Les Femmes arabes en Algérie/La Mort chez les Arabes

Société d’éditions littéraires (p. 159-172).


La mort chez les Arabes




Si les frimas glacent mortellement dans leur robe de tulle ou de calicot, les musulmanes, ce n’est pas parce que ceux de leur race ignorent l’art de conserver la vie : Les Arabes que notre administration évince des bonnes terres, dépouille, dépossède et qui, à bout de privations meurent de faim dans la campagne, ou qui vont hâves, décharnés, expirer dans les villes, possèdent plus qu’aucun peuple du globe, la faculté de reculer l’heure de la mort. D’abord ils sont sobres comme leurs chameaux, ils pratiquent par religion l’hygiène[1] ensuite, ils ont des remèdes pour toutes les maladies.

L’Arabe essentiellement observateur, passe pour malpropre auprès des ignorants européens quand il préfère boire l’eau trouble et saine, à l’eau limpide et fraîche, qui donne la colique et la fièvre.

Quel moyen de soulager ou de guérir avons-nous, que les indigènes algériens ne possèdent pas ? C’est d’eux que nous tenons l’application du feu, sur la partie malade de notre individu.

Bien avant que Pasteur n’inocule la rage, bien avant la vaccination de Jenner, ils se sont inoculés la petite vérole pour en atténuer les effets. Ils se font, pour cela, une incision entre le pouce et l’index où ils introduisent le pus d’un bouton de varioleux. Mais ils ne veulent point que ce pus provienne d’une vache ou d’un juif, n’entendant, disent-ils, ni « s’avachir » ni « s’enjuiver » de là, vient leur résistance à la vaccination officielle.

Le Musulman ne se couvre pas seulement d’amulettes quand il est malade, il multiplie les bains maures.

« Le bain est un médecin muet » dit un proverbe arabe.

L’habitant du Sahara qui a la colique ou la fièvre, croit se guérir en se serrant fortement le gros orteil avec un fil de soie ; cependant, il ne néglige pas de s’envelopper le ventre dans une toison d’agneau.

L’habitant du Tell, malade, ne se contente pas de chercher à recouvrer la santé en mangeant sur la tombe des étrangers, il fait usage des « simples », ses toubib (médecins) lui ont appris la vertu des plantes qu’il foule aux pieds.

Il sait quand il doit employer le bou-nafa (père du bien), dont nous avons fait le thapsia, les moutardes, la salsepareille, la douce-amère, le sapindus, les larges mauves, le térébinthe, l’anis, le fenouil, la camomille, le pyrèthre, le ricin, le safran, la sauge, la lavande, la menthe, la verveine… Mais sa médication préférée est l’oignon !

L’Arabe a-t-il mal à l’estomac, il mange de l’oignon. A-t-il la colique, il s’entoure le ventre d’un cataplasme d’oignons cuits.

Si cette panacée le préserve longtemps, elle ne l’empêche pourtant pas d’arriver à notre fin commune, la mort. Il y est d’ailleurs résigné et il répète souvent ce proverbe :

« Il vaut mieux être assis que debout ;

Il vaut mieux être couché qu’assis ;

Il vaut mieux être mort que vivant ».

Son fatalisme fait supporter au musulman la douleur avec héroïsme. Quand un fils adoré ou une favorite meurt, il s’exclame stoïquement : Mektoub ! (c’était écrit !)

Non seulement l’Arabe est résigné à la mort, mais, souvent, las, désespéré, il l’appelle en tombant sur le bord des chemins, où parfois les fauves le dévorent avant qu’il ne soit devenu cadavre.

Comme les Grecs, les Gaulois, les Romains et les Germains, qui voulaient que les chers êtres qu’ils perdaient entrent dans le paradis de leurs rêves parés et agréables à voir, les musulmans font la toilette de leurs morts.

Dès qu’un décès se produit, le cadavre est soigneusement lavé et parfumé. On lui met des aromates, du camphre et du coton dans chaque ouverture naturelle. Si le mort a été guillotiné, avant de l’ensevelir on lui recoud soigneusement la tête au tronc, afin qu’Allah ne soit pas embarrassé pour le reconnaître.

Si c’est une femme qui est morte, on peigne avec soin ses cheveux, que l’on sépare en deux par une raie au milieu de la tête et qu’on laisse dénoués retomber gracieusement sur sa poitrine, puis le corps est enveloppé de cinq linges blancs. Le cadavre de l’homme n’est enveloppé que de trois linges blancs.

L’hygiéniste Mahomet n’a pas voulu compromettre la santé des vivants en faisant passer les morts par la mosquée ; ils vont de chez eux droit au cimetière, tout comme des libres-penseurs.

Les étrangers s’arrêtent, étonnés, quand ils rencontrent dans les rues des villes ou des villages d’Algérie, une foule nombreuse où les Aïssaouas ont déployé leurs drapeaux ; ou bien un petit groupe d’Arabes silencieux, portant, suivant l’usage, sur le bout des doigts, sous un surtout de moire verte gansée d’or, une sorte de paquet long, informe, que l’on se passe de doigts en doigts. C’est un décédé que l’on conduit à sa dernière demeure, sans discours et sans fleurs.

Ce mort que l’on transporte ainsi, est sans cercueil, il va reposer à même la terre ; aussi, pour le préserver de la dent des chacals et des hyènes, qui infestent certaines régions, aussitôt le cadavre enterré à la profondeur de trente ou quarante centimètres, les Arabes confectionnent autour de lui une petite maçonnerie. On place également sur lui des pierres brutes que l’on couvre d’épitaphes.

Cela n’empêche que beaucoup de cimetières arabes sans clôture, comme ceux que j’ai vu, ne soient, la nuit, le rendez-vous des fauves qui, sentant les cadavres et ne parvenant le plus souvent à les déterrer, épouvantent les vivants de leurs rugissements et cernent pendant des heures leurs demeures en quittant le cimetière.

Les enterrements chez les M’zabites se font la nuit et dans le plus grand secret ; ils ne doivent pas être vus des étrangers à leur religion.

Chez les Kabyles, on creuse la fosse avant que le malade n’ait trépassé ; aussitôt qu’il a cessé de respirer, on l’enterre. Cette précipitation sauvage fait souvent prendre pour morts des évanouis. Quand les malheureux se réveillent dans leur fosse, qu’ils gémissent et frappent, on dit qu’ils reçoivent des coups de « matraque » en expiation de leurs péchés et, au lieu d’ouvrir la tombe, on se jette à genoux dessus, on prie. La torture des ensevelis vivants laisse indifférente l’administration inhumaine…

Autrefois, quand le roi du Congo mourait, on conservait son cadavre plusieurs mois, puis on le transportait à la tombe en ligne droite, en démolissant tout sur le parcours.

Les rois des Roua sont ensevelis avec des femmes vivantes dans le lit d’une rivière.

Les chefs Dahoméens sont enterrés exactement à la place où ils ont expiré.

Les veuves Pahouïnes sont enterrées nues, peintes en vert.

Chez nombre de peuplades africaines, on ensevelit les chefs morts avec plusieurs vierges vivantes.

Le corps du souverain des Hovas est enfermé dans un canot d’argent.

Les Zabarat, tribus arabes du Soudan, qui adorent le feu purificateur et le soleil vivifiant, enterrent leurs morts la tête tournée vers le soleil levant, puis ils allument un bûcher sur la tombe pour entraîner l’âme du défunt dans un tourbillon de flammes et de lumière.

Le simoun, en ensevelissant dans le désert les caravanes, a fait prendre à presque tous les habitants de l’Afrique l’habitude de l’inhumation. On laisse souvent, à côté du mort, des vivres.

Les grands hommes arabes, les saints, les marabouts, comme d’ailleurs les héroïnes ou prophétesses, sont enterrés dans des koubas, dans des mosquées. C’est leur Panthéon, à eux.

Avant d’entrer dans ces blanches koubas qui émaillent le paysage algérien de leurs coupoles carrées, ces personnages ont préalablement subi un embaumement qui les a momifiés. Ils reposent dans la salle funéraire, sur des espèces de grands lits ou catafalques, ornés de monceaux d’oripeaux de soie multicolore, de drapeaux verts aux croissants dorés, de colliers, de chapelets, d’œufs d’autruche…

Il y a aussi, comme je l’ai dit, des tombeaux de femmes dans les Koubas, tel celui de Lalla Khédidja sur le versant du mont du même nom, dont la crête neigeuse est visible d’Alger qui en est à cent kilomètres.

C’est toujours autour des tombeaux vénérés que se font les serments, que se donnent les mots d’ordre, que se préparent les insurrections. Ces tombeaux sont dans toute l’Algérie assidument visités par les musulmans ; les uns demandent aux marabouts qui les habitent aide et courage, inspiration ; d’autres, leur apportent leurs offrandes.

À toutes fêtes, les femmes se rendent en procession aux tombeaux des marabouts. Vêtues de blanc neuf, elles marchent en file indienne en faisant retentir l’air de leurs plaintes lamentables ; arrivées près des Koubas elles les entourent et d’un ton aigu, discordant, chantent des sortes de litanies. Puis elles s’assoient sur le sol pavé de faïences vernissées et en riant et mangeant, elles se racontent leurs bonnes fortunes ou leurs dépitements amoureux.

Les mauresques d’Alger vont en grand nombre le vendredi, à la mosquée d’Ab-Er-Halsman — et Tesabli située sur un plateau qui domine la mer au-dessus du jardin Marengo et où — quand j’étais lasse de respirer la brise saline — je ne pouvais pénétrer qu’après avoir ôté mes souliers ; car on ne marche dans les mosquées que pieds nus.

Les musulmanes font toucher aux tombeaux de menus objets, elles m’engageaient à approcher d’eux aussi quelque chose, disant que cela me porterait bonheur.

Dans une petite niche de la mosquée est une aiguière remplie d’eau. Les visiteurs boivent à tour de rôle de cette eau croupie dont le saint est censé s’être désaltéré depuis le vendredi précédent. Souvent de charmantes mauresques m’ont fait la politesse de m’offrir de boire avant elles.

En pays arabe les haillons sont les insignes du deuil. Dans l’extrême Sud les nègres mettent une botte de paille à leur ceinture quand ils sont en deuil.

Dans le nord africain les hommes ne portent pas le deuil de leurs femmes, ce qui ne les empêche pas de les regretter parfois et de dire à la mort d’une épouse : « J’ai perdu une partie de ma fortune, ma femme m’avait coûté cent douros ! Elle savait si bien faire les crêpes au miel et le Kouskous ! »

Quand leur mari meurt, les musulmanes sont forcées de manifester une grande douleur. En signe de deuil, elles doivent s’abstenir, pendant quatre mois et dix jours, de khol, de henné et de souak, c’est-à-dire renoncer à être belles.

Elles sont obligées de quitter leurs robes de mousseline et de tulle brodé, leurs mignonnes vestes de satin, leurs fins haïcks, pour se draper dans des sacs en poil de chameaux et dans de vieux débris d’étoffes à tentes. Elles se noircissent les joues avec du noir de fumée, se déchirent, s’arrachent la figure avec leurs ongles au point d’en faire ruisseler le sang. De sorte que, bien que leur cœur soit le plus souvent indifférent au mort, elles paraissent pleurer des larmes rouges ; elles ont la figure couverte de sang, comme nous l’avons inondée de larmes.

Quand les amies et parentes d’un défunt crient et pleurent sur sa tombe après l’enterrement, les tolba et les marabouts les apostrophent en ces termes : « Femmes ! laissez le mort s’arranger avec Azraïl ! (l’ange de la mort) qui établit la balance de ses bonnes et de ses mauvaises actions. Vos lamentations sont une révolte contre l’ordre de Dieu ! »

À Alger comme à Constantine et à Oran, la mortalité musulmane dépasse la natalité. Ailleurs les naissances l’emportent beaucoup sur les décès puisque en dix ans, la population algérienne arabe a pris un si grand accroissement.

Le climat algérien endort, éteint l’énergie. L’alanguissement de tout l’être, ôte le pouvoir de penser, de vouloir comme en France et la mort traîtreusement, sans qu’on la sente venir, saisit.

Après l’enterrement, les riches font servir aux pauvres une immense diffa. Cela vaut bien notre repas des funérailles entre héritiers, du mort, se montrant les dents.

Les Touareg si courageux, si braves, ont une peur affreuse des esprits et des revenants ; aussi, se gardent-ils de pleurer leurs morts, de peur de les voir ressusciter.

Dès que l’enterrement a eu lieu, ils changent de camp afin de mettre l’espace entre les vivants et le mort ; ils ne donnent même point au fils le nom de son père, le nom meurt chez eux, avec l’homme qui le portait.

Cet anéantissement du souvenir de l’être perdu, jure avec le culte qu’ont les arabes pour leurs grands morts et caractérise de réelles différences de mœurs, entre les nomades du Sahara et les habitants du Tell.



  1. La science répandue dans le Coran, au point de vue des prescriptions hygiéniques, dépasse, dit le Dr  Grenier, le fond des connaissances acquises par l’humanité au temps vivait Mahomet.