Les Faux saulniers (1868)/Angélique
Pour les autres éditions de ce texte, voir Angélique (Nerval).
I
ANGÉLIQUE[1]
Je crains d’avoir pris envers vous un engagement téméraire en vous promettant quelques détails sur un personnage curieux qui vivait dans les dernières années du règne de Louis XIV.
Je sais qu’au National, la rédaction est soumise à une exactitude toute militaire ; c’est pourquoi je n’hésite pas un instant à accomplir ma promesse ; cependant, elle se trouve un peu subordonnée à des circonstances imprévues.
Il y a un mois environ, je passais à Francfort. Obligé de rester deux jours dans cette ville, que je connaissais déjà, je n’eus d’autre ressource que de parcourir les rues principales, encombrées alors par les marchands forains. La place du Rœmer, surtout, resplendissait d’un luxe inouï d’étalages ; et, près de là, le marché aux fourrures étalait des dépouilles d’animaux sans nombre, venues soit de la haute Sibérie, soit des bords de la mer Caspienne. L’ours blanc, le renard bleu, l’hermine, étaient les moindres curiosités de cette incomparable exhibition ; plus loin, les verres de Bohème aux mille couleurs éclatantes, montés, festonnés, gravés, incrustés d’or, s’étalaient sur des rayons de planches de cèdre, comme les fleurs coupées d’un paradis inconnu.
Une plus modeste série d’étalages régnait le long de sombres boutiques, entourant les parties les moins luxueuses du bazar, consacrées à la mercerie, à la cordonnerie et aux divers objets d’habillement. C’étaient des libraires, venus de divers points de l’Allemagne, et dont la vente la plus productive paraissait être celle des almanachs, des images peintes et des lithographies : le Volks-Kalender (almanach du peuple), avec ses gravures sur bois, représentant les luttes populaires de Francfort et de Bade ; les portraits de Hecker, des principaux membres de l’assemblée nationale allemande ; les chansons politiques ; les lithographies de Robert Blum et des héros de la guerre de Hongrie, voilà ce qui attirait les yeux et les kreutzers de la foule. Un grand nombre de vieux livres, étalés sous ces nouveautés, ne se recommandaient que par leur prix modique, et je fus étonné d’y trouver beaucoup de livres français.
C’est que Francfort, ville libre, a servi longtemps de refuge aux protestants ; et, comme les principales villes des Pays-Bas, elle fut longtemps le siège d’imprimeries qui commencèrent par répandre en Europe les œuvres hardies des philosophes et des mécontents français, et qui sont restées, sur certains points, des ateliers de contrefaçon pure et simple, qu’on aura bien de la peine à détruire.
Il est impossible, pour un Parisien, de résister au désir de feuilleter de vieux ouvrages étalés par un bouquiniste. Cette partie de la foire de Francfort me rappelait les quais, souvenirs pleins d’émotion et de charme. J’achetai quelques vieux livres ; ce qui me donnait le droit de parcourir longuement les autres. Dans le nombre, j’en rencontrai un, imprimé moitié en français, moitié en allemand, et dont voici le titre, que j’ai pu vérifier depuis dans le Manuel du libraire de Brunet :
« Événements des plus rares, ou Histoire du sieur abbé comte de Bucquoy, singulièrement son évasion du fort l’Évêque et de la Bastille, avec plusieurs ouvrages vers et prose, et, particulièrement, la game des femmes ; se vend chez Jean de la France, rue de la Réforme, à l’Espérance, à Bonnefoy. — 1719. »
Le libraire m’en demanda un florin et six kreutzers (on prononce cruches). Cela me parut cher pour l’endroit, et je me bornai à feuilleter le livre, ce qui, grâce à la dépense que j’avais déjà faite, m’était gratuitement permis. Le récit des évasions de l’abbé de Bucquoy était plein d’intérêt ; mais je me dis enfin : « Je trouverai ce livre à Paris, aux bibliothèques, ou dans ces mille collections où sont réunis tous les mémoires possibles relatifs à l’histoire de France. » Je pris seulement le titre exact, et j’allai me promener au Meinlust, sur le quai du Mein, en feuilletant les pages du Volks-Kalender.
À mon retour à Paris, je trouvai la littérature dans un état de terreur inexprimable. Par suite de l’amendement Riancey à la loi sur la presse, il était défendu aux journaux d’insérer ce que l’Assemblée s’est plue à appeler le feuilleton-roman. J’ai vu bien des écrivains, étrangers à toute couleur politique, désespérés de cette résolution qui les frappait cruellement dans leurs moyens d’existence.
Moi-même, qui ne suis pas un romancier, je tremblais en songeant à l’interprétation vague, qu’il serait possible de donner à ces deux mots bizarrement accouplés : feuilleton-roman. Je m’étais engagé, depuis longtemps, à faire pour vous un travail littéraire, tel que ceux que j’ai pu faire insérer dans plusieurs revues ou journaux ; et, lorsque vous m’avez rappelé ma promesse, je vous ai donné ce titre : l’abbé de Bucquoy, pensant bien que je trouverais très-vite à Paris les documents nécessaires pour parler de ce personnage d’une façon historique et non romanesque ; car il faut bien s’entendre sur les mots.
Le double intérêt scientifique et littéraire qui devait s’attacher à l’appréciation de la vie et des écrits de l’abbé de Bucquoy vous décida en faveur de ce travail, lequel rentre dans une série d’études dont j’ai publié déjà quelques parties.
Voici maintenant ce qui m’est arrivé depuis que l’abbé de Bucquoy a été annoncé dans le National.
Je m’étais assuré de l’existence du livre en France, et je l’avais vu classé non-seulement dans le Manuel de Brunet, mais aussi dans la France littéraire de Quérard. Il paraît certain que cet ouvrage, noté il est vrai comme rare, se rencontrerait facilement soit dans quelque bibliothèque publique, soit encore chez un amateur, soit chez les libraires spéciaux.
Du reste, ayant parcouru le livre, ayant même rencontré un second récit des aventures de l’abbé de Bucquoy dans les lettres si spirituelles et si curieuses de madame Dunoyer, je ne me sentais pas embarrassé pour donner le portrait de l’homme et pour écrire sa biographie selon des données irréprochables.
Mais je commence à m’effrayer aujourd’hui des condamnations suspendues sur les journaux pour la moindre infraction au texte de la loi nouvelle. Cinquante francs d’amende par exemplaire saisi, c’est de quoi faire reculer les plus intrépides ; car, pour les journaux qui tirent seulement à vingt-cinq mille, et il y en a plusieurs, cela représenterait plus d’un million. On comprend alors combien une large interprétation de la loi donnerait au pouvoir de moyens pour éteindre toute opposition. Le régime de la censure serait de beaucoup préférable. Sous l’ancien régime, avec l’approbation d’un censeur, qu’il était permis de choisir, on était sûr de pouvoir sans danger produire ses idées, et la liberté dont on jouissait était extraordinaire quelquefois. J’ai lu des livres contre-signés Louis et Phélippeaux qui seraient saisis aujourd’hui incontestablement.
Le hasard m’a fait vivre à Vienne sous le régime de la censure. Me trouvant quelque peu gêné par suite de frais de voyage imprévus, et en raison de la difficulté de faire venir de l’argent de France, j’avais recouru au moyen bien simple d’écrire dans les journaux du pays. On payait cent cinquante francs la feuille de seize colonnes très-courtes. Je donnai deux séries d’articles, qu’il fallut soumettre aux censeurs.
J’attendis d’abord plusieurs jours. On ne me rendait rien. Je me vis forcé d’aller trouver M. Pilat, le directeur de cette institution, en lui exposant qu’on me faisait attendre trop longtemps le visa. Il fut pour moi d’une complaisance rare, et il ne voulut pas, comme son quasi-homonyme, se laver les mains de l’injustice que je lui signalais. J’étais privé, en outre, de la lecture des journaux français, car on ne recevait dans les cafés que le Journal des Débats et la Quotidienne. M. Pilât me dit :
— Vous êtes ici dans l’endroit le plus libre de l’empire (les bureaux de la censure), et vous pouvez venir y lire, tous les jours, même le National et le Charivari.
Voilà des façons spirituelles et généreuses qu’on ne rencontre que chez les fonctionnaires allemands, et qui n’ont que cela de fâcheux qu’elles font supporter plus longtemps l’arbitraire.
Je n’ai jamais eu tant de bonheur avec la censure française, — je veux parler de celle des théâtres, — et je doute que, si l’on rétablissait celle des livres et des journaux, nous eussions plus à nous en louer. Dans le caractère de notre nation, il y a toujours une tendance à exagérer la force, quand on la possède, eu les prétentions du pouvoir, quand on le tient en main. Qu’attentdre donc d’une situation qui attaque si gravement les intérêts et la sécurité même des écrivains non politiques ?
Je parlais dernièrement de mon embarras à un savant, qu’il est inutile de désigner autrement qu’en l’appelant bibliophile.
Il me dit :
— Ne vous servez pas des Lettres galantes de madame Dunoyer pour écrire l’histoire de l’abbé de Bucquoy. Le titre seul du livre empêchera qu’on ne le considère comme sérieux ; attendez la réouverture de la Bibliothèque (elle était alors en vacances), et vous ne pouvez manquer d’y trouver l’ouvrage que vous avez lu à Francfort.
Je ne fis pas attention au malin sourire qui, probablement, pinçait alors la lèvre du bibliophile, et, le 1er octobre, je me présentais l’un des premiers à la Bibliothèque nationale.
M. Pilon est un homme plein de savoir et de complaisance. Il fit faire des recherches qui, au bout d’une demi heure, n’amenèrent aucun résultat. Il feuilleta Brunet et Quérard, y trouva le livre parfaitement désigné, et me pria de revenir au bout de trois jours : — on n’avait pas pu le trouver.
— Peut-être, cependant, me dit M. Pilon avec l’obligeante patience qu’on lui connaît, peut-être se trouve-t-il classé parmi les romans.
Je frémis.
— Parmi les romans ?… Mais c’est un livre historique !… cela doit se trouver dans la collection des Mémoires relatifs au siècle de Louis XIV. Ce livre se rapporte à l’histoire spéciale de la Bastille : il donne des détails sur la révolte des camisards, sur l’exil des protestants, sur cette célèbre ligue des faux saulniers de Lorraine, dont Mandrin se servit plus tard pour lever des troupes régulières qui furent capables de lutter contre des corps d’armée et de prendre d’assaut des villes telles que Beaune et Dijon !…
— Je le sais, me dit M. Pilon ; mais le classement des livres, fait à divers époques, est souvent fautif. On ne peut en réparer les erreurs qu’à mesure que le public fait la demande des ouvrages. Il n’y a ici que M. Ravenel qui puisse vous tirer d’embarras… Malheureusement, il n’est pas de semaine.
J’attendis la semaine de M. Ravenel. Par bonheur, je rencontrai, le lundi suivant, dans la salle de lecture, quelqu’un qui le connaissait, et qui m’offrit de me présenter à lui. M. Ravenel m’accueillit avec beaucoup de politesse, et me dit ensuite :
— Monsieur, je suis charmé du hasard qui me procure votre connaissance, et je vous prie seulement de m’accorder quelques jours. Cette semaine, j’appartiens au public. La semaine prochaine, je serai tout à votre service.
Comme j’avais été présenté à M. Ravenel, je ne faisais plus partie du public ! Je devenais une connaissance privée — pour laquelle on ne pouvait se déranger du service ordinaire.
Cela était parfaitement juste d’ailleurs ; mais admirez ma mauvaise chance !… et je n’ai eu qu’elle à accuser.
On a souvent parlé des abus de la Bibliothèque. Ils tiennent en partie à l’insuffisance du personnel, en partie aussi à de vieilles traditions qui se perpétuent. Ce qui a été dit de plus juste, c’est qu’une grande partie du temps et de la fatigue des savants distingués qui remplissent là les fonctions peu lucratives de bibliothécaires, est dépensée à donner aux six cents lecteurs quotidiens, des livres usuels qu’on trouverait dans tous les cabinets de lecture ; ce qui ne fait pas moins de tort à ces derniers qu’aux éditeurs et aux auteurs, dont il devient inutile dès lors d’acheter ou de louer les livres.
On l’a dit encore avec raison, un établissement unique au monde comme celui-là ne devrait pas être un chauffoir public, une salle d’asile, dont les hôtes sont, en majorité, dangereux pour l’existence et la conservation des livres. Cette quantité de désœuvrés vulgaires, de bourgeois retirés, d’hommes veufs, de solliciteurs sans place, d’écoliers qui viennent copier leur version, de vieillards maniaques, — comme l’était ce pauvre Carnaval, qui venait tous les jours avec un habit rouge, bleu clair ou vert-pomme et un chapeau orné de fleurs, — mérite sans doute considération ; mais n’existe-t-il pas d’autres bibliothèques, et même des bibliothèques spéciales à leur ouvrir ?…
Il y avait aux imprimés dix-neuf éditions de Don Quichotte. Aucune n’est restée complète. Les voyages, les comédies, les histoires amusantes, comme celles de M. Thiers et de M. Capefigue, l’Almanach des adresses, sont ce que le public demande invariablement, depuis que les bibliothèques ne donnent plus de romans en lecture.
Puis, de temps en temps, une édition se dépareille, un livre curieux disparait, grâce au système trop large qui consiste à ne pas même demander les noms des lecteurs.
La République des lettres est la seule qui doive être quelque peu imprégnée d’aristocratie, car on ne contestera jamais celle de la science et du talent.
La bibliothèque d’Alexandrie n’était ouverte qu’aux savants ou poëtes connus par des ouvrages d’un mérite quelconque…
Mais aussi l’hospitalité y était complète, et ceux qui venaient y consulter les auteurs étaient logés et nourris gratuitement pendant tout le temps qu’il leur plaisait d’y séjourner.
Et, à ce propos, permettez à un voyageur qui en a foulé les débris et interrogé les souvenirs, de venger la mémoire de l’illustre calife Omar de cet éternel incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, qu’on lui reproche communément. Omar n’a jamais mis le pied à Alexandrie, quoi qu’en aient dit bien des académiciens. Il n’a pas même eu d’ordres à envoyer sur ce point à son lieutenant Amrou. La bibliothèque d’Alexandrie et le Sérapéon, ou maison de secours, qui en faisait partie, avaient été brûlés et détruits au ive siècle par les chrétiens, — qui, en outre, massacrèrent dans les rues la célèbre Hypathie, philosophe pythagoricienne. — Ce sont là, sans doute, des excès qu’on ne peut reprocher à la religion ; mais il est bon de laver du reproche d’ignorance ces malheureux Arabes, dont les traductions nous ont conservé les merveilles de la philosophie, de la médecine et des sciences grecques, en y ajoutant leurs propres travaux, qui sans cesse perçaient de vifs rayons la brume obstinée des époques féodales.
Pardonnez-moi ces digressions ; — et je vous tiendrai au courant du voyage que j’entreprends à la recherche de l’abbé de Bucquoy. Ce personnage excentrique et éternellement fugitif, ne peut échapper toujours à une investigation rigoureuse.
Il est certain que la plus grande complaisance règne à la Bibliothèque nationale. Aucun savant sérieux ne se plaindra de l’organisation actuelle ; mais, quand un feuilletoniste ou un romancier se présente, « tout le dedans des rayons tremble. » Un bibliographe, un homme appartenant à la science régulière savent juste ce qu’ils ont à demander. Mais l’écrivain fantaisiste, exposé à perpétrer un roman-feuilleton, fait tout déranger, et dérange tout le monde pour une idée biscornue qui lui passe par la tête.
C’est ici qu’il faut admirer la patience d’un conservateur ; l’employé secondaire est souvent trop jeune encore pour s’être fait à cette paternelle abnégation. Il vient souvent des gens grossiers qui se font une idée exagérée des droits que leur confère cet avantage de faire partie du public, et qui parlent à un bibliothécaire avec le ton qu’on emploie pour se faire servir dans un café. Eh bien, un savant illustre, un académicien, répondra à cet homme avec la résignation bienveillante d’un moine. Il supportera tout de lui, de dix heures à deux heures et demie, inclusivement.
Prenant pitié de mon embarras, on avait feuilleté les catalogues, remué jusqu’à la réserve, jusqu’à l’amas indigeste des romans, parmi lesquels avait pu se trouver classé par erreur l’abbé de Bucquoy.
Tout à coup, un employé s’écria :
— Nous l’avons en hollandais !
Il me lut ce titre : « Jacques de Bucquoy : Événements remarquables… »
— Pardon, fis-je observer, le livre que je cherche commence par Événements des plus rares…
— Voyons encore, il peut y avoir une erreur de traduction : « … d’un voyage de seize années fait aux Indes. — Harlem, 1744. »
— Ce n’est pas cela… Et cependant, le livre se rapporte à une époque où vivait l’abbé de Bucquoy ; le prénom Jacques est bien le sien. Mais qu’est-ce que cet abbé fantastique a pu aller faire dans les Indes ?
Un autre employé arrive :
— On s’est trompé dans l’orthographe du nom ; ce n’est pas de Bucquoy, c’est du Bucquoy, et, comme il peut avoir été écrit Dubucquoy, il faut recommencer toutes les recherches à la lettre D.
Il y avait véritablement de quoi maudire les particules des noms de famille !
— Dubucquoy, disais-je, serait un roturier…, et le titre du livre le qualifie comte de Bucquoy.
Un paléographe qui travaillait à la table voisine leva la tête et me dit :
— La particule n’a jamais été une preuve de noblesse ; au contraire, le plus souvent, elle indique la bourgeoisie propriétaire, qui a commencé par ceux que l’on appelait les gens de franc-alleu. On les désignait par le nom de leur terre, et l’on distinguait même les branches diverses par la désinence variée des noms d’une famille. Les grandes familles historiques s’appellent Bouchard (Montmorency), Bozon (Périgord), Beaupoil (Saint-Aulaire), Capet (Bourbon). Les de et les du sont pleins d’irrégularités et d’usurpations. Il y a plus : dans toute la Flandre et la Belgique, de est le même article que le der allemand, et signifie le. Ainsi, de Muller veut dire : le meunier, etc. Voilà un quart de la France rempli de faux gentilshommes. Béranger s’est raillé lui-même très-gaiement sur le de qui précède son nom, et qui indique l’origine flamande.
On ne discute pas avec un paléographe ; on le laisse parler.
Cependant, l’examen de la lettre D dans les diverses séries de catalogues n’avait pas produit de résultat.
— D’après quoi supposez-vous que c’est du Bucqnoy ? dis-je à l’obligeant bibliothécaire qui était venu en dernier lieu.
— C’est que je viens de chercher ce nom aux manuscrits dans le catalogue des archives de la police : 1709, est-ce l’époque ?
— Sans doute ; c’est l’époque de la troisième évasion du comte de Bucquoy.
— Du Bucquoy !… c’est ainsi qu’il est porté au catalogue des manuscrits. Montez avec moi, vous consulterez le livre même.
Je me suis vu bientôt maître de feuilleter un gros in-folio relié en maroquin rouge, et réunissant plusieurs dossiers de rapports de police de l’année 1709. Le second du volume portait ces noms : « Le Pileur, François Bouchard, dame de Boulanvilliers, Jeanne Massé, comte du Buquoy. »
Nous tenons le loup par les oreilles, car il s’agit bien là d’une évasion de la Bastille, et voici ce qu’écrit M. d’Argenson dans un rapport à M. de Pontchartrain :
« Je continue à faire chercher le prétendu comte du Buquoy dans tous les endroits qu’il vous a pleu de m’indiquer, mais on n’a peu en rien apprendre, et je ne pense pas qu’il soit à Paris. »
Il y a dans ce peu de lignes quelque chose de rassurant et quelque chose de désolant pour moi. Le comte de Buquoy ou de Bucquoy, sur lequel je n’avais que des données vagues ou contestables, prend, grâce à cette pièce, une existence historique certaine.
Aucun tribunal n’a plus le droit de le classer parmi les héros du roman-feuilleton.
D’un autre côté, pourquoi M. d’Argenson écrit-il : « Le prétendu comte de Bucquoy ? »
Serait-ce un faux Bucquoy, qui se serait fait passer pour l’autre… dans un but qu’il est bien difficile aujourd’hui d’apprécier ?
Serait-ce le véritable, qui aurait caché son nom sous un pseudonyme ?
Réduit à cette seule preuve, la vérité m’échappe, et il n’y a pas un légiste qui ne fût fondé à contester même l’existence matérielle de l’individu !
Que répondre à un procureur de la République qui s’écrierait devant le tribunal : « Le comte de Bucquoy est un personnage fictif, créé par la romanesque imagination de l’auteur !… » et qui réclamerait l’application de la loi, c’est-à-dire peut-être un million d’amende ! ce qui se multiplierait encore par la série quotidienne de numéros saisis, si on les laissait s’accumuler ?
Sans avoir droit au beau nom de savant, tout écrivain est forcé parfois d’employer la méthode scientifique ; je me mis donc à examiner curieusement l’écriture jaunie sur papier de Hollande du rapport signé d’Argenson. À la hauteur de cette ligne : « Je continue de faire chercher le prétendu comte… » il y avait sur la marge ces trois mots écrits au crayon, et tracés d’une main rapide et ferme : « L’on ne peut trop. » Qu’est-ce que l’on ne peut trop ? — Chercher l’abbé de Bucquoy, sans doute…
C’était aussi mon avis.
Toutefois, pour acquérir la certitude, en matière d’écritures, il faut comparer. Cette note se reproduisait sur une autre page à propos des lignes suivantes du même rapport :
« Les lanternes ont été posées sous les guichets du Louvre suivant votre intention, et je tiendrai la main à ce qu’elles soient allumées tous les soirs. »
La phrase était terminée ainsi dans l’écriture du secrétaire, qui avait copié le rapport. Une autre main moins exercée avait ajouté à ces mots : « allumées tous les soirs, » ceux-ci : « fort exactement. »
À la marge se retrouvaient ces mots, de l’écriture évidemment du ministre Pontchartrain : « L’on ne peut trop. »
La même note que pour l’abbé de Bucqouy.
Cependant, il est probable que M. de Pontchartrain variait ses formules.
Voici autre chose :
« J’ai fait dire aux marchands de la foire Saint-Germain qu’ils aient à se conformer aux ordres du roy, qui défendent de donner à manger durant les heures qui conviennent à l’observation du jeusne, suivant les règles de l’Église. »
Il y a seulement à la marge ce mot au crayon : « Bon. »
Plus loin, il est question d’un particulier, arrêté pour avoir assassiné une religieuse d’Évreux. On a trouvé sur lui une tasse, un cachet d’argent, des linges ensanglantés et un gand. Il se trouve que cet homme est un abbé (encore un abbé !) ; mais les charges se sont dissipées selon M. d’Argenson, qui dit que cet abbé est venu à Versailles pour y solliciter des affaires qui ne lui réussissent pas, puisqu’il est toujours dans le besoin.
« Aincy, ajoute-t-il, je crois qu’on peut le regarder comme un visionnaire plus propre à renvoyer dans sa province qu’à tolérer à Paris, où il ne peut être qu’à charge au public. »
Le ministre écrit au crayon : « Qu’il luy parle auparavant. » Terribles mots, qui ont peut-être changé la face de l’affaire du pauvre abbé.
Et si c’était l’abbé de Bucquoy lui-même ! — Pas de nom ; seulement ce mot : Un particulier. — Il est question plus loin de la nommée Lebeau, femme du nommé Cardinal, connue pour une prostituée… Le sieur Pasquier s’intéresse à elle…
Au crayon, en marge : « À la maison de Force. Bon pour six mois. »
Je ne sais si tout le monde prendrait le même intérêt que moi à dérouler ces pages terribles intitulées : Pièces diverses de police. Ce petit, nombre de faits peint le point historique où se déroulera la vie de l’abbé fugitif. Et, moi qui le connais, ce pauvre abbé, — mieux peut-être que ne pourront le connaître mes lecteurs, — j’ai frémi en tournant les pages de ces rapports impitoyables qui avaient passé sous la main de ces deux hommes, — d’Argenson et Pontchartrain[2].
Il y a un endroit où le premier écrit après quelques protestations de dévouement :
« Je saurois même comme je le dois recevoir les reproches et les réprimandes qu’il vous plaira de me faire… »
Le ministre répond, à la troisième personne, et, cette fois, en se servant d’une plume : « Il ne les méritera pas quand il voudra ; et je serois bien fâché de douter de son dévouement, ne pouvant douter de sa capacité. »
Il restait une pièce dans ce dossier. « Affaire Le Pileur. » Tout un drame effrayant se déroula sous mes yeux.
Ne craignez rien, — ce n’est pas un roman.
L’action représente une de ces terribles scènes de famille qui se passent au chevet des morts, ou quand ils viennent de rendre le souffle. Dans ce moment, si bien rendu jadis sur une scène des boulevards, où l’héritier, quittant son masque de componction et de tristesse, se lève fièrement et dit aux gens de la maison : « Les clefs ? »
Ici, nous avons deux héritiers après la mort de Binet de Villiers : son frère Binet de Basse-Maison, légataire universel, et son beau-frère Le Pileur.
Deux procureurs, celui du défunt et celui de Le Pileur, travaillaient à l’inventaire, assistés d’un notaire et d’un clerc. Le Pileur se plaignit de ce qu’on n’avait pas inventorié un certain nombre de papiers que Binet de Basse-Maison déclarait de peu d’importance. Ce dernier dit à Le Pileur qu’il ne devait pas soulever de mauvais incidents et pouvait s’en rapporter à ce que dirait Châtelain, son procureur.
Mais Le Pileur répondit qu’il n’avait que faire de consulter son procureur ; qu’il savait ce qui était à faire, et que, s’il formait de mauvais incidents, il était assez gros seigneur pour les soutenir.
Basse-Maison, irrité de ce discours, s’approcha de Le Pileur et lui dit, en le prenant par les deux boutonnières du haut de son justaucorps, qu’il l’en empêcherait bien ; Le Pileur mit l’épée à la main, Basse-Maison en fit autant…
Ils se portèrent quelques coups d’épée sans beaucoup s’approcher. La dame Le Pileur se jeta entre son mari et son frère ; les assistants s’en mêlèrent et l’on parvint à les pousser chacun dans une chambre différente, que l’on ferma à clef.
Un moment après, l’on entendit s’ouvrir une fenêtre ; c’était Le Pileur qui criait à ses gens restés dans la cour « d’aller quérir ses deux neveux. »
Les hommes de loi commençaient un procès-verbal sur le désordre survenu, quand les deux neveux entrèrent le sabre à la main. C’étaient deux officiers de la maison du roi ; ils repoussèrent les valets, présentèrent la pointe aux procureurs et au notaire, demandant où était Basse-Maison.
On refusait de le leur dire, quand Le Pileur cria de sa chambre :
— À moi, mes neveux !
Les neveux avaient déjà enfoncé la porte de la chambre de gauche, et accablaient de coups de plat de sabre l’infortuné Binet de Basse-Maison, lequel était, selon le rapport, « hasthmatique. » Le notaire, qui s’appelait Dionis, crut alors que la colère de Le Pileur serait satisfaite et qu’il arrêterait ses neveux ; il ouvrit donc la porte et lui fit ses remontrances. À peine dehors, Le Pileur s’écria :
— On va voir beau jeu !
Et, arrivant derrière ses neveux, qui battaient toujours Basse-Maison, il lui porta un coup d’épée dans le ventre.
La pièce qui relate ces faits est suivie d’une autre plus détaillée, avec les dépositions de treize témoins, dont les plus considérables étaient les deux procureurs et le notaire.
Il est juste de dire que ces treize témoins avaient lâché pied au moment critique. Aussi, aucun ne rapporte qu’il soit absolument certain que Le Pileur ait donné le coup d’épée.
Le premier procureur dit qu’il n’est sûr que d’avoir entendu de loin les coups de plat de sabre.
Le second dépose comme son confrère.
Un laquais nommé Barry s’avance davantage. Il a vu le meurtre de loin par une fenêtre ; mais il ne sait si c’était Le Pileur ou un habillé de gris blanc qui a donné à Basse-Maison un coup d’épée dans le ventre. Louis Calot, autre laquais, dépose à peu près de même.
Le dernier de ces treize braves, qui est le moins considérable, le clerc du notaire, a veu la dame Le Pileur faire main-basse sur plusieurs des papiers du défunt. Il a ajouté qu’après la scène, Le Pileur est venu tranquillement chercher sa femme dans la salle où elle était, et « qu’il s’en alla dans son carrosse avec elle et les deux hommes qui avaient fait la violence. »
La moralité manquerait à ce récit instructif, touchant les mœurs du temps, si l’on ne lisait à la fin du rapport cette conclusion remarquable :
« Il y a peu d’exemples d’une violence aussi odieuse et aussi criminelle… Cependant, comme les héritiers des deux frères morts se trouvent aussi beaux-frères du meurtrier, on peut craindre avec beaucoup d’apparence que cet assassinat ne demeure impuni et ne produise d’autre effet que de rendre le sieur Le Pileur beaucoup plus traitable sur des propositions d’accommoder qui lui seront faites de la part de ses cohéritiers par rapport à leurs intérêts communs. »
On a dit que, dans le grand siècle, le plus petit commis écrivait aussi pompeusement que Bossuet. Il est impossible de ne pas admirer ce beau détachement du rapport qui fait espérer que le meurtrier deviendra plus traitable sur le règlement de ses intérêts… Quant au meurtre, à l’enlèvement des papiers, aux coups même, distribués probablement aux hommes de loi, ils ne peuvent être punis, parce que ni les parents ni d’autres n’en porteront plainte : M. Le Pileur étant trop gros seigneur pour ne pas soutenir même ses mauvais incidents…
Voilà un noble reste de mœurs féodales qui traîne comme une queue dans les dernières années du grand siècle, sous le règne de madame de Maintenon.
Il n’est plus question ensuite de cette histoire, — qui m’a fait oublier un instant le pauvre abbé ; — mais, à défaut d’enjolivements romanesques, on peut du moins découper des silhouettes historiques pour le fond du tableau. Tout déjà, pour moi, vit et se recompose. Je vois d’Argenson dans son bureau, Pontchartrain dans son cabinet, le Pontchartrain de Saint-Simon, qui se rendit si plaisant en se faisant appeler de Pontchartrain, et qui, comme bien d’autres, se vengeait du ridicule par la terreur.
Mais à quoi bon ces préparations ? Me sera-t-il permis seulement de mettre en scène les faits, à la manière de Froissard ou de Monstrelet ? On me dirait que c’est le procédé de Walter Scott, un romancier, et je crains bien qu’il ne faille me borner à une analyse pure et simple de l’histoire de l’abbé de Bucquoy…, quand je l’aurai trouvée.
J’avais bon espoir : M. Ravenel devait s’en occuper : ce n’était plus que huit jours à attendre. Et, du reste, je pouvais, dans l’intervalle, trouver encore le livre dans quelque autre bibliothèque publique.
Malheureusement, toutes étaient fermées, hors la bibliothèque Mazarine. J’allai donc troubler le silence de ces magnifiques et froides galeries. Il y a là un catalogue fort complet, que l’on peut consulter soi-même, et qui, en dix minutes, vous signale clairement le oui ou le non de toute question. Les garçons eux-mêmes sont si instruits, qu’il est presque toujours inutile de déranger les employés et de feuilleter le catalogue. Je m’adressai à l’un d’eux, qui fut étonné, chercha dans sa tête et me dit :
— Nous n’avons pas le livre… ; pourtant, j’en ai une vague idée.
Le conservateur est un homme plein d’esprit, que tout le monde connaît, et de science sérieuse. Il me reconnut.
— Qu’avez-vous donc à faire de l’abbé de Bucquoy ? est-ce pour un livret d’opéra ? J’en ai vu un charmant de vous il y a dix ans[3], la musique était ravissante. Le second est plus grandiose. Vous aviez là une actrice admirable… Mais la censure, aujourd’hui, ne vous laissera pas mettre au théâtre un abbé.
— C’est pour un travail historique que j’ai besoin du livre, répondis-je.
Il me regarda avec attention, comme on regarde ceux qui demandent des livres d’alchimie.
— Je comprends, dit-il enfin ; c’est pour un roman historique, genre Dumas.
— Je n’en ai jamais fait ; je n’en veux pas faire : je ne veux pas grever les journaux où j’écris de quatre ou cinq cents francs par jour de timbre… Si je ne sais pas faire de l’histoire, j’imprimerai le livre tel qu’il est !
Il hocha la tête et me dit :
— Nous l’avons.
— Ah !
— Je sais où il est. Il fait partie du fonds de livres qui nous est venu de Saint-Germain des Prés. C’est pourquoi il n’est pas encore catalogué… Il est dans les caves.
— Ah ! si vous étiez assez bon…
— Je vous chercherai cela : donnez-moi seulement quelques jours.
— Je commence le travail après-demain.
— Ah ! c’est que tout cela est l’un sur l’autre : c’est une maison à remuer. Mais le livre y est : je l’ai vu.
— Ah ! faites bien attention, dis-je, à ces livres du fonds de Saint-Germain des Prés, à cause des rats !… Ou en a signalé tant d’espèces nouvelles sans compter le rat gris de Russie venu à la suite des Cosaques ! Il est vrai qu’il a servi à détruire le rat anglais ; mais on parle à présent d’un nouveau rongeur arrivé depuis peu. C’est la souris d’Athènes. Il paraît qu’elle peuple énormément, et que la race a été apportée dans des caisses envoyées ici par l’Université que la France entretient à Athènes…
Le conservateur sourit de ma crainte et me congédia en me promettant tous ses soins.
Il m’est venu encore une idée : la bibliothèque de l’Arsenal est en vacances ; mais j’y connais un conservateur. Il est à Paris : il a les clefs. Il a été autrefois très-bienveillant pour moi, et voudra bien me communiquer exceptionnellement ce livre, qui est de ceux que sa bibliothèque possède en grand nombre.
Je m’étais mis en route. Une pensée terrible m’arrêta. C’était le souvenir d’un récit fantastique qui m’avait été fait il y a longtemps.
Le conservateur que je connais avait succédé à un vieillard célèbre[4], qui avait la passion des livres, et qui ne quitta que fort tard et avec grand regret ses chères éditions du xviie siècle ; il mourut, cependant, et le nouveau conservateur prit possession de son appartement.
Il venait de se marier, et reposait en paix près de sa jeune épouse, lorsque tout à coup il se sent réveillé, à une heure du matin, par de violents coups de sonnette.
La bonne couchait à un autre étage. Le conservateur se lève et va ouvrir.
Personne.
Il s’informe dans la maison : tout le monde dormait ; le concierge n’avait rien vu.
Le lendemain, à la même heure, la sonnette retentit de la même manière avec une longue série de carillons.
Pas plus de visiteur que la veille. Le conservateur, qui avait été professeur quelque temps auparavant, suppose que c’est quelque écolier rancuneux, affligé de trop de pensums, qui se sera caché dans la maison, ou qui aura même attaché un chat par la queue à un nœud coulant qui se sera relâché par l’effet de la traction…
Enfin, le troisième jour, il charge le concierge de se tenir sur le palier, avec une lumière, jusqu’au delà de l’heure fatale, et lui promet une récompense si la sonnerie n’a pas lieu.
À une heure du matin, le concierge voit avec consternation le cordon de sonnette se mettre en branle de lui-même, le gland rouge danse avec frénésie le long du mur. Le conservateur ouvre, de son côté, et ne voit devant lui que le concierge faisant des signes de croix.
— C’est l’âme de votre prédécesseur qui revient !
— L’avez-vous vu ?
— Non ; mais, des fantômes, cela ne se voit pas à la chandelle.
— Eh bien, nous essayerons demain sans lumière.
— Monsieur, vous pourrez bien essayer tout seul…
Après mûre réflexion, le conservateur se décide à ne pas essayer de voir le fantôme, et probablement on fit dire une messe pour le vieux bibliophile, car le fait ne se renouvela plus.
Et j’irais, moi, tirer cette même sonnette !… Qui sait si ce n’est pas le fantôme qui m’ouvrira ?
Cette bibliothèque est, d’ailleurs, pleine pour moi de tristes souvenirs ; j’y ai connu trois conservateurs, dont le premier était l’original du fantôme supposé ; le second, si spirituel et si bon… qui fut un de mes tuteurs littéraires[5] ; le dernier, qui me révélait si complaisamment ses belles collections de gravures, et à qui j’ai fait présent d’un Faust illustré de planches allemandes !… Non, je ne me déciderai pas facilement à retourner à l’Arsenal.
D’ailleurs, nous avons encore à visiter les vieux libraires. Il y a France ; il y a Merlin ; il y a Techener…
M. France m’a dit :
— Je connais bien le livre ; je l’ai eu dans les mains dix fois… Vous pouvez le trouver par hasard sur les quais : je l’y ai trouvé pour dix sous.
Courir les quais plusieurs jours pour un livre noté comme rare… J’ai mieux aimé aller chez Merlin.
— Le Bucquoy ? me dit son successeur. Nous ne connaissons que cela ; j’en ai même un sur ce rayon…
Il est inutile d’exprimer ma joie. Le libraire m’apporta un livre in-12, du format indiqué ; seulement, il était un peu gros (649 pages).
Je trouvai, en l’ouvrant, ce titre, en regard d’un portrait : « Éloge du comte de Bucquoy. » Autour du portrait, on retrouvait en latin : COMES A. BVCQVOY.
Mon illusion ne dura pas longtemps ; c’était une histoire de la rébellion de Bohème, avec le pochait d’un Bucquoy en cuirasse, ayant la barbe coupée à la mode de Louis XIII. C’est probablement l’aïeul du pauvre abbé. Mais il n’était pas sans intérêt de posséder ce livre ; car souvent les goûts et les traits de famille se reproduisent. Voilà un Bucquoy né dans l’Artois qui fait la guerre de Bohème ; sa figure révèle l’imagination et l’énergie avec un grain de tendance au fantasque. L’abbé de Bucquoy a dû lui succéder comme les réveurs succèdent aux hommes d’action.
En me rendant chez Techener pour tenter une dernière chance, je m’arrêtai à la porte d’un oiselier. Une femme d’un certain âge, en chapeau, vêtue avec ce soin à demi luxueux qui révèle qu’on a vu de meilleurs jours, offrait au marchand de lui vendre un canari avec sa cage.
Le marchand répondit qu’il était bien embarrassé seulement de nourrir les siens. La vieille dame insistait d’une voix oppressée. L’oiselier lui dit que son oiseau n’avait pas de valeur. La dame s’éloigna en soupirant.
J’avais donné tout mon argent pour les exploits en Bohème du comte de Bucquoy ; sans cela, j’aurais dit au marchand : « Rappelez cette dame, et dites-lui que vous vous décidez à acheter l’oiseau… »
La fatalité qui me poursuit à propos des Bucquoy m’a laissé le remords de n’avoir pu le faire.
M. Techener m’a dit :
— Je n’ai plus d’exemplaires du livre que vous cherchez ; mais je sais qu’il s’en vendra un prochainement dans la bibliothèque d’un amateur.
— Quel amateur ?…
— X, si vous voulez, le nom ne sera pas sur le catalogue.
— Mais, si je veux acheter l’exemplaire dès aujourd’hui… ?
— On ne vend jamais d’avance les livres catalogués et classés dans les lots. La vente aura lieu le 11 novembre.
Le 11 novembre !
Hier, j’ai reçu une note de M. Ravenel, conservateur de la Bibliothèque, à qui j’avais été présenté. Il ne m’avait pas oublié, et m’instruisait du même détail. Seulement, il paraît que la vente a été remise au 20 novembre.
Que faire d’ici là ? — Et encore, à présent, le livre montera peut-être à un prix fabuleux…
Je crains vraiment de fatiguer l’attention du public avec mes malheureuses pérégrinations à la recherche de l’abbé Bucquov. Toutefois, les lecteurs de feuilletons ne doivent plus s’attendre à l’intérêt certain qui résultait naguère des aventures attachantes, dues à la liberté qui nous était laissée de peindre des scènes d’amour.
J’apprends qu’on menace en ce moment un journal pour avoir dépeint une passion — réelle pourtant — qui se développe dans les récits d’un voyage au Groenland.
Ceci m’empêcherait peut-être de vous entretenir d’un détail curieux que je viens d’observer à Versailles, où je m’étais rendu pour voir si la bibliothèque de cette ville contenait l’ouvrage que je cherche.
La bibliothèque est située dans les bâtiments du château. Je me suis assuré de ce fait, qu’elle est encore, comme la plupart des noires, en vacances.
En revenant du château par l’allée de Saint-Cloud, je me suis trouvé au milieu d’une fête foraine, qui a lieu tous les ans à cette même époque.
Mes yeux se sont trouvés invinciblement attirés par l’immense tableau qui indique les exercices du Phoque savant.
Je l’avais vu à Paris l’an dernier, et j’avais admiré la grâce avec laquelle il disait papa-maman et embrassait une jeune personne, dont il exécutait tous les commandements.
J’ai toujours eu de la sympathie pour les phoques, depuis que j’ai entendu raconter en Hollande l’anecdote suivante ; — ce n’est pas un roman.
Si l’on en croit les Hollandais, ces animaux servent de chiens aux pêcheurs ; ils ont la tête du dogue, l’œil du veau et les fanons du chat. Dans la saison de la pêche, ils suivent les barques, et rapportent le poisson, quand le pêcheur le manque ou le laisse échapper.
En hiver, ils sont très-frileux, et chaque pêcheur en a un, qu’il laisse se traîner dans sa cabane, et qui, le plus souvent, garde le coin du feu, en attendant quelque chose de ce qui cuit dans la marmite.
Un pêcheur et sa femme se trouvaient très-pauvres. L’année avait été mauvaise, et, les subsistances manquant pour la famille, le pêcheur dit à sa femme :
— Ce poisson mange la nourriture de nos enfants. J’ai envie de l’aller jeter au loin dans la mer ; il ira retrouver ses pareils, qui se retirent l’hiver dans des trous, sur des lits d’algues, et qui trouvent encore des poissons à manger dans des parages qu’ils connaissent.
La femme du pêcheur supplia en vain son mari en faveur du phoque. La pensée de ses enfants mourant de faim arrêta bientôt ses plaintes.
Au point du jour, le pécheur plaça le phoque au fond de sa barque, et, arrivé à quelques lieues en mer, il le déposa dans une île. Le phoque se mit à folâtrer avec d’autres, sans s’apercevoir que la barque s’éloignait.
En rentrant dans sa cabine le pêcheur soupirait de la perte de son compagnon. Le phoque, revenu plus vite, l’attendait en se séchant devant le feu !
On supporta encore la misère quelques jours ; puis, troublé par les cris de détresse de ses enfants, le pêcheur prit une plus forte résolution.
Il alla fort loin, cette fois, et précipita le phoque dans la haute mer, loin des côtes.
Le phoque essaya, à plusieurs reprises, avec ses nageoires, qui ont la forme d’une main, de s’accrocher au bordage. Le pécheur, exaspéré, lui appliqua un coup de rame qui lui cassa une nageoire. Le phoque poussa un cri plaintif presque humain, et disparut dans l’eau teinte de son sang.
Le pêcheur revint chez lui le cœur navré. — Le phoque n’était plus au coin de la cheminée, cette fois.
Seulement, la nuit même, le pêcheur entendit des cris dans la rue. Il crut qu’on assassinait quelqu’un et sortit pour porter secours.
Sur le pas de la porte, il trouva le phoque qui s’était traîné jusqu’à la maison, et qui criait lamentablement, en levant au ciel sa nageoire saignante.
On le recueillit, on le pansa, et l’on ne songea plus à l’exiler de la famille ; car, de ce moment, la pêche était devenue meilleure.
Cette légende ne vous paraîtra sans doute pas dangereuse : il ne s’y trouve pas un mot d’amour.
Mais je suis embarrassé pour vous raconter ce que j’ai entendu dans l’établissement où l’on montre le phoque, à Versailles. Vous jugerez du danger que ce récit peut présenter.
Je fus étonné, au premier abord, de ne pas retrouver celui que j’avais vu l’année passée. Celui que l’on montre aujourd’hui est d’une autre couleur, et plus gros.
Il y avait là deux militaires du camp de Satory, un sergent et un fusilier, qui exprimaient leur admiration dans ce langage mélangé d’alsacien et de charabia, qui est commun à certains régiments.
Excité par un coup de baguette du maître, le phoque avait déjà fait plusieurs tours dans l’eau. Le sergent n’avait jeté dans la cuve que le coup d’œil dédaigneux d’un homme qui a vu beaucoup de poissons savants.
le sergent. — Ça n’est pas toi que tu te tournerais comme cela dans l’eau de la merrr.
le fusilier. — Je m’y retournerais tout de même si l’eau n’était pas si froide ou si j’avais un paletot en poil comme le poisson.
le sergent. — Qu’est-ce que tu dis d’un paletot en poil qu’il a, le poisson ?
le fusilier. — Tâtez, sergent.
Le sergent s’apprête à tâter.
— N’y touchez pas ! dit le maître du phoque… Il est féroce quand il n’a pas mangé…
le sergent, avec dédain. — J’en ai vu en Algerrr des poissons, qu’ils étaient deux et trois fois plus longs ; il est vrai de dire qu’ils n’avaient pas de poils, mais des écailles… Je ne crois pas même qu’il y en ait de ceux-là en Afrique !
le maître. — Faites excuse, sergent ; celui-ci a été pris au cap Vert.
le sergent. — Alors, s’il a été pris au cap Verrrt… c’est différent… Mais je crois que les hommes qui ont retiré ce poisson de la merrr… ont dû avoir du mal !…
le maître. — Oh ! sergent, je vous en réponds. C’était moi et mon frère… Il n’y faisait pas bon à le toucher.
le sergent, au fusilier. — Tu vois que c’était bien véritable, ce que je t’avais dit[6].
le fusilier, étourdi par le raisonnement, mais avec résignation : — C’est vrai tout de même, sergent.
Le sergent, flatté, donna un sou pour voir le déjeuner du phoque, soumis aux chances de la libéralité des visiteurs.
Bientôt, grâce à la cotisation des autres spectateurs, on fut à la tête d’un assez grand nombre de harengs pour que le phoque commençât ses exercices dans son baquet peint en vert.
— Il s’approche du bord, dit le maître. Il faut qu’il sente si les harengs sont bien frais… Autrement, si on le trompe, il refuse d’amuser la société.
Le phoque parut satisfait et dit : Papa et maman, avec un accent du Nord qui laissait cependant percevoir les syllabes annoncées.
— Il parle en hollandais, dit le sergent, et vous disiez que vous l’aviez pris au cap Vert !
— C’est vrai. Mais il ne peut perdre son accent même en s’approchant du Midi… Ce sont des voyages qu’ils font dans la belle saison, pour leur santé. Ensuite, ils retournent au Nord, — à moins qu’on ne les pêche, comme on a fait de celui-ci, pour leur faire visiter Versailles.
Après les exercices phonétiques, récompensés chacun par l’ingurgitation d’un hareng, on commença la gymnastique ; le poisson se dressa debout sur sa queue, dont les phalanges régulières représentent presque des pieds humains ; puis il fit encore diverses évolutions dans l’eau, guidé par l’aspect de la badine et moyennant d’autres harengs.
J’admirais combien l’esprit des pays du Nord agissait, même sur ces êtres mixtes. Le pouvoir ne peut rien obtenir d’eux sans de fortes garanties.
Les exercices terminés, le maître nous montra étendue sur la muraille la peau du phoque qu’il avait fait voir à Paris l’année dernière. Le soldat triompha en ce moment de son supérieur, dont les regards avaient été peut-être éblouis précédemment par le champagne de Satory.
Ce que le soldat avait appelé le paletot de ces sortes de poissons était véritablement une bonne peau couverte de poils tachetés de la longueur de ceux d’un jeune veau. Le sergent ne songea plus à maintenir les privilèges de l’autorité.
En sortant, j’écoutai le dialogue suivant entre la directrice et une dame de Versailles :
— Et cela mange beaucoup de harengs, ces animaux-là ?
— Ne m’en parlez pas, madame, celui-ci nous coûte vingt-cinq francs par jour (comme un représentant). Chaque hareng vaut trois sous, n’est-ce pas ?
— C’est vrai, dit la dame en soupirant…, le poisson est si cher à Versailles !
Je m’informai des causes de la mort du phoque précédent.
— J’ai marié ma fille, dit la directrice, et c’est ce qui en est cause, le phoque en a pris du chagrin, et il est mort. On l’avait cependant mis dans des couvertures et soigné comme une personne… mais il était trop attaché à ma fille. Alors, j’ai dit à mon fils : « Va-t’en en chercher un autre…, et que ce ne soit plus un mâle, parce que les femelles s’attachent moins. » Celle-ci a des caprices ; mais, avec des harengs frais, on en fait tout ce que l’on veut !
Que cela est instructif, l’observation des animaux ! et combien cela se lie étroitement aux hypothèses soulevées par des milliers de livres du siècle dernier ! En parcourant à Versailles les étalages des bouquinistes, j’ai rencontré un in-12 intitulé Différence entre l’homme et la bête. Il y est dit que, pendant l’hiver, les Groenlandais enterrent sous la neige des phoques, « pour les manger ensuite crus et gelés, tels qu’ils les en retirent. »
Ici, le phoque me parait supérieur à l’homme, puisqu’il n’aime que le poisson frais.
À la page 93, j’ai trouvé cette pensée délicate : « Dans l’amour, on se connaît parce qu’on s’aime ; dans l’amitié, on s’aime parce qu’on se connaît. »
Et cette autre ensuite : « Deux amants se cachent mutuellement leurs défauts et se trahissent ; deux amis, au contraire, se les avouent et se les pardonnent. »
J’ai laissé sur l’étalage ce moraliste qui aime les bêtes, et qui n’aime pas l’amour !
Nous venons de voir pourtant que le phoque est capable et d’amour et d’amitié.
Qu’arriverait-il cependant si l’on saisissait ce feuilleton pour avoir parlé un instant de l’amour d’un phoque pour sa maîtresse : heureusement, je n’ai fait qu’effleurer le sujet.
L’affaire du journal inculpé pour avoir parlé d’amour dans un voyage chez les Esquimaux est sérieuse, si l’on en croit cette réponse d’un substitut auquel on a demandé, ce qui distinguait le feuilleton de critique, de voyages ou d’études historiques, du feuilleton-roman, et qui aurait dit :
— Ce qui constitue le feuilleton-roman, c’est la peinture de l’amour. Le mot roman vient de romance. Tirez la conclusion.
La conclusion me parait fausse ; si elle devait prévaloir, le public répéterait ces vers des Rêveries renouvelées des Grecs :
Sans un petit brin d’amour
Finit la tragédie…
Ah ! quant à moi, je suis pour
Un petit brin d’amour.
Je suis honteux véritablement d’entretenir vos lecteurs de pareilles balivernes. Après avoir terminé cette lettre, je demanderai une audience au procureur de la République. La justice chez nous est sévère, dure souvent comme la loi latine (dura lex, sed lex), mais elle est française, c’est-à-dire capable de comprendre plus que toute autre ce qui est du ressort de l’esprit…
Admirez, s’il vous plaît, ma fermeté ; — je viens de me rendre au Palais de Justice.
On a souvent peur, en pareil cas, de ne sortir du parquet du procureur de la République que pour être guillotiné. Je dois à la vérité de dire que je n’ai trouvé là que des façons gracieuses et des visages bienveillants.
Je me suis entièrement trompé en rapportant la réponse d’un substitut à la question qui lui était faite touchant le roman-feuilleton. C’était sans doute un substitut de province en vacances, qui n’exposait qu’une opinion privée dans un salon quelconque, ou, certes, il n’a pu conquérir l’assentiment des dames.
Par bonheur, j’ai pu m’adresser au substitut officiel chargé des questions relatives aux journaux, et il m’a été dit que « l’appréciation des délits relatifs au roman-feuilleton ne concernait nullement le parquet. »
Le parquet n’agit que d’après les déclarations de contraventions qui lui sont faites par la direction du Timbre, — lequel a des agents chargés d’apprécier le cas où un simple feuilleton pourrait mériter le titre de roman et se trouver soumis aux exigences du timbre.
Rassurons-nous donc pour le présent, — sans oublier qu’il nous faut encore aller consulter la direction du Timbre, laquelle ressort de l’administration de l’enregistrement et des domaines.
Je suis encore obligé de parler de moi-même et non de l’abbé de Bucquoy. La compensation est mince. Il faut cependant que le public admette que l’impossibilité où nous sommes d’écrire du roman nous oblige à devenir les héros des aventures qui nous arrivent journellement, comme à tout homme, et dont l’intérêt est sans doute fort contestable le plus souvent.
Enfin, nous nous essayons sur un terrain mobile et glissant, il faut donc nous guider ou nous avertir…
De plus, il est certaines observations personnelles qui se rattachent à bien des idées et à bien des choses auxquelles tout le monde est intéressé plus ou moins, et d’où il est bon de faire sortir des observations utiles.
La polémique fait la puissance de la presse et détermine son utilité. Un journal dans lequel j’ai travaillé autrefois, lorsqu’il était sous la direction de M. Lepage, — le Corsaire, — me reproche aujourd’hui d’avoir changé de couleur. Je sais que, dans tous les journaux, ces variations apparentes tiennent surtout aux changements de propriétaires ou de directeurs, qui donnent à la feuille une marche quelconque, selon leurs convictions ou leurs intérêts. Pour un écrivain, le reproche est plus grave.
On argue quelquefois du changement de conviction : ce que les gens religieux et monarchiques admettent surtout volontiers, d’après le Nouveau Testament et d’après l’histoire ; mais celui qui écrit ces lignes se trouve, par hasard peut-être, dans une autre situation.
Il y a eu, dans les renseignements qu’a pu prendre le rédacteur du Corsaire, confusion entre deux noms. Je ne suis pas le même que M. Gérard qui faisait partie du bureau de l’esprit public, et qui, sans doute, écrivait d’après ses opinions personnelles. Étranger toujours aux luttes des partis, je dois même dire que j’ai connu cet homonyme, auquel mon nom a pu faire du tort dans son parti, comme le sien risquerait de m’en faire aujourd’hui, — si j’appartenais à un parti.
Je n’ai jamais reçu de mission d’aucun ministère. J’en aurais sollicité même ou accepté quelqu’une que je ne m’en sentirais pas embarrassé, — l’argent consacré à ces travaux souvent utiles, étant voté par les Chambres ou les Assemblées, et ne venant nullement des souverains.
Il est des gens qui crient très-haut qu’ils n’ont jamais voulu se vendre ; c’est peut-être qu’on ne se serait jamais soucié de les acheter.
Pour tout écrivain arrivé à cette notoriété que, même sans grand talent, on acquiert avec le travail et l’étude, il y a quelquefois du mérite à ne rien solliciter des monarques, bien que l’argent même qui vient de ce côté appartienne encore à la nation. Seulement, cela devient une faveur ; dans les autres cas, c’est souvent un droit.
Je n’ai jamais fait de politique, sauf quelques articles sur des nouvelles étrangères, écrits récemment. Les ouvrages littéraires que j’ai publiés depuis longtemps ont toujours porté l’empreinte du libéralisme avant la République comme depuis. Je pense qu’à moins de fortes convictions dans un sens donné, tout écrivain doit avertir le pouvoir s’il se trompe, — et le peuple s’il est trompé.
En 1839, revenant d’Allemagne, j’avais écrit Leo Burckart pour la Porte-Saint-Martin. Jamais, avant cette époque, Je n’avais eu de rapport avec un ministre ; la pièce, reçue par Harel, était en répétition depuis un mois, lorsqu’il fallut, selon l’usage, envoyer deux manuscrits à la censure. C’était une dépense de soixante francs pour cinq actes et un prologue. Il est vrai qu’on rendait l’un des deux manuscrits. Mais il faut toujours remarquer ici que les écrivains sont grevés en tout plus que les autres producteurs. Exemplaires de livres pour les bibliothèques, exemplaires de manuscrits pour la censure.
Pardon, je m’amuse en répondant au Corsaire, et je le remercie de m’a voir fourni ce moyen de ne pas chercher aujourd’hui l’abbé de Bucquoy.
Je dis donc que, grevés déjà dans la publication de nos travaux par les priviléges d’imprimerie, qui prélèvent sur notre profession une sorte d’impôt représenté par ce qu’on appelle les étoffes, c’est-à-dire le tiers du prix de main-d’œuvre, — en doutez-vous ? — nous le sommes encore par l’existence des priviléges de théâtre, donnés assez souvent à des gens bien pensants, mais ignorants des choses de théâtre, lesquels prélèvent encore un bénéfice sur le talent des auteurs et des artistes ; nous le sommes encore par suite du cautionnement et du timbre des journaux, qui souvent imposent à l’écrivain un directeur ou un rédacteur en chef entièrement illettré. Cela est devenu rare aujourd’hui…, mais cela s’est vu.
Me voilà donc, ayant éprouvé, comme nous tous, le malheur qui résulte d’une profession qui n’en est pas une, et d’une propriété que, selon le mot d’Alphonse Karr, on a toujours négligé de déclarer propriété ; me voilà donc forcé, pendant six mois, de solliciter le visa du ministère de l’intérieur, et, par conséquent, de me mettre en rapport avec ses hôtes.
Il y avait là beaucoup d’anciens, gens d’esprit, que cela amusait fort de faire promener un écrivain non sérieux. M. Véron, dont j’avais fait la connaissance dans un restaurant, me dit un jour :
— Vous vous y prenez mal. Je vais vous donner une lettre pour la censure.
Et il me remit un billet où se trouvaient ces mots : « Je vous recommande un jeune auteur qui travaille dans nos journaux d’opposition constitutionnelle, et qui sollicite de vous un visa, etc. » M. Véron, dans le journal duquel j’ai, en effet, écrit quelques colonnes en l’honneur des grands philosophes du xviiie siècle, ne m’en voudra pas de révéler ce détail, qui lui fait honneur.
De ce jour, toutes les portes s’ouvrirent pour moi, et l’on voulut bien me dire le motif qu’on avait pour arrêter ma pièce et pour me priver, pendant tout un rude hiver, de son produit.
On en jugeait le spectacle dangereux, à cause surtout d’un quatrième acte qui représentait avec trop de réalité, et sous des couleurs trop purement historiques, le tableau d’une vente de charbonnerie. On m’eût loué de rendre les conspirateurs ridicules ; on ne voulait pas supporter l’équitable point de vue que m’avait donné l’étude de Shakspeare et de Gœthe, — si faible que pût être mon imitation.
La pièce, il est vrai, concluait contre l’assassinat politique, mais en montrant l’impossibilité, pour un homme de cœur, de soutenir les idées arriérées d’une cour.
M. de Montalivet était ministre alors. Je ne pus pénétrer jusqu’à lui. Cependant, c’était sur ses décisions que les bureaux, très-polis du reste et très-bienveillants pour moi, rejetaient la responsabilité.
Les répétitions étaient suspendues toujours ; Bocage, appelé par un engagement de province, avait laissé là le rôle, dans lequel son talent eût été une fortune pour ce pauvre Harel et pour moi. Le printemps, saison peu avantageuse pour le théâtre, commençait à s’avancer. Je parlais de ma déconvenue à un écrivain politique, dans un de ces bureaux de journaux où la ligne qui sépare le premier Paris du feuilleton est souvent oubliée pour ne laisser subsister que les relations d’hommes qui se voient habituellement.
— Vous êtes bien bon, me dit-il, de vous donner tant de peine. La censure n’existe pas en ce moment.
— J’ai des raisons de penser le contraire.
— Elle existe de fait et non de droit…, comprenez-vous ?
— Comment ?
— Il y a trois ans, le ministre a obtenu un vote provisoire des Chambres pour le rétablissement de la censure, mais sous la condition de présenter une loi définitive au bout de deux ans.
— Eh bien ?
— Eh bien, il y a trois ans de cela.
Sans être un homme processif, je sentis qu’il y avait là nécessité de soutenir, non pas mes intérêts, les écrivains y songent rarement, mais ceux de ma production littéraire.
J’allai trouver M. Lefèvre, le défenseur agréé et attitré de l’association des auteurs dramatiques. M. Lefèvre me dit fort poliment :
— Vous pouvez avoir raison… Mais notre association évite prudemment de s’engager dans les questions politiques. De plus, mes opinions me font un devoir de m’abstenir. Vous trouverez d’autres agréés qui soutiendront votre affaire avec plaisir.
J’allai trouver M. Schayé, qui me dit :
— Vous avez raison : ils sont dans une position fausse. Nous allons leur envoyer du papier timbré.
Le lendemain, je reçus une lettre qui m’accordait une audience du ministre de l’intérieur…, à cinq heures du soir.
Le ministre me reçut entre deux portes et me dit :
— Je n’ai pu encore lire votre manuscrit ; je l’emporte à la campagne. Revenez, je vous prie, après-demain, à la même heure.
Je fus obligé de prendre mon tour pour l’audience. J’attendis longtemps, et il était tard lorsque je fus introduit. Mais que ne ferait pas un auteur pour sauver sa pièce et la tirer des griffes du ministre ?
Le ministre m’adressa un salut froid et chercha mon manuscrit dans ses papiers. N’ayant alors jamais vu de près un ministre, j’examinai la figure belle mais un peu fatiguée de M. de Montalivet. Il appartenait à cette école politique qu’affectionnait le vieux monarque et que l’on pourrait appeler le parti des hommes gras. Abandonné à ses instincts, Louis-Philippe aurait tout sacrifié pour ces hommes qui lui donnaient une idée flatteuse de la prospérité publique. Comme César, qui n’aimait pas les maigres, il se méfiait des tempéraments nerveux comme celui de M. Thiers, ou bilieux comme celui de M. Guizot. On les lui imposa, — et ils le perdirent… soit en le voulant, soit sans le vouloir. M. de Montalivet avait retrouvé le manuscrit énorme qui contenait mon avenir dramatique. Il me le tendit par-dessus une table, et, se privant avec bon sens de ces phrases banales que l’on prodigue trop légèrement aux auteurs, il me dit :
— Reprenez votre pièce, faites la jouer, et, si elle cause quelque désordre, on la suspendra.
Je saluai et je sortis.
Si je ne savais pas, par des récits divers, que M. de Montalivet est un homme fort aimable dans les sociétés, je croirais avoir eu une entrevue avec ce même M. de Pontchartrain dont il sera question dans la Vie de l’abbé de Bucquoy.
La difficulté était de faire remonter la pièce, qui avait perdu une partie de ses acteurs primitifs. Il fallut attendre la fin d’un succès qui se soutenait au théâtre. L’été s’avançait ; Harel me dit :
— J’attends un éléphant pour l’automne ; la pièce n’aura donc qu’un nombre limité de représentations.
On la monta cependant avec les meilleurs acteurs de la troupe : Madame Mélingue, Raucourt, Mélingue, Tournan et le bon Moessard. Ils furent tous pleins de bienveillance et de sympathie pour moi, et surent tirer grand parti d’une pièce un peu excentrique pour le boulevard.
Seulement, les répétitions se prolongèrent encore beaucoup. Un directeur n’est pas dans une très-belle position pécuniaire quand il attend un éléphant. Au cœur de la belle saison, Harel comptait peu sur les recettes qu’il aurait pu recueillir si l’on eût joué la pièce à l’entrée de l’hiver. Une seule décoration nouvelle était indispensable, celle d’un tableau représentant des ruines éclairées par la lune, à Elsenach, près du château de la Wartburg.
J’avais rêvé cette décoration, je l’ai vue en nature, il y a un mois, en quittant l’électorat de Hesse-Cassel pour me rendre à Leipsick.
Harel disait continuellement :
— J’ai commandé le décor à Cicéri. On le posera aux répétitions générales.
On le posa l’avant-veille de la représentation.
C’était un souterrain, fermé avec des statues de chevaliers, pareil à celui dans lequel on jouait le Tribunal secret, à l’Ambigu.
Peut-être encore était-ce le même, qu’on avait racheté et fait repeindre.
Je m’étais mis dans la tête de faire exécuter dans la pièce les chants de Kœrner, rendus admirablement en musique par Weber. Je les avais entendus ; je les avais répétés en traversant à pied les routes de la forêt Noire, avec des étudiants et des compagnons allemands. Celui de la Chasse de Lutzow avait été originairement dirigé contre la France ; mais ma traduction lui faisait perdre ce caractère, et je n’y voyais plus que le chant de l’indépendance d’un peuple qui lutte contre l’étranger. Celui de l’Épée était reproduit dans ce couplet :
Amour des nobles âmes,
Sur nous répands tes flammes :
Au nom du Dieu vivant qu’ici nous implorons,
Jurons ! jurons ! jurons !
Et pour la liberté, qu’un jour nous espérons,
Mourons ! mourons ! mourons !…
J’avais consulté Auguste Morel sur des possibilités d’exécution de ces morceaux. Il voulut bien arranger une partition convenant aux exigences du théâtre, et pour laquelle il fallait nécessairement seize choristes.
Nous pensâmes aux ouvriers de Mainzer et à ceux de l’Orphéon. J’étais allé trouver les chefs de chœur dans leurs ateliers et dans leurs pauvres mansardes, et ils m’avaient donné libéralement leur concours, moyennant seulement le prix de leurs journées que les répétitions leur faisaient ordinairement perdre. Ils perdirent un mois.
Harel, un peu gêné pour le payement des figurants ordinaires, les réduisit au nombre qui était indispensable, et les ouvriers se trouvaient forcés relativement de figurer, et de faire les évolutions ordinaires des comparses. Ils ne représentaient, du reste, que des étudiants et avaient peu à faire. Toutefois, l’inexpérience nuisait souvent aux effets dé la mise en scène.
Ils étaient ravis des deux chants populaires, qui sont restés dans les concerts orphéonistes.
Le soir de la première représentation, j’étais inquiet des accessoires, qui, comme la marée de Vatel, n’arrivaient pas…
Si les accessoires n’arrivaient pas, c’est qu’en général, il en est ainsi dans tous les théâtres ; — ce n’est qu’au dernier moment qu’on s’occupe des détails. Souvent aussi le directeur, ne peut payer d’avance, le costumier, le peintre ou le décorateur, qui ne rendent leur travail, ou celui de leurs ouvriers, que moyennant une délégation sur la recette, dont il est impossible, avant le soir même, de prévoir le total.
Le pauvre Harel, qui était un homme après tout remarquable, qui avait été directeur du Nain jaune, et qui a été couronné par l’Académie, pour un éloge de Voltaire, pliait dans ce moment-là sous le poids des obligations que lui avait créées sa lutte obstinée avec la mauvaise fortune de la Porte-Saint-Martin.
Le privilége était grevé de quinze mille francs, qu’il fallait donner annuellement à un directeur très-spirituel, qui avait trouvé le moyen de se faire conférer deux théâtres : l’un possédé directement, l’autre, qui n’était qu’un fief, dont le produit médiocre faisait sourire le possesseur, et cependant ruinait peu à peu le possédant.
Ceci est déjà de l’ancien régime ; bornons-nous à constater que, si Harel eût eu dans sa caisse les cent cinquante mille francs qu’il avait donnés en dix ans à son suzerain, il n’aurait peut-être pas été gêné à l’époque où il attendait l’éléphant.
Harel était forcé souvent d’engager les costumes les plus brillants du théâtre. Alors, il ne fallait pas lui parler de pièces moyen âge ou Louis XV ; encore moins de celles qui pouvaient concerner des époques luxueuses, grecques, bibliques ou orientales.
On lui offrit un jour une pièce de la Régence qui promettait un succès par l’effet serré des combinaisons. Harel fit appeler M, Dumas — costumier — et lui dit :
— Comment sommes-nous en costumes de la Régence ?
— Monsieur, bien mal ; il n’y a plus d’habits !… Nous avons un peu de gilets et des trousses (ce sont les culottes du temps).
— Eh bien, Dumas, avec des gilets et des trousses, il suffit d’ajouter des habits de serge en couleurs éclatantes. L’éclat des gilets suffira, à la rampe, pour satisfaire le public.
C’est ainsi que fut montée la Duchesse de la Vaubalière, où les gilets de la Régence éblouirent longtemps les amateurs instruits qui formaient des queues mirifiques avec des billets à cinquante et à soixante-quinze centimes.
— Ce succès-là m’a ruiné, me disait plus tard Harel.
Et il me montrait les livres qui constataient une moyenne de recettes de huit cents francs pour les vingt premières représentations.
Ensuite, cela baissait sensiblement. Alors, je me suis dit :
— Ne croyons plus aux grands succès dramatiques.
Je continuai à m’inquiéter des accessoires. Il s’agissait de seize casquettes d’étudiants et de seize masques pour la scène de la Sainte-Wehmé, — masques en velours noir, nécessairement, — qui avaient été bien connus par les représentations du Bravo, de Lucrèce Borgia et d’une foule d’autres drames.
Les casquettes n’arrivèrent qu’au premier entr’acte ; mais on me dit :
— Les masques ne peuvent tarder d’arriver.
On juge mal, dans les coulisses ; c’est le sort des hommes d’État. Le public écoutait avec un silence merveilleux. Le troisième acte ayant fini, je conçus une inquiétude touchant les seize masques qui devaient servir au quatrième acte.
Je montai jusque dans les combles du théâtre. Quelques figurants revêtaient des costumes de gardes nobles allemands, bleus avec des torsades jaunes ; d’autres, des costumes de sicaires et de trabans, qui les humiliaient beaucoup.
Quant aux étudiants, ils s’habillaient sans crainte, étant assurés de leurs casquettes, et ne songeaient pas qu’il fallait avoir des masques pour la scène de vente du quatrième acte.
— Où sont les masques ? dis-je.
— Le chef des accessoires ne les a pas encore distribués.
J’allai trouver Harel.
— Les masques ?
— Ils vont arriver.
L’entr’acte semblait déjà long au public ; on avait épuisé les ressources ordinaires d’Harel, qui consistaient, pour faire attendre un lever de rideau tardif, en une pluie de petits papiers au premier entr’acte ; au second, en une casquette qui, tombée du paradis, passait de mains en mains sur le parterre ; au troisième entr’acte, en une scène de loges qui provoquait au parterre ce dialogue obligé : « Il l’embrassera !… il ne l’embrassera pas !… »
L’usage était, entre le troisième et le quatrième acte, lorsque l’intervalle se prolongeait trop, de faire aboyer un chien, ou crier un enfant. Des gamins, payés, s’écriaient alors : « Assoyez-vous sur le moutard ! » Et tout était dit. L’orchestre entonnait, au besoin, la Parisienne, — permise alors.
Harel me dit, après dix minutes d’entr’acte :
— Les étudiants ont leurs casquettes… Mais ont-ils bien besoin de masques ?
— Comment ! pour la scène du tribunal secret !… Vous le demandez ?
— C’est que l’on s’est trompé : l’on ne nous a envoyé que des masques d’arlequin… Ils ont cru qu’il s’agissait d’un bal ; parce que, dans les drames modernes, il y a toujours un bal au quatrième acte.
— Où sont les masques ? dis-je, en soupirant, à Harel.
— Chez le costumier.
J’entrai là, au milieu des imprécations de tous les ouvriers-étudiants qui, sur ma parole, s’étaient engagés à jouer des rôles sérieux.
— Masques d’arlequins !… me disait-on ; cela ne va pas trop avec notre costume.
Mélingue et Raucourt, qui avaient des masques à eux, en velours noir, se prélassaient dans le foyer, sûrs de n’être pas ridicules. Mais les affreux masques des étudiants, avec leur nez de carlin et leurs moustaches frisées, m’inquiétaient beaucoup.
Raucourt dit :
— Il n’y a qu’un moyen, c’est de couper les moustaches. Le nez est un peu écrasé, mais, pour des conspirateurs, cela ne fait rien. On dira qu’ils n’ont pas eu de nez.
Enfin, pour sauver l’acte, nous nous mîmes tous, madame Mélingue, Raucourt, Mélingue et Tournan, à couper les barbes des masques d’arlequin, qui, à la rampe, faisaient scintiller leur surface luisante et étaient un peu de sérieux à la scène de la Sainte-Wehmé.
Quelqu’un me dit :
— Harel vous trahit.
Je n’ai jamais voulu le croire.
Quant à la décoration dite de Cicéri, elle nous avait forcés de supprimer un tiers de l’acte ; attendu qu’il était impossible, dans un caveau, de faire les évolutions qu’auraient permises une scène ouverte à plusieurs plans.
Le quatrième acte, réduit à ces proportions, ne justifia pas les craintes qu’avait manifestées la direction des Beaux-Arts.
Heureusement, le talent des acteurs enleva le cinquième acte, qui présentait des difficultés. Le mot le plus applaudi de la pièce fut celui-ci, qui était prononcé par un étudiant : « Les rois s’en vont… je les pousse ! » Le tonnerre d’applaudissements qui suivit ces mots, bien simples pourtant, provoqua cette phrase de Harel :
— La pièce sera arrêtée demain ;… mais nous aurons eu une belle soirée.
L’effet froid du quatrième acte rajusta les choses. Harel, qui espérait peut-être une persécution, ne l’obtint pas.
Toutefois, il réclama au ministère une indemnité pour le retard que les exigences de la censure avaient apporté aux représentations et les pertes qu’il avait faites, faiblement compensées par l’avenir qu’offrait l’éléphant attendu par lui.
Au bout de trente représentations d’été, je vis avec intérêt cet animal succéder aux effets du drame. Les seize ouvriers, qui coûtaient cher, furent congédiés, et je résolus d’aller me retremper en Allemagne aux vignes du Danube, des ennuis que m’avaient causés les vignes du Rhin.
Le Rhin est perfide ; il a trop de lorelys qui chantent le soir dans les ruines des vieux châteaux ! Quant au Danube, quel bon fleuve ! Il me semble aujourd’hui qu’il roule dans ses flots des saucisses (wurchell) et des gâteaux glacés de sel.
Ceci est un souvenir de Vienne. Il ne faut pas anticiper.
Harel avait été dédommagé des pertes qu’il avait subies par le retard apporté aux représentations de la pièce. Sa réclamation me donnait aussi les mêmes droits.
C’était un ministère amené par les efforts de l’opposition qui avait succédé au ministère de cour dont j’ai parlé. Je fis valoir mes droits. Mais je ne voulus pas que l’argent de l’État fût même dépensé sans compensation. Je promis six cents francs de copie pour les six cents francs qu’on me rendait.
J’ai envoyé des articles sur des questions de commerce et de contrefaçon pour le double de ce que j’ai pu recevoir.
Voilà ma réponse au Corsaire.
Reparlons de l’abbé de Bucquoy. On m’a communiqué sa généalogie aux Archives. — Son nom patronymique est Longueval. Et, par cette particularité qui fait sans cesse en France l’étonnement des personnes simples, ce nom ne se trouve pas une seule fois dans les récits et les actes qui le signalent à l’attention publique.
Les Archives possèdent sur cette famille une histoire charmante d’amour que je puis vous adresser sans crainte, puisqu’elle est complètement historique.
C’est un manuscrit d’environ cent pages, au papier jauni, à l’encre déteinte, dont les feuilles sont réunies avec des faveurs d’un rose passé, et qui contient l’histoire d’Angélique de Longueval ; j’en ai pris quelques extraits que je tâcherai de lier par une analyse fidèle.
Angélique de Longueval était fille d’un des plus grands seigneurs de Picardie. Jacques de Longueval, comte de Haraucourt, son père, conseiller du roi en ses conseils, maréchal de ses camps et armées, avait le gouvernement du Câtelet et de Clermont en Beauvoisis, C’était dans le voisinage de cette dernière ville, au château de Saint-Rimbaud, qu’il laissait sa femme et sa fille, lorsque le devoir de ses charges l’appelait à la cour ou à l’armée.
Dès l’âge de treize ans, Angélique de Longueval, d’un caractère triste et rêveur, n’ayant goût, comme elle le disait, ni aux belles pierres, ni aux belles tapisseries, ni aux beaux habits, ne respirait que la mort pour guérir son esprit. Un gentilhomme de la maison de son père en devint amoureux. Il jetait continuellement les yeux sur elle, l’entourait de ses soins, et, bien qu’Angélique ne sût pas encore ce que c’était qu’amour, elle trouvait un certain charme à la poursuite dont elle était l’objet.
La déclaration d’amour que lui fit ce gentilhomme resta même tellement gravée dans sa mémoire, que, six ans plus tard, après avoir traversé les orages d’un autre amour, des malheurs de toute sorte, elle se rappelait encore cette première lettre et la retraçait mot pour mot. Qu’on nous permette de citer ici ce curieux échantillon du style d’un amoureux de province au temps de Louis XIII.
Voici la lettre du premier amoureux de mademoiselle Angélique de Longueval :
« Je ne m’étonne plus de ce que les simples, sans la force des rayons du soleil, n’ont nulle vertu, puisque, aujourd’hui, j’ai été si malheureux que de sortir sans avoir vu cette belle aurore, laquelle m’a toujours mis en pleine lumière, et dans l’absence de laquelle je suis perpétuellement accompagné d’un cercle de ténèbres, dont le désir d’en sortir, et celui de vous revoir, ma belle, m’a obligé, comme ne pouvant vivre sans vous voir, de retourner avec tant de promptitude, afin de me ranger à l’ombre de vos belles perfections, l’aimant desquelles m’a entièrement dérobé le cœur et l’âme ; larcin toutefois que je révère en ce qu’il m’a élevé en un lieu si saint et si redoutable, et lequel je veux adorer toute ma vie avec tant de zèle et de fidélité que vous êtes parfaite. »
Cette lettre ne porta pas bonheur au pauvre jeune homme qui l’avait écrite. En essayant de la glisser à Angélique, il fut surpris par le père, et mourait, à quatre jours de là, tué l’on ne dit pas comment.
Le déchirement que cette mort fit éprouver à Angélique lui révéla l’amour. Deux ans entiers, elle pleura. Au bout de ce temps, ne voyant, dit-elle, d’autre remède à sa douleur que la mort ou une autre affection, elle supplia son père de la mener dans le monde. Parmi tant de seigneurs qu’elle y rencontrerait, elle trouverait bien, pensait-elle, quelqu’un à mettre en son esprit à la place de ce mort éternel.
Le comte d’Haraucourt ne se rendit pas, selon toute apparence, aux prières de sa fille ; car, parmi les personnes qui s’éprirent d’amour pour elle, nous ne voyons que des officiers domestiques de la maison paternelle. Deux, entre autres, M. de Saint-Georges, gentilhomme du comte, et Fargue, son valet de chambre, trouvèrent, dans cette passion commune pour la fille de leur maître, une occasion de rivalité qui eut un dénoûment tragique. Fargue, jaloux de la supériorité de son rival, avait tenu quelques discours sur son compte. M. de Saint-Georges l’apprend, appelle Fargue, lui remontre sa faute, et lui donne, en fin de compte, tant de coups de plat d’épée, que son arme en reste tordue. Plein de fureur, Fargue parcourt l’hôtel, cherchant une épée. Il rencontre le baron d’Haraucourt, frère d’Angélique : lui arrachant son épée, il court la plonger dans la gorge de son rival, que l’on relève expirant. Le chirurgien n’arrive que pour dire à Saint-Georges :
— Criez merci à Dieu, car vous êtes mort.
Pendant ce temps, Fargue s’était enfui.
Tels étaient les tragiques préambules de la grande passion qui devait précipiter la pauvre Angélique dans une série de malheurs.
Je me suis interrompu dans la lecture de la vie d’Angélique de Longueval, cette belle aventurière, en m’apercevant qu’une foule de pièces et de renseignements y relatifs étaient indiqués comme existant dans les bibliothèques de Compiègne. Car Compiègne est le centre littéraire de la province où vivait cette ancienne famille, dont il serait certes curieux de recomposer le souvenir à la manière de Walter-Scott, — si l’on pouvait !
La vieille France provinciale est à peine connue, de ces côtés surtout, qui cependant font partie des environs de Paris. Au point où l’Île-de-France, le Valois et la Picardie se rencontrent, divisés par l’Oise et l’Aisne, au cours si lent et si paisible, il est permis de rêver les plus belles bergeries du monde.
La langue des paysans eux-mêmes est du plus pur français, à peine modifié par une prononciation où les désinences des mots montent au ciel à la manière du chant de l’alouette… Chez les enfants, cela forme comme un ramage. Il y a aussi dans les tournures de phrases quelque chose d’italien ; ce qui tient sans doute au long séjour qu’ont fait les Médicis et leur suite florentine dans ces contrées, divisées autrefois en apanages royaux et princiers.
Je suis arrivé hier au soir à Compiègne, poursuivant les Bucquoy sous toutes les formes, avec cette obstination lente qui m’est naturelle. Aussi bien les archives de Paris, où je n’avais pu prendre encore que quelques notes, eussent été fermées aujourd’hui, jour de la Toussaint,
À l’hôtel de la Cloche, célébré déjà par Alexandre Dumas, on menait grand bruit, ce matin. Les chiens aboyaient, les chasseurs préparaient leurs armes ; j’ai entendu un piqueur qui disait à son maître :
— Voici le fusil de M. le marquis.
Il y a donc encore des marquis !
J’étais préoccupé d’une tout autre chasse… Je m’informai de l’heure à laquelle ouvrait la Bibliothèque.
— Le jour de la Toussaint, me dit-on, elle est naturellement fermée.
— Et les autres jours ?
— Elle ouvre de sept heures du soir à onze heures.
Je crains de me faire ici plus malheureux que je n’étais. J’avais une recommandation pour l’un des bibliothécaires, qui est en même temps un de nos bibliophiles les plus éminents. Non-seulement il a bien voulu me montrer les livres de la ville, mais encore les siens, parmi lesquels se trouvent de précieux autographes, tels que ceux d’une correspondance inédite de Voltaire, et un recueil de chansons, mises en musique par Rousseau et écrites de sa main, dont je n’ai pu voir sans attendrissement la belle et nette exécution, — avec ce titre : Anciennes Chansons sur de nouveaux airs. — Voici la première dans le style marotique :
Celui plus je ne suis que j’ai jadis été,
Et plus ne saurais jamais l’être :
Mon doux printemps et mon été
Ont fait le saut par la fenêtre, etc.
Cela m’a donné l’idée de revenir à Paris par Ermenonville, ce qui est la route la plus courte comme distance et la plus longue comme temps, bien que le chemin de fer fasse un coude énorme pour atteindre Compiègne.
On ne peut parvenir à Ermenonville, ni s’en éloigner, sans faire au moins trois lieues à pied. Pas une voiture directe. Mais, demain, jour des Morts, c’est un pèlerinage que j’accomplirai respectueusement, tout en pensant à la belle Angélique de Longueval.
Je vous adresse tout ce que j’ai recueilli sur elle aux Archives et à Compiègne, rédigé sans trop de préparation d’après les documents manuscrits et surtout d’après ce cahier jauni, entièrement écrit de sa main, qui est peut-être plus hardi, étant d’une fille de grande maison, que les confessions mêmes de Rousseau. Cela fera patienter vos lecteurs encore touchant les aventures de son neveu l’abbé, auquel elle semble avoir communiqué son esprit d’indépendance et d’aventure.
Voici les premières lignes du manuscrit :
« Lorsque ma mauvaise fortune jura de continuer à ne plus me laisser en repos, ce fut un soir à Saint-Rimbaud, par un homme que j’avais connu il y avait plus de sept ans, et pratiqué deux ans entiers sans l’aimer. Le garçon, étant entré dans ma chambre sous prétexte du bien qu’il voulait à la demoiselle de ma mère nommée Beauregard, s’approcha de mon lit en me disant :
» — Vous plaît-il, madame ?
» Et, en s’approchant de plus près, me dit ces paroles :
» — Ah ! que je vous aime, il y a longtemps !
» Auxquelles paroles je répondis :
» — Je ne vous aime point, je ne vous hais point aussi ; seulement, allez-vous-en, de peur que mon papa ne sache que vous êtes ici à ces heures.
» Le jour étant venu, je cherchai incontinent l’occasion de voir celui qui m’avait fait la nuit sa déclaration d’amour ; et, le considérant, je ne le trouvai haïssable que de sa condition, laquelle lui donna, tout ce jour-là, une grande retenue, et il me regardait continuellement. Tous les jours ensuivants se passèrent avec de grands soins qu’il prenait de s’ajuster bien pour me plaire. Il est vrai aussi qu’il était fort aimable, et que ses actions ne procédaient pas du lieu d’où il était sorti, car il avait le cœur très-haut et très-courageux. »
Ce jeune homme, comme nous l’apprend le récit d’un père célestin, cousin d’Angélique, se nommait La Corbinière et n’était autre que le fils d’un charcutier de Clermont-sur-Oise, engagé au service du comte d’Haraucourt. Il est vrai que le comte, maréchal des camps et armées du roi, avait monté sa maison sur un pied militaire, et, chez lui, les serviteurs, portant moustaches et éperons, n’avaient pour livrée que l’uniforme. Ceci explique jusqu’à un certain point l’illusion d’Angélique.
Elle vit avec chagrin partir La Corbinière, qui s’en allait, à la suite de son maître, retrouver, à Charleville, monseigneur de Longueville, malade d’une dyssenterie. Triste maladie, pensait naïvement la jeune fille, triste maladie, qui l’empêchait de voir celui « dont l’affection ne lui déplaisait pas. » Elle le revit plus tard à Verneuil. Cette rencontre se fit à l’église. Le jeune homme avait gagné de belles manières à la cour du duc de Longueville. Il était vêtu de drap d’Espagne gris de perle, avec un collet de point coupé et un chapeau gris orné de plumes gris de perle et jaunes. Il s’approcha d’elle un moment sans que personne le remarquât et lui dit :
— Prenez, madame, ces bracelets de senteur que j’ai apportés de Charleville, où il m’a grandement ennuyé.
La Corbinière reprit ses fonctions au château. Il feignait toujours d’aimer la chambrière Beauregard, et lui faisait accroire qu’il ne venait chez sa maîtresse que pour elle.
« Cette simple fille, dit Angélique, le croyait fermement… Ainsi, nous passions deux ou trois heures à rire tous trois ensemble tous les soirs, dans le donjon de Verneuil, en la chambre tendue de blanc. »
La surveillance et les soupçons d’un valet de chambre nommé Dourdillie interrompit ces rendez-vous. Les amoureux ne purent plus correspondre que par lettres. Cependant, le père d’Angélique étant allé à Rouen pour retrouver le duc de Longueville, dont il était le lieutenant, La Corbinière s’échappa la nuit, monta sur une muraille par une brèche, et, arrivé près de la fenêtre d’Angélique, jeta une pierre à la vitre.
La demoiselle le reconnut et dit, en dissimulant encore, à sa chambrière Beauregard :
— Je crois que votre amoureux est fou. Allez vitement lui ouvrir la porte de la salle basse qui donne dans le parterre, car il y est entré. Cependant, je vais m’habiller et allumer de la chandelle.
Il fut question de donner à souper au jeune homme. « lequel ne fut que de confitures liquides. »
« Toute cette nuit, ajoute la demoiselle, nous la passâmes tous trois à rire. »
Mais ce qu’il y a de malheureux pour la pauvre Beauregard, c’est que la demoiselle et La Corbinière se riaient surtout en secret de la confiance qu’elle avait d’être aimée de lui.
Le jour venu, on cacha le jeune homme dans la chambre dite du Roy, où jamais personne n’entrait ; puis, à la nuit, on l’allait quérir. « Son manger, dit Angélique, fut, ces trois jours de poulet frais que je lui portais entre ma chemise et ma cotte. »
La Corbinière fut forcé enfin d’aller rejoindre le comte, qui alors séjournait à Paris. Un an se passa, pour Angélique, dans une mélancolie distraite seulement par les lettres qu’elle écrivait à son amant. « Je n’avais pas d’autre divertissement, dit-elle, car ni les belles pierres, ni les belles tapisseries et beaux habits, sans la conversation des honnêtes gens, ne me pouvaient plaire… Notre revue fut à Saint-Rimbaud, avec des contentements si grands, que personne ne peut le savoir que ceux qui ont aimé. Je le trouvai encore plus aimable dans cet habit, qu’il avait d’écarlate… »
Les rendez-vous du soir recommencèrent. Le valet Dourdillie n’était plus au château et sa chambre était occupée par un faucounier nommé Lavigne, qui faisait semblant de ne s’apercevoir de rien.
Les relations se continuèrent ainsi, toujours chastement, du reste, et ne laissant regretter que les mois d’absence de La Corbinière, forcé souvent de suivre le comte aux lieux où l’appelait son service militaire. « Dire, écrit Angélique, tous les contentements que nous eûmes en trois ans de temps en France[8], il serait impossible. »
Un jour, La Corbinière devint plus hardi. Peut-être les compagnies de Paris l’avaient-elles un peu gâté. Il entra dans la chambre d’Angélique fort tard. Sa suivante était couchée à terre, elle dans son lit. Il commença par embrasser la suivante d’après la supposition habituelle, puis il lui dit :
— Il faut que je fasse peur à madame.
« Alors, ajoute Angélique, comme je dormais, il se glissa tout d’un temps en mon lit, avec seulement un caleçon. Moi, plus effrayée que contente, je le suppliai, par la passion qu’il avait pour moi, de s’en aller bien vite, parce qu’il était impossible de marcher ni de parler dans ma chambre que mon papa ne l’entendît. J’eus beaucoup de peine à le faire sortir. »
L’amoureux, un peu confus, retourna à Paris. Mais, à son retour, l’affection mutuelle s’était encore augmentée ; et les parents en avaient quelque soupçon vague. La Corbinière se cacha sous un grand tapis de Turquie recouvrant une table, un jour que la demoiselle était couchée dans la chambre dite du Roi, « et vint se mettre près d’elle. » Cinquante fois, elle le supplia, craignant toujours de voir son père entrer. Du reste, même endormis l’un près de l’autre, leurs caresses étaient pures…
C’était l’esprit du temps, où la lecture des poètes italiens faisait régner encore, dans les provinces surtout, un platonisme digne de celui de Pétrarque. On voit des traces de ce genre d’esprit dans le style de la belle pénitente à qui nous devons ces confessions.
Cependant, le jour étant venu, La Corbinière sortit un peu tard par la grande salle. Le comte, qui s’était levé de bonne heure, l’aperçut, sans pouvoir être sûr au juste qu’il sortit de chez sa fille, mais le soupçonnant très-fort.
« Ce pourquoi, ajoute la demoiselle, mon très-cher papa resta ce jour-là très-mélancolique et ne faisait autre que de parler avec maman ; pourtant, l’on ne me dit rien du tout. »
Le troisième jour, le comte était obligé de se rendre aux funérailles de son beau-frère Manicamp. Il se fit suivre de La Corbinière, ainsi que de son fils, d’un palefrenier et de deux laquais, et, se trouvant au milieu de la forêt de Compiègne, il s’approcha tout à coup de l’amoureux, lui tira par surprise l’épée du baudrier, et, lui mettant le pistolet sur la gorge, dit au laquais :
— Ôtez les éperons à ce traître, et vous en allez un peu devant…
Je ne sais si cette simple histoire d’une petite demoiselle et du fils d’un charcutier amusera beaucoup les lecteurs. Son principal mérite est d’être vraie incontestablement. Tout ce que j’ai analysé aujourd’hui peut être vérifié aux archives nationales. Je vous réserve d’autres pièces non moins authentiques qui compléteront ce récit.
Je parcours en ce moment le pays où tout cela s’est passé, et vous ne pouvez douter de mon exactitude.
Je lis dans la Presse une nouvelle attaque bienveillante à laquelle je suis heureux de pouvoir répondre en passant, pour me servir d’un mot de l’auteur.
On me reproche d’avoir, dans un article signalé comme spirituel (triste compensation : nous avons tous de l’esprit, en France) ; on me reproche, dis-je, d’avoir écrit des fables, en parlant de la découverte de l’imprimerie[9]. L’article est signé par un homme que je dois considérer comme maître, ayant été moi-même, quelque temps, apprenti compositeur. Mais ceci me fait courir un nouveau danger. Ainsi, je tenterais de faire de l’histoire sur des récits vagues ; je me livrerais à des fables ; je serais capable d’écrire des romans ! — Allez plus loin ; dénoncez-moi à la commission chargée de qualifier nos feuilletons et d’y découvrir le vrai ou le faux, selon les termes de l’amendement Riancey ; cela ne serait pas bien de la part d’un typographe séparé de moi par l’épaisseur de deux degrés hiérarchiques, et, certes, vous ne vous êtes pas douté de l’embarras qui résulte pour moi d’une telle allégation.
Vous discutez sur Gutenberg, Faust, Schœffer en faisant de l’un un inventeur, de l’autre un simple capitaliste, et du troisième le domestique du second, qui aurait seul découvert l’idée de la lettre mobile. Je tâcherai de vous dire, historiquement, ce que c’est que la lettre mobile.
Il existe à Upsal une Bible du ive siècle en latin, entièrement imprimée avec des caractères mobiles. Voici comment : On avait fabriqué des poinçons représentant toutes les lettres de l’alphabet. On les faisait rougir, et on les appliquait, tour à tour, avec beaucoup de perte de temps sans doute, sur des feuillets de parchemin où ils laissaient une empreinte noire. C’est un abbé du midi de la France, qui, avec l’aide de ses moines, a pu réaliser cette étrange entreprise. Seulement, l’idée n’était pas nouvelle.
Les Romains depuis longtemps connaissaient l’art d’imprimer de cette manière des noms et des légendes sur les fresques peintes des coupoles de temples. Le poinçon rougi marquait les lettres sur la peinture. On a conservé des fragments de ces essais.
En visitant dernièrement le musée de Naples, j’ai remarqué des poinçons en bronze, trouvés dans les ruines de Pompéi, et qui portaient en relief des inscriptions de plusieurs lignes destinées à marquer les étoffes. Parlez-moi maintenant de la découverte de l’impression xylographique !
Personne n’a jamais inventé rien ; on a retrouvé. Si vous passiez à Harlem, le pays des tulipes, vous verriez sur la grande place la statue de Laurent Coster, devant laquelle je me suis arrêté respectueusement, et sur laquelle j’ai fait un sonnet, dont je ne veux pas affliger le public, mais où l’on trouve ce vers à propos des trois inventeurs dont les profils en médaillon ornent le titre de nos éditions stéréotypées :
Laurent Coster ! leur maître… ou leur rival, salut !
Tous les Hollandais pensent que Laurent Coster, imagier, est le véritable inventeur, au moins de l’impression xylographique, attendu qu’il avait imaginé de graver sur bois les noms d’Alexandre, de Cæsar, de Pallas ou d’Hector, sur les blocs qui lui servaient à imprimer des cartes.
Les Hollandais se trompent eux-mêmes, et je ne crains pas de le dire, dussent-ils venir le 20 novembre à la vente de Techener, dans le but de faire monter à des prix impossibles l’exemplaire, que l’on y doit mettre à l’enchère, de l’Histoire des Évasions de l’abbé de Bucquoy !
Un simple tyran de Sparte, nommé Agis, avait l’usage de consulter les entrailles des victimes avant de donner un combat. Il ne sentait en lui-même qu’une foi médiocre dans ces pratiques, mais il fallait s’accommoder à l’esprit de l’époque.
Plusieurs fois, les présages avaient été malheureux, ce qui tenait peut être à des combinaisons sacerdotales… Le tyran fut frappé d’une idée : ce fut d’écrire de sa main gauche le mot nikh (victoire) avec une substance grasse et noire. Il l’écrivit même à l’envers. Il me semble que voici bien la conception typographique.
Comme prince, il était chargé de déchirer cette partie de la peau des victimes qui mettait à jour une membrane blanche recouvrant les entrailles. Il eut soin, en y posant sa main gauche, d’y imprimer le mot NIKH. Les Spartiates, confiants alors dans cette réponse des dieux, livrèrent la bataille et la gagnèrent.
Ce tyran-là avait de l’esprit, et, sans relire son histoire, je juge qu’il a dû se maintenir longtemps au trône de Sparte, ville qui n’était alors républicaine que de nom ; — une république gouvernée par des princes !…
Vous voyez qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
J’ai négligé à dessein de parler des Chinois, parce qu’un peuple qui fait remonter l’antiquité de sa race à 72 000 ans, n’a pour nous qu’une bien faible valeur en histoire. J’ai pu voir quelques-uns de leurs essais typographiques qui ne remontent qu’à mille ans avant notre ère. Il est juste de dire qu’ils ne semblent pas avoir découvert la lettre mobile : ce sont des planches en bois qui s’impriment par le procédé de la gravure.
Revenons par une transition facile à l’abbé de Bucquoy, dont le livre fugitif risque d’avoir été produit par une imprimerie fantastique. Cependant, Techener le vendra le 20 ; — tâchons de remplir jusque-là le feuilleton publié sous ses auspices.
Il y avait près de Sparte une autre ville dont le peuple a été qualifié par la Fontaine d’animal aux têtes frivoles. Un certain orateur y parlait sévèrement et fortement des dangers qui menaçaient la République. On ne l’écoutait pas :
Que fit le harangueur ?… Il prit un autre ton :
« Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l’anguille et rhirondelle… »
Il s’interrompit après avoir peint l’anguille nageant et l’hirondelle volant pour traverser une rivière.
L’assemblée s’écria tout d’une voix :
« Et Cérès que fit-elle ?
— Ce qu’elle fit : un prompt courroux
L’anima d’abord contre vous
« Quoi ! de contes d’enfant mon peuple s’embarrasse,
« Et du péril qui le menace
« Lui seul entre les Grecs il néglige l’effet…
« Que ne demandez-vous ce que Philippe a fait ? »
Le bonhomme (un faux bonhomme !) ajoute :
Nous sommes tous d’Athènes en ce point…
Cette fable, si vraie, me rappelle une scène dont j’ai été témoin autrefois sur une place publique.
Un vendeur d’orviétan venait s’établir, tous les jours, sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois ; je crains qu’aujourd’hui cela ne leur soit défendu ; il élevait d’abord sa table sur des X, puis il tirait d’une boîte trois oiseaux, avec la plus grande précaution, en les pressant dans ses mains l’un après l’autre, sous prétexte de les endormir.
Quand ils semblaient être arrivés à une immobilité complète, il disait au public réuni, au moyen d’un gazouillement joyeux produit à l’aide d’une pratique cachée dans sa bouche :
— Maintenant, messieurs, vous le voyez tous, je viens d’endormir ces oiseaux, qui peuvent rester plusieurs heures dans un état complet d’immobilité, résultat de leur éducation. Afin que le public puisse apprécier leur tranquillité, je vais les laisser dans cet état, dont je ne les tirerai qu’après avoir vendu vingt bouteilles d’une eau… également bonne pour détruire les insectes et généralement toutes les maladies.
Ce boniment, bien connu, surprenait toujours néanmoins un certain nombre d’assistants.
La vente de vingt flacons à 50 centimes était le maximum de la recette possible. De sorte qu’après quelques flacons vendus, le public s’éclaircissait peu à peu, et finissait par se réduire aux simples habitués, gens curieux toujours, mais qui connaissaient trop le monde pour se laisser aller à ce versement d’un demi-franc. Le vendeur n’arrivant pas à placer le nombre voulu de ses fioles, reprenait avec humeur les trois oiseaux endormis, et les replaçait dans sa boîte en se plaignant du malheur des temps.
On disait dans le cercle :
— Ils ne sont pas endormis, ses oiseaux : ils sont morts !
Ou bien :
— Ils sont empaillés !
Ou encore :
— Il leur a fait boire quelque chose !…
Un jour, le cercle avait fini par se réduire à un enfant de cette race parisienne obstinée de sa nature et qui veut toujours savoir le fond des choses. Les oiseaux allaient rentrer dans la boîte lorsqu’il passa par hasard un groupe de gens de la banlieue, qui achetèrent en masse plus de fioles qu’il n’en fallait pour compléter le nombre de vingt.
Comme ils n’avaient pas entendu la première annonce, ils s’éloignèrent sans réclamer le spectacle promis des oiseaux, qui devaient se réveiller devant le public.
L’enfant de Paris attentif, et ayant soigneusement compté les bouteilles vendues, s’avança vers la table et dit :
— Et les oiseaux ?
L’opérateur le regarda avec un dédain mêlé de compassion, referma sa boite et répondit à l’enfant par un mot d’argot usuel que je supprime par respect pour les dames, et qui voulait à peu près dire :
— Vous êtes jeune !
Ne me reprochez pas le peu de sérieux d’un tel récit : il peut rencontrer quelques analogies dans le travail des partis politiques. Que de fois on a pipé les assistances crédules avec des oiseaux morts, — ou empaillés !
Ce n’est pas un pareil rôle que je voudrais jouer vis-à-vis des lecteurs. Je n’imiterai pas même le procédé des conteurs du Caire, qui, par un artifice vieux comme le monde, suspendent une narration à l’endroit le plus intéressant, afin que la foule revienne le lendemain au même café. L’histoire de l’abbé de Bucquoy existe ; je finirai par la trouver. Seulement, je m’étonne que, dans une ville comme Paris, centre des lumières, et dont les bibliothèques publiques contiennent deux millions de livres, on ne puisse rencontrer un livre français, que j’ai pu lire à Francfort, et que j’avais négligé d’acheter.
Tout disparait peu à peu, grâce au système de prêt des livres, et aussi parce que la race des collectionneurs littéraires et artistiques ne s’est pas renouvelée depuis la Révolution. Tous les livres curieux volés, achetés ou perdus, se retrouvent en Hollande, en Allemagne et en Russie. Je crains un long voyage dans cette saison, et je me contente de faire encore des recherches dans un rayon de quarante kilomètres autour de Paris.
J’ai appris que la poste de Senlis avait mis dix-sept heures pour vous transmettre une lettre qui, en trois heures, pouvait être rendue à Paris. Je pense que cela ne tient pas à ce que je sois mal vu dans ce pays où j’ai été élevé ; mais voici un détail curieux.
Il y a quelques semaines, je commençais déjà à faire le plan du travail que vous voulez bien publier, et je faisais quelques recherches préparatoires sur les Bucquoy, dont le nom a toujours résonné dans mon esprit comme un souvenir d’enfance. Je me trouvais à Senlis avec un ami, un ami breton, très-grand et à la barbe noire. Arrivés de bonne heure par le chemin de fer, qui s’arrête à Saint-Maixent, et ensuite par un omnibus, qui traverse les bois, en suivant la vieille route de Flandre, nous eûmes l’imprudence d’entrer au café le plus apparent de la ville, pour nous y réconforter.
Ce café était plein de gendarmes, dans l’état gracieux qui, après le service, leur permet de prendre quelque divertissement. Les uns jouaient aux dominos, les autres au billard.
Ces militaires s’étonnèrent sans doute de nos façons et de nos barbes parisiennes. Mais ils n’en manifestèrent rien ce soir-là.
Le lendemain, nous déjeunions à l’hôtel excellent de la Truie qui file (je vous prie de croire que je n’invente rien) lorsqu’un brigadier vint nous demander très-poliment nos passe-ports.
Pardon de ces minces détails, mais cela peut intéresser tout le monde…
Nous lui répondîmes à la manière dont un certain soldat répondit à la maréchaussée, — selon une chanson de ce pays-là même (j’ai été bercé avec cette chanson) :
On lui a demandé :
— Où est votre congé ?
— Le congé que j’ai pris,
Il est sous mes souliers !
La réponse est jolie, mais le refrain est terrible :
Spiritus sanctus,
Quoniam bonus !
Ce qui indique suffisamment que le soldat n’a pas bien fini… Notre affaire a eu un dénoûment moins grave. Aussi, avions-nous répondu très-honnêtement qu’on ne prenait pas d’ordinaire de passe-port pour visiter la grande banlieue de Paris. Le brigadier avait salué sans faire d’observation.
Nous avions parlé à l’hôtel d’un dessein vague d’aller à Ermenonville. Puis, le temps étant devenu mauvais, l’idée a changé, et nous sommes allés retenir nos places à la voiture de Chantilly, qui nous rapprochait de Paris.
Au moment de partir, nous voyons arriver un commissaire orné de deux gendarmes qui nous dit :
— Vos papiers ?
Nous répétons ce que nous avions déjà dit.
— Eh bien, messieurs, dit ce fonctionnaire, vous êtes en état d’arrestation.
Mon ami le Breton fronçait le sourcil, ce qui aggravait notre situation.
Je lui ai dit :
— Calme-toi. Je suis presque un diplomate… J’ai vu de près, à l’étranger, des rois, des pachas et même des padischas, et je sais comment on parle aux autorités. — Monsieur le commissaire, dis-je alors (parce qu’il faut toujours donner leurs titres aux personnes), j’ai fait trois voyages en Angleterre, et l’on ne m’a jamais demandé de passe-port que pour obtenir le droit de sortir de France… Je reviens d’Allemagne, où j’ai traversé dix pays souverains, y compris la Hesse ; on ne m’a pas même demandé mon passe-port en Prusse.
— Eh bien, je vous le demande en France.
— Vous savez que les malfaiteurs ont toujours des papiers en règle…
— Pas toujours…
Je m’inclinai.
— J’ai vécu sept ans dans ce pays ; j’y ai même quelques restes de propriétés…
— Mais vous n’avez pas de papiers ?
— C’est juste… Croyez-vous maintenant que des gens suspects iraient prendre un bol de punch dans un café où les gendarmes font leur partie le soir ?
— Cela pourrait être un moyen de se déguiser mieux.
Je vis que j’avais affaire à un homme d’esprit.
— Eh bien, monsieur le commissaire, ajoutai-je, je suis tout bonnement un écrivain ; je fais des recherches sur la famille des Bucquoy, et je veux préciser la place, ou retrouver les ruines des châteaux qu’ils possédaient dans la province.
Le front du commissaire s’éclaircit tout à coup :
— Ah ! vous vous occupez de littérature ?… Et moi aussi, monsieur ! J’ai fait des vers dans ma jeunesse… une tragédie…
Un péril succédait à un autre ; M. le commissaire paraissait disposé à nous inviter à dîner pour nous lire sa tragédie. Il fallut prétexter des affaires à Paris pour être autorisés à monter dans la voiture de Chantilly, dont le départ était suspendu par notre arrestation.
Je n’ai pas besoin de vous dire que je continue à ne vous donner que des détails exacts sur ce qui m’arrive dans ma recherche assidue !
P.-S. — Est-ce que vous craindriez d’insérer la suite de l’histoire de la grand’tante de l’abbé Bucquoy ? On m’a assuré, que dans les circonstances actuelles, cela pouvait présenter des dangers. — Cependant, c’est de l’histoire.
Ceux qui ne sont pas chasseurs ne comprennent point assez la beauté des paysages d’automne. En ce moment, malgré la brume du matin, nous apercevons des tableaux dignes des grands maîtres flamands. Dans les châteaux et dans les musées, on retrouve encore l’esprit des peintres du Nord. Toujours des points de vue aux teintes roses ou bleuâtres dans le ciel, aux arbres à demi effeuillés, avec des champs dans le lointain ou sur le premier plan des scènes champêtres.
Le Voyage à Cythère de Watteau a été conçu dans les brumes transparentes et colorées de ce pays. C’est une Cythère calquée sur un îlot de ces étangs créés par les débordements de l’Oise et de l’Aisne, ces rivières si calmes et si paisibles en été.
Le lyrisme de ces observations ne doit pas vous étonner ; fatigué des querelles vaines et des stériles agitations de Paris, je me repose en revoyant ces campagnes si vertes et si fécondes ; je reprends des forces sur cette terre maternelle.
Quoi qu’on en puisse dire philosophiquement, nous tenons au sol par bien des liens. On n’emporte pas les cendres de ses pères à la semelle de ses souliers, et le plus pauvre garde quelque part un souvenir sacré qui lui rappelle ceux qui l’ont aimé. Religion ou philosophie, tout indique à l’homme ce culte éternel des souvenirs.
C’est le jour des Morts que je vous écris ; — pardon de ces idées mélancoliques. Arrivé à Senlis la veille, j’ai passé par les paysages les plus beaux et les plus tristes qu’on puisse voir dans cette saison. La teinte rougeâtre des chênes et des trembles sur le vert foncé des gazons, les troncs blancs des bouleaux se détachant du milieu des bruyères et des broussailles, et surtout la majestueuse longueur de cette route de Flandre, qui s’élève parfois de façon à vous faire admirer un vaste horizon de forêts brumeuses, — tout cela m’avait porté à la rêverie. En arrivant à Senlis, j’ai vu la ville en fête. Les cloches, dont Rousseau aimait tant le son lointain, résonnaient de tous côtés ; les jeunes filles se promenaient par compagnies dans la ville, ou se tenaient devant les portes des maisons en souriant et caquetant. Je ne sais si je suis victime d’une illusion : je n’ai pu rencontrer encore une fille laide à Senlis… celles-là peut-être ne se montrent pas !
Non ; le sang est beau généralement, ce qui tient sans doute à l’air pur, à la nourriture abondante, à la qualité des eaux. Senlis est une ville isolée de ce grand mouvement du chemin de fer du Nord qui entraîne les populations vers l’Allemagne. — Je n’ai jamais su pourquoi le chemin de fer du Nord ne passait pas par nos pays, et faisait un coude énorme qui encadre en partie Montmorency, Luzarches, Gonesse et autres localités, privées du privilége qui leur aurait assuré un trajet direct, Il est probable que les personnes qui ont institué ce chemin auront tenu à le faire passer par leurs propriétés. Il suffit de consulter la carte pour apprécier la justesse de cette observation.
Il est naturel, un jour de fête à Senlis, d’aller voir la cathédrale. Elle est fort belle, et nouvellement restaurée, avec l’écusson semé de fleurs de lis qui représente les armes de la ville, et qu’on a eu soin de replacer sur la porte latérale. L’évêque officiait en personne, et la nef était remplie des notabilités châtelaines et bourgeoises qui se rencontrent encore dans cette localité.
En sortant, j’ai pu admirer, sous un rayon de soleil couchant, les vieilles tours des forfifications romaines, à demi démolies et revêtues de lierre.
En passant près du prieuré, j’ai remarqué un groupe de petites filles qui s’étaient assises sur les marches de la porte.
Elles chantaient sous la direction de la plus grande, qui, debout devant elles, frappait des mains en réglant la mesure.
— Voyons, mesdemoiselles, recommençons ; les petites ne vont pas !… Je veux entendre cette petite-là qui est à gauche, la première sur la seconde marche. — Allons, chante toute seule.
Et la petite se mit à chanter avec une voix faible, mais bien timbrée :
Les canards dans la rivière,… etc.
Encore un air avec lequel j’ai été bercé. Les souvenirs d’enfance se ravivent quand on a atteint la moitié de la vie. C’est comme un manuscrit palympseste dont on fait reparaître les lignes par des procédés chimiques.
Les petites filles reprirent ensemble une autre chanson, — encore un souvenir :
Trois filles dedans un pré…
Mon cœur vole ! (Bis.)
Mon cœur vole à votre gré !
— Scélérats d’enfants ! dit un brave paysan qui s’était arrêté près de moi à les écouler… Mais vous êtes trop gentilles !… Il faut danser à présent.
Les petites filles se levèrent de l’escalier et dansèrent une danse singulière qui m’a rappelé celle des filles grecques dans les îles.
Elles se mettent toutes — comme on dit chez nous — à la queue leuleu ; puis un jeune garçon prend les mains de la première et la conduit en reculant, pendant que les autres se tiennent les bras, que chacune saisit derrière sa compagne. Cela forme un serpent qui se meut d’abord en spirale, et ensuite en cercle, et qui se resserre de plus en plus autour de l’auditeur, obligé d’écouter le chant, et, quand la ronde se resserre, d’embrasser les pauvres enfants, qui font cette gracieuseté à l’étranger qui passe.
Je n’étais pas un étranger, mais j’étais ému jusqu’aux larmes en reconnaissant, dans ces petites voix, des intonations, des roulades, des finesses d’accent, autrefois entendues, et qui, des mères aux. filles, se conservent les mêmes…
La musique, dans cette contrée, n’a pas été gâtée par l’imitation des opéras parisiens, des romances de salon ou des mélodies exécutées par les orgues. On en est encore, à Senlis, à la musique du xvie siècle, conservée traditionnellement depuis les Médicis, L’époque de Louis XIV a aussi laissé des traces. Il y a, dans les souvenirs des filles de la campagne, des complaintes d’un mauvais goût ravissant. On trouve là des restes de morceaux d’opéras, du xvie siècle, peut-être, ou d’oratorios du xviie.
J’ai assisté autrefois à une représentation donnée à Senlis dans une pension de demoiselles.
On jouait un mystère, comme aux temps passés. La vie du Christ avait été représentée dans tous ses détails, et la scène dont je me souviens était celle où l’on attendait la descente du Christ dans les enfers.
Une très-belle fille blonde parut avec une robe blanche, une coiffure de perles, une auréole et une épée dorée, sur un demi-globe, qui figurait un astre éteint.
Elle chantait :
Anges ! descendez promptement,
Au fond du purgatoire !…
Et elle parlait de la gloire du Messie, qui allait visiter ces sombres lieux. Elle ajoutait :
Vous le verrez distinctement
Avec une couronne…
Assis dessus un trône !
Ceci se passait dans une époque monarchique. La demoiselle blonde était d’une des plus grandes familles du pays et s’appelait Delphine. — Je n’oublierai jamais ce nom !
Suite de l’histoire de la grand’tante de l’abbé de Bucquoy.
… Le sire de Longueval dit à ses gens :
— Fouillez ce traître, car il a des lettres de ma fille !
Et il ajoutait en lui parlant :
— Dis, perfide, d’où venais-tu quand lu sortais de si bonne heure de la grand’salle ?
— Je venais, disait-il, de la chambre de M. de la Porte, et ne sais ce que vous voulez me dire de lettres.
Heureusement, La Corbinière avait brûlé les lettres précédemment reçues, de sorte qu’on ne trouva rien. Cependant, le comte de Longueval dit à son fils, en tenant toujours le pistolet à la main :
— Coupe-lui la moustache et les cheveux !
Le comte s’imaginait qu’après cette opération, La Corbinière ne plairait plus à sa fille.
Voici ce qu’elle a écrit à ce sujet :
« Ce garçon, se voyant de cette sorte, voulait mourir, car il croyait, en effet, que je ne l’aimerais plus ; mais, au contraire, lorsque je le vis en cet état pour l’amour de moi, mon affection redoubla de telle sorte, que j’avais juré, si mon père le traitait plus mal, de me tuer devant lui ; lequel usa de prudence, comme homme d’esprit qu’il était, car, sans éclater davantage, il l’envoya avec un bon cheval en Beauvoisis, avertir ces messieurs les gendarmes de se tenir prêts à venir en garnison à Orbaix. »
Encore les gendarmes !… c’est-à-dire déjà les gendarmes ! … — Eh bien, il n’y en a plus à Senlis. Je les avais trouvés polis, mais un peu susceptibles… Aujourd’hui, ce sont des cuirassiers qui les ont remplacés. Ils brillent au bal de la ville, se répandent dans les lieux publics, et ôtent à un simple piéton toute chance d’attirer les regards des demoiselles de Senlis.
Je n’ai, cette fois, éprouvé aucun désagrément : — j’avais un passe-port criblé de cachets germaniques ; et, de plus, j’ai demandé une voiture à volonté pour me rendre à Ermenonville. Tout, dès lors, m’a souri, et je me suis rappelé cette phrase d’un hôtelier dans un ouvrage de Balzac :
« Ils seront traités comme des princes, — qui ont de l’argent. »
la demoiselle ajoute :
« Le mauvais traitement que lui avait fait mon père, et le commandement qu’il lui avait enjoint de se tenir dans les bornes de son devoir, ne purent empêcher qu’il ne passât toute cette nuit-là avec moi, par cette invention : mon père lui avant commandé de s’en aller en Beauvoisis, il monta à cheval, et, au lieu de s’en aller vivement, il s’arrêta dans le bois de Guny jusqu’à ce qu’il fût nuit, et alors il s’en vint chez Tancar, à Coucy-la-Ville, et, lorsqu’il eut soupé, il prit ses deux pistolets et s’en vint à Verneuil, grimper par le petit jardin, où je l’attendais avec assurance et sans peur, sachant qu’on croyait qu’il fût bien loin. Je le menai dans ma chambre ; alors, il me dit :
« — Il ne faut pas perdre cette bonne occasion sans nous embrasser : c’est pourquoi il faut nous déshabiller… Il n’y a nul danger… »
La Corbinière fit une maladie, ce qui rendit le comte moins sévère envers lui ; mais, pour l’éloigner de sa fille, il lui dit :
— Il vous en faut aller en garnison à Orbaix, car déjà les autres gendarmes y sont.
Ce qu’il fit avec grand déplaisir.
À Orbaix, le fauconnier du comte ayant envoyé à Verneuil son valet, nommé Toquette, La Corbinière lui donna une lettre pour Angélique de Longueval. Mais, craignant qu’elle ne fût vue, il lui recommanda de la mettre sous une pierre avant d’entrer au château, afin que, si on le fouillait, on ne trouvât rien.
Une fois admis, il devenait très-simple d’aller quérir la lettre sous la pierre, et de la remettre à la demoiselle. Le petit garçon fit bien son message, et, s’approchant d’Angélique de Longueval, lui dit :
— J’ai quelque chose pour vous.
Elle eut un grand contentement de cette lettre. Il témoignait qu’il avait quitté de grands avantages en Allemagne pour venir la voir, et qu’il lui était impossible de vivre sans qu’elle lui donnât commodité de la voir.
Ayant été menée par son frère au château de la Neuville, Angélique dit à un laquais qui était à sa mère et qui s’appelait Court-Toujours :
— Oblige-moi d’aller trouver La Corbinière, lequel est revenu d’Allemagne, et lui porte cette lettre de ma part bien secrètement.
Avant de parler des grandes résolutions d’Angélique de Longueval, je demande la permission déplacer encore un mot. Ensuite, je n’interromprai plus que rarement le récit. Puisqu’il nous est défendu de faire du roman historique, nous sommes forcé de servir la sauce sur un autre plat que le poisson ; — c’est-à-dire les descriptions locales, le sentiment de l’époque, l’analyse des caractères, — en dehors du récit matériellement vrai.
Vous me pardonnerez ensuite de copier simplement certains passages du manuscrit que j’ai trouvé aux Archives, et que j’ai complétés par d’autres recherches. Brisé depuis quinze ans au style rapide des journaux, je mets plus de temps à copier intelligemment et à choisir qu’à imaginer.
Je me rends compte difficilement du voyage qu’a fait La Corbinière en Allemagne. La demoiselle de Longueval n’en dit qu’un mot. À cette époque, on appelait Allemagne les pays situés dans la haute Bourgogne, — où nous avons vu que M. de Longueville avait été malade de la dyssenterie. Probablement, La Corbinière était allé quelque temps près de lui.
Quant au caractère des pères de la province que je parcours, il a été éternellement le même si j’en crois les légendes que j’ai entendu chanter dans ma jeunesse. C’est un mélange de rudesse et de bonhomie tout patriarcal. Voici une des chansons que j’ai pu recueillir dans ce vieux pays de l’Île-de-France, qui, du Parisis, s’étend jusqu’aux confins lie la Picardie.
Le duc Loys est sur son pont[10] *
Tenant sa fille en son giron.
Elle lui demande un cavalier…
Qui n’a pas vaillant six deniers !
............................................
— Oh ! oui, mon père, je l’aurai
Malgré ma mère qui m’a porté.
Aussi malgré tous mes parents
Et vous, mon père… que j’aime tant !
C’est le caractère des filles, dans cette contrée ; — le père, qui n’a pas moins de résolution, répond :
— Ma fille, il faut changer d’amour,
Ou vous entrerez dans la tour…
Réplique de la demoiselle :
— J’aime mieux rester dans la tour.
Mon père, que de changer d’amour !
Le père reprend :
— Vite !… où sont mes estafiers,
Aussi bien que mes gens de pied ?
Qu’on mène ma fille à la tour ;
Elle n’y verra jamais le jour !
L’auteur de la romance ajoute :
Elle y resta sept ans passés
Sans que personne pût la trouver :
Au bout de la septième année,
Son père vint la visiter.
— Bonjour, ma fille !… comme vous en va ?
— Ma foi, mon père,… ça va bien mal ;
J’ai les pieds pourris dans la terre,
Et les côtés mangés des vers.
— Ma fille, il faut changer d’amour…
Ou vous resterez, dans la tour.
— J’aime mieux rester dans la tour,
Mon père, que de changer d’amour.
Nous venons de voir le père féroce : voici maintenant le père indulgent.
Il est malheureux de ne pouvoir vous faire entendre les airs, qui sont aussi poétiques que ces vers, mêlés d’assonances, dans le goût espagnol, sont musicalement rhythmés :
Dessous le rosier blanc
La belle se promène…
On a gâté depuis cette légende en y refaisant des vers, et en prétendant qu’elle était du Bourbonnais. On l’a même dédiée, avec de jolies illustrations, à l’ex-reine des Français… Je ne puis vous la donner entière ; voici encore les détails dont je me souviens :
Trois capitaines passent à cheval près du rosier blanc.
Le plus jeune des trois
La prit par sa main blanche :
— Montez, montez, la belle,
Dessus mon cheval blanc…
On voit encore, par ces quatre vers, qu’il est possible de ne pas rimer en poésie ; c’est ce que savent les Allemands, qui, dans certaines pièces, emploient seulement les longues et les brèves, à la manière antique.
Les trois cavaliers et la jeune fille, montée en croupe derrière le plus jeune, arrivent à Senlis. « Aussitôt arrivés, l’hôtesse la regarde » :
— Entrez, entrez, la belle ;
Entrez sans plus de bruit.
Avec trois capitaines
Vous passerez la nuit !
Quand la belle comprend qu’elle a fait une démarche un peu légère, — après avoir présidé au souper, elle fait la morte, et les trois cavaliers sont assez naïfs pour se prendre à cette feinte. Ils se disent :
— Quoi ! notre mie est morte !
Et se demandent où il faut la reporter :
— Au jardin de son père !
dit le plus jeune ; et c’est sous le rosier blanc qu’ils s’en vont
déposer le corps.
Le narrateur continue :
Et, au bont des trois jours,
La belle ressuscite !
......................................
— Ouvrez, ouvrez, mon père,
Ouvrez, sans plus tarder ;
Trois jours j’ai fait la morte
Pour mon honneur garder.
Le père est en train de souper avec toute la famille. On accueille avec joie la jeune fille, dont l’absence avait beaucoup inquiété ses parents depuis trois jours, et il est probable qu’elle se maria plus tard fort honorablement.
Mais nous trouverons d’autres chansons encore en allant réveiller les souvenirs des vieilles paysannes, des bûcherons et des vanneurs.
Revenons à Angélique de Longueval.
« Mais, pour parler de la résolution que je fis de quitter ma patrie, elle fut en cette sorte : lorsque celui[11] qui était allé au Maine fut revenu à Verneuil, mon père lui demanda avant le souper :
» — Avez-vous force d’argent ?
» À quoi il répondit :
» — J’ai tant.
» Mon père, non content, prit un couteau sur la table, parce que le couvert était mis, et, se jetant sur lui pour le blesser, ma mère et moi y accourûmes ; mais déjà celui qui devait être cause de tant de peine s’était blessé lui-même au doigt en voulant ôter le couteau à mon père… Et encore qu’il eût reçu ce mauvais traitement, l’amour qu’il avait pour moi l’empêchait de s’en aller, comme était son devoir.
» Huit jours se passèrent que mon père ne lui disait ni bien ni mal, pendant lequel temps il me sollicitait par lettres de prendre résolution de nous en aller ensemble, à quoi je n’étais encore résolue ; mais, les huit jours étant passés, mon père lui dit dans le jardin :
» — Je m’étonne de votre effronterie, que vous restiez encore dans ma maison après ce qui s’est passé ; allez-vous-en vitement, et ne venez jamais à pas une de mes maisons, car vous ne serez jamais le bienvenu.
» Il s’en vint donc vitement faire seller un cheval qu’il avait et monta à sa chambre pour y prendre ses hardes ; il m’avait fait signe de monter à la chambre d’Haraucourt, où, dans l’antichambre, il y avait une porte fermée, où l’on pouvait néanmoins parler. Je m’y en allai vitement et il me dit ces paroles :
» — C’est cette fois qu’il faut prendre résolution, ou bien vous ne me reverrez jamais.
» Je lui demandai trois jours pour y penser ; il s’en alla donc à Paris et revint au bout de trois jours à Verneuil, pendant lequel temps je fis tout ce que je pus pour me pouvoir résoudre à laisser cette affection ; mais il me fut impossible, encore que toutes les misères que j’ai souffertes se présentèrent devant mes yeux avant de partir. L’amour et le désespoir passèrent sur toutes ces considérations ; me voilà donc résolue. »
Au bout de trois jours (on compte toujours par trois ou par sept dans ce pays légendaire), La Corbinière vint au château et entra par le petit jardin. Angélique de Longueval l’attendait dans le petit jardin et entra par la chambre basse, où il fut ravi de joie en apprenant la résolution de la demoiselle.
Le départ fut fixé au premier dimanche de carême, et elle lui dit, sur l’observation qu’il fit, « qu’il fallait avoir de l’argent et un cheval », et qu’elle ferait ce qu’elle pourrait.
Angélique chercha dans son esprit le moyen d’avoir de la vaisselle d’argent, — car, pour de la monnaie, il n’y fallait pas songer, le père ayant tout son argent avec lui à Paris.
Le jour venu, elle dit à un palefrenier nommé Breton :
— Je voudrais bien que tu me prêtasses un cheval pour envoyer à Soissons, cette nuit, quérir du taffetas pour me faire un corps de cotte, te promettant que le cheval sera ici avant que maman se lève ; et ne t’étonne pas si je te le demande pour la nuit, car c’est afin qu’elle ne te crie.
Le palefrenier consentit à la volonté de sa demoiselle. Il s’agissait encore d’avoir la clef de la première porte du château. Elle dit au portier qu’elle voulait faire sortir quelqu’un de nuit pour aller chercher quelque chose à la ville et qu’il ne fallait pas que madame le sût… ; qu’ainsi il ôtât du trousseau de clefs celle de la première porte, et qu’elle ne s’en apercevrait pas.
Le principal était d’avoir l’argenterie. La comtesse, qui, ainsi que le dit sa fille, semblait en ce moment « inspirée de Dieu, » dit au souper à celle qui l’avait en garde :
— Huberde, à cette heure que M. d’Haraucourt n’est point ici, serrez presque toute la vaisselle d’argent dans ce coffre et m’apportez la clef.
La demoiselle changea de couleur, et il fallut remettre le jour du départ. Cependant, sa mère étant allée se promener dans la campagne le dimanche suivant, elle eut l’idée de faire venir un maréchal du village pour lever la serrure du coffre, sous prétexte que la clef était perdue.
« Mais, dit-elle, ce ne fut pas tout, car mon frère le chevalier, qui était resté seul avec moi, et qui était petit, me dit, lorsqu’il vit que j’avais donné des commissions à tous, et que j’avais fermé moi-même la première porte du château :
» — Ma sœur, si vous voulez voler papa et maman, pour moi, je ne le veux pas faire ; je m’en vais trouver vitement maman.
» — Va, lui dis-je, petit impudent, car aussi bien le saura-t-elle de ma bouche ; et, si elle ne me fait raison, je me la ferai bien moi-même.
» Mais c’était au plus loin de ma pensée que je disais ces paroles. Cet enfant s’en courait pour aller dire ce que je voulais tenir caché ; mais, se retournant toujours pour voir si je ne le regardais pas, il s’imagina que je ne m’en souciais guère, ce qui le fit revenir. Je le faisais exprès, sachant qu’aux enfants tant plus on leur montre de crainte, et plus ils ont d’ardeur à dire ce qu’on les prie de taire. »
La nuit étant venue, et l’heure du coucher approchant, Angélique donna le bonsoir à sa mère avec un grand sentiment de douleur en elle-même, et, rentrant chez elle, dit à sa fille de chambre :
— Jeanne, couchez-vous ; j’ai quelque chose qui me travaille l’esprit ; je ne puis me déshabiller encore…
Elle se jeta toute vêtue sur son lit en attendant minuit.
La Corbinière fut exact.
« Oh Dieu ! quelle heure ! écrit Angélique ; je tressaillis toute lorsque j’entendis qu’il jetait une petite pierre à ma fenêtre… car il était entré dans le petit jardin. »
P.-S. — On m’écrit aujourd’hui d’une bibliothèque publique de Paris qu’il a existé deux abbés de Bucquoy, un vrai et un faux.
Je m’en étais douté d’après le rapport de d’Argenson à Pontchartrain, qui contient cette phrase : « Le prétendu abbé de Bucquoy, etc. »
Nous tenterons plus tard de démasquer l’intrigant qui se serait substitué au descendant du seigneur comte de Bucquoy, généralissime des armées d’Autriche dans la guerre de Bohême.
Quand la Corbinière fut entré dans la salle, Angélique lui dit :
« — Notre affaire va bien mal, car madame a pris la clef de la vaisselle d’argent, ce qu’elle n’avait jamais fait ; mais pourtant j’ai la clef de la dépense où est le coffre.
» Sur ces paroles, il me dit :
» — Il faut commercer à t’habiller, et puis nous regarderons comment nous ferons.
» Je commençai donc à mettre les chausses, et les bottes et éperons, lesquels il m’aidait à mettre. Sur cela, le palefrenier vint à la porte de la salle avec le cheval ; moi, tout éperdue, je mis vivement ma cotte de ratine pour couvrir mes habits d’homme que j’avais jusques à la ceinture, et m’en vins prendre le cheval des mains de Breton, et le menai hors de la première porte du château, à un ormeau sous lequel dansaient aux fêtes les filles du village, et m’en retournai à la salle, où je trouvai mon cousin qui m’attendait avec impatience (tel était le nom que je le devais appeler pour le voyage), lequel me dit :
» — Allons donc voir si nous pourrons avoir quelque chose, ou, sinon, nous ne laisserons de nous en aller avec rien.
» À ces paroles, je m’en allai dans la cuisine, qui était près de la dépense, et, ayant découvert le feu pour voir clair, j’aperçus une grande pelle à feu, de fer, laquelle je pris, et puis lui dis :
» — Allons à la dépense !
» Et, étant proches du coffre, nous mîmes la main au couvercle, lequel ne serrait tout près. Alors, je lui dis :
» — Mets un peu la pelle entre le couvercle et ce coffre.
» Alors, haussant tous deux les bras, nous n’y fîmes rien ; mais, la seconde fois, les deux ressorts de serrure se rompirent, et soudain je mis la main dedans. »
Elle trouva une pile de plats d’argent qu’elle donna à La Corbinière, et, comme elle voulait en prendre d’autres, il lui dit :
— N’en tirez plus dehors, car le sac de moquette est plein.
Elle en voulait prendre d’avantage, comme bassins, chandeliers, aiguières ; mais il dit :
— Cela est trop embarrassant.
Et il l’engagea à s’aller vêtir en homme avec un pourpoint et une casaque, afin qu’il ne fussent pas reconnus.
Ils allèrent droit à Compiègne, où le cheval d’Angélique de Longueval fut vendu quarante écus. Puis ils prirent la poste, et arrivèrent le soir à Charenton.
La rivière était débordée, de sorte qu’il fallut attendre jusqu’au jour. Là, Angélique, dans son costume d’homme, put faire illusion à l’hôtesse, qui dit, comme le postillon lui tirait les bottes :
— Messieurs, que vous plaît-il de souper ?
— Tout ce que vous aurez de bon, madame, fut la réponse.
Cependant, Angélique se mit au lit, si lasse qu’il lui fut impossible de manger. Elle craignait surtout le comte de Longueval, son père, qui alors se trouvait à Paris.
Le jour venu, ils se mirent dans le bateau jusqu’à Essonne, où la demoiselle se trouva tellement lasse, qu’elle dit à La Corbinière :
— Allez, vous, toujours devant m’attendre à Lyon, avec la vaisselle.
Ils restèrent trois jours à Essonne, d’abord pour attendre le coche, puis pour guérir les écorchures que la demoiselle s’était faites aux cuisses en courant à franc étrier.
Passé Moulins, un homme qui était dans le coche et qui se disait gentilhomme, commença à dire ces paroles :
— N’y a-t-il pas une demoiselle vêtue en homme ?
À quoi La Corbinière répondit :
— Oui-da, monsieur… Pourquoi avez-vous quelque chose à dire là-dessus ? Ne suis-je pas maître de faire habiller ma femme comme il me plaît ?
Le soir, ils arrivèrent à Lyon, au Chapeau rouge, où ils vendirent la vaisselle pour trois cents écus ; sur quoi, La Corbinière se fit faire, « encore qu’il n’en eût du tout besoin, un fort bel habit d’écarlate, avec les aiguillettes d’or et d’argent. »
Ils descendirent sur le Rhône, et, s’étant arrêtés le soir à une hôtellerie, La Corbinière voulut essayer ses pistolets. Il le fit si maladroitement, qu’il adressa une balle dans le pied droit d’Angélique de Longueval, et il dit seulement à ceux qui le blâmaient de son imprudence :
— C’est un malheur qui m’est arrivé… je puis dire à moi-même, puisque c’est ma femme.
Angélique resta trois jours au lit ; puis ils se remirent dans la barque du Rhône, et purent atteindre Avignon, où Angélique se fit traiter pour sa blessure, et, ayant pris une nouvelle barque lorsqu’elle se sentit mieux, ils arrivèrent enfin à Toulon le jour de Pâques.
Une tempête les accueillit en sortant du port pour aller à Gènes ; ils s’arrêtèrent dans un havre, au château dit de Saint-Soupir, dont la dame, les voyant sauvés, fit chanter le Salve Regine. Puis elle leur fit faire collation à la mode du pays, avec olives et câpres, et commanda que l’on donnât à leur valets des artichauts.
« Voyez, dit Angélique, ce que c’est de l’amour ; encore que nous étions à un lieu qui n’était habité par personne, il fallut y jeûner les trois jours que nous attendîmes le bon vent. Néanmoins, les heures me semblaient des minutes, encore que j’étais bien affamée. Car, à Villefranche, peur de la peste, ils ne voulurent nous laisser prendre des vivres. Ainsi, tous bien affamés, nous fîmes voiles ; mais, auparavant, de crainte de faire naufrage, je me voulus confesser à un bon père cordelier qui était en notre compagnie, et lequel venait à Gènes aussi.
» Car mon mari (elle l’appelle toujours ainsi depuis ce moment), voyant entrer dans notre chambre un gentilhomme génois, lequel écorchait un peu le français, lui demanda :
» — Monsieur, vous plaît-il quelque chose ?
» — Monsieur, dit ce Génois, je voudrais bien parler à madame.
» Mon mari, tout d’un temps, mettant l’épée à la main, lui dit :
» — La connaissez-vous ? Sortez d’ici ! car, autrement, je vous tuerai.
» Incontinent, M. Audiffret nous vint voir, lequel lui conseilla de nous en aller le plus promptement qu’il se pourrait, parce que ce Génois, très-assurément, lui ferait faire du déplaisir.
» Nous arrivâmes à Civita-Vecchia ; puis à Rome, où nous descendîmes à la meilleure hôtellerie, attendant de trouver la commodité de se mettre en chambre garnie, laquelle on nous fit trouver en la rue des Bourguignons, chez un Piémontais, duquel la femme était Romaine. Et, un jour, étant à sa fenêtre un neveu de Sa Sainteté, passant avec dix-neuf estafiers, en envoya un qui me dit ces paroles en italien :
» — Mademoiselle, Son Éminence m’a commandé de venir savoir si vous aurez agréable qu’il vous vienne voir.
» Toute tremblante, je lui répondis :
» — Si mon mari était ici, j’accepterais cet honneur ; mais, n’y étant pas, je supplie très-humblement votre maître de m’excuser.
» Il avait fait arrêter son carrosse à trois maisons de la nôtre, attendant la réponse, laquelle soudain qu’il l’eût entendue, il fit marcher son carrosse, et, depuis, je n’entendis plus parler de lui. »
La Corbinière lui raconta peu après qu’il avait rencontré un fauconnier de son père qui s’appelait La Roirie. Elle eut un grand désir de le voir ; et, quand elle le vit, « il resta sans parler ; » puis, s’étant rassuré, il lui dit que madame l’ambassadrice avait entendu parler d’elle et désirait la voir.
Angélique de Longueval fut bien reçue par l’ambassadrice. Toutefois, elle craignit, d’après certains détails, que le fauconnier n’eût dit quelque chose et craignit qu’on n’arrêtât La Corbinière et elle.
Ils furent fâchés d’être restes vingt-neuf jours à Rome, et d’avoir fait toutes les diligences pour s’épouser sans pouvoir y parvenir. « Ainsi, dit Angélique, je partis sans voir le pape… »
C’est à Ancône qu’ils s’embarquèrent pour aller à Venise, Une tempête les accueillit dans l’Adriatique ; puis ils arrivèrent et allèrent se loger sur le grand canal.
« Cette ville, quoique admirable, dit Angélique de Longueval, ne pouvait me plaire à cause de la mer, et il m’était impossible d’y boire et d’y manger que pour m’empêcher de mourir. »
Cependant, l’argent se dépensait, et Angélique dit à La Corbinière :
— Mais, que ferons-nous ? Il n’y a tantôt plus d’argent !
Il répondit :
— Lorsque nous serons en terre ferme, Dieu y pourvoira… Habillez-vous, et nous irons à la messe de Saint-Marc.
Arrivés à Saint-Marc, les époux s’assirent au banc des sénateurs ; et, là, quoique étrangers, personne n’eut l’idée de leur contester cette place ; car La Corbinière avait des chausses de petit velours noir, avec le pourpoint de toile d’argent blanc, le manteau pareil…, et la petite oie d’argent.
Angélique était bien ajustée, et elle fut ravie, car son habit à la française faisait que les sénateurs avaient toujours l’œil sur elle.
L’ambassadeur de France, qui marchait dans la procession avec le doge, la salua.
À l’heure du dîner, Angélique ne voulut plus sortir de son hôtel, aimant mieux reposer que d’aller en mer en gondole.
Quant à La Corbinière, il alla se promener sur la place Saint-Marc, et y rencontra M. de la Motte, qui lui fit des offres de service, et qui, sur ce qu’il lui parla de la difficulté que lui et Angélique avaient à s’épouser, lui dit qu’il serait bon de se rendre à sa garnison de Palma-Nova, où l’on pourrait en conférer, et où La Corbinière pourrait se mettre au service.
Là, M. de la Motte présenta les futurs époux à Son Excellence le général, qui ne voulut pas croire qu’un homme si bien couvert s’offrît de prendre une pique dans une compagnie. Celle qu’il avait choisie était commandée par M. Ripert de Montélimart.
Son Excellence le général consentit cependant à servir de témoin au mariage…, après lequel on fit un petit festin où s’écoulèrent les dernières vingt pistoles dont les conjoints étaient encore chargés.
Au bout de huit jours, le Sénat donna ordre au général d’envoyer la compagnie à Vérone ; ce qui mit Angélique de Longueval au désespoir, car elle se plaisait à Palma-Nova, où les vivres étaient à bon marché.
En repassant à Venise, ils achetèrent du ménage, « deux paires de draps pour deux pistoles, sans compter une couverte, un matelas, six plats de faïence et six assiettes. »
En arrivant à Vérone, ils trouvèrent plusieurs officiers français. M. de Breunel, enseigne, les recommanda à M. de Beaupuis, qui les logea sans s’incommoder, les maisons étant à un grand bon marché. Vis-à-vis de la maison, il y avait un couvent de religieuses qui prièrent Angélique de Longueval d’aller les voir, et lui firent tant de caresses, qu’elle en était confuse.
À cette époque, elle accoucha de son premier enfant, qui fut tenu au baptême par Son Excellence Alluisi Georges et par la comtesse Bevilacqua. Son Excellence, après qu’Angélique de Longueval fut relevée de couches, lui envoyait son carrosse assez souvent.
À un bal donné plus tard, elle étonna toutes les dames de Vérone en dansant avec le général Alluisi, en costume français. Elle ajoute :
« Tous les Français officiers de la République étaient ravis de voir que ce grand général, craint et redouté partout, me faisait tant d’honneur. »
Le général, tout en dansant, ne manquait pas de parlera Angélique de Longueval « à part de son mari. » Il lui disait :
— Qu’attendez-vous en Italie ?… La misère avec lui pour le reste de vos jours. Si vous dites qu’il vous aime, vous ne pouvez croire que je ne fasse plus encore…, moi qui vous achèterai les plus belles perles qui seront ici, et d’abord des cottes de brocart telles qu’il vous plaira. Pensez, mademoiselle, à laisser votre amour pour une personne qui parle pour votre bien et pour vous remettre en bonne grâce de messieurs vos parents.
Cependant, ce général conseillait à La Corbinière de s’engager dans les guerres de l’Allemagne, lui disant qu’il trouverait beaucoup d’avantage à Inspruck, qui n’était qu’à sept journées de Vérone, et que, là, il attraperait une compagnie…
Malgré les digressions qui sont naturelles à ma façon d’écrire, je n’abandonne jamais mon idée, et, quoi qu’on puisse penser, l’abbé Bucquoy finira par se retrouver…
Revenu à Senlis, je me demande seulement pourquoi la poste a mis vingt et une heures, il y a huit jours, pour transmettre à Paris une lettre jetée par moi-même dans la boîte le jour de la Toussaint, à dix heures du soir. Il y a d’abord un départ à minuit ; puis les lettres partent encore à sept heures du matin… Je m’y perds !
Serais-je encore suspect à Senlis[12] ?… Mais le gendarme est devenu mon ami ! Je me suis fait encore recommander à un substitut de la ville, qui s’occupe accessoirement de science et d’histoire. Je connais des substituts que j’estime fort, comme je fais de tous les hommes qui veulent bien oublier un instant leurs opinions, leur position, ou leurs intérêts, pour devenir ce qu’ils peuvent être au fond, des hommes aimables.
J’ai vu, en me promenant, sur une affiche bleue une représentation de Charles VII annoncée, par Beauvallet et mademoiselle Rimblot. Le spectacle était bien choisi. Dans ce pays-ci, on aime le souvenir des princes du moyen âge et de la renaissance, qui ont créé les cathédrales merveilleuses que nous y voyons, et de magnifiques châteaux, — moins épargnés cependant par le temps et les guerres civiles. — Les gens ignorent ici pourquoi ils aiment peu les Bourbons, avec un mélange pourtant de goûts semi-populaires et semi-princiers. Je les soupçonne d’être un peu, comme bien d’autres, républicains sans le savoir.
C’est qu’il y a eu ici des luttes graves à l’époque de la Ligue… Un vieux noyau de protestants qu’on ne pouvait dissoudre, et, plus tard, un autre noyau de catholiques non moins fervents pour repousser le parpaillot dit Henry IV.
L’animation allait jusqu’à l’extrême, comme dans toutes les grandes luttes politiques. Dans ces contrées qui faisaient partie des anciens apanages de Marguerite de Valois et des Médicis, qui y avaient fait du bien, on avait contracté une haine constitutionnelle contre la race qui les avait remplacés. Que de fois j’ai entendu ma grand’mère, parlant d’après ce qui lui avait été transmis, me dire de l’épouse de Henri II :
— Cette grande madame Catherine de Médicis…, à qui on a tué ses pauvres enfants !
Plus tard, ayant lu le Charles IX de Chénier, et regardé, le premier jour de la révolution de juillet, la fenêtre d’où l’on suppose que ce roi aurait tiré sur le peuple, pensant aussi à la fièvre de sang qui l’a fait périr, je me suis dit :
— Il est impossible que ma grand’mère n’ait pas été trompée par une tradition du pays.
Cependant, des mœurs se sont conservées dans cette province à part, qui indiquent et caractérisent les vieilles luttes du passé. La fête principale, dans certaines localités, est la Saint-Barthélemy. C’est pour ce jour que sont fondés surtout de grands prix pour le tir de l’arc. L’arc, aujourd’hui, est une arme assez légère. Eh bien, elle symbolise et rappelle d’abord l’époque où ces rudes tribus des Sylvanectes formaient une branche redoutable des races celtiques.
Les pierres druidiques d’Ermenonville, les haches de pierre et les tombeaux où les squelettes ont toujours le visage tourné vers l’Orient, ne témoignent pas moins des origines du peuple qui habite ces régions entrecoupées de forêts et couvertes de marécages, devenus des lacs aujourd’hui.
Le Valois et l’ancien petit pays nommé la France semblent établir par leur division l’existence de deux races distinctes. La France, division spéciale de l’Île-de-France, a, dit-on, été peuplée par les Francs primitifs, venus de Germanie, dont ce fut, comme disent les chroniques, le premier arrêt. Il est reconnu aujourd’hui que les Francs n’ont nullement subjugué la Gaule, et n’ont pu que se trouver mêlés aux luttes de certaines provinces entre elles. Les Romains les avaient fait venir pour peupler certains points, et surtout pour défricher les grandes forêts ou assainir les pays de marécages. Telles étaient alors les contrées situées au nord de Paris. Issus généralement de la race caucasienne, ces hommes vivaient sur un pied d’égalité, d’après les mœurs patriarcales. Plus tard, on créa des fiefs, quand il fallut défendre le pays contre les invasions du Nord. Toutefois, les cultivateurs conservaient libres les terres qui leur avaient été concédées et qu’on appelait terres de franc-alleu.
La lutte de deux races différentes est évidente surtout dans les guerres de la Ligue. On peut penser que les descendants des Gallo-Romains favoriseraient le Béarnais, tandis que l’autre race, plus indépendante de sa nature, se tournait vers Mayenne, d’Épernon, le cardinal de Lorraine et les Parisiens. On retrouve encoure, dans certains coins, des amas de cadavres, résultat des massacres ou des combats de cette époque dont le principal fut la bataille de Senlis.
Et même ce grand comte Longueval de Bucquoy, qui a fait les guerres de Bohême, aurait-il gagné l’illustration qui causa bien des peines à son descendant, l’abbé de Bucquoy, s’il n’eût, à la tête des ligueurs, protégé longtemps Soissons, Arras et Calais contre les armées de Henri IV ? Repoussé jusque dans la Frise après avoir tenu trois ans dans les pays de Flandre, il obtint cependant un traité d’armistice de dix ans en faveur de ces provinces, que Louis XIV dévasta plus tard.
Étonnez-vous maintenant des persécutions qu’eut à subir l’abbé de Bucquoy, sous le ministère de Pontchartrain !
Quant à Angélique de Longueval, c’est l’opposition même en cotte hardie. Cependant, elle aimait son père, et ne l’avait abandonné qu’à regret. Mais, du moment qu’elle avait choisi l’homme qui semblait lui convenir, comme la fille du duc Loys choisissant Lautrec pour cavalier, elle n’a pas reculé devant la fuite et le malheur, et même, ayant aidé à soustraire l’argenterie de son père, elle s’écriait :
— Ce que c’est de l’amour !
Les gens du moyen âge croyaient aux charmes. Il semble qu’un charme l’ait, en effet, attachée à ce fils de charcutier, qui était beau, s’il faut l’en croire, mais qui ne semble pas l’avoir rendue très-heureuse. Cependant, en constatant quelques malheureuses dispositions de celui qu’elle ne nomme jamais, elle n’en dit pas de mal un instant. Elle se borne à constater les faits, et l’aime toujours, en épouse platonicienne et soumise à son sort par le raisonnement.
Le discours du lieutenant-colonel, qui voulait éloigner La Corbinière de Venise, avait donné dans la vue de ce dernier. Il vend tout à coup son enseigne pour se rendre à Inspruck et chercher fortune en laissant sa femme à Venise.
« Voilà donc, dit Angélique, l’enseigne vendue à cet homme qui m’aimait, content (le lieutenant-colonel), en croyant que je ne m’en pouvais plus dédire ; mais l’amour, qui est la reine[13] de toutes les passions, se moqua bien de la charge, car, lorsque je vis que mon mari faisait son préparatif pour s’en aller, il me fut impossible de penser seulement de vivre sans lui. »
Au dernier moment, pendant que le lieutenant-colonel se réjouissait déjà du succès de cette ruse, qui lui livrait une femme isolée de son mari, Angélique se décida à suivre La Corbinière à Inspruck. « Ainsi, dit-elle, l’amour nous ruina en Italie aussi bien qu’en France, quoiqu’en celle d’Italie je n’y avais point de coulpe (faute). »
Les voilà partis de Vérone avec un nommé Boyer, auquel La Corbinière avait promis de faire sa dépense jusqu’en Allemagne, parce qu’il n’avait point d’argent. (Ici, La Corbinière se relève un peu.) À vingt cinq milles de Vérone, à un lieu où, par le lac, on va à la rive de Trente, Angélique faiblit un instant, et pria son mari de revenir vers quelque ville du bon pays vénitien, comme Brescia. Cette admiratrice de Pétrarque quittait avec peine ce doux pays d’Italie pour les montagnes brumeuses qui cernent l’Allemagne. « Je pensais bien, dit-elle, que les cinquante pistoles qui nous restaient ne nous dureraient guère ; mais mon amour était plus grand que toutes ces considérations, »
Ils restèrent huit jours à Inspruck, où le duc de Feria passa, et dit à La Corbinière qu’il fallait aller plus loin pour trouver de l’emploi, dans une ville nommé Fisch. Là, Angélique eut un grand flux de sang, et l’on appela une femme, qui lui fit comprendre « qu’elle s’était gâtée d’un enfant. » C’est une locution bien chrétienne, qu’il faut pardonner au langage du temps et du pays.
On a toujours considéré comme une souillure, dans la manière de voir des hommes d’Église, le fait, légitime pourtant, puisque Angélique s’était mariée, de produire au monde un nouveau pécheur. Ce n’est pourtant pas là l’esprit de l’Évangile. Mais passons.
La pauvre Angélique, un peu rétablie, fut forcée de se remettre à cheval sur l’unique haquenée que possédait le ménage, « Toute débile que j’étais, dit-elle, ou, pour dire la vérité, demi-morte, je montai à cheval pour aller avec mon mari rejoindre l’armée, où je fus si étonnée de voir autant de femmes que d’hommes, entre beaucoup de celles de colonels et capitaines. »
Son mari alla faire la révérence au grand colonel nommé Gildase, lequel, comme Wallon, avait entendu parler du comte de Longueval de Bucquoy, qui avait défendu la Frise contre Henri IV. Il fit grande caresse au mari d’Angélique, et lui dit qu’en attendant une compagine, il lui donnerait une lieutenance, et qu’il allaot mettre mademoiselle de Longueval dans le carosse de sa sœur, qui était mariée au premier capitaine de son régiment.
Le malheur ne se lassait pas de frapper les nouveaux époux. La Corbinière prit la fièvre, et il fallut le soigner. Il y a de bonnes gens partout : Angélique ne se plaint que d’avoir été promenée, « tantôt à un lieu, tantôt à un autre, » par le malheur de la guerre, à la façon des Égyptiennes ; ce qui ne pouvait lui plaire, encore qu’elle eût plus de sujets de se contenter que pas une femme, puisqu’elle était la seule qui mangeât à la table du colonel avec seulement sa sœur, « Et le colonel encore montrait trop de bonté à La Corbinière, — en ce qu’il lui donnait les meilleurs morceaux de la table… à cause qu’il le voyait malade. »
Une nuit, les troupes étant en marche, le meilleur logement qu’on put offrir aux dames lut une écurie, où il ne fallait coucher qu’habillé, à cause de la crainte de l’ennemi. « En me réveillant au milieu de la nuit, dit Angélique, je ressentis un si grand frais, que je ne pus m’empêcher de dire tout haut : « Mon Dieu ! je meurs de frais ! » Le colonel allemand lui jeta alors sa casaque, se découvrant lui-même, car il n’avait pas autre chose sur son uniforme.
Ici arrive une observation bien profonde :
« Tous ces honneurs, dit-elle, pouvaient bien arrêter une Allemande, mais non pas les Françaises, à qui la guerre ne peut plaire. »
Rien n’est plus vrai que cette observation. Les femmes allemandes sont encore celles de l’époque des Romains. Trusnelda combattait avec Hermann. À la bataille des Cimbres, où vainquit Marius, il y avait autant de femmes que d’hommes.
Les femmes sont courageuses dans les événements de famille, devant la souffrance, devant la mort. Dans nos troubles civils, elles portent des drapeaux sur les barricades ; elles portent vaillamment leur tête à l’échafaud. Dans les provinces qui se rapprochent du nord ou de l’Allemagne, on a pu trouver des Jeanne Darc et des Jeanne Hachette. Mais la masse des femmes françaises redoute la guerre, à cause de l’amour qu’elles ont pour leurs enfants.
Les femmes guerrières sont de la race franque. Chez cette population originairement venue d’Asie, il existe une tradition qui consiste à exposer des femmes dans les batailles, pour animer le courage des combattants par la récompense offerte. Chez les Arabes, on retrouve la même coutume. La vierge qui se dévoue s’appelle la kadra et s’avance au premier rang, entourée de ceux qui sont résolus à se faire tuer pour elle. Mais, chez les Francs, on en exposait plusieurs.
Le courage et souvent même la cruauté de ces femmes étaient tels, qu’ils ont été causes de l’adoption de la loi salique. Et cependant, les femmes, guerrières ou non, ne perdirent jamais leur empire en France, soit comme reines, soit comme favorites.
La maladie de La Corbinière fut cause qu’il se résolut à retourner en Italie. Seulement, il oublia de prendre un passe-port. « Nous fûmes bien confus, dit Angélique, lorsque nous fûmes à une forteresse nommée Reistre, où l’on ne voulut plus nous laisser passer, et où l’on retint mon mari malgré sa maladie. » Comme elle avait conservé sa liberté, elle put aller à Inspruck se jeter aux pieds de l’archiduchesse Léopold pour obtenir la grâce de La Corbinière, — qu’on peut supposer avoir un peu déserté, quoique sa femme ne l’avoue pas.
Munie de la grâce signée par l’archiduchesse, Angélique retourna au lieu où était détenu son mari. Elle demanda aux gens de ce bourg de Reitz s’ils n’avaient rien entendu dire d’un gentilhomme français prisonnier. On lui enseigna le lieu où il était, où elle le trouva contre un poêle, demi-mort, et le ramena à Vérone.
Là, elle retrouva M. de la Tour (de Périgord) et lui reprocha d’avoir fait vendre à son mari son enseigne, ce qui était cause de son malheur. « Je ne sais, ajoute-t-elle, s’il avait encore de l’amour pour moi, ou si ce fut de la pitié, tant il y a qu’il m’envoya vingt pistoles et tout un ameublement de maison où mon mari se gouverna si mal, qu’en peu de temps il mangea entièrement tout. »
Il avait repris un peu de santé et vivait continuellement en débauche avec deux de ses camarades, M. de la Perle et M. Escutte. Cependant, l’affection de sa femme ne s’affaiblit pas. Elle se résolut, « pour ne pas vivre tout à fait dans l’incommodité, à prendre des gens en pension, » ce qui lui réussit ; seulement, La Corbinière dépensait tout le gagnage hors du logis, « ce qui, dit-elle, m’affligeait jusqu’à la mort ; il finit par vendre les meubles, de sorte que la maison ne pouvait plus aller… Cependant, ajoute la pauvre femme, je sentais toujours mon affection aussi grande que lorsque nous partîmes de France. Il est vrai qu’après avoir reçu la première lettre de ma mère, cette affection se partagea en deux… Mais j’avoue que l’amour que j’avais pour cet homme surpassait l’affection que je portais à mes parents… »
Le manuscrit que les Archives nationales conservent écrit de la main d’Angélique s’arrête là.
Mais nous trouvons, annexées au même dossier, les observations suivantes, écrites par son cousin, le moine célestin Gousseneourt. Elles n’ont point la même grâce que le récit d’Angélique de Longueval, mais elles ont aussi la marque d’une honnête naïveté.
Voici un passage des observations du moine célestin Goussencourt :
« La nécessité les contraignit d’être taverniers : où les soldats français allaient boire et manger, avec un tel respect, qu’ils ne voulaient point être servis d’elle. Elle cousait des collets de toile où elle ne gagnait tous les jours que huit sous, et avec cela descendait à toute heure à la cave, et lui, se donnait à boire avec ses hôtes, de telle façon qu’il devint tout couperosé.
» Un jour, elle étant à la porte, un capitaine vint à passer et lui fit une grande révérence, et elle à lui ; ce qui fut aperçu de son mari jaloux. Il l’appelle et la prend par la gorge. Elle parvient à jeter un cri. Les buveurs arrivent et la trouvent à demi-morte couchée par terre, à laquelle il avait donné des coups de pied aux côtes qui lui avaient ôté la parole, et dit, pour s’excuser, qu’il lui avait défendu de parler à celui-là, et que, si elle lui eût parlé, il l’eût enfilée de son épée. »
Il devint étique par ses débauches. À cette époque, elle écrivit à sa mère pour lui demander pardon. Sa mère lui répondit qu’elle lui pardonnait et lui conseillait de revenir et qu’elle ne l’oublierait pas dans son testament.
Ce testament était gardé à l’église de la Neuville-en-Hez, et contient un legs de huit mille livres.
Pendant l’absence d’Angélique de Longueval, il y eut une demoiselle en Picardie qui voulut usurper sa place, et se donna pour elle. Elle eut même la hardiesse de se présenter à madame de Haraucourt, mère d’Angélique, laquelle dit qu’elle n’était pas sa fille. Elle racontait tant de choses, que plusieurs des parents finirent par la prendre pour ce qu’elle se donnait…
Le célestin, son cousin, lui écrivit de revenir. Mais La Corbinière n’en voulait pas entendre parler, craignant d’être pris et exécuté s’il rentrait en France. Il n’y faisait pas bon pour lui non plus ; car la faute d’Angélique fut cause que M. d’Haraucourt chassa des faubourgs de Clermont-sur-Oise sa mère et ses frères, « qui vivaient de leur boutique, étant charcutiers. »
Madame d’Haraucourt, enfin, étant morte en décembre 1636, à la Neuville-en-Hez, où elle repose (M. d’Haraucourt était mort en 1632), leur fille fit tant près de son mari, qu’il consentit à revenir en France.
Arrivés à Ferrare, ils tombent malades tous deux ; — ils restent là douze jours ; — s’embarquent à Livourne, arrivent à Avignon, où ils sont toujours malades. — La Corbinière y meurt, le 5 août 1642 ; il repose à Sainte-Madeleine ; il meurt avec des repentances très-grandes de l’avoir si mal traitée, et lui dit :
— Pour votre consolation et ôter votre tristesse, souvenez-vous comme je vous ai traitée.
« Là, continue le moine célestin, elle a été en si grande nécessité, qu’elle m’a dit, par écrit et de bouche, qu’elle fût morte de faim n’eût été les célestins qui l’ont aidée.
» Elle arriva à Paris le dimanche 19 octobre, par le coche, et manda à madame Boulogne, sa grande amie, de la venir quérir. N’y estant pas, son hostellier y fut. Le lendemain après dîner, elle vint me trouver avec ladite Boulogne et sa belle-mère, la mère de La Corbinière, servante de cuisine chez M. Ferrant, estat qu’elle a été contrainte de faire depuis qu’elle a été bannie de Clermont, à cause de son fils.
» La première chose qu’elle fit, elle vint se jeter à mes pieds, les mains jointes, me demandant pardon, ce qui fit pleurer les femmes. Je lui dis que je ne lui pardonnerais pas (ce qui la fit soupirer et respirer, ayant entendu le reste), car elle ne m’avait pas offensé. Et, la prenant par la main, lui dis-je : Levez-vous ; et la fis asseoir près de moi, où elle me répéta ce qu’elle m’avait souvent écrit : qu’après Dieu et sa mère, elle tenait la vie de moi. »
Quatre ans après, elle était retirée à Nivillers, et très-malheureuse, n’ayant chemise au dos, connue il paraît par la lettre ci-contre.
» Monsieur mon bon papa (elle appelait ainsi le célestin),
» Je vous supplie, très-humblement, de n’attribuer mon silence à manque du ressentiment que j’aurai toute ma vie de vos bontés, mais bien de honte de n’avoir encore que des paroles pour vous le témoigner. Vous protestant que la mauvaise fortune me persécute au point de n’avoir de chemise au dos. Ces misères m’ont empêché jusqu’ici de vous écrire et à madame Boulogne, car il me semble que vous deviez recevoir autant de satisfaction de moi comme vous en avez été travaillés tous deux. Accusez donc mon malheur et non ma volonté, et me faites l’honneur, mon cher papa, de me mander de vos nouvelles.
Votre très-humble servante.(À M. de Goussencourt, aux Célestins, à Paris.)
On ne sait rien de plus. — Voici une réflexion générale du célestin Goussencourt sur l’histoire de cet amour, dans lequel l’imagination simple du moine, ne pouvant admettre, du reste, l’amour de sa cousine pour un petit charcutier, rapportait tout à la magie ; — voici sa méditation :
« La nuit du premier dimanche de carême 1632 fut leur départ ; — retour en 1642, en carême, — Leurs affections commencèrent trois ans avant leur fuite. — Pour se faire aimer, il lui donna des coiffures qu’il avait fait faire à Clermont, et où il y avait des mouches cantharides, qui ne firent qu’échauffer la fille, mais non aimer ; puis il lui donna d’un coing cuit, et, depuis, elle fut grandement affectionnée. »
Rien ne prouve que le frère Goussencourt ait donné une chemise à sa cousine. Angélique n’était pas en odeur de sainteté dans sa famille, et cela paraît en ce fait qu’elle n’a pas même été nommée dans la généalogie de sa famille, qui énonce les noms de Jacques-Annibal de Longueval, gouverneur de Clermont-en-Beauvoisis, et de Suzanne d’Arquevillers, dame de Saint-Rimbaud. Ils ont laissé deux Annibal, dont le dernier, qui a le prénom d’Alexandre, est le même enfant qui ne voulait pas que sa sœur volât papa et maman, puis encore deux autres garçons. — On ne parle pas de la fille.
Croyez pourtant que je ne m’acharnerais pas ainsi sur les différents héros de cette famille, dont les diverses branches — de Longueval, d’Haraucourt et de Bucquoy, — donnent la torture à mon imagination, si je ne me trouvais au milieu des sources historiques et si je ne m’appliquais à l’analyse historique, depuis qu’il nous est défendu de faire des romans.
Tout peuple est curieux de remonter, par la pensée, à ses origines et à ses souvenirs ; c’est ce qui a fait le succès de Walter Scott en Angleterre, et, en France, celui d’Augustin Thierry, de Monteil et de quelques autres. L’histoire de France a été cruellement défigurée depuis plus de deux siècles, grâce à l’influence de ce principe de monarchie absolue qu’ont tenté d’établir les descendants du Béarnais. Il fallait, pour les écrivains, se soumettre à cette convention, ou s’en aller écrire hors de France. Les écrivains ont fini par rester, et les rois absolus sont partis.
L’Académie a couronné dernièrement l’auteur qui avait eu l’idée de peindre « une province sous Louis XIV… » Mon ambition est moins vaste. Je n’aurais voulu peindre qu’une des familles provinciales qui forment dans l’unité historique d’une nation une individualité collective curieuse à étudier, comme jetant des reflets de clarté sur les autres.
Malheureusement, si je m’éloignais un instant de la ligne correcte de l’histoire, je retomberais dans le roman historique, et les gens sévères considéreraient tout ce que je viens d’écrire comme imité d’une de ces longues préfaces où l’auteur de Waverley fait dialoguer ensemble le capitaine Clutterbuck et le révérend Jedédiath Cleisbotham.
Je comprends ce système, si favorable aux préparations d’un récit… Aussi, je ne voyage jamais dans ces contrées sans me faire accompagner d’un ami, que j’appellerai, de son petit nom, Sylvain.
C’est un nom très-commun dans cette province, le féminin est le gracieux nom de Sylvie, illustré par un bouquet du bois de Chantilly, dans lequel allait rêver si souvent le poète Théophile de Viau.
C’est un garçon — je veux dire un homme, car il ne faut pas trop nous rajeunir ! — qui a toujours mené une vie assez sauvage, comme son nom. Il vit de je ne sais quoi dans des maisons qu’il se bâtit lui-même, à la manière des cyclopes, avec ces grès de la contrée qui apparaissent à fleur de sol entre les pins et les bruyères. L’été, sa maison de grès lui semble trop chaude, et il se construit des huttes en feuillage au milieu des bois. Un petit revenu qu’il a de quelques morceaux de terre lui procure une certaine considération près des gardes, auxquels il paye quelquefois à boire. On l’a souvent suspecté de braconnage ; mais le fait n’a jamais pu être démontré. C’est donc un homme que l’on peut voir. Du reste, s’il n’a pas de profession bien définie, il a des idées sur tout comme plusieurs gens de ce pays, où l’on a, dit-on, inventé jadis les tournebroches. — Lui, s’est essayé plusieurs fois à composer des montres ou des boussoles. Ce qui le gêne dans la montre, c’est la chaîne qui ne peut se prolonger assez… Ce qui le gêne dans la boussole, c’est que cela fait seulement reconnaître que l’aimant polaire du globe attire forcément les aiguilles ; mais que, sur le reste, sur la cause et les moyens de s’en servir, les documents sont imparfaits.
J’ai dit à Sylvain :
— Allons-nous à Chantilly ?
Il m’a répondu :
— Non… Tu as dit toi-même hier qu’il fallait aller à Ermenonville pour gagner de là Soissons, visiter ensuite les ruines du château de Longueval en Soissonnais, sur la limite de Champagne.
— Oui, répondis-je, hier au soir, je m’étais monté la tête à propos de cette belle Angélique de Longueval, et je voulais voir le château d’où elle a été enlevée par La Corbinière, en habits d’homme, sur un cheval.
— Es-tu sûr, du moins, que ce soit là le Longueval véritable, car il y a des Longueval et des Longueville partout… de même que des Bucquoy…
— Je n’en suis pas convaincu quant à ces derniers ; mais lis seulement ce passage du manuscrit d’Angélique :
« Le jour étant venu duquel il me devait quérir la nuit, je dis à un palefrenier qui avait nom Breton :
» — Je voudrais bien que tu me prêtasses un cheval pour envoyer à Soissons cette nuit quérir pour me faire un corps de cotte ; te promettant que le cheval sera ici avant que maman se lève… »
— Il semblerait alors prouvé, me dit Sylvain, que le château de Longueval était situé aux environs de Soissons ; donc, ce ne serait pas le moment de revenir vers Chantilly. Ce changement de direction a déjà risqué de te faire arrêter une fois, parce que des gens qui changent d’idée tout à coup paraissent toujours des gens suspects…
En effet, un gendarme était venu à mon hôtel au dernier voyage que j’ai fait à Senlis, — je vous ai mandé ce détail, — et, apprenant que, sans passe-port, j’avais dit d’abord que j’irais du côté d’Ermenonville, et qu’ensuite j’avais pris ma place aux voitures de Chantilly, il menaça l’hôtesse d’une amende de vingt-cinq francs… Mais que tout cela soit oublié.
Cette aventure bien naturelle, puisque j’étais alors sans papiers, ne m’avait été gravée profondément dans l’esprit que parce que je me souvenais d’une exigence pareille qui a eu un résultat plus grave pour une personne que je connais :
C’était un simple archéologue, qui, passant à L***, et attendant la voiture de Senlis pour revenir à Paris s’était arrêté à contempler une église du xiiie siècle, dont le peu d’apparence est compensé par l’antiquité curieuse du monument.
Un gendarme — ceci se passait, il y a plusieurs mois — le suivait des yeux dans ses observations, et remarquait surtout qu’il prenait des notes sur un calepin. Pendant une demi-heure, il hésita à manifester ses soupçons ; mais enfin, ne trouvant pas naturel qu’on restât une demi-heure à regarder une église, il se décida à lui frapper sur l’épaule et à lui demander ses papiers.
— Des papiers à L*** ? à trois lieues de Paris ? dit l’archéologue avec douceur.
— Vous n’en avez pas ?… Suivez-moi chez le maire.
Ce n’était pas le maire de Meaux, — qui passe pour un homme lettré ; — le maire de L*** dit à l’archéologue :
— Que faisiez-vous devant cette église ?
— J’en constatais l’antiquité.
— Et vous preniez des notes ?
— Les voici.
— Je n’ai pas besoin de regarder vos notes ; ce ne sont pas là des papiers, et, puisque vous n’en avez pas d’autres, ces messieurs vont vous conduire devant le substitut de P***.
Il fut forcé de marcher jusque-là entre deux gendarmes.
Le substitut de P*** dit à l’archéologue, qui se plaignait d’un tel traitement :
— Ce que vous me dîtes de ce qu’a fait le maire à votre égard est tellement incroyable, que je n’en crois pas un seul mot. Il est impossible qu’un fonctionnaire municipal du département de l’Oise ait pu prendre sur lui de faire arrêter un homme qui regardait une église !
— Un chien regarde bien un évêque ! dit le savant Parisien.
— Par conséquent, je vous considère comme encore plus suspect. On va vous conduire à Paris, puisque vous prétendez que vous y habitez, et, là, on avisera.
L’archéologue demanda une voiture, ayant déjà fait deux lieues à pied, ce qui est déjà désagréable à cause de l’accompagnement obligé des gendarmes ; on est exposé à rencontrer des dames. Heureusement, il était arrivé dans la localité une voiture qui devait contenir d’autres malfaiteurs, et qui se dirigeait sur Paris.
On y plaça l’archéologue. Cette voiture n’était pas encore construite d’après le système cellulaire, mais on avait les poucettes. Un seul voleur se trouvait déjà dans la voiture. Il était parfaitement assis sur les débris d’une botte de paille…, et dit au nouveau pendant qu’on attelait :
— Bonjour, vieux zigue !… Eh bien, on ne vous donne donc pas de paille ?… Vous avez droit à la paille, pour vous asseoir, comme moi : il faut demander ça au conducteur !
L’archéologue ne répondit que par un rugissement, et voulut, au contraire, souffrir davantage, pour faire plus de honte au maire de L***.
À Paris, il reproduisit ses lettres et fut relâché.
Cette anecdote, complètement historique, n’indique que la sottise d’un maire de village, mais peut faire comprendre combien il est dans le caractère du fonctionnaire français d’abuser de l’autorité ; c’est ce qui amène peut-être des réactions en sens contraire.
Vous m’envoyez deux lettres concernant mes premiers articles sur l’abbé de Bucquoy. La première, d’après une biographie abrégée, établit que Bucquoy et Bucquoi ne représentent pas le même nom. À quoi je répondrai que les noms anciens n’ont pas d’orthographe. L’identité des familles ne s’établit que d’après les armoiries, et nous avons déjà donné celles de cette famille (l’écusson bandé de vair et de gueules de six pièces). Cela se retrouve dans toutes les branches, soit de Picardie, soit de l’Île-de-France, soit de Champagne, d’où était l’abbé de Bucquoy. Longueval touche à la Champagne, comme on le sait déjà. — Il est inutile de prolonger cette discussion héraldique.
Je reçois de vous une seconde lettre qui vient de Belgique :
« Lecteur sympathique de M. Gérard de Nerval et désirant lui être agréable, je lui communique le document ci-joint, qui lui sera peut-être de quelque utilité pour la suite de ses humoristiques pérégrinations à la recherche de l’abbé de Bucquoy, cet insaisissable moucheron issu de l’amendement Riancey. »
« 156. Oliver de Wree, de vermoerde oorlogh-stucken van den woonderdadighen velt-heer Carel de Longueval, grave van Busquoy, baron de Vaux. Brugge, 1625. — Ej. mengheldichten : fyghes noeper : Bacchus-Cortryck. Ibid., 1625. — Ej. Venus-Ban. Ibid., 1625, in-12, oblong, vel.
« Livre rare et curieux. L’exemplaire est taché d’eau[14]. »
Je ne chercherai pas à traduire cet article de bibliographie flamande ; seulement, je remarque qu’il fait partie du prospectus d’une bibliothèque qui doit être vendue le 5 décembre et jours suivants, sous la direction de M. Héberlé, 5, rue des Paroissiens, à Bruxelles.
Et la lettre m’arrive le 15 !
J’aime mieux attendre la vente de Techener, qui, je l’espère, aura toujours lieu le 20.
Je réfléchis à des fautes nombreuses que j’ai commises dans les lettres que je viens de vous adresser : une erreur de vingt kilomètres, ce n’était rien ; j’ai peine à me familiariser avec ces nouvelles mesures… et je sais pourtant qu’il est défendu de se servir du mot lieues dans les papiers publics. L’influence du milieu où je vis momentanément me fait retourner aux locutions anciennes.
Ma crainte de vous compromettre est telle, qu’en vous renvoyant la lettre qui m’a été adressée de Belgique pour me donner avis d’une vente où se trouvait un livre relatif à la famille de Bucquoy, j’ai ajouté un mot… J’ai déshonoré l’autographe d’un ami inconnu avec ce terme : issu. On avait voulu dire que l’abbé de Bucquoy était le moucheron insaisissable destiné à piquer l’amendement Riancey ; je ne me consolerais pas d’avoir fait lever ce moucheron ; car je respecte toujours la loi. J’ai cru affaiblir cette critique, en disant que le moucheron était issu de l’amendement.
J’ai eu tort ; m’étant imposé cette loi de ne dire que la vérité, — à l’exemple du philosophe dont je vais voir la tombe, et qui avait pris pour devise : Vitam impendere vero ; — je devais pouvoir représenter, au besoin, la lettre que vous m’avez envoyée vierge de toute addition. Il suffit de faire remarquer que je n’attaque pas la loi, mais seulement la fausse interprétation qu’on pourrait lui donner, si elle était appliquée sérieusement.
Quant à moi, vous le savez, je ne risque rien ; mais vous, vous risquez de subir une amende, qui peut s’élever à plus d’un million… Ne rions pas !
Si vous avez inséré ce que je vous ai écrit touchant l’arrestation d’un archéologue, croyez que cela est entièrement véritable et que je suis en mesure d’en donner les preuves et de citer encore un autre fait analogue arrivé dans une autre partie de l’Oise. Si ma géographie n’est pas toujours irréprochable, c’est que je crains avant tout de compromettre les personnes.
Il y a encore, dans ce que je vous ai écrit, un mot qui m’a causé une heure d’insomnie. On pouvait considérer que les voitures de la cour avaient été payées avec l’argent de la nation ; mais il était inutile de détruire des voitures qui avaient coûté cher. J’ai fait, peut-être, une faute, de français, — c’est-à-dire contre le français, — en parlant « d’abus de l’autorité, qui amènent des réactions en sens contraire. »
La faute paraît simple au premier abord ; mais il y a plusieurs sortes de réactions ; les unes prennent des biais, les autres sont des réactions qui consistent à s’arrêter. J’ai voulu dire qu’un excès amenait d’autres excès. Ainsi il est impossible de ne point blâmer les incendies, et les dévastations privées, rares pourtant de nos jours. Il se mêle toujours à la foule en rumeur un élément hostile ou étranger qui conduit les choses au delà des limites que le bon sens général aurait imposées, et qu’il finit toujours par tracer.
Je n’en veux pour preuve qu’une anecdote qui m’a été racontée par un bibliophile fort connu, et dont un autre bibliophile a été le héros.
Le jour de la révolution de février, on brûla quelques voitures, dites de la liste civile ; ce fut, certes, un grand tort, qu’on reproche durement aujourd’hui à cette foule mélangée, qui, derrière les combattants, entraînait aussi des traîtres.
Le bibliophile dont je parle se rendit ce soir-là au Palais-National. Sa préoccupation ne s’adressait pas aux voitures ; il était inquiet d’un ouvrage en quatre volumes in-folio intitulé Perceforest.
C’était un de ces romans du cycle d’Artus, ou du cycle de Charlemagne, où sont contenues les épopées de nos plus anciennes guerres chevaleresques.
Il entra dans la cour du palais, se frayant un passage au milieu du tumulte. C’était un homme grêle, d’une figure sèche, mais ridée parfois d’un sourire bienveillant, correctement vêtu d’un habit noir, et à qui l’on ouvrit passage avec curiosité.
— Mes amis, dit-il, a-t-on brûlé le Perceforest ?
— On ne brûle que les voitures.
— Très-bien ! continuez. Mais la bibliothèque ?
— On n’y a pas touché… Ensuite, qu’est-ce que vous demandez ?
— Je demande que l’on respecte l’édition en quatre volumes du Perceforest, un héros d’autrefois… ; édition unique, avec deux pages transposées et une énorme tache d’encre au troisième volume.
On lui répondit :
— Montez au premier.
Au premier, il trouva des gens qui lui dirent :
— Nous déplorons ce qui s’est fait dans le premier moment… On a, dans le tumulte, abîmé quelques tableaux…
— Oui, je sais, un Horace Vernet… Tout cela n’est rien. — Le Perceforest ?…
On le prit pour un fou. Il se retira et parvint à découvrir la concierge du palais, qui s’était retirée chez elle.
— Madame, si l’on n’a pas pénétré dans la bibliothèque, assurez-vous d’une chose : c’est de l’existence du Perceforest, édition du xvie siècle, reliure blanche en parchemin de Gaume. Le reste de la bibliothèque, ce n’est rien… mal choisi ! — des gens qui ne lisent pas ! — Mais le Perceforest vaut quarante mille francs sur les tables.
La concierge ouvrit de grands yeux.
— Moi, j’en donnerais, aujourd’hui, vingt mille…, malgré la dépréciation des fonds que doit amener nécessairement une révolution.
— Vingt mille francs !
— Je les ai chez moi ! Seulement, ce ne serait que pour rendre le livre à la nation. C’est un monument.
La concierge, étonnée, éblouie, consentit avec courage à se rendre à la bibliothèque et à y pénétrer par un petit escalier. L’enthousiasme du savant l’avait gagnée.
Elle revint, après avoir vu le livre sur le rayon où le bibliophile savait qu’il était placé.
— Monsieur, le livre est en place. Mais il n’y a que trois volumes… Vous vous êtes trompé.
— Trois volumes !… Quelle perte !… Je m’en vais trouver le gouvernement provisoire, — il y en a toujours un… — Le Perceforest incomplet ! Les révolutions sont épouvantables !
Le bibliophile courut à l’hôtel de ville. — On avait autre chose à faire que de s’occuper de bibliographie. Pourtant, il parvînt à prendre à part M. Arago, qui comprit l’importance de sa réclamation, et des ordres furent donnés immédiatement.
Le Perceforest n’était incomplet que parce qu’on en avait prêté précédemment un volume.
Nous sommes heureux de penser que cet ouvrage a pu rester en France.
Celui des Aventures de l’abbé de Bucquoy, qui doit être vendu le 20, n’aura peut-être pas le même sort !
Et, maintenant, tenez compte, je vous prie, des fautes qui peuvent être commises, dans une tournée rapide, souvent interrompue par la pluie ou par le brouillard…
Je quitte Senlis à regret ; mais mon ami le veut pour me faire obéira une pensée que j’avais manifestée imprudemment ; les amis sont comme les enfants : ce sont des tourments, c’est encore une locution du pays.
Je me plaisais tant dans cette ville, où la renaissance, le moyen âge et l’époque romaine se retrouvent çà et là au détour d’une rue, dans un jardin, dans une écurie, dans une cave ! — Je vous parlais « de ces tours des Romains recouvertes de lierre. » L’éternelle verdure dont elles sont vêtues fait honte à La nature inconstante de nos pays froids. En Orient, les bois sont toujours verts ; chaque arbre a sa saison de mue ; mais cette saison varie selon la nature de l’arbre. C’est ainsi que j’ai vu, au Caire, les sycomores perdre leurs feuilles en été. En revanche, ils étaient verts au mois de janvier.
Les allées qui entourent Senlis et qui remplacent les antiques fortifications romaines, restaurées plus tard, par suite du long séjour des rois carlovingiens, n’offrent plus aux regards que des feuilles rouillées d’ormes et de tilleuls. Cependant, la vue est encore belle, aux alentours, par un beau coucher de soleil. Les forêts de Chantilly, de Compiègne et d’Ermenonville ; les bois de Châalis et de Pont-Armé se dessinent avec leurs masses rougeâtres sur le vert clair des prairies qui les séparent. Des châteaux lointains élèvent encore leurs tours, — solidement bâties en pierres de Senlis, et qui, généralement, ne servent plus que de pigeonniers.
Les clochers aigus, hérissés de saillies régulières, qu’on appelle dans le pays des ossements (je ne sais pourquoi), retentissent encore de ce bruit de cloches qui portait une douce mélancolie dans l’âme de Rousseau…
Accomplissons le pèlerinage que nous nous sommes promis de faire, non pas près de ses cendres, qui reposent au Panthéon, mais près de son tombeau, situé à Ermenonville, dans l’île dite des Peupliers.
La cathédrale de Senlis ; l’église Saint-Pierre, qui sert aujourd’hui de caserne aux cuirassiers ; le château de Henri IV, adossé aux vieilles fortifications de la ville ; les cloîtres bysantins de Charles le Gros et de ses successeurs, n’ont rien qui doive nous arrêter…
C’est encore le moment de parcourir les bois malgré la brume obstinée du matin.
Nous sommes partis de Senlis, à pied, à travers les bois, aspirant avec bonheur la brume d’autonme. En regardant les grands arbres qui ne conservaient au sommet qu’un bouquet de feuilles jaunies, mon ami Sylvain me dit :
— Te souviens-tu du temps ou nous parcourions ces bois, quand tes parents te laissaient venir chez nous, où tu avais d’autres parents ?… Quand nous allions tirer les écrevisses des pierres, sous les ponts de la Nonette et de l’Oise…, tu avais soin d’ôter tes bas et tes souliers, et on t’appelait petit Parisien ?
— Je me souviens, lui dis-je, que tu m’as abandonné une fois dans le danger. C’était à un remou de l’Oise, vers Neufmoulin ; je voulais absolument passer l’eau pour revenir par un chemin plus court chez ma nourrice. Tu me dis : « On peut passer. » Les longues herbes et cette écume verte qui surnage dans les coudes de nos rivières me donnèrent l’idée que l’endroit n’était pas profond. Je descendis le premier. Puis je fis un plongeon dans sept pieds d’eau. Alors, tu t’enfuis, craignant d’être accusé d’avoir laissé se noyer le petit Parisien, et résolu à dire, si l’on t’en demandait des nouvelles, qu’il était allé où il avait voulu. — Voilà les amis.
Sylvain rougit et ne répondit pas.
— Mais ta sœur, ta sœur qui nous suivait, — pauvre petite fille ! — pendant que je m’abîmais les mains en me retenant, après mon plongeon, aux feuilles coupantes des iris, se mit à plat ventre sur la rive et me tira par les cheveux de toute sa force.
— Pauvre Sylvie ! dit en pleurant mon ami.
— Tu comprends, répondis-je, que je ne te dois rien…
— Si ; je t’ai appris à monter aux arbres. Vois ces nids de pies qui se balancent encore sur les peupliers et sur les châtaigniers, je t’ai appris à les aller chercher, ainsi que ceux des piverts, situés plus haut au printemps. Comme Parisien, tu étais obligé d’attacher à tes souliers des griffes en fer, tandis que, moi, je montais avec mes pieds nus !
— Sylvain, dis-je, ne nous livrons pas à des récriminations. Nous allons voir la tombe où manquent les cendres de Rousseau. Soyons calmes. Les souvenirs qu’il a laissés ici valent bien ses restes.
Nous avions parcouru une route qui aboutit aux bois et au château de Mont-l’Évêque. Des étangs brillaient çà et là à travers les feuilles rouges relevées par la verdure sombre des pins. Sylvain me chanta ce vieil air du pays :
Courage ! mon ami, courage !
Nous voici près du village.
À la première maison,
Nous nous rafraîchirons !
On buvait dans le village un petit vin qui n’était pas désagréable pour des voyageurs. L’hôtesse nous dit, voyant nos barbes :
— Vous êtes des artistes… Vous venez donc pour voir Châalis ?
Châalis ! à ce nom, je me ressouvins d’une époque bien éloignée… celle où l’on me conduisait à l’abbaye, une fois par an, pour entendre la messe, et pour voir la foire qui avait lieu près de là.
— Châalis ! dis-je. Est-ce que cela existe encore ?
— Mais, mon enfant, on a vendu le château, l’abbaye, les ruines, tout ! Seulement, ce n’est pas à des personnes qui voudraient les détruire… Ce sont des gens de Paris qui ont acheté le domaine, et qui veulent faire des réparations. La dame a déclaré qu’elle dépenserait quatre cent mille francs !
— Ma foi, dit Sylvain, ceux qui dépensent ainsi ont le droit de conserver leur fortune.
— C’est un grand bien pour le pays, dit l’hôtesse.
— À Senlis, dit Sylvain, la révolution a causé d’abord de grandes craintes. Beaucoup ont vendu à vil prix leurs voitures, et leurs chevaux. Il y a eu une personne qui, ne voulant pas conserver sa voiture de peur de se compromettre, l’a donnée pour rien !… On a vendu des couples de chevaux de cent mille francs pour six cents francs !
— J’aurais bien voulu les avoir !
— Les chevaux ?
— Non.
— Seulement, il faut le dire, ajouta Sylvain, à l’honneur de notre pays, d’autres n’eurent que l’idée de se résoudre à faire plus de dépense. Des gens que leurs habitudes ou leur âge invitaient à la tranquillité et au repos donnèrent des fêtes, firent travailler les ouvriers, commandèrent des équipages, et achetèrent des chevaux, autres que ceux que les peureux faisaient vendre,… et qui tombèrent dans les mains des maquignons.
— Sylvain ! dis-je, je t’estime ; tu as nuancé parfaitement ton récit.
De même qu’il est bon dans une symphonie même pastorale de faire revenir de temps en temps le motif principal, gracieux, tendre ou terrible, pour enfin le faire tonner au finale avec la tempête graduée de tous les instruments, — je crois utile de vous parler encore de l’abbé de Bucquoy, sans m’interrompre dans la course que je fais en ce moment vers le château de ses pères, avec cette intention de mise en scène exacte et descriptive sans laquelle ses aventures n’auraient qu’un faible intérêt.
Le finale se recule encore, et vous allez voir que c’est encore malgré moi…
Et d’abord, réparons une injustice à l’égard de ce bon M. Parceval de la Bibliothèque nationale, qui, loin de s’occuper légèrement de la recherche du livre, a remué tous les fonds des huit cent mille volumes que nous y possédons : je l’ai appris depuis. Mais, ne pouvant trouver la chose absente, il m’a donné officieusement avis de la vente de Techener, ce qui est le procédé d’un véritable savant.
Sachant bien que toute vente de grande bibliothèque se continue pendant plusieurs jours, j’avais demandé avis du jour désigné pour la vente du livre, voulant, si c’était justement le 20, me trouver à la vacation du soir.
Mais ce ne sera que le 30 !
Le livre est bien classé sous la rubrique : Histoire, et sous le no 3584. — Événements des plus rares, etc…, l’intitulé que vous savez.
La note suivante y est annexée.
« Rare. — Tel est le titre de ce livre bizarre, en tête duquel se trouve une gravure représentant l’Enfer des vivants ou la Bastille. Le reste du volume est composé des choses les plus singulières.
» Catalogue de la Bibliothèque de M. M***, etc. »
Je puis encore vous donner un avant-goût de l’intérêt de cette histoire, dont quelques personnes semblaient douter, en reproduisant des notes que j’ai prises dans la biographie Michaud. »
Après la biographie de Charles Bonaventure, comte de Bucquoy, généralissime et membre de l’ordre de la Toison d’or, célèbre par ses guerres en France, en Bohême et en Hongrie, et dont le petit-fils, Charles, fut créé prince de l’empire, — on trouve l’article sur l’abbé de Bucquoy, indiqué comme étant de la même famille que le précédent. Sa vie politique commença par cinq années de services militaires. Échappé comme par miracle à un grand danger, il fit vœu de quitter le monde et se retira à la Trappe. L’abbé de Rancé — sur lequel Chateaubriand a écrit son dernier livre — le renvoya, comme peu croyant. Il reprit son habit galonné, qu’il troqua bientôt contre les haillons d’un mendiant.
À l’exemple des faquirs et des derviches, il parcourait le monde, pensant donner des exemples d’humilité et d’austérité.
Il se faisait appeler le Mort, et tint même à Rouen, sous ce nom, une école gratuite.
Je m’arrête de peur de déflorer le sujet. Je ne veux que faire remarquer encore, pour prouver que cette histoire a du sérieux, qu’il proposa plus tard aux états unis de Hollande, en guerre avec Louis XIV, « un projet pour faire de la France une république, et y détruire, disait-il, le pouvoir arbitraire. » Il mourut à Hanovre, à quatre-vingt-dix ans, laissant son mobilier et ses livres à l’Église catholique, dont il n’était jamais sorti. Quant à ses seize années de voyage dans l’Inde, je n’ai encore là-dessus de données que par le livre en hollandais de la Bibliothèque nationale. — Nous en parlerons plus tard.
Tout ceci est donc sérieux ; voici ce qui ne l’est pas moins :
Je reçois, avec les renseignements que j’attendais, un congé du logement que j’occupais depuis longtemps à Paris. Pardon de vous parler encore de moi. Mais, de même que la vie de l’abbé de Bucquoy me semble pouvoir éclairer toute une époque, d’après le procédé bien connu d’analyse qui va du simple au composé, il me semble que, l’existence d’un écrivain étant publique plus que celle des autres, qui cachent toujours des recoins obscurs, c’est sur lui-même qu’il doit au besoin donner exemple des faits ordinaires qui se passent dans une société.
Voici le document tout à fait féodal dont vous pourrez n’insérer que les passages qui vous sembleront utiles pour démontrer encore plus combien les formes vieillies de nos administrations sont blessantes pour les particuliers. Ceci s’adresse aux habitudes et non aux hommes, qui ne font que remplir un patron tracé :
« Le requérant ès noms (le préfet de la Seine), poursuivant l’expropriation, pour cause d’utilité publique, des immeubles nécessaires à la formation des abords du Louvre et au prolongement de la rue de Rivoli, parmi lesquels se trouve compris celui qu’habite le susnommé, entend lui donner, comme de fait il lui donne par ces présentes congé de toutes les localités qu’il occupe dans ladite maison, et ce, pour le premier janvier mil huit cent cinquante et un, entendant qu’à ladite époque il quitte les lieux et fasse place nette en satisfaisant à toutes les charges imposées à un locataire sortant ;
» Que cependant, ne voulant pas que les frais occasionnés par cette éviction pour cause d’utilité publique restent à la charge du locataire susnommé, mondit requérant lui fait offres par ces présentes d’une somme de vingt francs qui lui sera payée à la caisse municipale de Paris, sur le vu de son acceptation, qui devra être donnée dans la quinzaine de ce jour.
» Lui déclarant qu’en cas de non acceptation d’ici à cette époque, le requérant entend retirer, comme de fait par ces présentes, il retire positivement, lesdites offres par lui faites, pour s’en tenir purement et simplement au congé précédemment donné, qui devra recevoir son exécution dans les termes de droit.
» À ce que le susnommé n’en ignore, je lui en ai, en parlant comme dessus, laissé la présente copie.
» Coût, trois francs.
Je ne voudrais pas ici faire de la politique. Je n’ai jamais voulu faire que de l’opposition. L’expropriation est parfaitement juste, mais les termes en sont impropres. Je remarque que l’administration prend toujours, en France, un ton sévère. De même que, dans la justice, l’homme soupçonné est toujours, de prime abord, regardé comme coupable. Si même il est reconnu innocent, il demeure toujours suspect.
Ceci est une des grandes causes de nos troubles civils. Si nous voulons examiner seulement l’intérieur des familles, nous verrons que, quand le maître gronde, du supérieur à l’inférieur par étages, tout le monde gronde. Le chien lui-même devient hargneux. Quand le maître est nerveux, tout le monde devient nerveux et souffre. On se rend compte de cela, surtout quand on a habité la province, où les divisions d’état à état sont plus tranchées.
Issu, par ma mère, de paysans des premières communes franches, situées au nord de Paris, j’ai retenu, des impressions d’enfance, le vif sentiment du droit qui règne dans la Flandre française, comme en Angleterre et dans les Pays-Bas. C’est pourquoi, me retrouvant dans ce milieu, je vous écris ces lignes, qu’on trouvera peut-être singulières à Paris, mais dont on comprendra sans doute le sentiment ; car Paris comprend tout.
Nous sommes allés à Châalis pour voir en détail le domaine, avant qu’il soit restauré. Il y a d’abord une vaste enceinte entourée d’ormes ; puis on voit à gauche un bâtiment dans le style du xvie siècle, restauré sans doute plus tard selon l’architecture lourde du petit château de Chantilly.
Quand on a vu les offices et les cuisines, l’escalier suspendu du temps d’Henri IV vous conduit aux vastes appartements des premières galeries, grands appartements et petits appartements donnant dans les bois. Quelques peintures enchâssées, le grand Condé à cheval et des vues de la forêt, voilà tout ce que j’ai remarqué. Dans une salle basse, on voit un portrait d’Henri IV à trente-cinq ans.
C’est l’époque de Gabrielle, et probablement ce château a été témoin de leurs amours. Ce prince, qui, au fond, m’est peu sympathique, demeura longtemps à Senlis, surtout dans la première époque du siége, et l’on y voit, au-dessus de la porte de la mairie et des trois mots : Liberté, égalité, fraternité, son portrait en bronze avec une devise gravée, dans laquelle il est dit que son premier bonheur fut à Senlis, en 1590. Ce n’est pourtant pas là que Voltaire a placé la scène principale, imitée de l’Arioste, de ses amours avec Gabrielle d’Estrées.
Ne trouvez-vous pas étrange que les d’Estrées se trouvent être encore des parents de l’abbé de Bucquoy. C’est cependant ce que révèle encore la généalogie de sa famille… Je n’invente rien.
C’était le fils du garde qui nous faisait voir le château, abandonné depuis longtemps. C’est un homme qui, sans être lettré, comprend le respect que l’on doit aux antiquités. Il nous fit voir dans une des salles un moine qu’il avait découvert dans les ruines. À voir ce squelette couché dans une auge de pierre, j’imaginai que ce n’était pas un moine, mais un guerrier celte ou franc couché selon l’usage, avec le visage tourné vers l’Orient dans cette localité, où les noms d’Erman ou d’Armen[15] sont communs dans le voisinage, sans parler même d’Ermenonville, située près de là, et qu’on appelle dans le pays Arme-Nonville ou Nonval, qui est le terme ancien.
Pendant que j’en faisais l’observation à Sylvain, nous nous dirigions vers les ruines. Un passant vint dire au fils du garde qu’un cygne venait de se laisser tomber dans un fossé.
— Va le chercher.
— Merci !… pour qu’il me donne un mauvais coup.
Sylvain fit cette observation qu’un cygne n’était pas bien redoutable.
— Messieurs, dit le fils du garde, j’ai vu un cygne casser la jambe à un homme d’un coup d’aile.
Sylvain réfléchit et ne répondit pas.
Le pâté des ruines principales forme les restes de l’ancienne abbaye, bâtie probablement vers l’époque de Charles VII, dans le style du gothique fleuri, sur des voûtes carlovingiennes aux piliers lourds, qui recouvrent les tombeaux. Le cloître n’a laissé qu’une longue galerie d’ogives qui relie l’abbaye à un premier monument, où l’on distingue encore des colonnes bysantines taillées à l’époque de Charles le Gros, et engagées dans de lourdes murailles du xvie siècle.
— On veut, dit le fils du garde, abattre le mur du cloître pour que, du château, l’on puisse avoir une vue sur les étangs. C’est un conseil qui a été donné à madame.
— Il faut conseiller, dis-je, à votre dame de faire ouvrir seulement les arcs des ogives qu’on a remplis de maçonnerie, et alors la galerie se découpera sur les étangs, ce qui sera beaucoup plus gracieux.
Il a promis de s’en souvenir.
La suite des ruines amenait encore une tour et une chapelle. Nous montâmes à la tour. De là, on distinguait toute la vallée, coupée d’étangs et de rivières, avec les longs espaces dénudés qu’on appelle le désert d’Ermenonville, et qui n’offrent que des grès de teinte grise, entremêlés de pins maigres et de bruyères.
Des carrières rougeâtres se dessinaient encore çà et là à travers les bois effeuillés, et ravivaient la teinte verdâtre des plaines et des forêts, où les bouleaux blancs, les troncs tapissés de lierre et les dernières feuilles d’automne se détachaient encore sur les masses rougeâtres des bois encadrés des teintes bleuâtres de l’horizon.
Nous redescendîmes pour voir la chapelle ; c’est une merveille d’architecture. L’élancement des piliers et des nervures, l’ornement sobre et fin des détails, révélaient l’époque intermédiaire entre le gothique fleuri et la renaissance. Mais, une fois entrés, nous admirâmes les peintures, qui m’ont semblé être de cette dernière époque.
— Vous allez voir des saintes un peu décolletées, nous dit le fils du garde.
En effet, on distinguait une sorte de Gloire peinte en fresque du côté de la porte, parfaitement conservée, malgré ses couleurs pâlies, sauf la partie inférieure couverte de peintures à la détrempe, mais qu’il ne sera pas difficile de restaurer.
Les bons moines de Châalis auraient voulu supprimer quelques nudités trop voyantes du style Médicis. En effet, tous ces anges et toutes ces saintes faisaient l’effet d’amours et de nymphes aux gorges et aux cuisses nues. L’abside de la chapelle offre dans les intervalles de ses nervures d’autres figures mieux conservées encore et du style allégorique usité postérieurement à Louis XII. En nous retournant pour sortir, nous remarquâmes au-dessus de la porte des armoiries qui devaient indiquer l’époque des dernières ornementations.
Il nous fut difficile de distinguer les détails de l’écusson écartelé qui avait été repeint postérieurement en bleu et en blanc. Au 1 et au 4, c’étaient d’abord des oiseaux que le fils du garde appelait des cygnes, — disposés par 2 et 1 ; — mais ce n’étaient pas des cygnes.
Sont-ce des aigles éployés, des merlettes ou des alérions, on des ailettes attachées à des foudres ?
Au 2 et au 3, ce sont des fers de lance, ou des fleurs de lis, ce qui est la même chose. Un chapeau de cardinal recouvrait l’écusson et laissait tomber des deux côtés ses résilles triangulaires ornées de glands ; mais, n’en pouvant compter les rangées, parce que la pierre était fruste, nous ignorions si ce n’était pas un chapeau d’abbé.
Je n’ai pas de livres ici. Mais il me semble que ce sont là les armes de Lorraine, écartelées de celles de France. Seraient-ce les armes du cardinal de Lorraine, qui fut proclamé roi dans ce pays, sous le nom de Charles X, ou celles de l’autre cardinal, qui aussi était soutenu par la Ligue ?… Je m’y perds, n’étant encore, je le reconnais, qu’un bien faible historien…
En quittant Châalis, il y a encore à traverser quelques bouquets de bois, puis nous entrons dans le désert. Il y a là assez de désert pour que, du centre, on ne voie point d’autre horizon, pas assez pour qu’en une demi-heure de marche on n’arrive au paysage le plus calme, le plus charmant du monde… Une nature suisse découpée au milieu du bois, par suite de l’idée qu’a eue René de Girardin d’y transplanter l’image du pays dont sa famille était originaire.
Quelques années avant la Révolution, le château d’Ermenonville était le rendez-vous des illuminés qui préparaient silencieusement l’avenir. Dans les soupers célèbres d’Ermenonville, on a vu successivement le comte de Saint-Germain, Mesmer et Cagliostro, développant, dans des causeries inspirées, des idées et des paradoxes, dont l’école dite de Genève hérita plus tard. Je crois bien que M. de Robespierre, le fils du fondateur de la loge écossaise d’Arras, tout jeune encore, peut-être encore plus tard Senancourt, Saint-Martin, Dupont (de Nemours) et Cazotte, vinrent exposer, soit dans ce château, soit dans celui de le Peletier de Mortfontaine, les idées bizarres qui se proposaient les réformes d’une société vieillie, laquelle dans ses modes mêmes, avec cette poudre qui donnait aux plus jeunes fronts un faux air de la vieillesse, indiquait la nécessité d’une complète transformation.
Saint-Germain appartient à une époque antérieure, mais il est venu là. C’est lui qui avait fait voir à Louis XV dans un miroir d’acier son petit-fils sans tête, — comme Nostradamus avait fait voir à Marie de Médicis les rois de sa race, dont le quatrième était également décapité.
Ceci est de l’enfantillage. Ce qui relève les mystiques, c’est le détail rapporté par Beaumarchais (le village de Beaumarchais est situé à une lieue d’Ermenonville, pays de légendes), que les Prussiens, arrivés jusqu’à trente lieues de Paris, se replièrent tout à coup d’une manière inattendue d’après l’effet d’une apparition dont leur roi fut surpris, et qui lui fit dire : « N’allons pas outre ! » comme en certains cas disaient les chevaliers.
Les illuminés français et allemands s’entendaient par des rapports d’affiliation. Les doctrines de Weisshaupt et de Jacob Bœhm avaient pénétré, chez nous, dans les anciens pays francs et bourguignons, par l’antique sympathie et les relations séculaires des races de même origine. Le premier ministre du neveu de Frédéric II était lui-même un illuminé. Beaumarchais suppose qu’à Verdun, sous couleur d’une séance de magnétisme, on fit apparaître devant Frédéric-Guillaume son oncle qui lui aurait dit : « Retourne ! » comme le fit un fantôme à Charles VI.
Ces données bizarres confondent l’imagination ; seulement, Beaumarchais, qui était un sceptique, a prétendu que, pour cette scène de fantasmagorie, on fit venir de Paris l’acteur Fleury, qui avait joué précédemment aux Français le rôle de Frédéric II, et qui aurait ainsi fait illusion au roi de Prusse, lequel, depuis, se retira, comme on sait, de la confédération des rois ligués contre la France.
Les souvenirs des lieux où je suis m’oppressent moi-même ; de sorte que je vous envoie tout cela au hasard, mais d’après des données sûres ; un détail plus important à recueillir, c’est que le général prussien qui, dans nos désastres de la Restauration, prit possession du pays, ayant appris que la tombe de Jean-Jacques Rousseau se trouvait à Ermenonville, exempta toute la contrée, depuis Compiègne, des charges de l’occupation militaire. C’était, je crois, le prince d’Anhalt : souvenons-nous, au besoin, de ce trait.
Rousseau n’a séjourné que peu de temps à Ermenonville. S’il y a accepté un asile, c’est que, depuis longtemps, dans les promenades qu’il faisait en partant de l’Ermitage de Montmorency, il avait reconnu que cette contrée présentait à un herboriseur des variétés de plantes remarquables dues à la variété des terrains.
Nous sommes allés descendre à l’auberge de la Croix blanche, où il demeura lui-même quelque temps à son arrivée. Ensuite il logea encore de l’autre côté du château, dans une maison occupée aujourd’hui par un épicier. M. René de Girardin lui offrit un pavillon inoccupé, faisant face à un autre pavillon qu’occupait le concierge du château. Ce fut là qu’il mourut.
En nous levant, nous allâmes parcourir les bois encore enveloppés des brouillards d’automne, que peu à peu nous vîmes se dissoudre en laissant reparaître le miroir azuré des lacs. J’ai vu de pareils effets de perspective sur des tabatières du temps… : l’île des Peupliers, au delà des bassins qui surmontent une grotte factice, sur laquelle l’eau tombe, — quand elle tombe… — Sa description pourrait se lire dans les idylles de Gessner.
Les rochers qu’on rencontre en parcourant les bois sont couverts d’inscriptions poétiques. Ici :
Sa masse indestructible a fatigué le temps.
Ailleurs :
Ce lieu sert de théâtre aux courses valeureuses
Qui signalent du cerf les fureurs amoureuses.
Ou encore, avec un bas-relief représentant des druides qui coupent le gui :
Tels furent nos aïeux dans leurs bois solitaires !
Ces vers ronflants me semblent être de Roucher… — Delille les aurait faits moins solides.
M. René de Girardin faisait aussi des vers. C’était, en outre, un homme de bien. Je pense qu’on lui doit les vers suivants sculptés sur une fontaine d’un endroit voisin, que surmontaient un Neptune et une Amphytrite, légèrement décolletés, comme les anges et les saints de Châalis :
Des bords fleuris où j’aimais à répandre
Le plus pur cristal de mes eaux,
Passant, je viens ici me rendre
Aux désirs, aux besoins de l’homme et des troupeaux.
En puisant les trésors de mon urne féconde,
Songe que tu les dois à des soins bienfaisants.
Puissé-je n’abreuver du tribut de mes ondes
Que des mortels paisibles et contents !
Je ne m’arrête pas à la force des vers ; c’est la pensée d’un honnête homme que j’admire. L’influence de son séjour est profondément sentie dans le pays. Là, ce sont des salles de danse, où l’on remarque encore le banc des vieillards ; là, des tirs à l’arc, avec la tribune d’où l’on distribuait les prix… Au bord des eaux, des temples ronds, à colonnes de marbre, consacrés soit à Vénus génitrice, soit à Hermès consolateur. Toute cette mythologie avait alors un sens philosophique et profond.
La tombe de Rousseau est restée telle qu’elle était avec sa forme antique et simple, et les peupliers, effeuillés, acompagnent encore d’une manière pittoresque le monument, qui se reflète dans les eaux dormantes de l’étang. Seulement, la barque qui y conduisait les visiteurs est aujourd’hui submergée… Les cygnes, je ne sais pourquoi, au lieu de nager gracieusement autour de l’île, préfèrent se baigner dans un ruisseau d’eau vive, qui coule, dans un rebord, entre des saules aux branches rougeâtres, et qui aboutit à un lavoir, situé devant le château.
Nous sommes revenus au château. C’est encore un bâtiment de l’époque d’Henri IV, refait vers Louis XIV, et construit probablement sur des ruines antérieures ; car on a conservé une tour crénelée qui jure avec le reste, et les fondements massifs sont entourés d’eau, avec des poternes et des restes de ponts-levis.
Le concierge ne nous a pas permis de visiter les appartements, parce que les maîtres y résidaient. Les artistes ont plus de bonheur dans les châteaux princiers, dont les hôtes sentent qu’après tout, ils doivent quelque chose à la nation.
On nous laissa seulement parcourir les bords du grand lac, dont la vue, à gauche, est dominée par la tour dite de Gabrielle, reste d’un ancien château. Un paysan qui nous accompagnait nous dit :
— Voici la tour où était enfermée la belle Gabrielle… Tous les soirs, Rousseau venait pincer de la guitare sous sa fenêtre, et le roi, qui était jaloux, le guettait souvent, et a fini par le faire mourir.
Voilà pourtant comment se forment les légendes. Dans quelques centaines d’années, on croira cela. Henri IV, Gabrielle et Rousseau sont les grands souvenirs du pays. On a confondu déjà, à deux cents ans d’intervalle, les deux souvenirs, et Rousseau devient peu à peu le contemporain d’Henri IV. Comme la population l’aime, elle suppose que le roi a été jaloux de lui, et trahi par sa maîtresse en faveur de l’homme sympathique aux races souffrantes. Le sentiment qui a dicté cette pensée est peut-être plus vrai qu’on ne croit. Rousseau, qui a refusé cent louis de madame de Pompadour, a ruiné profondément l’édifice royal fondé par Henri. Tout a croulé. Son image immortelle demeure debout sur les ruines.
Quant à ses chansons, dont nous avons vu les dernières à Compiègne, elles célébraient d’autres que Gabrielle. Mais le type de la beauté n’est il pas éternel comme le génie ?
En sortant du parc, nous nous sommes dirigés vers l’église, située sur la hauteur. Elle est fort ancienne, mais moins remarquable que la plupart de celles du pays. Le cimetière était ouvert ; nous y avons vu principalement le tombeau de De Vic, ancien compagnon d’armes de Henri IV, qui lui avait fait présent du domaine d’Ermenonville. C’est un tombeau de famille, dont la légende s’arrête à un abbé. Il reste ensuite des filles qui s’unissent à des bourgeois. Tel a été le sort de la plupart des anciennes maisons. Deux tombes plates d’abbés, très-vieilles, dont il est difficile de déchiffrer les légendes, se voient encore près de la terrasse. Puis, près d’une allée, une pierre simple sur laquelle on trouve inscrit : « Ci-gît Almazor. » Est-ce un fou ? est-ce un laquais ? est-ce un chien ? La pierre ne dit rien de plus.
Du haut de la terrasse du cimetière, la vue s’étend sur la plus belle partie de la contrée ; les eaux miroitent à travers les grands arbres roux, les pins et les chênes verts. Les grès du désert prennent à gauche un aspect druidique. La tombe de Rousseau se dessine à droite, et, plus loin, sur le bord, le temple de marbre d’une déesse absente, qui doit être la Vérité.
Ce dut être un beau jour que celui où une députation, envoyée par l’Assemblée nationale, vint chercher les cendres du philosophe pour les transjiorter au Panthéon. Lorsqu’on parcourt le village, on est étonné de la fraîcheur et de la grâce des petites filles ; avec leurs grands chapeaux de paille, elles ont l’air de Suissesses… Les idées sur l’éducation de l’auteur d’Émile semblent avoir été suivies ; les exercices de force et d’adresse, la danse, les travaux de précision encouragés par des fondations diverses ont donné sans doute à cette jeunesse, la santé, la vigueur et l’intelligence des choses utiles.
J’aime beaucoup cette chaussée, dont j’avais conservé un souvenir d’enfance, et qui, passant devant le château, rejoint les deux parties du village, ayant quatre tours basses à ses deux extrémités.
Sylvain me dit :
— Nous avons vu la tombe de Rousseau : il faudrait maintenant gagner Dammartin, où nous trouverons des voitures pour nous mener à Soissons, et, de là, à Longueval. Nous allons nous informer du chemin aux laveuses qui travaillent devant le château.
— Allez tout droit par la route à gauche, nous dirent-elles, ou, également, par la droite… Vous arriverez, soit à Ver, soit à Ève ; vous passerez par Othis et, en deux heures de marche, vous gagnerez Dammartin.
Ces jeunes filles fallacieuses nous firent faire une route bien étrange ; il faut ajouter qu’il pleuvait.
— Les premiers que nous rencontrerons dans le bois, dit Sylvain (avec plus de raison que de français), nous les consulterons encore…
Les premiers furent trois hommes qui se suivaient et remontaient, d’une sente, sur le chemin.
C’était le régisseur de M. Ernest de Girardin, suivi d’un architecte, qu’on reconnaissait au mètre qui lui tenait lien de canne, et d’un paysan en blouse bleue, qui venait ensuite. Nous étions disposés à leur demander de nouveaux renseignements.
— Faut-il saluer le régisseur ? dis-je à Sylvain. Il a un habit noir.
Sylvain répondit :
— Non : les gens qui sont dans leur pays doivent saluer les premiers.
Le régisseur passa, étonné de ne pas recevoir le coup de casquette…, qui sans doute lui avait été adressé déjà dans plusieurs occasions.
L’architecte passa derrière le régisseur, comme s’il ne voyait personne. Le paysan seul ôta son bonnet. Nous saluâmes le paysan.
— Vois-tu, me dit Sylvain, nous n’avons pas fait de bassesses…, et nous rencontrerons plus loin quelque bûcheron qui nous renseignera.
La route était fort dégradée, avec des ornières pleines d’eau, qu’il fallait éviter en marchant sur les gazons. D’énormes chardons, qui nous venaient à la poitrine, — chardons à demi gelés, mais encore vivaces, — nous arrêtaient quelquefois.
Ayant fait une lieue, nous comprîmes que ne voyant ni Ver, ni Ève, ni Othys, ni seulement la plaine, nous pouvions nous être fourvoyés.
Une éclaircie se manifesta tout à coup à notre droite, — quelqu’une de ces coupes sombres qui éclaircissent singulièrement les forêts…
Nous aperçûmes une hutte fortement construite en branches réchampies de terre, avec un toit de chaume tout à fait primitif. Un bûcheron fumait sa pipe devant la porte.
— Pour aller à Ver ?…
— Vous en êtes bien loin… En suivant la route, vous arriverez à Montaby.
— Nous demandons Ver, ou Ève…
— Eh bien, vous allez retourner… Vous fereez une demi-lieue (on peut traduire cela si l’on veut en mètres, à cause de la loi) ; puis, arrivés à la place où l’on tire l’arc, vous prendrez à droite. Vous sortirez du bois, vous trouverez la plaine, et ensuite tout le monde vous indiquera Ver.
Une politesse en vaut une autre. Cependant, le bûcheron ne voulut pas accepter un cigare, — en quoi je le blâme.
Nous avons retrouvé la place du tir, avec sa tribune et son hémicycle destiné aux sept vieillards. Puis nous nous sommes engagés dans un sentier qui doit être fort beau quand les arbres sont verts. Nous chantions encore, pour aider la marche et peupler la solitude, une chanson du pays qui a dû bien des fois réjouir les compagnons :
Après ma journée faite… — Je m’en fus promener ! (Bis.)
En mon chemin rencontre — Une fille à mon gré.
Je la pris par sa main blanche… — Dans les bois je l’ai menée.
Quand elle fut dans les bois, — Elle se mit à pleurer.
« Ah ! qu’avez-vous, la belle ?… — Qu’avez-vous à pleurer ?
— Je pleure mon innocence… — Que vous m’allez ôter !
— Ne pleurez pas tant, la belle… — Je vous la laisserai.
Je la pris par sa main blanche. — Dans les champs je l’ai menée.
Quand elle fut dans les champs… — Elle se mit à chanter.
— Ah ! qu’avez-vous, la belle ? — Qu’avez-vous à chanter ?
Je chante votre bêtise — De me laisser aller :
Quand on tenait la poule, — Il fallait la plumer, etc. »
Ces chansons-là ne finissent jamais ; cependant, ici le sens est complet. Je remarque seulement ce mélange de vers blancs et d’assonances, qui ne nuit nullement à l’expression musicale.
L’exemple est plus beau, certes, dans la chanson dont j’ai cité les premiers vers, et dont l’air est tendre et d’une mélancolie sublime :
Dessous les rosiers blancs,
La belle se promène :
Blanche comme la neige…
Belle comme le jour !
Au jardin de son père,
Trois cavaliers l’ont pris !…
Il faudrait prise, selon notre langue actuelle[16], que la mode et l’Académie arrangent à leur manière ; je ne veux que marquer la possibilité de faire de la musique sur des vers blancs. C’est ainsi que les Allemands, à l’époque de Klopstock, et par imitation depuis, faisaient des vers rhythmés dans le système des brèves et des longues, — comme les Latins.
On dira que nous ne savons écrire qu’en prose. Mais où est le vers ?… dans la mesure, dans la rime ou dans l’idée ?
La route se prolongeait comme le diable ; je ne sais trop jusqu’à quel point le diable se prolonge, — ceci est la réflexion d’un Parisien. — Sylvain, avant de quitter le bois, fit entendre encore ces vers de l’époque de Louis XIV :
C’était un cavalier
Qui revenait de Flandre…
Le reste est difficile à raconter. — Le refrain s’adresse au tambour, et il lui dit :
Battez la générale
Jusqu’au point du jour !
Sylvain m’apprit encore une fort jolie chanson, qui remonte évidemment à l’époque de la Régence :
Y avait dix filles dans un pré, — Toutes les dix à marier ; — Y avait Dine, — Y avait Chine, — Y avait Suzette et Martine. — Ah ! ah ! Catherinette et Catherina !
Y avait la jeune Lison, — La comtesse de Montbazon, Y avait Madeleine, — Et puis la Dumaine !
Vous voyez, mon ami, que c’est là une chanson qu’il est bien difficile de faire rentrer dans les règles de la prosodie.
Toutes les dix à marier. — Le fils du roi vint à passer. — R’garda Dine, — R’garda Chine, — R’garda Suzette et Martine. — Ah ! ah ! Catherinette et Catherina !
R’garda la jeune Lison, — La comtesse de Montbazon, — R’garda Madeleine, — Sourit à la Dumaine.
La suite est la répétition de tous ces noms et l’augmentation progressive des galanteries de la fin.
Puis il nous a saluées. — Salut, Dine, — Salut, Chine, etc. — Sourire à la Dumaine.
Et puis il nous a donné, — Bague à Dine, — Bague à Chine, etc., — Diamant à la Dumaine.
Puis il nous mena souper. — Pomme à Dine, etc., — Diamant à la Dumaine.
Puis il nous fallut coucher. — Paille à Dine, — Paille à Chine, — Bon lit à la Dumaine.
Puis il nous a renvoyées. — Renvoya Dine, etc., — Garda la Dumaine !
Quelle folie galante que cette ronde, et qu’il est impossible d’en rendre la grâce à la fois aristocratique et populaire ! Heureuse Dumaine ! heureux fils du roi ! — Louis XV enfant, peut-être.
Quand Sylvain, homme taciturne, se met à chanter, on n’en est pas quitte facilement. Il m’a chanté je ne sais quelle chanson des Moines rouges qui habitaient primitivement Châalis. Quels moines ! C’étaient des templiers ! Le roi et le pape se sont entendus pour les brûler.
Ne parlons plus de ces moines rouges.
Au sortir de la forêt, nous nous sommes trouvés dans les terres labourées. Nous emportions beaucoup de terre à la semelle de nos souliers ; mais nous finissions par la rendre plus loin dans les prairies… Enfin, nous sommes arrivés à Ver. C’est un gros bourg.
L’hôtesse était aimable et sa fille fort avenante, ayant de beaux cheveux châtains, une figure régulière et douce, et ce parler si charmant des pays de brouillard, qui donne aux plus jeunes filles des intonations de contralto, par moments !
— Vous voilà, mes enfants, dit l’hôtesse… Eh bien, on va mettre un fagot dans le feu !
— Nous vous demandons à souper, sans indiscrétion.
— Voulez-vous, dit l’hôtesse, qu’on vous fasse d’abord une soupe à l’oignon ?
— Cela ne peut pas faire de mal ; et ensuite ?
— Ensuite, il y a aussi de la chasse.
Nous vîmes là que nous étions bien tombés.
L’auberge, un peu isolée, mais solidement bâtie, où nous avons pu trouver asile, offre à l’intérieur une cour à galeries d’un système entièrement valaque… Sylvain a embrassé la fille, qui est assez bien découplée, et nous prenons plaisir à nous chauffer les pieds en caressant deux chiens de chasse, attentifs au tournebroche, — qui est l’espoir d’un souper prochain…
Le souper terminé, nous avons erré un peu dans le hameau. Tout était sombre, hors une seule maison, ou plutôt une grange, où des éclats de rire bruyants nous appelèrent. Sylvain fut reconnu, et l’on nous invita à prendre place sur un tas de chènevottes. Les uns faisaient du filet, les autres des nasses ou des paniers. C’est que nous sommes dans un pays de petites rivières et d’étangs. J’entendis là cette chanson :
La belle était assise, — Près du ruisseau coulant, — Et dans l’eau qui frétille, — Baignait ses beaux pieds blancs. — Allons, ma mie, légèrement.
Voilà encore un couplet en assonances, et vous voyez qu’il est charmant, mais je ne puis vous faire entendre l’air. On dirait un de ceux de Charles d’Orléans, que Perne et Choron nous ont traduits en notation moderne. Il s’agit dans cette ballade d’un jeune seigneur qui rencontre une paysanne, et qui est parvenu à la séduire. Sur le bord du ruisseau, tous deux raisonnent sur le sort de l’enfant probable qui sera le résultat de leur amour. — Le seigneur dit :
En ferons-nous un prêtre, — Ou bien un président ?
On sent bien ici qu’il est impossible de faire autre chose d’un enfant produit, à cette époque, dans de telles conditions. Mais la jeune fille a du cœur, malgré son imprudence, et, renonçant pour son fils aux avantages d’une position mixte, elle répond :
Nous n’en ferons un prêtre, — Non plus un président. — Nous lui mettrons la hotte, — Et trois oignons dedans.
Il s’en ira criant : « Qui veut mes oignons blancs ? » — Allons, ma mie, légèrement ! — Légèrement, légèrement !
En voilà encore une qui ne sera pas recueillie par le comité des chants nationaux, et cependant qu’elle est jolie ! Elle peint même les mœurs d’une époque. — Il n’en est pas de même de celle-ci, qui ne décrit que des mœurs générales :
Ah ! qu’y fait donc bon ! — Qu’y fait donc bon —
Garder les vaches — Dans l’paquis aux bœufs, — Quand
on est deux. — Quand on est quatre, — On s’embarrasse.
— Quand on est deux, — Ça vaut bien mieux !
Qu’elle est nature, celle-là, et que c’est bien la chanson d’un berger !… Mais on la connaît par les Mémoires de Dumas ; — c’est, en effet, une chanson des environs de Villers-Cotterets, où il a été élevé.
Citons pourtant les vers que dit le berger à la jeune Isabeau :
Ton p’tit mollet rond — Passe sous ton jupon… —
T’as quinze ans passés. — On le voit bien assez !
C’est de l’idylle antique, et l’air est charmant.
— Je vais, dit Sylvain, te dire le sujet d’une pièce que je voudrais faire sur la mort de Rousseau.
— Malheureux ! lui dis-je, tu médites des drames ?
— Que veux-tu ! la nature indique à chacun sa voie.
Je le regardai d’un œil sévère. — Il lut :
« Grimm apprend de sa maîtresse, madame d’Épinay, qu’elle est enceinte illégalement, et qu’il faut qu’elle présente une raison de santé pour s’aller cacher à Genève. Elle désire que Rousseau l’accompagne. Madame d’Houdetot, que Rousseau aime, se refuse à aider sa sœur dans l’exécution de ce projet. Rousseau refuse aussi. Aigreur, reproches, jalousie, etc. On le menace de dénoncer ses amours à Saint-Lambert, — de le chasser de l’Ermitage. Rousseau répond, et les accable. Il sort, les laissant conspirer sa ruine. »
« La neige couvre le sol. Rousseau, dans un pavillon ouvert, « sans autre feu que celui de son cœur », écrit sa lettre à d’Alembert. Il est plein de verve. Parfois, il chantonne la chanson des Spartiates, et apostrophe ses ennemis. Thérèse apporte son déjeuner, composé d’un peu de vin, de pain et d’eau. — Tandis qu’elle donne à un inconnu, qui l’embrasse à une fenêtre, du poulet et du vin de Bordeaux, Grimm vient réclamer Rousseau, expose comiquement tous les griefs de sa société, et finit par lui demander de la copie de musique. Rousseau se calme, et vante son talent dans ce genre. On apporte un paquet pour Thérèse de la part de la maréchale. Grimm félicite ironiquement le stoïcien des cadeaux qu’il reçoit. — Celui-ci se fâche, et proteste de son ignorance. Grimm se retire incrédule. Rousseau appelle Thérèse, l’accable de reproches : « Vous me déshonorez, etc. » Le libraire Duchesne entre, lui disant qu’il n’ose pas publier l’Émile, sans supprimer le vicaire. Rousseau s’y refuse, se retranchant derrière le libraire de Hollande. Duchesne lui répond que cette édition sera falsifiée. Rousseau, que cette nouvelle trouble jusqu’au délire, voit entrer Saint-Lambert, qui, averti par madame d’Épinay, vient l’accuser de déloyauté. Rousseau reste confondu. »
« Rousseau a voulu revoir madame d’Houdetot. Elle est dans les larmes à cause de la jalousie de Saint-Lambert. Rousseau s’élève jusqu’à l’offre de sa vie. « Mais non, » reprend-il, « le parlement me poursuit. Dis un mot, et je vais, malgré toutes les instances, me livrer au bourreau qui a déjà lacéré mon livre. » Saint-Lambert entre. Il a tout entendu, ouvre ses bras et pardonne, — et lui annonce qu’il est chargé par MM. de Luxembourg et Malesherbes de réclamer leurs lettres compromettantes et de hâter sa fuite. — Ici, Rousseau lâche une tartine contre les grands, les magistrats et les prêtres, dit qu’il répondra et écrasera l’archevêque Beaumont, qui a la lâcheté de le calomnier en pleine chaire, et qu’il emportera dans son exil la joie d’avoir ébranlé jusqu’à la ruine cette société inique, prédit les horreurs d’une catastrophe révolutionnaire. (Il part.) »
« Thérèse et l’inconnu se concertent pour obliger Rousseau à quitter la Suisse ; ils rappellent ce qu’ils ont déjà fait pour cela : la scène des enfants ameutés pour le lapider, leur dénonciation au consistoire, etc. ; enfin, ils arrêtent que l’inconnu fera une réclamation scandaleuse. Tout cela pour arriver à vivre dans une grande ville où ils puissent être à l’abri de l’opinion, et plus à portée de certaines ressources. Rousseau entre, il est malade et en costume d’Arménien ; — il vient d’herboriser ; il tient de la ciguë et de la pervenche ; il parle tout seul de madame de Warens, du suicide, de l’injustice des hommes, de ses souffrances, de son amour de la patrie. Thérèse lui remet un paquet, qui, dit-elle, vient d’arriver on ne sait d’où ; il l’ouvre, et n’y trouve que des libelles contre lui. Pendant l’irritation que lui cause la lecture de ces écrits, on introduit une députation du consistoire, qui vient l’engager à renoncer au projet de s’approcher de la table de la communion, parce que, disent-ils, le scandale serait trop grand… Rousseau s’irrite de nouveau contre tant de misérables persécutions, — Au milieu de cette scène se glisse l’inconnu, qui vient réclamer neuf francs que Rousseau lui aurait empruntés autrefois dans sa misère…, sans avoir voulu, dit-il, les rendre à celui qui est maintenant misérable. Rousseau, sur ce fait, le chasse, et veut le conduire devant la police de Neuchatel ; mais il est épuisé et tombe accablé en disant : « Partons, Thérèse ! — Et où irons-nous ? — Où vous voudrez. »
« Rousseau, assis devant une petite cabane, cause avec un jeune enfant. L’enfant va, vient, apporte des plantes. « Quelle est celle-ci ? — C’est de la ciguë. — Apporte-moi toutes celles que tu rencontreras. » Thérèse vient déposer le café de Rousseau près de lui, et aperçoit dans ses mains un pistolet : « Qu’allez-vous faire ? — Mettre fin à une existence dont vous avez fait un long martyre. » Il sait tout et dit tout. « Ce père de vos enfants, que l’on m’accuse d’avoir abandonnés, est ici palefrenier dans cette maison, etc. » Thérèse s’agenouille. « Il est trop tard !… Souvenez-vous seulement qu’aux yeux du monde, je vous ai permis de porter un nom qui sera désormais glorieux. » L’enfant revient ; Rousseau dit à Thérèse de sortir : celle-ci, sans bouger, lui montre le pistolet. Rousseau le lui donne : elle sort. Puis, en causant avec l’enfant, il exprime le jus des ciguës dans son café, qu’il boit tranquillement en caressant l’enfant. « Viendrez-vous ce soir à la fête du château ? — Non. — Pourquoi donc ? Il y aura M. Diderot, M. Saint-Lambert, madame d’Houdetot, etc. » Ses tortures effrayent l’enfant, qui fuit. Rousseau s’achève avec un autre pistolet qu’il tire de sa poche. Le bruit fait accourir tous les invités. Madame d’Houdetot se précipite la première pour le relever. — Rousseau est mort… »
Voilà le travail, incroyablement formulé, qui résume les idées de Sylvain, et dont il croit pouvoir faire un drame. Il a eu le malheur de trouver un exemplaire dépareillé des derniers volumes des Confessions, et son imagination a fait le reste…
Plaignons-le de n’avoir pas reçu l’éducation classique…
Je n’ai pas à me reprocher d’avoir suspendu pendant dix jours le cours du récit historique que vous m’aviez demandé. L’ouvrage qui devait en être la base, c’est-à-dire l’histoire officielle de l’abbé de Bucquoy, devait être vendu le 20 novembre, et ne l’a été que le 30, soit qu’il ait été retiré d’abord (comme on me l’a dit), soit que l’ordre même de la vente, énoncé dans le catalogue, n’ait pas permis de le présenter plus tôt aux enchères.
L’ouvrage pouvait, comme tant d’autres, prendre le chemin de l’étranger, et les renseignements qu’on m’avait adressés des pays du Nord indiquaient seulement des traductions hollandaises du livre, sans donner aucune indication sur l’édition originale, imprimée à Francfort, avec l’allemand en regard.
J’avais vainement, vous le savez, cherché le livre à Paris. Les bibliothèques publiques ne le possédaient pas. Les libraires spéciaux ne l’avaient point vu depuis longtemps. Un seul, M. Toulouse, m’avait été indiqué comme pouvant le posséder.
M. Toulouse a la spécialité des livres de controverse religieuse. Il m’a interrogé sur la nature de l’ouvrage ; puis il m’a dit :
— Monsieur, je ne l’ai point… Mais, si je l’avais, peut-être ne vous le vendrais-je pas.
J’ai compris que, vendant des livres à des ecclésiastiques, il ne se souciait pas d’avoir affaire à un fils de Voltaire.
Je lui ai répondu que je m’en passerais bien, ayant déjà des notions générales sur le personnage dont il s’agissait.
— Voilà pourtant comme on écrit l’histoire ! m’a-t-il répondu[17].
Vous me direz que j’aurais pu me faire communiquer l’Histoire de l’abbé de Bucquoy par quelques-uns de ces bibliophiles qui subsistent encore, tels M. de Montmerqué et autres. À quoi je répondrai qu’un bibliophile sérieux ne communique pas ses livres. Lui-même ne les lit pas, de crainte de les fatiguer.
Un bibliophile connu avait un ami ; cet ami était devenu amoureux d’un Anacréon in-16, édition lyonnaise du xvie siècle, augmentée des poésies de Bion, de Moschus et de Sapho. Le possesseur du livre n’eût pas défendu sa femme aussi fortement que son in-16. Presque toujours son ami, venant déjeuner chez lui, traversait indifféremment la bibliothèque ; mais il jetait à la dérobée un regard sur l’Anacréon.
Un jour, il dit à son ami :
— Qu’est-ce que tu fais de cet in-16 mal relié… et coupé ? Je te donnerai volontiers le Voyage de Polyphile en italien, édition princeps des Aldes, avec les garvures de Belin, pour cet in-16… Franchement, c’est pour compléter ma collection des poètes grecs.
Le possesseur se borna à sourire.
— Que te faut-il encore ?
— Rien ; je n’aime pas à échanger mes livres.
— Si je t’offrais encore mon Roman de la Rose, grandes marges, avec des annotations de Marguerite de Valois ?
— Non…, ne parlons plus de cela.
— Comme argent, je suis pauvre, tu le sais ; mais j’offrirais bien mille francs.
— N’en parlons plus…
— Allons, quinze cents livres.
— Je n’aime pas les questions d’argent entre amis,
La résistance ne faisait qu’accroître les désirs de l’ami du bibliophile. Après plusieurs offres, encore repoussées, il lui dit, arrivé au dernier paroxysme de la passion :
— Eh bien, j’aurai le livre à ta vente !
— À ma vente ?… Mais je suis plus jeune que toi…
— Oui, mais tu as une mauvaise toux.
— Et toi…, ta sciatique ?
— On vit quatre-vingts ans avec cela !…
Je m’arrête, monsieur. Cette discussion serait une scène de Molière ou une de ces analyses tristes de folie humaine, qui n’ont été traitées gaiement que par Érasme… En résultat, le bibliophile mourut quelques mois après, et son ami eut le livre pour six cents francs.
— Et il m’a refusé de me le laisser pour quinze cents francs ! disait-il plus tard, toutes les fois qu’il le faisait voir.
Cependant, quand il n’était plus question de ce volume, qui avait projeté un seul nuage sur une amitié de cinquante ans, son œil se mouillait au souvenir de l’homme excellent qu’il avait aimé.
Cette anecdote est bonne à rappeler dans une époque où le goût des collections de livres, d’autographes et d’objets d’art, n’est plus généralement compris en France. Elle pourra, néanmoins, vous expliquer les difficultés que j’ai éprouvées à me procurer l’Histoire de l’abbé de Bucquoy.
Samedi dernier, à sept heures, je revenais de Soissons, — où j’avais cru pouvoir trouver des renseignements sur les Bucquoy, — afin d’assister à la vente, faite par M. Techener, de la bibliolhèque de M. Motteley, qui dure encore, et sur laquelle on a publié, avant-hier, un article dans l’Indépendance belge.
Une vente de livres ou de curiosités a, pour les amateurs, l’attrait d’un tapis vert. Le râteau du commissaire, qui pousse les livres et ramène l’argent, rend cette comparaison fort exacte.
Les enchères étaient vives. Un volume isolé parvint jusqu’à six cents francs. À dix heures moins un quart, l’Histoire de l’abbé de Bucquoy fut mise sur table à vingt-cinq francs… À cinquante-cinq francs, les habitués et M. Techener lui-même abandonnèrent le livre : une seule personne poussait contre moi.
À soixante-cinq francs, l’amateur a manqué d’haleine.
Le marteau du commissaire-priseur m’a adjugé le livre pour soixante-six francs.
On m’a demandé ensuite trois francs vingt centimes pour les frais de la vente.
J’ai appris, depuis, que c’était un délégué de la Bibliothèque nationale qui m’avait fait concurrence jusqu’au dernier moment.
Je possède donc le livre et je me trouve en mesure de continuer mon travail.
Votre, etc.
De Ver à Dammartin, il n’y a guère qu’une heure et demie de marche. J’ai eu le plaisir d’admirer, par une belle matinée, l’horizon de dix lieues qui s’étend autour du vieux château, si redoutable autrefois, et dominant toute la contrée. Les hautes tours sont démolies, mais l’emplacement se dessine encore sur ce point élevé, où l’on a planté des allées de tilleuls servant de promenade, au point même où se trouvaient les entrées et les cours. Des charmilles d’épine-vinette et de belladone empêchent toute chute dans l’abîme que forment encore les fossés. Un tir a été établi pour les archers dans un des fossés qui se rapprochent de la ville.
Sylvain est retourné dans son pays ; j’ai continué ma route vers Soissons à travers la forêt de Villers-Cotterets, entièrement dépouillée de feuilles, mais reverdie çà et là par des plantations de pins qui occupent aujourd’hui les vastes espaces des coupes sombres pratiquées naguère. Le soir, j’arrivai à Soissons, la vieille Augusta Suessonium, où se décida le sort de la nation française au vie siècle.
On sait que c’est après la bataille de Soissons, gagnée par Clovis, que ce chef des Francs subit l’humiliation de ne pouvoir garder un vase d’or, produit du pillage de Reims. Peut-être songeait-il déjà à faire sa paix avec l’Église, en lui rendant un objet saint et précieux. Ce fut alors qu’un de ses guerriers voulut que ce vase entrât dans le partage, car l’égalité était le principe fondamental de ces tribus franques, originaires d’Asie. — Le vase d’or fut brisé, et, plus tard, la tête du Franc égalitaire eut le même sort, sous la francisque de son chef. Telle fut l’origine de nos monarchies.
Soissons, ville forte de seconde classe, renferme de curieuses antiquités, La cathédrale a sa haute tour, d’où l’on découvre sept lieues de pays ; un beau tableau de Rubens, derrière son maître-autel. L’ancienne cathédrale est beaucoup plus curieuse, avec ses clochers festonnés et découpés en guipure. Il n’en reste que la façade et les tours, malheureusement. Il y a encore une autre église qu’on restaure avec cette belle pierre et ce béton romain, qui font l’orgueil de la contrée. Je me suis entretenu là avec les tailleurs de pierre, qui déjeunaient autour d’un feu de bruyère et qui m’ont paru très-forts sur l’histoire de l’art. Ils regrettaient, comme moi, qu’on ne restaurât point l’ancienne cathédrale, Saint-Jean des Vignes, plutôt que l’église lourde où on les occupait. Mais cette dernière est, dit-on, plus logeable. Dans nos époques de foi restreinte, on n’attire plus les fidèles qu’avec l’élégance et le confort.
Les compagnons m’ont indiqué comme chose à voir Saint-Médard, situé à une portée de fusil de la ville, au delà du pont et de la gare de l’Aisne. Les constructions les plus modernes forment l’établissement des sourds-muets. Une surprise m’attendait là. C’était d’abord la tour en partie démolie où Abailard fut prisonnier quelque temps. On montre encore sur les murs des inscriptions latines de sa main ; puis de vastes caveaux déblayés depuis peu, où l’on a retrouvé la tombe de Louis le Débonnaire, formée d’une vaste cuve de pierre qui m’a rappelé les tombeaux égyptiens.
Près de ces caveaux, composés de cellules souterraines avec des niches çà et là comme dans les tombeaux romains, on voit la prison même où cet empereur fut retenu par ses enfants, l’enfoncement où il dormait sur une natte, et autres détails parfaitement conservés, parce que la terre calcaire et les débris de pierres fossiles qui remplissaient ces souterrains les ont préservés de toute humidité. On n’a eu qu’à déblayer, et ce travail dure encore, amenant chaque jour de nouvelles découvertes. C’est un Pompéi carlovingien.
En sortant de Saint-Médard, je me suis un peu égaré sur les bords de l’Aisne, qui coule entre les oseraies rougeâtres et les peupliers dépouillés de feuilles. Il faisait beau, les gazons étaient verts, et, au bout de deux kilomètres, je me suis trouvé dans un village nommé Cuffy, d’où l’on découvrait parfaitement les tours dentelées de la ville et ses toits flamands bordés d’escaliers de pierre.
On se rafraîchit dans ce village avec un petit vin blanc mousseux qui ressemble beaucoup à la tisane de Champagne.
En effet, le terrain est presque le même qu’à Épernay. C’est un filon de la Champagne voisine qui, sur ce coteau exposé au midi, produit des vins rouges et blancs qui ont encore assez de feu. Toutes les maisons sont bâties en pierres meulières trouées comme des éponges par les vrilles et les limaçons marins. L’église est vieille mais rustique. Une verrerie est établie sur la hauteur.
Il n’était plus possible de ne pas retrouver Soissons. J’y suis retourné pour continuer mes recherches, en visitant la bibliothèque et les archives. À la bibliothèque, je n’ai rien trouve que l’on ne pût avoir à Paris. Les archives sont à la sous-préfecture et doivent être curieuses, à cause de l’antiquité de la ville. Le secrétaire m’a dit :
— Monsieur, nos archives sont là-haut, dans les greniers ; mais elles ne sont pas classées.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’y a pas de fonds attribués à ce travail par la ville. La plupart des pièces sont en gothique et en latin… Il faudrait qu’on nous envoyât quelqu’un de Paris.
Il est évident que je ne pouvais espérer de trouver facilement là des renseignements sur les Bucquoy. Quant à la situation actuelle des archives de Soissons, je me borne à la dénoncer aux paléographes ; si la France est assez riche pour payer l’examen des souvenirs de son histoire, je serai heureux d’avoir donné cette indication.
Je vous parlerais bien encore de la grande foire qui avait lieu en ce moment-là dans la ville ; du théâtre, où l’on jouait Lucrèce Borgia ; des mœurs locales, assez bien conservées dans ce pays situé hors du mouvement des chemins de fer, — et même de la contrariété qu’éprouvent les habitants par suite de cette situation. Ils ont espéré quelque temps être rattachés à la ligne du Nord, ce qui eût produit de fortes économies… Un personnage puissant aurait obtenu de faire passer la ligne de Strasbourg par ces bois, auxquels elle offre des débouchés ; mais ce sont là de ces exigences locales et de ces suppositions intéressées qui peuvent ne pas être de toute justice.
Le but de ma tournée est atteint maintenant. La diligence de Soissons à Reims m’a conduit à Braine. Une heure après, j’ai pu gagner Longueval, le berceau des Bucquoy. Voilà donc le séjour de la belle Angélique et le château chef de son père, qui paraît en avoir eu autant que son aïeul, le grand comte de Bucquoy, a pu en conquérir dans les guerres de Bohème. — Les tours sont rasées, comme à Dammartin. Cependant, les souterrains existent encore. L’emplacement, qui domine le village, situé dans une gorge allongée, a été couvert de constructions depuis sept ou huit ans, époque où les ruines ont été vendues. Empreint suffisamment de ces souvenirs de localité qui peuvent donner de l’attrait à une composition romanesque, et qui ne sont pas inutiles au point de vue positif de l’histoire, j’ai gagné Château-Thierry, où l’on aime à saluer la statue rêveuse du bon la Fontaine, placée au bord de la Marne et en vue du chemin de fer de Strasbourg.
Et puis… (C’est ainsi que Diderot commençait un conte, me dira-t-on.)
— Allez toujours !
— Vous avez imité Diderot lui-même.
— Qui avait imité Sterne.
— Lequel avait imité Swift.
— Qui avait imité Rabelais.
— Lequel avait imité Merlin Coccaie.
— Qui avait imité Pétrone.
— Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien d’autres. Quand ce ne serait que l’auteur de l’Odyssée, qui fait promener son héros pendant dix ans autour de la Méditerranée, pour l’amener enfin à cette fabuleuse Ithaque, dont la reine, entourée d’une cinquantaine de prétendants, défaisait chaque nuit ce qu’elle avait tissé le jour.
— Mais Ulysse a fini par retrouver Ithaque.
— Et j’ai retrouvé l’abbé de Bucquoy.
— Parlez-en.
Je ne fais pas autre chose depuis un mois. Les lecteurs doivent être déjà fatigués du comte du Bucquoy le ligueur, plus tard généralissime des armées d’Autriche ; — de M. de Longueval de Bucquoy et de sa fille Angélique, enlevée par La Corbinière ; — du château de cette famille, dont je viens de fouler les ruines…
Et enfin de l’abbé comte de Bucquoy lui-même, dont j’ai rapporté une courte biographie, — et que M. d’Argenson, dans sa correspondance, appelle le prétendu abbé de Bucquoy.
Il est en ainsi peut-être des faux saulniers. On n’y croit plus ! Les faux saulniers ne pouvaient pas être de vrais saulniers. Les mémoires du temps orthographient ainsi leur nom : fauxçonniers. C’étaient simplement les gens qui faisaient la contrebande du sel non-seulement en Franche-Comté, en Lorraine, en Bourgogne, mais en Champagne, en Picardie, en Bretagne, partout. Saint-Simon raconte à plusieurs reprises leurs exploits, et cite même de certains régiments qui faisaient le faux saunage lorsque la paye devenait trop irrégulière, soit sous Louis XIV, soit sous la Régence. Mandrin fut, plus tard encore, un capitaine de faux saulniers. Un simple brigand eût-il pu prendre des villes et livrer des batailles rangées ?… Mais, par l’histoire qui se faisait alors, on devait avoir intérêt à embrouiller cette question immense de la résistance aux gabelles, qui fut une des principales causes de mécontentement populaire. Les paysans ont toujours considéré l’impôt du sel comme une question de subsistances et une des plus lourdes charges du cultivateur.
Le livre que je viens d’acheter à la vente Motteley vaudrait beaucoup plus de soixante-neuf francs vingt centimes, s’il n’était cruellement rogné. La reliure, toute neuve, porte en lettres d’or ce titre attrayant : Histoire du sieur abbé comte de Bucquoy, etc. La valeur de l’in-12 vient peut-être de trois maigres brochures en vers et en prose, composées par l’auteur, et qui, étant d’un plus grand format, ont les marges coupées jusqu’au texte, qui, cependant, reste lisible.
Le livre a tous les titres cités déjà qui se trouvent énoncés dans Brunet, dans Quérard et dans la Biographie de Michaud. En regard du titre est une gravure représentant la Bastille, avec ce titre au-dessus : l’Enfer des vivants, et cette citation : Facilis descensus Averni.
Heureusement, nous avons eu, depuis, ces beaux vers de Chénier :
L’enfer de la Bastille à tous les vents jeté,
Vole, poussière infâme et cendre inanimée ;
Et, de ce noir tombeau la sainte Liberté,
Altière, étincelante, armée,
Sort !
Le français répond au latin.
Je me suis peut-être trompé dans l’examen de l’écusson du fondateur de la chapelle de Châalis.
On m’a communiqué des notes sur les abbés de Châalis. « Robert de la Tourette, notamment, qui fut abbé là, de 1501 à 1522, fit de grandes restaurations… » On voit sa tombe devant le maître-autel.
« Ici arrivent les Médicis : Hippolyte d’Este, cardinal de Ferrare, 1554; — Aloys d’Este, 1587. » Ensuite : « Louis, cardinal de Guise, 1501; Charles-Louis de Lorraine, 1630. »
Il faut remarquer que les d’Este n’ont qu’un alérion au 2 et au 3, et que j’en ai vu trois au 1 et au 4 dans l’écusson écartelé.
« Charles II, cardinal de Bourbon (depuis Charles X — l’ancien) lieutenant général de l’Île-de-France depuis 1551, eut un fils appelé Poullain. »
Je veux bien croire que ce cardinal-roi eut un fils naturel ; mais je ne comprends pas les trois alérions posés 2 et 1. Ceux de Lorraine sont sur une bande. Pardon de ces détails, mais la connaissance du blason est la clef de l’histoire de France… Les pauvres auteurs n’y peuvent rien !
- ↑ Les Faux Saulniers, publiés pour la première fois dans le National, en 1850, comprennent deux récits, Angélique et l’Abbé de Bucquoy, que Gérard de Nerval détacha et fit paraître séparément, l’un dans les Illuminés en 1852, l’autre dans les Filles du feu en 1854 ; nous avons cru devoir les réunir ici en rétablissant le texte dans son intégralité première.
(Note des Éditeurs.)
- ↑ Voici à quoi rimait dans ce temps-là le nom de PontChartrain :
C’est un pont de planches pourries.
Un char traîné par les furies
Dont le diable emporte le train. - ↑ Piquillo, musique de Monpon, en collaboration avec Alexandre Dumas.
- ↑ M. de Saint-Martin.
- ↑ Charles Nodier.
- ↑ Ici, le sergent parle en vertu du principe qui veut que le supérieur ait toujours le dernier mot.
- ↑ Avis à la poste. — Cette lettre, mise à la poste de Senlis à dix heures du soir, n’est arrivée au National qu’aujourd’hui à sept heures du soir.
- ↑ On disait alors ces mot : en France, de tous les lieux compris dans l’Île-de-France. Plus loin commençait la Picardie et le Soissonnais. Cela se dit encore pour distinguer certaines localités.
- ↑ L’article dont il s’agit n’est autre que le premier chapitre de la Thuringe, dans les Souvenirs d’Allemagne (voir tome II du Voyage en Orient).
- ↑ Je ne comprends pas ce vers, et je le renvoie aux paléographes.
- ↑ Elle ne nomme jamais La Corbinière, dont n’avons appris le nom que par le récit du moine célestin, cousin d’Angélique.
- ↑ Cette lettre, mise à la poste à onze heures du soir, est encore arrivée le lendemain à sept heures de l’après-midi. Il n’y a donc eu rien de particulier cette fois ni l’autre, que la lenteur de la poste pour un trajet de cinquante kilomètres où les diligences mettent quatre heures.
- ↑ L’amour se disait au féminin à cette époque.
- ↑ La note imprimée est extraite d’un catalogue. Ainsi nous avons déjà cinq manières d’orthographier le nom de Bucquoy : voici la sixième : Busquoy.
- ↑ Hermann, Arminius, ou peut-être Hermès.
- ↑ Madame de Sévigné, cette reine des caillettes, comme disait Année (ancien directeur du Constitutionnel), a discuté là-dessus. Elle avait peut-être raison dans son temps.
- ↑ M. Toulouse, rue du Foin-Saint-Jacques, en face la caserne des gendarmes.