Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 451-464).


CHAPITRE XV


Édouard a eu soin d’arriver à la pension avant le retour des élèves. Il n’a pas revu La Pérouse depuis la rentrée et c’est à lui qu’il veut parler d’abord. Le vieux professeur de piano s’acquitte de ses nouvelles fonctions de surveillant comme il peut, c’est-à-dire fort mal. Il s’est d’abord efforcé de se faire aimer, mais il manque d’autorité ; les enfants en profitent ; ils prennent pour de la faiblesse son indulgence et s’émancipent étrangement. La Pérouse tâchera de sévir, mais trop tard : ses admonestations, ses menaces, ses réprimandes, achèvent d’indisposer contre lui les élèves. S’il grossit la voix, ils ricanent ; s’il tape du poing sur le pupitre sonore, ils poussent des cris de feinte terreur ; on l’imite ; on l’appelle « le père Lapère » ; de banc en banc, des caricatures de lui circulent, qui le représentent, lui si débonnaire, féroce, armé d’un pistolet énorme (ce pistolet que Ghéridanisol, Georges et Phiphi ont su découvrir au cours d’une indiscrète perquisition dans sa chambre), faisant un grand massacre d’élèves ; ou, prosterné devant ceux-ci, les mains jointes, implorant, comme il faisait les premiers jours, « un peu de silence, par pitié ». On dirait, au milieu d’une meute sauvage, un pauvre vieux cerf aux abois. Édouard ignore tout cela.

Journal d’Édouard

« La Pérouse m’a reçu dans une petite salle du rez-de-chaussée, que je connaissais pour la plus inconfortable de la pension. Pour tous meubles, quatre bancs attenants à quatre pupitres, face à un tableau noir, et une chaise de paille sur laquelle La Pérouse m’a forcé de m’asseoir. Il s’est replié sur un des bancs, tout de biais, après de vains efforts pour introduire sous le pupitre ses jambes trop longues.

« — Non, non. Je suis très bien, je vous assure.

« Et le ton de sa voix, l’expression de son visage, disaient :

« — Je suis affreusement mal, et j’espère que cela saute aux yeux ; mais il me plaît d’être ainsi ; et plus je serai mal, moins vous entendrez ma plainte.

« J’ai tâché de plaisanter, mais n’ai pu l’amener à sourire. Il affectait une manière cérémonieuse et comme gourmée, propre à maintenir entre nous de la distance et à me faire entendre : « C’est à vous que je dois d’être ici. »

« Cependant, il se disait très satisfait de tout ; au surplus, éludait mes questions et s’irritait de mon insistance. Pourtant, comme je lui demandais où était sa chambre :

« — Un peu trop loin de la cuisine, a-t-il proféré soudain ; et comme je m’étonnais : — Quelquefois, la nuit, il me prend besoin de manger… quand je ne peux pas dormir.

« J’étais près de lui ; je m’approchai plus encore et posai doucement ma main sur son bras. Il reprit, sur un ton de voix plus naturel :

« — Il faut vous dire que je dors très mal. Quand il m’arrive de m’endormir, je ne perds pas le sentiment de mon sommeil. Ce n’est pas vraiment dormir, n’est-ce pas ? Celui qui dort vraiment ne sent pas qu’il dort ; simplement, à son réveil, il s’aperçoit qu’il a dormi.

« Puis, avec une insistance tâtillonne, penché vers moi :

« — Parfois je suis tenté de croire que je me fais illusion et que, tout de même, je dors vraiment, alors que je crois ne pas dormir. Mais la preuve que je ne dors pas vraiment, c’est que, si je veux rouvrir les yeux, je les rouvre. D’ordinaire je ne le veux pas. Vous comprenez, n’est-ce pas, que je n’ai aucun intérêt à le faire. À quoi bon me prouver à moi-même que je ne dors pas ? Je garde toujours l’espoir de m’endormir en me persuadant que je dors déjà…

« Il se pencha plus encore, et à voix plus basse :

« — Et puis, il y a quelque chose qui me dérange. Ne le dites pas… Je ne m’en suis pas plaint, parce qu’il n’y a rien à y faire ; et que, n’est-ce pas, ce qu’on ne peut pas changer, cela ne sert à rien de s’en plaindre… Figurez-vous que, contre mon lit, dans la muraille, à la hauteur de ma tête précisément, il y a quelque chose qui fait du bruit.

« Il s’était animé en parlant. Je lui proposai de me mener à sa chambre.

« — Oui ! Oui ! dit-il en se levant soudain. Vous pourrez peut-être me dire ce que c’est… Moi, je ne parviens pas à comprendre. Venez avec moi.

« Nous montâmes deux étages, puis enfilâmes un assez long couloir. Je n’étais jamais venu dans cette partie de la maison.

« La chambre de La Pérouse donnait sur la rue. Elle était petite, mais décente. Je remarquai sur sa table de nuit, à côté d’un paroissien, la boîte de pistolets qu’il s’était obstiné à emporter. Il m’avait saisi par le bras, et, repoussant un peu le lit :

« — Là. Tenez… Mettez-vous contre la muraille… Entendez-vous ?

« Je prêtai l’oreille et, longuement, tendis mon attention. Mais, malgré la meilleure volonté du monde, ne parvins à distinguer rien. La Pérouse se dépitait. Un camion vint à passer, ébranlant la maison et faisant claquer les vitres.

« — À cette heure du jour, dis-je, dans l’espoir de le rasséréner, le petit bruit qui vous irrite est couvert par le vacarme de la rue…

« — Couvert pour vous qui ne savez pas le distinguer des autres bruits, s’écria-t-il avec véhémence. Moi, n’est-ce pas, je l’entends quand même. Je continue malgré tout à l’entendre. J’en suis parfois si excédé, que je me promets d’en parler à Azaïs, ou au propriétaire… Oh ! je n’ai pas la prétention de le faire cesser… Mais je voudrais au moins savoir ce que c’est.

« Il sembla réfléchir quelque temps, puis reprit :

« — On dirait un grignottement. J’ai tout essayé pour ne plus l’entendre. J’ai écarté mon lit de la muraille. J’ai mis du coton dans mes oreilles. J’ai suspendu ma montre (vous voyez, j’ai planté là un petit clou), précisément à l’endroit où passe le tuyau, je suppose, afin que le tic-tac de la montre domine l’autre bruit… Mais alors cela me fatigue encore plus, parce que je suis obligé de faire effort pour le reconnaître. C’est absurde, n’est-ce pas ? Mais je préfère encore l’entendre franchement, puisque je sais tout de même qu’il est là… Oh ! je ne devrais pas vous raconter ces choses. Vous voyez, je ne suis plus qu’un vieillard.

« Il s’assit sur le bord du lit et demeura comme hébété. La sinistre dégradation de l’âge ne s’en prend point, chez La Pérouse, tant à l’intelligence qu’au plus profond du caractère. Le ver s’installe au cœur du fruit, pensais-je, en le voyant, lui si ferme et si fier naguère, s’abandonner à un désespoir enfantin. Je tentai de l’en sortir en lui parlant de Boris.

« — Oui, sa chambre est près de la mienne, dit-il en relevant le front. Je vais vous la montrer. Suivez-moi.

« Il me précéda dans le couloir et ouvrit une porte voisine.

« — Cet autre lit que vous voyez est celui du jeune Bernard Profitendieu. (Je jugeai inutile de lui apprendre que Bernard, à partir de ce jour précisément, cesserait d’y coucher. Il continuait :) Boris est content de l’avoir comme camarade et je crois qu’il s’entend bien avec lui. Mais, vous savez, il ne me parle pas beaucoup. Il est très renfermé… Je crains que cet enfant n’ait le cœur un peu sec.

« Il disait cela si tristement que je pris sur moi de protester et de me porter garant des sentiments de son petit-fils.

« — Dans ce cas, il pourrait témoigner un peu davantage, reprit La Pérouse. Ainsi, tenez : le matin, quand il s’en va au lycée avec les autres, je me penche à ma fenêtre pour le regarder passer. Il le sait… Eh bien ! il ne se retourne pas !

« Je voulus le persuader que sans doute Boris craignait de se donner en spectacle à ses camarades et redoutait leurs moqueries ; mais, à ce moment, des clameurs montèrent de la cour.

« La Pérouse me saisit le bras et, d’une voix altérée :

« — Écoutez ! Écoutez ! Les voici qui rentrent.

« Je le regardai. Il s’était mis à trembler de tout son corps.

« — Ces galopins vous feraient-ils peur ? demandai-je.

« — Mais non, mais non, dit-il confusément ; comment supposez-vous… Puis, très vite : — Il faut que je descende. La récréation ne dure que quelques minutes, et vous savez que je surveille l’étude. Adieu. Adieu.

« Il s’élança dans le couloir sans même me serrer la main. Un instant après je l’entendis qui trébuchait dans l’escalier. Je demeurai quelques instants aux écoutes, ne voulant point passer devant les élèves. On les entendait crier, rire et chanter. Puis un coup de cloche, et soudain le silence se rétablit.

« J’allai voir Azaïs et obtins un mot de lui qui autorisât Georges à quitter l’étude pour venir me parler. Il me rejoignit bientôt dans cette même petite salle où La Pérouse m’avait reçu d’abord.

Sitôt en ma présence, Georges crut devoir prendre un air goguenard. C’était sa façon de dissimuler sa gêne. Mais je ne jurerais pas qu’il fût le plus gêné de nous deux. Il se tenait sur la défensive ; car sans doute s’attendait-il à être morigéné. Il me sembla qu’il cherchait à rassembler au plus tôt les armes qu’il pouvait avoir contre moi, car, avant même que je n’eusse ouvert la bouche, il me demandait des nouvelles d’Olivier sur un ton si gouailleur que je l’aurais volontiers giflé. Il avait barre sur moi. « Et puis, vous savez, je n’ai pas peur de vous. » semblaient dire ses regards ironiques, le pli moqueur de ses lèvres et le ton de sa voix. Je perdis aussitôt toute assurance et n’eus souci que de ne le laisser point paraître. Le discours que j’avais préparé ne me parut soudain plus de mise. Je n’avais pas le prestige qu’il faut pour jouer au censeur. Au fond, Georges m’amusait beaucoup trop.

« — Je ne viens pas te gronder, lui dis-je enfin ; je voudrais seulement t’avertir. (Et, malgré moi, mon visage entier souriait.)

« — Dites d’abord si c’est maman qui vous envoie ?

« — Oui et non. J’ai parlé de toi avec ta mère ; mais il y a quelques jours de cela. Hier j’ai eu, à ton sujet, une conversation très importante avec quelqu’un de très important, que tu ne connais pas ; qui était venu me trouver pour me parler de toi. Un juge d’instruction. C’est de sa part que je viens… Sais-tu ce que c’est qu’un juge d’instruction ?

« Georges avait pâli brusquement, et sans doute son cœur avait un instant cessé de battre. Il haussa les épaules, il est vrai, mais sa voix tremblait un peu :

« — Alors, sortez ce qu’il vous a dit, le père Profitendieu.

« L’aplomb de ce petit me démontait. Sans doute il eût été bien simple d’aller droit au fait ; mais précisément mon esprit répugne au plus simple et prend irrésistiblement le biais. Pour expliquer une conduite, qui sitôt ensuite me parut absurde, mais qui fut spontanée, je puis dire que mon dernier entretien avec Pauline m’avait extraordinairement travaillé. Les réflexions qui en étaient résultées, je les avais aussitôt versées dans mon roman sous forme d’un dialogue qui convenait exactement à certains de mes personnages. Il m’arrive rarement de tirer un parti direct de ce que m’apporte la vie, mais, pour une fois, l’aventure de Georges m’avait servi ; il semblait que mon livre l’attendît, tant elle y trouvait bien sa place ; à peine avais-je dû modifier certains détails. Mais cette aventure (j’entends celle de ses larcins), je ne la présentais pas directement. On ne faisait que l’entrevoir, et ses suites, à travers des conversations. J’avais noté celles-ci sur un carnet que précisément je portais dans ma poche. Au contraire, l’histoire de la fausse monnaie, telle que me l’avait rapportée Profitendieu, ne pouvait m’être, me semblait-il, d’aucun usage. Et c’est pourquoi sans doute, au lieu d’aborder aussitôt avec Georges ce point précis, objet premier de ma visite, je louvoyai.

« — Je voudrais d’abord que tu lises ces quelques lignes, dis-je. Tu comprendras pourquoi. Et je lui tendis mon carnet tout ouvert à la page qui pouvait l’intéresser.

« Je le répète : ce geste, maintenant, me paraît absurde. Mais précisément, dans mon roman, c’est par une lecture semblable que je pensais devoir avertir le plus jeune de mes héros. Il m’importait de connaître la réaction de Georges ; j’espérais qu’elle pourrait m’instruire… et même sur la qualité de ce que j’avais écrit.

« Je transcris le passage en question :

« Il y avait dans cet enfant toute une région ténébreuse, sur laquelle l’affectueuse curiosité d’Audibert se penchait. Que le jeune Eudolfe eût volé, il ne lui suffisait pas de le savoir ; il eût voulu qu’Eudolfe lui racontât comment il en était venu là et ce qu’il avait prouvé en volant pour la première fois. L’enfant, du reste, même confiant, n’aurait sans doute pas su le lui dire. Et Audibert n’osait l’interroger, dans la crainte d’amener des protestations mensongères.

« Certain soir qu’Audibert dînait avec Hildebrant, il parla à celui-ci du cas d’Eudolfe ; sans le nommer, du reste, et arrangeant les faits de manière que l’autre ne pût le reconnaître :

« — N’avez-vous pas remarqué, dit alors Hildebrant, que les actions les plus décisives de notre vie, je veux dire : celles qui risquent le plus de décider de tout notre avenir, sont le plus souvent des actions inconsidérées ?

« — Je le crois volontiers, répondit Audibert. C’est un train dans lequel on monte sans guère y songer, et sans s’être demandé où il mène. Et même, le plus souvent, on ne comprend que le train vous emporte qu’après qu’il est déjà trop tard pour en descendre.

« — Mais peut-être l’enfant en question ne souhaitait-il nullement d’en descendre ?

« — Il ne tient pas encore à en descendre, sans doute. Pour le moment, il se laisse emporter. Le paysage l’amuse, et peu lui importe où il va.

« — Lui ferez-vous de la morale ?

« — Certes non ! Cela ne servirait à rien. Il a été sursaturé de morale, et jusqu’à la nausée.

« — Pourquoi volait-il ?

« — Je ne le sais pas au juste. Sûrement pas par réel besoin. Mais pour se procurer certains avantages ; pour ne pas rester en arrière de camarades plus fortunés… que sais-je ? Par propension native et simple plaisir de voler.

« — C’est là le pire.

« — Parbleu ! car alors il recommencera.

« — Est-il intelligent ?

« — J’ai longtemps cru qu’il l’était moins que ses frères. Mais je doute à présent si je ne faisais pas erreur et si ma fâcheuse impression ne venait pas de ce qu’il n’a pas encore compris ce qu’il peut obtenir de lui-même. Sa curiosité s’est jusqu’à présent dévoyée ; ou plutôt, elle est demeurée à l’état embryonnaire, au stade de l’indiscrétion.

« — Lui parlerez-vous ?

« — Je me propose de lui faire mettre en balance le peu de profit de ses vols et ce que, par contre, sa malhonnêteté lui fait perdre : la confiance de ses proches, leur estime, la mienne entre autres…, toutes choses qui ne se chiffrent pas et dont on ne peut apprécier la valeur que par l’énormité de l’effort, ensuite, pour les regagner. Certains y ont usé toute leur vie. Je lui dirai, ce dont il est trop jeune encore pour se rendre compte : que c’est toujours sur lui désormais que se porteront les soupçons, s’il advient près de lui quoi que ce soit de douteux, de louche. Il se verra peut-être accusé de faits graves, à tort, et ne pourra pas se défendre. Ce qu’il a déjà fait le désigne. Il est ce que l’on appelle : « brûlé ». Enfin, ce que je voudrais lui dire… Mais je crains ses protestations.

« — Ce que vous voudriez lui dire ?…

« — C’est que ce qu’il a fait crée un précédent, et que s’il faut quelque résolution pour un premier vol, il n’y a plus, pour les suivants, qu’à céder à l’entraînement. Tout ce qui vient ensuite n’est plus que du laisser-aller… Ce que je voudrais lui dire, c’est que, souvent, un premier geste, que l’on fait sans presque y songer, dessine irrémédiablement notre figure et commence à tracer un trait que, par la suite, tous nos efforts ne pourront jamais effacer. Je voudrais… mais je ne saurai pas lui parler.

« — Que n’écrivez-vous nos propos de ce soir ? Vous les lui donneriez à lire.

« — C’est une idée, dit Audibert. Et pourquoi pas ?

« Je n’avais pas quitté Georges des yeux durant tout le temps de sa lecture ; mais son visage ne laissait rien paraître de ce qu’il pouvait penser.

« — Dois-je continuer ? demanda-t-il, s’apprêtant à tourner la page.

« — Inutile ; la conversation finit là.

« — C’est bien dommage.

« Il me rendit le carnet, et sur un ton presque enjoué :

« — J’aurais voulu savoir ce que répond Eudolfe après qu’il a lu le carnet.

« — Précisément, j’attends de le savoir moi-même.

« — Eudolfe est un nom ridicule. Vous n’auriez pas pu le baptiser autrement ?

« — Cela n’a pas d’importance.

« — Ce qu’il peut répondre non plus. Et qu’est-ce qu’il devient ensuite ?

« — Je ne sais pas encore. Cela dépend de toi. Nous verrons.

« — Alors, si je vous comprends bien, c’est moi qui dois vous aider à continuer votre livre. Non mais, avouez que…

« Il s’arrêta, comme s’il avait quelque mal à exprimer sa pensée.

« — Que quoi ? fis-je pour l’encourager.

« — Avouez que vous seriez bien attrapé, reprit-il enfin, si Eudolfe…

« Il s’arrêta de nouveau. Je crus entendre ce qu’il voulait dire et achevai pour lui :

« — S’il devenait un honnête garçon ?… Non, mon petit. Et soudain les larmes me montèrent aux yeux. Je posai ma main sur son épaule. Mais lui, se dégageant :

« — Car enfin, s’il n’avait pas volé, vous n’auriez pas écrit tout cela.

« Je compris alors seulement mon erreur. Au fond, Georges se trouvait flatté d’avoir occupé si longtemps ma pensée. Il se sentait intéressant, J’avais oublié Profitendieu ; c’est Georges qui m’en fit souvenir.

« — Et qu’est-ce qu’il vous a raconté, votre juge d’instruction ?

« — Il m’a chargé de t’avertir qu’il savait que tu faisais circuler de fausses pièces…

« Georges de nouveau changea de couleur. Il comprit qu’il ne servirait à rien de nier, mais protesta confusément :

« — Je ne suis pas le seul.

« — …et que si vous ne cessiez pas aussitôt ce trafic, continuai-je, toi et tes copains, il se verrait forcé de vous coffrer.

« Georges était devenu très pâle d’abord. Il avait à présent le feu aux joues. Il regardait fixement devant lui et ses sourcils froncés creusaient au bas de son front deux rides.

« — Adieu, lui dis-je en lui tendant la main. Je te conseille d’avertir également tes camarades. Quant à toi, tiens-le-toi pour dit.

« Il me serra la main silencieusement et regagna son étude sans se retourner.

« En relisant les pages des Faux-Monnayeurs que je montrais à Georges, je les ai trouvées assez mauvaises. Je les transcris ici telles que Georges les a lues ; mais tout ce chapitre est à récrire. Mieux vaudrait parler à l’enfant, décidément. Je dois trouver par où le toucher. Certainement, au point où il en est, Eudolfe (je changerai ce nom ; Georges a raison) est difficilement ramenable à l’honnêteté. Mais je prétends l’y ramener ; et quoi qu’en pense Georges, c’est là le plus intéressant, puisque c’est le plus difficile. (Voici que je me mets à penser comme Douviers !) Laissons aux romanciers réalistes l’histoire des laisser-aller. »

Sitôt de retour dans la salle d’études, Georges avait fait part à ses deux amis des avertissements d’Édouard. Tout ce que celui-ci lui disait au sujet de ses chaparderies avait glissé sur cet enfant sans l’émouvoir ; mais quant aux fausses pièces, qui risquaient de leur jouer de mauvais tours, il importait de s’en débarrasser au plus vite. Chacun d’eux en gardait sur lui quelques-unes qu’il se proposait d’écouler à une prochaine sortie. Ghéridanisol les rassembla et courut les jeter dans les fosses. Le soir même il avertissait Strouvilhou, qui prit des mesures aussitôt.