Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 368-387).


CHAPITRE VIII


Il avait donc été convenu que Bernard et Édouard, après avoir dîné ensemble, passeraient prendre Sarah un peu avant dix heures. Avertie par Armand, elle avait accepté joyeusement la proposition. Vers neuf heures et demie, elle s’était retirée dans sa chambre, où l’avait accompagnée sa mère. On traversait, pour s’y rendre, la chambre des parents ; mais une autre porte, censément condamnée, menait de la chambre de Sarah à celle d’Armand, qui, d’autre part, ouvrait, nous l’avons dit, sur un escalier de service.

Sarah, devant sa mère, avait fait mine de se coucher et demandé qu’on la laissât dormir ; mais, sitôt seule, elle s’était approchée de sa toilette pour raviver l’éclat de ses lèvres et de ses joues. La table de toilette masquait la porte condamnée, table qui n’était pas si lourde que Sarah ne pût la déplacer sans bruit. Elle ouvrit la porte secrète.

Sarah craignait de rencontrer son frère, dont elle redoutait les moqueries. Armand favorisait, il est vrai, ses entreprises les plus hardies ; on eût dit qu’il y prenait plaisir, mais seulement par une sorte d’indulgence provisoire, car c’était pour les juger ensuite et d’autant plus sévèrement ; de sorte que Sarah n’aurait pas su dire si ses complaisances même ne faisaient pas enfin le jeu du censeur.

La chambre d’Armand était vide. Sarah s’assit sur une petite chaise basse, et, dans l’attente, médita. Par une sorte de protestation préventive, elle cultivait en elle un facile mépris pour toutes les vertus domestiques. La contrainte familiale avait tendu son énergie, exaspéré ses instincts de révolte. Durant son séjour en Angleterre, elle avait su chauffer à blanc son courage. De même que Miss Aberdeen, la jeune pensionnaire anglaise, elle était résolue à conquérir sa liberté, à s’accorder toute licence, à tout oser. Elle se sentait prête à affronter tous les mépris et tous les blâmes, capable de tous les défis. Dans ses avances auprès d’Olivier, elle avait triomphé déjà de sa modestie naturelle et de bien des pudeurs innées. L’exemple de ses deux sœurs l’avait instruite ; elle considérait la pieuse désignation de Rachel comme une duperie ; ne consentait à voir dans le mariage de Laura qu’un lugubre marché, aboutissant à l’esclavage. L’instruction qu’elle avait reçue, celle qu’elle s’était donnée, qu’elle avait prise, la disposait fort mal, estimait-elle, à ce qu’elle appelait : la dévotion conjugale. Elle ne voyait point en quoi celui qu’elle pourrait épouser lui serait supérieur. N’avait-elle point passé les examens, tout comme un homme ? N’avait-elle point, et sur n’importe quel sujet, ses opinions à elle, ses idées ? Sur l’égalité des sexes, en particulier ; et même, il lui semblait que dans la conduite de la vie, et, partant, des affaires, de la politique même au besoin, la femme fait souvent preuve de plus de bon sens que bien des hommes…

Des pas dans l’escalier. Elle prêta l’oreille, puis ouvrit doucement la porte.

Bernard et Sarah ne se connaissaient pas encore. Le couloir était sans lumière. Dans l’ombre, ils ne se distinguaient qu’à peine.

— Mademoiselle Sarah Vedel ? murmura Bernard.

Elle prit son bras sans façons.

— Édouard nous attend au coin de la rue dans une auto. Il a préféré ne pas descendre, par crainte de rencontrer vos parents. Pour moi, cela n’aurait pas eu d’importance : vous savez que je loge ici.

Bernard avait eu soin de laisser la porte cochère entr’ouverte, pour ne pas attirer l’attention du portier. Quelques instants plus tard, l’auto les déposait tous trois devant la Taverne du Panthéon. Tandis qu’Édouard payait le chauffeur, ils entendirent sonner dix heures.

Le banquet était achevé. On avait desservi ; mais la table restait encombrée de tasses de café, de bouteilles et de verres. Chacun fumait ; l’atmosphère devenait irrespirable. Madame des Brousses, la femme du directeur des Argonautes, réclama de l’air. Sa voix stridente perçait au travers des conversations particulières. On ouvrit la fenêtre. Mais Justinien, qui voulait placer un discours, la fit presque aussitôt refermer « pour l’acoustique ». S’étant levé, il frappait sur son verre avec une cuillère, sans parvenir à attirer l’attention. Le directeur des Argonautes, qu’on appelait le Président des Brousses, intervint, finit par obtenir un peu de silence, et la voix de Justinien s’épandit en copieuses nappes d’ennui. La banalité de sa pensée se cachait sous un flot d’images. Il s’exprimait avec une emphase qui tenait lieu d’esprit, et trouvait le moyen de servir à chacun un compliment amphigourique. À la première pause, et tandis qu’Édouard, Bernard et Sarah faisaient leur entrée, des applaudissements complaisants éclatèrent ; certains les prolongèrent, un peu ironiquement sans doute et comme dans l’espoir de mettre fin au discours ; mais vainement : Justinien reprit ; rien ne décourageait son éloquence. À présent, c’était le comte de Passavant qu’il couvrait des fleurs de sa rhétorique. Il parla de la Barre Fixe comme d’une Iliade nouvelle. On but à la santé de Passavant. Édouard n’avait pas de verre, non plus que Bernard et Sarah, ce qui les dispensa de trinquer.

Le discours de Justinien s’acheva sur des vœux à l’adresse de la revue nouvelle et sur quelques compliments à son futur directeur, « le jeune et talentueux Molinier, chéri des Muses, dont le noble front pur n’attendra pas longtemps le laurier ».

Olivier s’était tenu près de la porte d’entrée, de manière à pouvoir accueillir aussitôt ses amis. Les compliments outrés de Justinien manifestement le gênèrent ; mais il ne put se dérober à la petite ovation qui suivit.

Les trois nouveaux arrivants avaient trop sobrement dîné pour se sentir au diapason de l’assemblée. Dans ces sortes de réunions, les retardataires s’expliquent mal ou trop bien l’excitation des autres. Ils jugent, alors qu’il ne sied pas de juger, et exercent, fût-ce involontairement, une critique sans indulgence ; du moins c’était le cas d’Édouard et de Bernard. Quant à Sarah, pour qui, dans ce milieu, tout était neuf, elle ne songeait qu’à s’instruire, n’avait souci que de se mettre au pas.

Bernard ne connaissait personne. Olivier, qui l’avait pris par le bras, voulut le présenter à Passavant et à des Brousses. Il refusa. Passavant cependant força la situation, et, s’avançant, lui tendit une main qu’il ne put décemment refuser :

— J’entends parler de vous depuis si longtemps qu’il me semble déjà vous connaître.

— Et réciproquement, dit Bernard, d’un tel ton que l’aménité de Passavant se glaça. Tout aussitôt, il s’approcha d’Édouard.

Bien que souvent en voyage et vivant, même à Paris, fort à l’écart, Édouard n’était pas sans connaître plusieurs des convives, et ne se sentait nullement gêné. À la fois peu aimé, mais estimé par ses confrères, alors qu’il n’était que distant, il acceptait de passer pour fier. Il écoutait plus volontiers qu’il ne parlait.

— Votre neveu m’avait fait espérer que vous viendriez, commença Passavant d’une voix douce et presque basse. Je m’en réjouissais, car précisément…

Le regard ironique d’Édouard coupa le reste de sa phrase. Habile à séduire et habitué à plaire, Passavant avait besoin de sentir en face de lui un miroir complaisant, pour briller. Il se ressaisit pourtant, n’étant pas de ceux qui perdent pour longtemps leur assurance et acceptent de se laisser démonter. Il redressa le front et chargea ses yeux d’insolence. Si Édouard ne se prêtait pas à son jeu de bonne grâce, il aurait de quoi le mâter.

— Je voulais vous demander… reprit-il, comme continuant sa pensée : Avez-vous des nouvelles de votre autre neveu, mon ami Vincent ? C’est avec lui surtout que j’étais lié.

— Non, dit Édouard sèchement.

Ce « non » désarçonna de nouveau Passavant, qui ne savait trop s’il devait le prendre comme un démenti provocant, ou comme une simple réponse à sa question. Son trouble ne dura qu’un instant ; Édouard, innocemment, le remit en selle en ajoutant presque aussitôt :

— J’ai seulement appris par son père qu’il voyageait avec le prince de Monaco.

— J’avais demandé à une de mes amies de le présenter au prince, en effet. J’étais heureux d’inventer cette diversion, pour le distraire un peu de sa malheureuse aventure avec cette Madame Douviers… que vous connaissez, m’a dit Olivier. Il risquait d’y gâcher sa vie.

Passavant maniait à merveille le dédain, le mépris, la condescendance ; mais il lui suffisait d’avoir gagné cette manche et de tenir Édouard en respect. Celui-ci cherchait quoi que ce fût de cinglant. Il manquait étrangement de présence d’esprit. C’était sans doute pour cela qu’il aimait si peu le monde : il n’avait rien de ce qu’il fallait pour y briller. Ses sourcils, cependant, se fronçaient. Passavant avait du flair ; dès qu’on avait du désagréable à lui dire, il sentait venir et pirouettait. Sans même reprendre haleine, et changeant de ton brusquement :

— Mais quelle est cette délicieuse enfant qui vous accompagne ? demanda-t-il en souriant.

— C’est, dit Édouard, Mademoiselle Sarah Vedel ; la sœur précisément de Madame Douviers, mon amie.

Faute de mieux, il aiguisa ce « mon amie » comme une flèche ; mais qui n’atteignit pas son but, et Passavant, la laissant retomber :

— Vous seriez bien aimable de me présenter.

Il avait dit ces derniers mots et la phrase précédente assez haut pour que Sarah pût les entendre ; et comme elle se tournait vers eux, Édouard ne put se dérober :

— Sarah, le comte de Passavant aspire à l’honneur de faire votre connaissance, dit-il avec un sourire contraint.

Passavant avait fait apporter trois nouveaux verres, qu’il remplit de kummel. Tous quatre burent à la santé d’Olivier. La bouteille était presque vide, et, comme Sarah s’étonnait des cristaux qui restaient au fond, Passavant s’efforça d’en détacher avec des pailles. Une sorte de jocrisse étrange, à la face enfarinée, à l’œil de jais, aux cheveux plaqués comme une calotte de moleskine, s’approcha, et, mastiquant avec un effort apparent chaque syllabe :

— Vous n’y parviendrez pas. Passez-moi la bouteille, que je la crève.

Il s’en saisit, la brisa d’un coup sur le rebord de la fenêtre, et présentant le fond à Sarah :

— Avec ces petits polyèdres tranchants, la gentille demoiselle obtiendra sans effort une perforation de sa gidouille.

— Quel est ce pierrot ? demanda-t-elle à Passavant, qui l’avait fait asseoir et s’était assis auprès d’elle.

— C’est Alfred Jarry, l’auteur d’Ubu Roi. Les Argonautes lui confèrent du génie, parce que le public vient de siffler sa pièce. C’est tout de même ce qu’on a donné de plus curieux au théâtre depuis longtemps.

— J’aime beaucoup Ubu Roi, dit Sarah, et je suis très contente de rencontrer Jarry. On m’avait dit qu’il était toujours ivre.

— Il devrait l’être ce soir. Je l’ai vu boire à ce dîner deux grands pleins verres d’absinthe pure. Il n’a pas l’air d’en être gêné. Voulez-vous une cigarette ? Il faut fumer soi-même pour ne pas être asphyxié par la fumée des autres.

Il se pencha vers elle en lui offrant du feu. Elle croqua quelques cristaux :

— Mais ce n’est que du sucre candi, dit-elle, un peu déçue. J’espérais que ce serait très fort.

Tout en causant avec Passavant, elle souriait à Bernard qui était demeuré près d’elle. Ses yeux amusés brillaient d’un éclat extraordinaire. Bernard, qui dans l’obscurité n’avait pu la voir, était frappé de sa ressemblance avec Laura. C’était le même front, les mêmes lèvres… Ses traits, il est vrai, respiraient une grâce moins angélique, et ses regards remuaient il ne savait quoi de trouble en son cœur. Un peu gêné, il se tourna vers Olivier.

— Présente-moi donc à ton ami Bercail.

Il avait déjà rencontré Bercail au Luxembourg, mais n’avait jamais causé avec lui. Bercail, un peu dépaysé dans ce milieu où venait de l’introduire Olivier, et où sa timidité ne se plaisait guère, rougissait chaque fois que son ami le présentait comme un des principaux rédacteurs d’Avant-Garde. Le fait est que ce poème allégorique, dont il parlait à Olivier au début de notre histoire, devait paraître en tête de la nouvelle revue, sitôt après le manifeste.

— À la place que je t’avais réservée, disait Olivier à Bernard. Je suis tellement sûr que ça te plaira ! C’est de beaucoup ce qu’il y a de mieux dans le numéro. Et tellement original !

Olivier prenait plus de plaisir à louer ses amis qu’à s’entendre louer lui-même. À l’approche de Bernard, Lucien Bercail s’était levé ; il tenait sa tasse de café à la main, si gauchement que, dans son émotion, il en répandit la moitié sur son gilet. À ce moment, on entendit tout près de lui la voix mécanique de Jarry :

— Le petit Bercail va s’empoisonner, parce que j’ai mis du poison dans sa tasse.

Jarry s’amusait de la timidité de Bercail et prenait plaisir à le décontenancer. Mais Bercail n’avait pas peur de Jarry. Il haussa les épaules et acheva tranquillement sa tasse.

— Qui donc est-ce ? demanda Bernard.

— Comment ! tu ne connais pas l’auteur d’Ubu Roi ?

— Pas possible ! c’est Jarry ? Je le prenais pour un domestique.

— Oh ! tout de même pas, dit Olivier un peu vexé, car il se faisait une fierté de ses grands hommes. Regarde-le mieux. Tu ne trouves pas qu’il est extraordinaire ?

— Il fait tout ce qu’il peut pour le paraître, dit Bernard, qui ne prisait que le naturel, mais pourtant était plein de considération pour Ubu.

Vêtu en traditionnel Gugusse d’hippodrome, tout, en Jarry, sentait l’apprêt ; sa façon de parler surtout, qu’imitaient à l’envi plusieurs Argonautes, martelant les syllabes, inventant de bizarres mots, en estropiant bizarrement certains autres ; mais il n’y avait vraiment que Jarry lui-même pour obtenir cette voix sans timbre, sans chaleur, sans intonation, sans relief.

— Quand on le connaît, je t’assure qu’il est charmant, reprit Olivier.

— Je préfère ne pas le connaître. Il a l’air féroce.

— C’est un genre qu’il se donne. Passavant le croit, au fond, très doux. Mais il a terriblement bu ce soir ; et pas une goutte d’eau, je te prie de le croire ; ni même de vin : rien que de l’absinthe et des liqueurs fortes. Passavant craint qu’il ne commette quelque excentricité.

En dépit de lui, le nom de Passavant revenait sur ses lèvres et d’autant plus obstinément qu’il eût voulu plus l’éviter.

Exaspéré de se voir si peu maître de lui, et comme traqué par lui-même, il changea de terrain :

— Tu devrais aller causer un peu avec Dhurmer. Je crains qu’il ne m’en veuille à mort de lui avoir soufflé la direction d’Avant-Garde ; mais ce n’est pas ma faute ; je n’ai pas pu faire autrement que d’accepter. Tu devrais tâcher de lui faire comprendre, de le calmer. Pass… On m’a dit qu’il était très monté contre moi.

Il avait trébuché, mais cette fois n’était pas tombé.

— J’espère qu’il a repris sa copie. Je n’aime pas ce qu’il écrit, dit Bercail ; puis, se tournant vers Profitendieu : — Mais, vous, Monsieur, je pensais que…

— Oh ! ne m’appelez donc pas Monsieur… Je sais bien que je porte un nom encombrant et ridicule… Je compte prendre un pseudonyme, si j’écris.

— Pourquoi ne nous avez-vous rien donné ?

— Parce que je n’avais rien de prêt.

Olivier, laissant causer ses deux amis, se rapprocha d’Édouard.

— Que vous êtes gentil d’être venu ! Il me tardait tant de vous revoir. Mais j’aurais souhaité de vous revoir n’importe où ailleurs qu’ici… Cet après-midi, j’ai été sonner à votre porte. Vous l’a-t-on dit ? J’étais désolé de ne pas vous rencontrer, et si j’avais su où vous trouver…

Il était tout heureux de s’exprimer aussi facilement, se souvenant d’un temps où son trouble en présence d’Édouard le rendait muet. Il devait cette aisance, hélas ! à la banalité de ses propos, et aux libations. Édouard s’en rendait compte tristement.

— J’étais chez votre mère.

— C’est ce que j’ai appris en rentrant, dit Olivier, que le voussoiement d’Édouard consternait. Il hésita s’il n’allait pas le lui dire.

— Est-ce dans ce milieu que désormais vous allez vivre ? lui demanda Édouard en le regardant fixement.

— Oh ! je ne me laisse pas entamer.

— En êtes-vous bien sûr ?

Cela était dit sur un ton si grave, si tendre, si fraternel… Olivier sentit chanceler son assurance.

— Vous trouvez que j’ai tort de fréquenter ces gens-là ?

— Non pas tous, peut-être ; mais certains d’entre eux, assurément.

Olivier prit pour un singulier ce pluriel. Il crut qu’Édouard visait particulièrement Passavant et ce fut, dans son ciel intérieur, comme un éblouissant et douloureux éclair traversant la nuée qui depuis le matin s’épaississait affreusement dans son cœur. Il aimait Bernard, il aimait Édouard beaucoup trop pour supporter leur mésestime. Auprès d’Édouard, ce qu’il avait de meilleur en lui s’exaltait. Auprès de Passavant, c’était le pire ; il se l’avouait à présent ; et même ne l’avait-il pas toujours reconnu ? Son aveuglement, près de Passavant, n’avait-il pas été volontaire ? Sa gratitude pour tout ce que le comte avait fait pour lui, tournait à la rancœur. Il le reniait éperdument. Ce qu’il vit acheva de le lui faire prendre en haine :

Passavant, penché vers Sarah, avait passé son bras autour de sa taille et se montrait de plus en plus pressant. Averti des bruits désobligeants qui couraient sur ses rapports avec Olivier, il cherchait à donner le change. Et pour s’afficher plus encore, il s’était promis d’amener Sarah à s’asseoir sur ses genoux. Sarah, jusqu’à présent, ne s’était que peu défendue, mais ses regards cherchaient ceux de Bernard et lorsqu’ils les rencontraient, elle souriait, comme pour lui dire :

— Regardez ce que l’on peut oser avec moi.

Cependant Passavant craignait d’aller trop vite. Il manquait de pratique.

— Si seulement je parviens à la faire boire encore un peu, je me risquerai, se disait-il, en avançant la main qui lui restait libre vers un flacon de curaçao.

Olivier qui l’observait devança son geste. Il s’empara du flacon, simplement pour l’enlever à Passavant ; mais aussitôt il lui sembla qu’il retrouverait dans la liqueur un peu de courage ; de ce courage qu’il sentait défaillir et dont il avait besoin pour pousser jusqu’à Édouard la plainte qui montait à ses lèvres :

— Il n’eût tenu qu’à vous…

Olivier remplit son verre et le vida d’un trait. À ce moment, il entendit Jarry, qui circulait de groupe en groupe, dire à demi-voix, en passant derrière Bercail :

— Et maintenant, nous allons tuder le petit Bercail.

Celui-ci se retourna brusquement :

— Répétez donc ça à voix haute.

Jarry s’était éloigné déjà. Il attendit d’avoir tourné la table et répéta d’une voix de fausset :

— Et maintenant, nous allons tuder le petit Bercail ; puis, sortit de sa poche un gros pistolet avec lequel les Argonautes l’avaient vu jouer souvent ; et mit en joue.

Jarry s’était fait une réputation de tireur. Des protestations s’élevèrent. On ne savait trop si, dans l’état d’ivresse où il était, il saurait s’en tenir au simulacre. Mais le petit Bercail voulut montrer qu’il n’avait pas peur et, montant sur une chaise, les bras croisés derrière le dos, prit une pose napoléonienne. Il était un peu ridicule et quelques rires s’élevèrent, couverts aussitôt par des applaudissements.

Passavant dit à Sarah, très vite :

— Ça pourrait mal finir. Il est complètement saoûl. Cachez-vous sous la table.

Des Brousses essaya de retenir Jarry, mais celui-ci, se dégageant, monta sur une chaise à son tour (et Bernard remarqua qu’il était chaussé de petits escarpins de bal). Bien en face de Bercail, il étendit le bras pour viser.

— Éteignez donc ! Éteignez ! cria des Brousses.

Édouard, resté près de la porte, tourna le commutateur.

Sarah s’était levée, suivant l’injonction de Passavant ; et sitôt que l’on fut dans l’obscurité, elle se pressa contre Bernard pour l’entraîner sous la table avec elle.

Le coup partit. Le pistolet n’était chargé qu’à blanc. Pourtant, on entendit un cri de douleur : c’était Justinien qui venait de recevoir la bourre dans l’œil.

Et, quand on redonna de la lumière, on admira Bercail, toujours debout sur sa chaise, qui gardait la pose, immobile, à peine un peu plus pâle.

Cependant la présidente se payait une crise de nerfs. On s’empressa.

— C’est idiot de donner des émotions pareilles !

Comme il n’y avait pas d’eau sur la table, Jarry, descendu de son piédestal, trempa dans l’alcool un mouchoir pour lui en frictionner les tempes, en manière d’excuses.

Bernard n’était resté sous la table qu’un instant ; juste le temps de sentir les deux lèvres brûlantes de Sarah s’écraser voluptueusement sur les siennes. Olivier les avait suivis ; par amitié, par jalousie… L’ivresse exaspérait en lui ce sentiment affreux, qu’il connaissait si bien, de demeurer en marge. Quand il sortit à son tour de dessous la table, la tête lui tournait un peu. Il entendit alors Dhurmer s’écrier :

— Regardez donc Molinier ! Il est poltron comme une femme.

C’en était trop. Olivier, sans trop savoir ce qu’il faisait, s’élança, la main levée, contre Dhurmer. Il lui semblait s’agiter dans un rêve. Dhurmer esquiva le coup. Comme dans un rêve, la main d’Olivier ne rencontra que le vide.

La confusion devint générale, et, tandis que certains s’affairaient auprès de la présidente, qui continuait à gesticuler en poussant des glapissements aigus, d’autres entouraient Dhurmer qui criait : « Il ne m’a pas touché ! Il ne m’a pas touché !… », et d’autres Olivier qui, le visage en feu, s’apprêtait à s’élancer encore et qu’on avait grand’peine à calmer.

Touché ou non, Dhurmer devait se considérer comme giflé ; c’est ce que Justinien, tout en bouchonnant son œil, s’efforçait de lui faire comprendre. C’était une question de dignité. Mais Dhurmer se souciait fort peu des leçons de dignité de Justinien. On l’entendait répéter obstinément :

— Pas touché… Pas touché…

— Laissez-le donc tranquille, dit des Brousses. On ne peut pas forcer les gens à se battre malgré eux.

Olivier, pourtant, déclarait à voix haute que, si Dhurmer ne se trouvait pas satisfait, il était prêt à le gifler encore ; et, résolu à mener l’autre sur le terrain, demandait à Bernard et à Bercail de bien vouloir lui servir de témoins. Aucun d’eux ne connaissait rien aux affaires dites « d’honneur » ; mais Olivier n’osait s’adresser à Édouard. Sa cravate s’était dénouée ; ses cheveux retombaient sur son front en sueur ; un tremblement convulsif agitait ses mains.

Édouard le prit par le bras :

— Viens te passer un peu d’eau sur le visage. Tu as l’air d’un fou.

Il l’emmena vers un lavabo.

Sitôt hors de la salle, Olivier comprit combien il était ivre. Quand il avait senti la main d’Édouard se poser sur son bras, il avait cru défaillir et s’était laissé emmener sans résistance. De ce que lui avait dit Édouard, il n’avait rien compris que le tutoiement. Comme un nuage gros d’orage crève en pluie, il lui semblait que son cœur soudain fondait en larmes. Une serviette mouillée qu’Édouard appliqua sur son front acheva de le dégriser. Que s’était-il passé ? Il gardait une vague conscience d’avoir agi comme un enfant, comme une brute. Il se sentait ridicule, abject… Alors, tout frémissant de détresse et de tendresse, il se jeta vers Édouard et, pressé contre lui, sanglota :

— Emmène-moi.

Édouard était extrêmement ému lui-même.

— Tes parents ? demanda-t-il.

— Ils ne me savent pas de retour.

Comme ils traversaient le café pour sortir, Olivier dit à son compagnon qu’il avait un mot à écrire

— En le mettant à la poste ce soir, il arrivera demain à la première heure.

Assis à une table du café, il écrivit :

« Mon cher Georges,

« Oui, c’est moi qui t’écris, et pour te demander de me rendre un petit service. Je ne t’apprendrai sans doute rien en te disant que je suis de retour à Paris, car je crois bien que tu m’as aperçu ce matin près de la Sorbonne. J’étais descendu chez le comte de Passavant (il donna l’adresse) ; mes affaires sont encore chez lui. Pour des raisons qu’il serait trop long de te donner et qui ne t’intéresseraient guère, je préfère ne pas retourner chez lui. Il n’y a qu’à toi que je puisse demander de me rapporter les-dites affaires. Tu voudras bien, n’est-ce pas, me rendre ce service ; à charge de revanche. Il y a une malle fermée. Quant aux affaires qui sont dans la chambre, tu les mettras toi-même dans ma valise et m’apporteras le tout chez l’oncle Édouard. Je paierai l’auto. C’est demain dimanche, heureusement ; tu pourras faire ça dès que tu auras reçu ce mot. Je compte sur toi, hein ?

« Ton grand frère,
« Olivier.

« P.-S. — Je te sais débrouillard et ne doute pas que tu ne fasses tout cela très bien. Mais fais bien attention, si tu as affaire directement avec Passavant, de rester très froid avec lui. À demain matin. »

Ceux qui n’avaient pas entendu les propos injurieux de Dhurmer, ne s’expliquaient pas bien la brusque agression d’Olivier. Il paraissait avoir perdu la tête. S’il avait su garder son sang-froid, Bernard l’aurait approuvé ; il n’aimait pas Dhurmer ; mais il reconnaissait qu’Olivier avait agi comme un fou et semblait s’être donné tous les torts. Bernard souffrait de l’entendre juger sévèrement. Il s’approcha de Bercail et prit rendez-vous avec lui. Pour absurde que fût cette affaire, il leur importait à tous deux d’être corrects. Ils convinrent d’aller relancer leur client, le lendemain matin, dès neuf heures.

Ses deux amis partis, Bernard n’avait plus aucune raison ni aucune envie de rester. Il chercha des yeux Sarah, et son cœur se gonfla d’une sorte de rage, en la voyant assise sur les genoux de Passavant. Tous deux paraissaient ivres ; mais Sarah se leva pourtant en voyant approcher Bernard.

— Partons, dit-elle en prenant son bras.

Elle voulut rentrer à pied. Le trajet n’était pas long ; ils le firent sans mot dire. À la pension, toutes les lumières étaient éteintes. Craignant d’attirer l’attention, ils gagnèrent à tâtons l’escalier de service, puis grattèrent des allumettes. Armand veillait. Quand il les entendit monter, il sortit sur le palier, une lampe à la main.

— Prends la lampe, dit-il à Bernard (ils se tutoyaient depuis la veille). Éclaire Sarah ; il n’y a pas de bougie dans sa chambre… Et passe-moi tes allumettes, que j’allume la mienne.

Bernard accompagna Sarah dans la seconde chambre. Ils n’y furent pas plus tôt entrés qu’Armand, penché derrière eux, d’un grand souffle éteignit la lampe, puis, goguenard :

— Bonne nuit ! fit-il. Mais ne faites pas de chahut. À côté, les parents dorment.

Puis, soudain, reculé, il referma sur eux la porte ; et tira le verrou.