du festin ; car pour aller à la noce en pays musulman, on n’a pas besoin d’être invité, et si misérable qu’il soit, celui qui se présente à un banquet de mariage est toujours le bienvenu.

Le riche qui se marie offre aux assistants de copieux repas ; le pauvre, lui, n’offre ni à boire ni à manger ; il n’en réunit pas moins un nombreux public. Attendu que, chez ce peuple sympathique, toute fête particulière devient une solennité générale et procure l’occasion de se réunir, de faire parler la poudre, de rire, d’entendre la musique et de danser.

À la noce du caïd Mouhamed, on multiplia les fantasias ; quand le dernier kilo de poudre fut brûlé, l’enchanteresse Sadia, hissée sur un mulet, superbement harnaché d’un tapis rouge à franges, que deux nègres menaient par la bride, fut triomphalement conduite chez son époux, elle allait être une femme de grande tente ! On donne à ce titre là-bas, l’acception que celui de châtelaine a chez nous.

Toute la ville escortait Sadia ; une délégation de la tribu Mouhamed était venue à sa rencontre, et l’on marchait, électrisé par les fusillades, dans un nuage de fumée, au son infernal des tambours et des musiques, des chants et des coups de fusil.

Des femmes deux par deux dans des palanquins drapés d’étoffes multicolores agitaient leurs blancs haïcks et excitaient les cavaliers de la fantasia à briller, en criant : « You ! You ! You ! You ! »

Quand un pan de la tente de Mouhamed se souleva sur le front radieux de la nouvelle épousée, on crut voir entrer une déesse ! Mais tout de suite son air ravi disparut, ses sourcils se froncèrent. Elle avait vu sous la tente… des femmes !

— Mouhamed ! dit-elle en les désignant, c’est à toi ?..

— Oui, répondit celui-ci.

— Alors ! fit-elle, adieu !.. je m’en vais… Je ne veux pas partager mon mari.

Elle sortit majestueuse, remonta sur le mulet et retourna chez elle, au grand ennui de l’escorte venue pour les fêtes des noces.

Lorsque le caïd fut revenu de sa stupeur, il enfourcha son meilleur cheval et courut après son épouse ; vainement, il épuisa toutes les protestations d’amour… « Je t’aime ! disait Sadia, c’est justement pour cela que je ne veux pas que tu sois à d’autres qu’à moi. Renvoie tes femmes et alors, seulement alors tu pourras venir me chercher. »

Le divorce n’est pas difficile à obtenir en pays arabe. Pourtant, il y avait là pour Mouhamed des questions d’intérêt impossible à trancher, il ne pouvait, sans perdre sa situation, répudier ses autres femmes. Ce fut donc Sadia qui demanda et obtint le divorce.

Croit-on que pour cela le caïd ait renoncé à elle ? Non ! Il a toujours l’assiduité de l’amoureux le plus épris.

Si, poussé par sa famille, il plaide pour se faire rendre le prix de la jolie femme qu’il n’a pas, en même temps il sollicite des entrevues. Il obtient des rendez-vous à chacun desquels il souscrit un billet de cinq cents francs.

Sadia adore le caid, les tourments mêmes qu’elle lui inflige par sa coquetterie en sont une preuve.

Mais cette fière et belle Mauresque aime mieux être l’amante, la favorite unique de Mouhamed, que l’épouse d’un polygame.