Les Fêtes publiques dans l’ancienne monarchie française

Les Fêtes publiques dans l’ancienne monarchie française
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 836-857).
LES
FÊTES PUBLIQUES
DANS
L'ANCIENNE MONARCHIE FRANCAISE

La persistance du tempérament national à travers les épreuves les plus faites pour le modifier, ce semble, est un spectacle curieux à étudier. La France, au lendemain de ses revers, semblait revenue, à jamais dégoûtée des fêtes. C’étaient amusemens qu’il fallait laisser, disait-on, à la jeunesse des nations ; ils allaient mal aux peuples qui ont à porter le deuil de la patrie. On oubliait de compter avec le vieil instinct : il se réveillait deux ans après nos désastres à la nouvelle de l’arrivée d’un souverain étranger. Bien à propos, à l’occasion de la visite du shah de Perse, le vieux Paris se rappelait qu’il avait des traditions d’hospitalité à soutenir. Il s’empressait d’y faire honneur par des illuminations et des feux d’artifice.

Les fêtes n’ont guère cessé d’être sur le tapis depuis lors, et, s’il n’en a guère été donné, ce n’est pas faute d’envie. Une occasion naturelle vient de se présenter ; on l’a saisie avec empressement. Nul ne pourrait songer à y redire. Elle était dans l’air, cette fêté, le jour même de l’ouverture de l’exposition. A l’idée d’une grande renaissance par le travail et d’une imposante démonstration en présence d’une multitude d’étrangers, elle s’inaugurait toute seule, sans demander permission, sous l’image de milliers de drapeaux dont se pavoisaient les maisons. Ces manifestations spontanées ne suffisaient pas. Les fêtes sont encore un objet de délibération et de discussion. On songe à pourvoir à leur avenir. On se creuse la tête pour en instituer. Mais quelle date fixer ? Quelle désignation adopter ? Donnera-t-on à une célébration nationale le nom de fête de la France ? On aurait l’air par là, dit-on, de ne pas vouloir nommer la république. On craint aussi par la même raison d’aller chercher dans le passé quelque pure renommée qui ne rappelle que des souvenirs de patriotisme et de gloire. Peut-être aurait-on pu se rallier autour de l’héroïne incontestée de l’indépendance nationale et de l’unité française. Mais non : le nom sans tache de cette noble libératrice du territoire, condamnée à être brûlée comme hérétique et sorcière, se trouve avoir pris une signification cléricale. Voilà donc Jeanne d’Arc mise hors de concours. Nul choix de nom, nulle date célèbre qui ne devienne une pierre d’achoppement. Pourquoi ne pas prendre la convocation des états-généraux ? Mais pour les uns ce n’est pas assez, et pour les autres c’est déjà trop. Célébrer le triomphe d’un parti ! mais ce serait réveiller le souvenir de l’humiliation et de la défaite sanglante de tous les autres. On a cru tout arranger pour cette fois en s’arrêtant à une époque neutre, ne se rattachant à rien d’historique, sous les auspices de la belle saison. Cela valait mieux assurément que d’évoquer des souvenirs irritans qui ne demandent qu’à s’effacer.

Le passé ne saurait sans doute nous fournir les moyens de résoudre ces difficultés. Il y échappait par le caractère nettement défini d’institutions peu susceptibles d’interprétations différentes. Il lui eût été facile de solenniser des dates politiques. Les anniversaires ne manquaient pas à son histoire tant intérieure qu’extérieure. Eh bien ! le gouvernement de l’ancienne France n’a pas connu de telles fêtes commémoratives. Les Capet n’ont pas eu l’idée de fêter périodiquement leur avènement au trône. Il faut descendre jusqu’à une époque bien moderne pour rencontrer la célébration de la Saint-Louis.

La périodicité sous l’ancienne monarchie ne se trouve que dans des réjouissances d’un caractère tout populaire. Il suffit d’en rappeler quelques-unes. Telle qui se présente avec une apparence de bonhomie et de naïveté, et semble exclure tout pompeux appareil, n’avait pas moins une grande solennité : ainsi, à Paris même, les fameux feux de la Saint-Jean, célébrés le 22 juin de chaque année. La population parisienne y attachait une véritable importance. Les autorités militaires, civiles et municipales y jouaient leur rôle. Les trois compagnies des archers, gardes de l’Hôtel de Ville de Paris, infanterie et cavalerie, l’état-major et un officier à leur tête, allaient, « au nom de messieurs de l’Hôtel de Ville, » faire semonces au chancelier, au gouverneur de Paris, aux présidens des cours souveraines, etc., d’y assister. Le lendemain, la cérémonie était célébrée par lesdites autorités. Le prévôt des marchands, les échevins, le procureur du roi, le greffier et le receveur de l’Hôtel de Ville, portaient tous guirlandes et fleurs en baudrier à Marseille, la fête du cheval de Saint-Victor ou guet de Saint-Lazare était célébrée chaque année avec autant d’entrain méridional que de magnificence jusqu’à la fin du XVIe siècle. Il n’en resta plus ensuite qu’une assez misérable parodie. Autant en peut-on dire dans la même cité du branle de Saint-Elme, où un certain nombre de jeunes filles et de jeunes garçons, représentant les dieux de la fable et les diverses nations, se promenaient dans la ville en exécutant des danses. Ce n’est dans aucune commémoration nationale qu’il faut assurément Chercher l’origine de la chevauchée de l’âne, à Lyon, procession burlesque dirigée principalement contre les maris qui se laissaient battre par leurs femmes. Un petit nombre de ces célébrations subsiste encore, par exemple la fameuse ducasse flamande de Douai, où paraissent des mannequins gigantesques sous le nom de Gayant et sa famille. Ce qui a établi les fêtes de la Tarasque à Tarascon, de la Granuilli à Metz, du Loup vert à Jumièges, de la Gargouille à Rouen, et tant d’autres, ce n’est, selon toute vraisemblance, aucun décret délibéré en conseil, aucune volonté préméditée ; ce qui les a rendues périodiques, c’est un assentiment unanime et spontané. Il n’en est pas différemment des fêtes patriotiques, d’un caractère beaucoup plus élevé, célébrées à Beauvais en l’honneur de Jeanne Hachette, et à Orléans en souvenir de Jeanne d’Arc. Les pompes qui les accompagnent les rendent pourtant dignes du nom de fêtes publiques dans toute la force du terme, malgré leur caractère local.

La spontanéité, l’initiative populaire, l’acceptation générale qui les rend chères à tous, tel est le trait dominant de toutes ces fêtes. N’exceptons pas celles qui naquirent au sein des mêmes masses directement de l’esprit religieux et aussi d’un esprit fort différent ; je veux parler de cet esprit satirique qui en fait l’inspiration toute gauloise. Les processions et même les pompes du culte, comme toutes les solennités religieuses, répondirent aussi à un besoin d’émotion et de spectacle. Sans oublier les consolations religieuses plus élevées qu’on allait leur demander, elles furent une distraction puissante pour les populations soumises à l’ennui d’une existence monotone ou à d’accablantes tristesses. Enfin quant aux amusemens profanes, dérisoires, qui pénétrèrent au sein des églises elles-mêmes, ils eurent le même but. On y donnait toute sorte de mascarades, on y jouait toute espèce de farces qui prirent des formes assez différentes selon les localités. Chacun apportait sa part d’invention à ces amusemens auxquels on se livrait avec entraînement. Nos aïeux ont-ils vu dans des cérémonies burlesques restées fameuses les profondeurs que nous croyons y découvrir ? Est-il bien sûr que la fête de l’âne fût une réhabilitation du pauvre animal, et que le moyen âge y reconnût, y sanctifiât en quelque sorte sa propre résignation, sa patience, son humilité ? Peut-être eût-il pu y reconnaître encore plus sûrement son ignorance. Cette bizarre cérémonie, et le cri du grotesque héros de la fête introduit dans l’église pendant la messe, ce cri imité à plusieurs reprises par l’assistance et par le prêtre lui-même, n’eussent été sans la naïveté de nos pères qu’une farce sacrilège. Bien que la fête des fous n’ait guère été moins générale, elle n’est pas moins dépourvue de tout ce qui donne à une célébration un caractère de solennité et de pompe. Elle paraît avoir été surtout scandaleuse. Il fallait que le clergé fût bien sûr des populations pour se prêter à cette célébration de la messe en présence de l’évêque des fous, placé sur le siège épiscopal, pour qu’il ne craignît pas de laisser voir à la foule, dans l’église même, des prêtres habillés en baladins, portant des vêtemens de femme, barbouillés de suie ou couverts de masques hideux et barbus, sautant, jouant aux dés, se livrant à des scènes licencieuses. On ne s’étonne pas qu’au XIIe siècle l’évêque de Paris, Maurice de Sully, ait défendu, sous peine d’excommunication, de célébrer cette grotesque cérémonie, et qu’un concile tenu à Paris en 1212 ait renouvelé la même défense, aussi peu d’ailleurs couronnée de succès.

C’est avec les grandeurs de la monarchie déjà centralisée vers le XIIIe siècle, et surtout au XIVe et au XVe, que commencent chez nous les fêtes ayant ce caractère public et national ainsi que cette magnificence qui ont laissé leur trace dans notre histoire. Un coup d’œil rétrospectif jeté sur ces solennités du passé ne sera pas inutile. Déjà nous avons entretenu les lecteurs de la Revue des tentatives faites par la révolution pour constituer un système moral et patriotique de fêtes nationales et des raisons qui les ont fait échouer[1]. Ces raisons n’ont rien perdu de leur force. Elles marquent l’écueil à éviter encore aujourd’hui. Les abstractions de la philosophie politique appliquées aux plaisirs publics ne servent qu’à les glacer ; la consécration qu’on prétend attribuer à certaines dates politiques ne fait que compromettre ces fêtes elles-mêmes en leur prêtant un caractère de défi qui passionne, divise, comme la plupart de celles qu’imagina la révolution. L’étude des fêtes de l’ancienne monarchie aura aussi ses enseignemens.


I

Les fêtes publiques, à partir du XIIIe siècle surtout, jusqu’aux approches de 1789, pourraient être résumées dans leur inspiration générale par cette formule bien simple et presque naïve : quand quelque chose d’heureux est arrivé au roi, la nation se réjouit. Je ne veux pas dire qu’on n’aide pas un peu dès lors aux manifestations de ces réjouissances. Leur organisation officielle devient un des signes de l’existence d’une autorité centrale et un de ses moyens de prestige ; mais le plus souvent, de tous les ordres que reçoit la nation, c’est celui qui se fait obéir avec le moins d’opposition. Elle s’y mêle par une initiative souvent féconde en imaginations ingénieuses. J’ajoute que le plus souvent aussi, à la même époque, les événemens regardés comme heureux pour la royauté le sont aussi pour la France elle-même, tant les intérêts semblent identifiés. Un mariage royal paraît au pays l’équivalent pour lui-même d’une alliance utile ou brillante ; si le monarque célèbre une victoire, la fusion est complète ; roi et peuple ne font plus qu’un.

De grandes fêtes accompagnent le sacre des monarques. On n’a voulu voir là que l’alliance du prêtre et du roi. Le peuple était aussi de la partie. Relisez les détails des cérémonies du sacre, les paroles qui y étaient prononcées, vous y verrez, à travers d’autres idées, sans doute, celle d’une royauté protectrice du peuple, ennemie de l’oppression, s’engageant elle-même à la modération dans l’exercice du pouvoir. Ainsi le roi promettait formellement de « défendre le peuple de toutes rapines et iniquités de tous les degrés, item en tout jugement de commander équité et miséricorde. » On avait coutume de lâcher dans l’église plusieurs douzaines d’oiseaux en signe d’allégresse et de liberté. Combien de marques particulières de ces mêmes idées de liberté, d’affranchissement, de bonne justice rendue au peuple, se rencontrent dans le récit fait par Nicolas de Bray des fêtes qui suivirent le sacre et le couronnement de Louis VIII ! L’enthousiasme paraît sincère autant qu’il put jamais l’être à aucune époque dans ces masses facilement émues. Les plus riches portent, même dans les rues, les plus magnifiques costumes du temps, étalent l’or et la soie. Le peuple non-seulement se mêle à la fête, mais il la fait, pour ainsi dire, « en se livrant, dit le chroniqueur, à toute sorte de divertissemens publics. » D’eux-mêmes, « de joyeux jeunes gens et des jeunes filles forment des chœurs de danse ; des chanteurs paraissent entonnant des chants joyeux ; des mimes accourent faisant résonner la vielle aux sons pleins de douceur ; les instrumens retentissent de toutes parts : ici le sistre, là les timbales, le psaltérion, les guitares, produisent une agréable symphonie ; ils accordent leurs voix et chantent d’aimables chansons. » Il y a là une marque de l’union au moins momentanée qui s’établit entre la masse et les riches, entre le peuple et le roi, union attestée par des témoignages frappans. « Le riche n’écarte point l’indigent de la salle de ses festins ; tous se répandent en tous lieux, et mangent et boivent en commun. » Les citoyens apportent au roi de très beaux présens, des vêtemens ornés de diverses figures en broderies. Le roi exprime son remerciaient, comment ? en donnant la liberté aux serfs ! Comment encore ? par une amnistie. L’amnistie prononcée par Louis VIII n’exclut que ceux qui se sont armés * contre son père. L’appel à la bonté, à l’équité, prend encore une autre forme familière. Le mime qui joue de son instrument devant le roi l’exhorte dans son chant à la clémence, à la douceur, à la générosité. Dans le sacre non plus que dans ces fêtes, on ne voit percer l’idée d’une royauté qui se croirait tout permis. La formule du serment royal sous Philippe-Auguste renferme ces mots empreints de liberté et de légalité d’une façon remarquable : « J’octroierai, dit le roi, j’octroierai à ce peuple à nous confié le maintien des lois en ce qui lui est dû. »

La magnificence de ces solennités était plus grande que nous ne sommes tentés de l’imaginer au milieu de l’éblouissement de nos fêtes modernes. Nos aïeux n’étaient pas forts sur l’éclairage. Ce genre de féeries manque aux fêtes du passé sous les formes modernes, mais on illuminait les fenêtres à chaque étage, « tellement, dit un chroniqueur, qu’au milieu de la nuit on aurait pu se croire en plein jour. » Les amusemens et les décorations portent le caractère de l’époque. Les fêtes qui accompagnent le sacre de Philippe-Auguste eurent un éclat extraordinaire, et, pendant le banquet, le héros de Bouvines fut servi à genoux par le roi d’Angleterre son vassal. Au sacre et couronnement de la reine Marie de Brabant en 1275, à Paris, « les bourgeois firent fête grande et solennelle ; ils encourtinèrent la ville de riches draps de diverses couleurs. Les dames et pucelles s’éjouissaient en chantant diverses chansons. » Les comptes de Geoffroy de Fleury, argentier du roi Philippe le Long, donnent le détail des dépenses faites à l’occasion du sacre du roi, le 9 janvier 1317, en vêtemens, étoffes, tentures et tapis. Ces dépenses s’élèvent pour le roi à 2,378 livres 8 sols 6 deniers ; pour la reine et ses enfans, à 5,007 livres 13 sols 10 deniers. Ils mentionnent pour le roi trois chambres et pour la reine deux chambres tendues de neuf avec un grand luxe d’étoffes, de broderies, de tapis, coussins, courtines[2]. Le roi Jean II, le jour de son sacre (1350), arma chevaliers des princes et des gentilshommes qui ne devaient plus remettre dans le fourreau l’épée qu’ils prirent de sa main. La pompe fut superbe, la dépense prodigieuse ; chaque nouveau chevalier reçut aux frais du roi les habits de la cérémonie : fourrures précieuses, double tenture d’or et de soie. Paris s’émut à l’aspect de son monarque. Les rues furent tapissées ; les artisans, divisés en corps de métiers, les uns à pied, les autres à cheval, étaient vêtus d’une manière différente pour chaque confrérie. Les fêtes durèrent huit jours. On a aussi le récit détaillé du sacre, du couronnement, des fêtes et festins donnés en 1380 dans la cour du palais couverte d’une tente, et où le roi et les chevaliers déploient à l’envi la plus grande magnificence. Dans l’église Notre-Dame, très richement parée « séoit le jeune roy, en habit royal, en une chaire élevée moult haut, paré et vestu de draps d’or, si très riches qu’on ne pouvoit avoir plus ; et tous les jeunes et nouveaux chevaliers dessous, sur bas échafauds couverts de draps d’or, à ses pieds,… et séoit le roy en majesté royale, la couronne très riche et outre mesure précieuse en chef. »

Ces fêtes conservent sous la royauté des premiers Valois un caractère chevaleresque et féodal. Il y a dans toutes ces solennités un élément nobiliaire et militaire qui fait spectacle. La masse est vivement intéressée par la beauté des armes et des costumes, par le nombre et les ornemens éclatans des chevaux. Entre ces fêtes de la royauté chevaleresque et celles de notre société démocratique les différences se présentent d’elles-mêmes. Nos revues militaires n’ont-elles pas aussi pourtant leur grandeur et leur éclat ? Quelles que soient l’éclatante richesse, la pittoresque variété des uniformes, ce n’est point par là pourtant qu’elles peuvent entrer en lutte avec ces pompes du passé. Mais la pensée qu’éveillent ces grands ensembles, si mobiles en même temps que si imposans, n’a-t-elle pas sa valeur morale ? L’élément militaire, peu discipliné sous la royauté des Valois, manquant d’unité, tire alors sa beauté de sa variété même et de ce qu’il a de libre et d’aventureux. Il tire la sienne aujourd’hui de sa forte organisation, de sa puissante discipline, de son unité même, vivante image de l’unité nationale. Voilà où est la vraie supériorité moderne. Laissons à la royauté encore toute imprégnée des usages féodaux celle de la fantaisie la plus brillante, unie à cette magnificence d’armures et de costumes pour jamais disparue.

La partie toute chevaleresque de ces anciennes solennités a été l’objet de fréquentes descriptions, et les romanciers qui s’y sont complu comme Walter Scott n’ont eu qu’à puiser à pleines mains dans nos vieux chroniqueurs. Les tournois sont nés en France, et les nations étrangères, l’Angleterre notamment, nous les ont ensuite empruntés. On est allé même jusqu’à désigner nominativement l’inventeur, qui serait le chef de la maison des comtes de Vendôme. « En l’année 1066, dit la chronique de Tours, périt Geoffroy de Preuilly, auquel on doit l’invention des tournois, qui torneamenta invertit. » Les tournois ont-ils eu, à probablement parler, un inventeur ? N’avaient-ils pas des précédens dans ces jeux militaires donnés en présence de Charles le Chauve et de Louis le Germanique, qui consistent dans un combat simulé où luttent deux troupes d’élite en brandissant leurs lances ? La féodalité développa ce germe ; elle marqua de son empreinte un usage plus d’une fois déjà pratiqué. Rien de comparable au reste comme originalité n’avait été imaginé depuis l’ancienne Grèce. Jamais plus pompeux appareil ne s’était déployé devant les regards éblouis. Nui de ces jeux solennels du passé classique n’avait pu donner la moindre idée de ce mélange de vaillance aventureuse et de galanterie chevaleresque. Un tel genre de fêtes est véritablement une création de toutes pièces de cette société du moyen âge. Il est superflu de faire remarquer que cet élément s’est totalement effacé dans nos solennités publiques. C’est bien de celles-ci qu’on est en droit de demander : Où est la femme ? On la cherche sans l’y trouver. Les femmes aujourd’hui se rencontrent partout et n’ont d’action spécialement nulle part. Le XVIIIe siècle avait laissé subsister dans les salons les joutes de l’esprit dont elles étaient juges. Celles-là même ont disparu.

Choisissons seulement les détails caractéristiques au milieu de ces particularités, dont nos bavards chroniqueurs, qui sont bien de leur temps et de leur pays, se montrent si prodigues. On voit qu’ils sont les premiers séduits par ce qu’ils racontent. Tout les enchante et les amuse. Ils sont ébahis devant toutes les surprises, en extase devant tous les costumes, éblouis par tout ce qui brille, ravis d’aise par tous les pas d’armes et par tous les « esbatemens » auxquels se livrent les princes. Froissart, Monstrelet, Olivier de la Marche, etc., ne tarissent pas sur ce sujet. Voyez le récit, sous Charles VI, de la première fête donnée par ce roi, dont le souvenir rappelle tant de fêtes et tant de malheurs. Il s’agissait de conférer la chevalerie au roi de Sicile et au duc du Maine, fils du duc d’Anjou, qui avait péri quelques années auparavant dans l’expédition d’Italie, et dont la veuve s’était réfugiée auprès du roi. Ce fut à Saint-Denis que le roi donna lui-même l’accolade à ses jeunes cousins. Les trois jours suivans y furent consacrés à ces divertissemens où le code de la chevalerie se faisait scrupulesement obéir. Ainsi, dans la première journée, vous voyez les chevaliers jouter et le roi lui-même paraître comme tenant ; il porte pour emblème un soleil d’or ; son cortège est formé des princes du sang et de tous les principaux chevaliers du royaume. Chaque chevalier est appelé à l’entrée de la lice par une dame richement parée qui guide son cheval par un ruban d’or et qui elle-même est montée sur une haquenée. Tout continue à se passer selon les rites accoutumés. Lorsqu’on est dans la lice, la dame descend, donne un baiser au chevalier, l’exhorte à se comporter vaillamment, puis prend place sur les échafauds qui ont été dressés et couverts de tapisseries. Le second et le troisième jour n’ont pas leur ordre moins bien réglé et voient combattre les écuyers, puis tous ceux qui se présentent.

Les mœurs du temps se retrouvent tout entières sous d’autres rapports dans la même fête. Comme on y voit déjà ce mélange d’aventures galantes et de religion qui marquera surtout le XVIe siècle ! La chronique nous apprend que le soir du troisième jour il y eut une mascarade. Les suites en devaient être fort peu édifiantes. « Mainte demoiselle s’oublia, plusieurs maris pâtirent. » Il devait s’ensuivre plus d’un duel et d’un guet-apens. Le lendemain appartient à la religion. Après les plaisirs du siècle, les pompes de la mort. Était-ce contraste raffiné ou rencontre naïve ? Un grand service mortuaire est célébré à Saint-Denis pour honorer la mémoire de messire Duguesclin, connétable de France, cérémonie majestueuse d’ailleurs. Son ancien compagnon, le sire de Clisson, menait le deuil tout vêtu de noir, suivi des deux maréchaux de France, Olivier Duguesclin, frère du défunt, et de plusieurs autres chevaliers. L’évêque d’Auxerre officiait ; il s’avança ainsi que le roi jusqu’à l’entrée du chœur. Là les ducs de Bourgogne, de Bourbon, de Lorraine et de Bar, les sires de Clisson, de Laval et d’Albret, présentèrent deux chevaux de bataille et deux chevaux de tournois. L’évêque leur mit la main sur la tête, puis les sires de Beaumanoir et de Longueville et six autres apportèrent les écus. Leduc de Touraine, frère du roi, le comte de Nevers, le prince de Navarre et Henri de Bar marchaient ensuite, portant par la pointe l’épée du connétable. D’autres chevaliers tenaient les casques, d’autres les bannières à ses armoiries. Toutes ces offrandes furent rangées devant l’autel. Ces cérémonies étaient terminées par l’oraison funèbre du connétable ; certaines paroles qu’en a recueillies l’histoire faisaient couler les larmes de ses anciens compagnons d’armes. Voilà bien l’expression par les fêtes de ce qui constitue la monarchie chevaleresque et féodale. Tout cela sort des mœurs. Rien de factice. Il y a des choses légères, il y en a de blâmables, il y en a de touchantes qui semblent reparaître à chaque avènement, comme des fleurs dont se couvre le vieil arbre monarchique à chaque nouveau printemps qui le rajeunit.


II

Les grandes fêtes monarchiques devaient être constituées dans toutes leurs parties au XIVe siècle et surtout au XVe. Le XVIIe et Le XVIIIe n’y ont guère ajouté, et peut-être y ont-ils retranché plus d’un trait original. La royauté, se faisant moins populaire, devient plus retirée ou plus solennelle. Elle renferme ses fêtes dans les magnifiques palais où les femmes et les courtisans parés se livrent à de pompeux divertissemens ou à de libres plaisirs. Ce qui distingue les XIVe et XVe siècles, c’est que plus encore qu’aux époques suivantes, la foule en fait partie essentielle, intégrante ; c’est pour elle aussi que la royauté se met en frais ; c’est son goût qu’on veut satisfaire.

Combien de ces mariages royaux et princiers, de ces entrées solennelles, accompagnées de réjouissances ! On éprouve l’embarras du choix. Je ne m’y arrête pas. Je cherche le type de ce qu’on pourrait nommer : une fête publique sous l’ancien régime. Je ne dis pas qu’on n’en trouve de telles sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI. Mais le genre est formé sous la royauté des Valois. On peut l’affirmer sans nier la splendeur de quelques-unes de ces fêtes des derniers Bourbons ; Versailles nuit à Paris, la cour fait ombre au peuple. La seule grande innovation, sous Henri IV, est le feu d’artifice, connu auparavant, mais fort perfectionné par les Italiens du XVIe siècle, et qui devient au commencement du XVIIe un élément essentiel des grandes fêtes. Les feux d’artifice les plus célèbres seront celui que donna Sully dans la plaine de Fontainebleau, celui de 1612 à l’arsenal, un autre la même année sur la Seine, pour la fête de la Saint-Louis, celui de 1660, lorsque Louis XIV rentra à Paris, après son mariage, celui de 1739 à l’occasion de la paix, etc. ; car l’idée de célébrer la paix par des réjouissances eut aussi plus d’une fois sa part dans ces solennités populaires. Ce n’était pas, il est vrai, la paix en général saluée comme une idée civilisatrice qu’on solennisait, c’était telle paix déterminée, conquise après des succès et accueillie avec un patriotique enthousiasme. C’est donc encore à cette période finale du moyen âge, période brillante s’il en fut, malgré tous les malheurs qui l’accablent, que l’on doit demander les élémens constitutifs des fêtes publiques d’autrefois.

Le type paraît fixé déjà au temps de Charles VI. Voilà, avec tous ses épisodes, la fête publique parisienne d’autrefois. On peut se reporter à ce Paris de 1389, lors de l’entrée dans cette ville de la jeune Isabeau de Bavière. Cette princesse, qui devait exercer une si funeste influence sur les mœurs et les destinées de notre nation, était mariée déjà depuis quatre ans avec Charles VI. On sait que le mariage avait été l’objet de quelques difficultés, malheureusement surmontées. Vive était l’impatience amoureuse du jeune prince, qui montrait déjà plus d’ardeur que de cervelle. Non moins vif était le désir qu’avait cette petite fille de quatorze ans de se faire épouser par un roi de France. Le jeune roi ne l’avait pas encore vue et ne voulait pas se décider à l’épouser sans la connaître ; on obtint du duc Etienne que la jeune fille pourrait se laisser voir, comme par rencontre fortuite, dans un pèlerinage à Saint-Jean d’Amiens. La duchesse de Brabant, qui était du complot pour que le mariage eût lieu, lui donna toutes les leçons de coquetterie propres à la circonstance. Dieu sait si elles devaient merveilleusement fructifier chez cette future reine des modes nouvelles opulentes et bizarres ! On lui fit faire de belles robes. On lui dit ce qu’elle devait faire pour plaire. Elle était fort bien préparée quand elle vit le jeune prince. Elle s’agenouilla devant lui, et le roi ne pouvait la quitter des yeux. Il déclarait le soir même au sire de la Rovière qu’elle « lui plaisait. » Les dames, joyeuses de cet heureux succès, désiraient que les noces eussent lieu à Arras ; le petit roi voulut que tout fût conclu sans retard, et que le mariage fût célébré le lendemain même à Amiens. Il avait lieu en effet dans la cathédrale, où la jeune Isabeau était conduite dans un beau chariot dont les cerceaux étaient recouverts d’étoffes d’argent. L’entrée à Paris fut retardée pendant quatre ans. Isabeau n’en avait que dix-sept. Elle et le jeune Charles VI formaient bien le couple le plus étourdi, le plus épris des splendeurs et des amusemens, qui se pût voir en France. Le petit roi n’en était peut-être alors que plus populaire dans cette ville qui a toujours aimé la nouveauté, l’éclat, et qui salue toutes les aurores avec un entrain sujet à d’étranges retours. Sa jeunesse ajoutait à l’espérance. On avait assez du dernier règne.

Voyez maintenant se dérouler tout le programme de la fête parisienne dans l’ancienne société française. Les différences et les ressemblances avec ce qu’on a pu voir depuis se découvriront d’elles-mêmes. La jeune reine part en litière ; le moment des carrosses dorés n’était pas encore venu. Elle est accompagnée des duchesses de Bourgogne, de Berri, de Bar, de la comtesse de Nevers, de la dame de Coucy. Chacune a sa litière aussi. La duchesse de Touraine monte sur un superbe palefroi. Devant la litière d’Isabeau marchent à cheval le duc de Touraine et le duc de Bourbon ; aux deux côtés le duc de Bourgogne et le duc de Berri ; en arrière, le comte d’Ostrevant et le sire Henri de Navarre. Chaque litière des dames qui suivent la reine est aussi escortée de chevaliers. Le sire Henri de Bar et le sire Guillaume de Namur se tiennent auprès de la duchesse de Bourgogne. En sortant de Saint-Denis, voici venir déjà, dans tout l’éclat de ses costumes, l’élite de la bourgeoisie parisienne. La route est bordée de douze cents bourgeois de Paris, à cheval, et vêtus de robes rouges et vertes. Le cortège traverse jusqu’à Paris la foule qui se presse sur la route ; il arrive à la porte Saint-Denis ; là nous voyons apparaître plusieurs machines ingénieuses, quelquefois aussi un peu puériles. Voici un ciel et des nuages remplis de petits enfans représentant les anges. De tout cela plus n’est question aujourd’hui. Parmi ces anges Notre-Dame tient dans ses bras le petit enfant Jésus, qui s’amuse avec un moulinet fait d’une noix creuse. Un soleil d’or qui porte les armes de France et de Bavière brille dans le ciel, et les anges chantent d’une voix mélodieuse. Signalons une autre invention très goûtée du populaire, et qui ne manquera plus guère à ces réjouissances. Dans la rue Saint-Denis on avait établi une fontaine sous un reposoir d’azur aux fleurs de lis, dont les colonnes portaient les armoiries des plus nobles seigneurs de France. La fontaine était entourée de belles jeunes filles bien parées, avec de beaux chapeaux de drap d’or. Elles chantaient, et offraient, dans des coupes de vermeil, l’hypocras et les douces liqueurs qui ne seront pas toujours si gracieusement présentées, mais qui ne cesseront dans ces fêtes de couler avec abondance. Passons à un autre accessoire. Il s’agit de la représentation de scènes militaires, appelées sous d’autres formes à un grand avenir dans nos fêtes publiques. Sur un grand échafaud est représentée une forteresse. On voit le roi Saladin et ses Sarrasins, et de l’autre côté le roi Richard Cœur de Lion avec ses chevaliers portant leurs écussons, tels qu’ils les avaient eus à la croisade. Le roi de France est figuré là sur un trône, entouré des douze pairs de son royaume, chacun avec ses armoiries. Le roi Richard s’approche de lui respectueusement, lui demande la permission d’aller combattre le roi Saladin, et l’on voit alors la représentation d’une belle bataille. Voilà l’origine des combats et fusillades qui frappent aujourd’hui nos yeux et nos oreilles aux Champs-Elysées. Mais sur ce point on peut douter du progrès. A la seconde porte Saint-Denis, qui longtemps après devait être démolie par ordre de François Ier, on trouve encore un ciel plus riche que le premier, avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Toute cette partie des fêtes est à jamais reléguée dans le passé, et il n’y a plus de reine à qui ces belles jeunes filles puissent chanter :

Noble dame des fleurs de lys,
Soyez reine du paradis
De France, ce beau pays.


L’habitude de tendre ses fenêtres et tes rues est toujours en grand honneur. La rue Saint-Denis était couverte et tapissée de draps de camelot, d’étoffes de soie et de belles tapisseries représentant les personnages des diverses histoires. Sur ces toiles peintes, le Paris du XVe siècle prenait aussi plus d’une licence politique. On y voyait figurées bien des vérités hardies. Sur l’une de ces toiles, un bonhomme regarde attentivement une toile d’araignée, ourdie entre deux arbres. Un fou passe et l’interpelle :


Bonhomme, diz moi, si tu daignes,
Que regardes-tu en ce boiz ?


L’autre répond :


Je pense aux toiles des airègnes
Qui sont semblables à nos droitz ;
Grosses mouches en tous endroitz
Passent : les petites sont prises.


Le fou réplique sentencieusement :


Les petits sont subjects aux loiz,
Et les grands en font à leur guises.


Que d’inventions restent particulières à ce temps ! Au Châtelet on avait fait un parc planté d’arbres, où se jouaient des lièvres, des lapins et des oiseaux ; dans ce parc était un château avec ses tours, dont chaque créneau était gardé par un homme d’armes. Sur la terrasse était le lit de justice du roi, où siégeait « Madame Sainte-Anne. » — « Alors sortit du bois un grand cerf blanc qui remuait la tête et tournait les yeux ; » c’était pour rappeler la devise du roi. Un aigle et un lion s’avancèrent pour attaquer le cerf ; mais ledit cerf prit « le glaive de justice » sur le lit pour se défendre, et douze jeunes filles, l’épée à la main, vinrent aussi le protéger. Combien d’exercices, de jeux ! Sur le pont Notre-Dame, couvert et tapissé encore plus superbement que la rue Saint-Denis, on vit un Génois d’une grande adresse descendre tout à coup du haut des tours de Notre-Dame en voltigeant sur une corde tendue et portant deux flambeaux allumés. Au milieu de tout cela, que de chants aussi et que de rires ! Après une marche triomphale à travers les rues, le cortège que nous avons vu de Saint-Denis n’avait plus qu’à arriver à Notre-Dame, où les ducs aidèrent la reine à descendre de sa litière, et où elle était attendue par un clergé revêtu de ses plus somptueux habits. Après avoir reçu la couronne de ses mains, elle fit des offrandes d’un grand prix à l’église, puis elle fut ramenée au palais à la lueur de plus de cinq cents flambeaux. Ces promenades aux flambeaux n’étaient pas, on le voit, ignorées dès lors. Rien n’était moins nouveau d’ailleurs. L’antiquité les avait connues, et Florence dans ses fêtes en avait tiré de magiques effets.

Les fêtes appellent les fêtes. Cette soif ne s’éteint ni chez le roi, ni chez le peuple. Elle pousse Charles VI à des extravagances répétées. Pauvre roi chevalier, fait pour d’autres batailles et d’autres émotions, « accompli en tout exercice de guerre, » destiné à s’user dans des plaisirs inquiets. Il se consume dans ces joutes stériles d’une chevalerie déchue, joutes trop mêlées, dit Juvénal des Ursins, « de choses déshonnêtes en matière d’amourettes. » — Le roi s’ennuie ! C’est pour cela qu’il se jette en tant d’amusemens bizarres. Où est-il, le roi populaire, aimé alors, dans cette fête publique qui vient de nous montrer la reine dans tout son éclat ? De quelles pompes le voit-on entouré ? Il se cache obscur dans la foule pour mieux s’amuser. Il trouve piquant d’aller voir passer la reine en grand équipage comme un simple bourgeois. Curieux jusqu’à vouloir approcher de trop près, il reçoit des sergens plus d’un horion. On sait à quel danger il s’expose une autre fois ; enveloppé dans un sac, il faillit être brûlé. Il est certain qu’en ce temps où la France avait tant besoin de se recueillir et de se refaire, elle paraît elle-même atteinte de la contagion des fêtes. Elle ne pense plus à l’Anglais. Fêtes splendides, toujours et partout, coup sur coup, à Melun comme à Paris, pour le mariage du jeune duc d’Orléans avec la fille du duc de Milan. Fêtes dans des voyages qui changent les villes en autant de Paris pour la magnificence et le plaisir. C’est à qui fera le plus de la Bourgogne ou de la France. Lorsque le jeune roi eut châtié la révolte des Parisiens en mettant sur eux force impôts, le duc Philippe le Hardi, qui ne savait pas ce que c’était que compter avec l’argent, voulut d’abord lui faire traverser la Bourgogne, et des ordres furent donnés pour qu’on se préparât à le recevoir. On n’imagine pas ce qu’étaient de tels frais de réception. Lorsque le roi s’arrête en une ville, il ne faut pas, pour le nourrir lui et sa suite, moins que six bœufs, quatre-vingts moutons, trente veaux, sept cents poulets, deux cents pigeons et beaucoup d’autres objets pour la table, l’écurie et l’éclairage. On estimait à 230 livres les frais d’une journée du roi. Les grandes villes, comme Dijon, avaient aussi des présens à offrir en joyaux et vaisselle d’argent ; mais Charles n’ayant point passé par le duché, les villes en furent pour leurs emprunts, et les bourgeois pour les taxes qu’ils avaient payées. Si la Bourgogne paya sans recevoir le roi, d’autres pays le reçurent sans payer moins. Ainsi, par exemple, la ville de Lyon, où Charles passa deux mois avec ses oncles en déployant son train accoutumé.

Laissons les brillantes entrées et fêtes de Charles VII, par trop analogues à celles-là. Un prince qui fuyait les profusions avec au tant d’horreur que Louis XI ne pouvait avoir de penchant pour ces solennités dispendieuses, peu en rapport avec son antipathie pour la représentation. Que seront les fêtes pour un tel roi ? Des concessions faites à la nécessité politique, une occasion de présenter la royauté à la noblesse et aux populations avec tout ce qui pouvait la rendre imposante. Aussi ne laisse-t-il pas en ces circonstances de faire bonne contenance. Son entrée est certainement au nombre des plus brillantes. On ne porte pas à moins de douze mille chevaux son cortège dans cette circonstance. Lui-même, vêtu d’une robe blanche de satin, d’un pourpoint cramoisi et d’un chapeau découpé, comme on en portait alors, paraît devant le peuple, monté sur un cheval blanc, signe de la souveraineté, et les échevins portent un dais au-dessus de sa tête. Les échevins de Paris ont toujours eu dans ces solennités monarchiques un très grand sentiment de leur importance. En 1389, ils aiment la parade et font du zèle monarchique. Ils se mettent en frais d’imagination pour être agréables au roi. Ainsi ils eurent l’idée, dans cette circonstance, de faire présenter au prince par le hérault de la ville, nommé Cœur-Loyal, cinq belles dames, richement parées, montées sur leurs palefrois, et qui représentaient les cinq lettres de l’alphabet, formant le nom de Paris : idée ingénieuse qui ne figurerait pas mal dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme.

Parmi cette foule de princes, dont quelques-uns nourrissaient des desseins hostiles prêts à éclater en complots et en révoltes, parmi ces grands, dont plusieurs n’étaient pas sans crainte en venant à Paris, rien ne devait frapper plus la population parisienne que l’extraordinaire étalage fait sous toutes les formes par ce duc Philippe, si mêlé à toutes les affaires politiques, mais plus mêlé encore à tous les plaisirs de son temps. On sait combien la maison de Bourgogne dépasse alors en éclat même la cour de France. Ce duc semble n’avoir alors qu’un souci : aux fêtes en ajouter d’autres, renchérir sur toutes les magnificences, aller au-delà de tous les divertissemens. Louis XI a beau faire, il est éclipsé, et n’est pas homme à ne pas le sentir. On dirait souvent que c’est ce bon duc qui donne la fête, et que c’est aussi à lui qu’on la donne. Il est entouré d’hommages encore plus que le roi lui-même, auquel ne manquent pourtant pas plus qu’à d’autres ces sympathies qui accompagnent les avènemens. Le peuple s’approche de Philippe pour admirer la selle et le chanfrein du cheval ornés de diamans ; les habits du duc en sont brodés, la bourse qui pend à sa ceinture semble tissue de pierreries ; ces joyaux, il affecte de les changer tous les jours ; on les estime à plus d’un million en valeur de notre temps. Ses archers, richement équipés, son hôtel, qui déploie des splendeurs inouïes, ses belles tapisseries d’Arras, rehaussées de soie, d’argent et d’or, son prodigieux buffet, dont les gradins étaient couverts de la plus magnifique vaisselle, tout cela fait spectacle. On se rend en foule pour contempler ce pavillon, qu’il avait fait dresser dans son jardin, en velours doublé de soie, brodé partout de feuilles et d’étincelles d’or, avec les armoiries de toutes ses seigneuries.

Aux autres traits dont j’ai marqué toutes ces fêtes, celle-ci permet d’en ajouter deux, l’un d’ordre littéraire, l’autre politique. Dans cette grande fête parisienne les représentations théâtrales eurent une place plus importante. Paris commence à ne plus comprendre de fêtes populaires sans le théâtre. On a pu noter même dans les Mystères une certaine somptuosité de décorations et de mise en scène. « Bien souvent, écrit M. Sainte-Beuve dans son Tableau de la poésie et du théâtre au XVIe siècle, c’était en plein air, sur les places publiques, à la face de toute une population rassemblée, qu’ils dressaient leurs nombreux échafauds et qu’ils exécutaient leurs drames interminables, durant plusieurs jours consécutifs, du matin au soir, avec un vaste appareil de machines, de tapisseries et de peintures. La nouveauté, la bizarrerie de cet entourage et de cette montre, on le conçoit, devenait aisément le principal, et le texte de la pièce elle-même, le registre, comme on l’appelait, ne faisait souvent que fonction de libretto. La plupart des costumes étaient empruntés à la sacristie, et surtout lorsqu’il s’agissait de jouer Dieu le père, nulle chape et nulle étole ne paraissaient assez magnifiques dans la garde-robe épiscopale. Aux divers instans de pause, ou pendant les scènes de paradis, les chantres, les enfans de chœur et les assistans entonnaient les hymnes et psaumes indiqués, et si la pièce se représentait dans la cathédrale, les grandes orgues, par leur accompagnement, faisaient l’effet de l’harmonie céleste. » Les « psaumes et les proses de l’église étaient à la lettre les opéras de ces temps-là, » a très bien dit le P. Ménestrier. Aux mystères, le XVe siècle vit ajouter les moralités, les soties, les farces, celles-ci d’abord jouées exclusivement par la basoche, obligée plus tard de concéder au prince des sots de faire jouer des farces, en obtenant en revanche l’autorisation de jouer des soties. Tout cela formait un élément des fêtes et réjouissances. Les très grandes libertés satiriques prises par ce nouveau théâtre devaient appeler les sévères répressions et interdictions de Charles VII et de Louis XI. Mais si la basoche éprouva des traitemens assez divers de ce dernier roi, traitemens fort rigoureux à la fin, qui ne devaient cesser que sous Louis XII, prince libéral et débonnaire, les Mystères purent. se déployer plus librement. Ils montrèrent un caractère plus profane qu’autrefois. Le clergé eut droit de s’en plaindre au nom de la religion et de la morale.

Ces représentations et les autres réjouissances n’étaient pas le seul attrait qui fît affluer à Paris. Un autre trait annonce le progrès de la monarchie centralisée. Les splendeurs de la royauté ne sont plus seulement un spectacle qu’on désire se donner. Elles sont le signe de sa puissance. Au flot des curieux accourus de toute la France se mêle celui des solliciteurs. Un écrivain du temps nous fait entendre qu’il y en avait plusieurs catégories. C’étaient premièrement ceux qui, ayant obtenu des places sous les régimes précédens, désiraient les conserver sous le nouveau ; puis ceux qui, ayant déjà une place, voulaient en avoir une meilleure ; venaient ceux enfin qui n’ayant pas de place brûlaient d’en obtenir une, et ils n’étaient pas les moins nombreux. Sous prétexte de venir voir la fête, ils affluaient à la source des faveurs. Il vint une masse de gens pour demander réparation d’injustices réelles ou prétendues commises sous le règne précédent, dont ils accusaient les conseillers du feu roi d’autant plus que ceux-ci étaient alors en pleine disgrâce. La multitude des demandeurs et des curieux était si grande que, selon le bruit public, il y avait à Paris cinq cent mille étrangers ! On ne savait où se loger. Lorsqu’on avait trouvé place dans une maison, il arrivait souvent qu’on en était délogé par les fourriers du roi ou des princes. Les villages voisins étaient remplis. De peur d’une trop grande cherté, on fit publier une taxe pour les vivres, les vins et la nourriture des chevaux. Sauf qu’aujourd’hui on n’établit plus de maximum, rien de nouveau ici encore.

A dire le vrai, ces siècles, au milieu de leurs plus grandes misères, déploient aux yeux des peuples un perpétuel appareil de fêtes. Réunissez aux portes d’une ville quelques brillantes cavalcades, comme celles qui éblouissent les regards aux entrées de princes et de ducs ; placez dans une cathédrale le haut clergé avec ses habillemens sacerdotaux ; ailleurs, dans un palais ou dans un prétoire, les dignitaires de l’ordre civil, n’est-ce pas là un spectacle, le spectacle même le plus imposant ? Que tous les ordres se présentent ensemble avec leurs insignes distinctifs, que le clergé et la magistrature se mêlent à l’appareil militaire, ne voyez-vous pas apparaître les plus superbes élémens de mise en scène qu’on ait jamais pu désirer ?

On verra plus tard se substituer dans de très vastes proportions les fêtes de cour aux fêtes publiques. Celles-ci seront loin sans doute de disparaître, mais ne seront plus placées que sur le second plan. Il y a tendance, je l’ai dit, de la royauté à s’isoler dans ses plaisirs, comme plus tard dans sa majesté, à s’entourer d’une cour plus brillante que jamais, d’une noblesse de moins en moins mêlée à la masse. Avec un Henri III les fêtes se renferment de plus en plus dans l’intérieur du palais, elles ressemblent trop souvent à une orgie de courtisans. « Il faisait, dit l’Estoile, joutes, ballets et tournois, et force mascarades, où il se trouvoit ordinairement habillé en femme, ouvroit son pourpoint et découvroit sa gorge, y portoit un collier de perles et trois collets de toile, deux à fraise et un renversé, ainsi que lors les portoient les dames de la cour. » À quelle contrée, à quelle basse décadence faut-il rapporter ces fêtes célébrées à huis clos par la luxure ? Dans un festin, des femmes vêtues en habits d’homme faisaient le service ; dans un autre, « furent employées à faire le service les plus belles et honnêtes de la cour, étant à moitié nues et ayant leurs cheveux épars. » — Les fêtes majestueuses et animées de Louis XIV ne craignent pas la lumière du jour ou des flambeaux. Le grand roi donne quelques carrousels inspirés non plus par la chevalerie, mais par les romans de chevalerie, ce qui est fort différent. La masse admire ces pompes plus encore qu’elle ne s’y mêle, si populaire qu’ait été le monarque pendant les premières années de son long règne ; lorsqu’il aura cessé de l’être, elles formeront contre son règne même de la part de la même masse irritée un grief de plus.


III

Si splendides qu’aient été ces fêtes du passé, elles présentent aussi des côtés qui doivent être censurés. Il en est qui tiennent à la grossièreté et à la corruption des temps. Il n’y a eu guère de société plus blasée, plus sceptique, plus corrompue que celle du XVe siècle. Ces débordemens et cette facilité aux crimes allaient être pourtant encore dépassés au XVIe. Non pas certes non plus qu’en cette fin du XIVe siècle et durant le XVe les fortes vertus ne fassent défaut, ni les élans d’une vraie piété. Tous les sentimens, toutes manières de vivre existent simultanément dans une grande société. Il est toujours aisé d’opposer des démentis aux jugemens trop absolus. Il est difficile pourtant d’exagérer le manque de sens moral, les goûts de luxe et de débauche, la légèreté frivole et vénale d’une trop grande partie de cette noblesse brave, il est vrai, mais sans patriotisme trop souvent, et toujours prête à la sédition, à la trahison envers son prince. Elle fit battre par ses défauts la France par les Anglais. Les fêtes publiques de ces temps valent mieux sous certains rapports que ces temps eux-mêmes. Ce n’est pas une raison pour taire les désordres qui devaient donner par momens à certaines rues un aspect de kermesses. Que dire surtout de ces indécences autorisées qui faisaient partie du programme ? On en rencontre dans presque toutes ces célébrations. Elles n’étaient pas pour déplaire à Louis XI, prince graveleux et libertin malgré toutes ses dévotions et avec ses mœurs si facilement cruelles. Parcimonieux en tout le reste, il ne se permettait que deux sortes de dépenses, mais il n’y épargnait guère, c’étaient la chasse pour laquelle il ne se refusait rien, et quelquefois les femmes auxquelles il donnait assez libéralement. On a vu les représentations théâtrales qui accompagnaient ces solennités ; il y en avait, disent les chroniqueurs, dans toutes les rues. En outre il y avait des tableaux vivans d’une complète nudité. Sous le nom de sirènes s’exhibaient des jeunes filles toutes nues, plongées dans l’eau jusqu’à la ceinture et choisies parmi les plus belles. Louis XI reçut leurs complimens, qui consistaient en pièces de poésie. On joue en 1468 à Lille, devant Charles le Téméraire, le Jugement de Paris. Les trois déesses y paraissent dans toute la simplicité de la tenue mythologique. Albert Dürer rapporte du voyage qu’il fit dans les Pays-Bas en 1520 le souvenir de choses semblables. « Le magistrat d’Anvers, écrit-il à son ami Melanchthon, avait arrangé, lors de l’entrée de Charles-Quint, sur son passage dans la rue, toute sorte de spectacles où figurèrent les plus belles et plus nobles demoiselles de la ville, presque toutes nues, sans chemise, couvertes seulement de robes de gaze très fine. » Le jeune empereur, très sérieux, ne regarda pas de leur côté, mais Durer avoue que, pour lui, en sa qualité de peintre, il ne se fit pas faute de les contempler. Ces sortes d’exhibitions ne sont pas seulement, on le voit, les accessoires fréquens des fêtes en France ; on les retrouve aussi à l’étranger.

Un autre accessoire grossier, ce sont les largesses faites au peuple. On jetait quelque menue monnaie qu’il se disputait dans la boue. On y jeta longtemps aussi quelque victuaille sur laquelle on se précipitait d’une façon bestiale. Nos secours à domicile valent mieux. Ils ménagent du moins la dignité humaine. Alors, c’étaient aussi, des bombances, d’interminables ripailles. La féodalité les avait déjà vues dans leur plein développement. Le peuple avait l’habitude et la passion de ces sortes de réjouissances fort à la mode dans les corporations et les confréries. Ces repas populaires, véritablement pantagruéliques, étaient usités dans tous les pays, et on n’a pas l’idée des folles excentricités qui se produisirent en ce genre. Ce n’est plus même au moyen âge, c’est en 1601 qu’on voit les bouchers de Kœnigsberg imaginer de fabriquer une andouille de 1,005 aunes, et les boulangers, qui la mangent avec eux de compagnie, fournir des pains de 5 aunes pour la même circonstance. La France est loin d’avoir le monopole de ces extravagances. S’il était possible de l’exonérer de cette sorte d’excès en montrant que d’autres firent encore pis, je citerais ce qui fut fait au palais de Westminster pour le couronnement d’Edouard Ier en 1273. Tout l’espace de terrain libre dans l’enclos du palais de Westminster fut entièrement couvert de maisons et dépendances ; des tables solidement fixées sur le sol furent dressées. Ces repas prodigieux se prolongent pendant deux semaines environ. Tous ceux qui viennent, riches ou pauvres, sont reçus et nourris gratuitement. Des cuisines en grand nombre avaient été bâties dans le même enclos, et, dans la crainte qu’elles ne pussent suffire, on avait disposé des chaudières de plomb en nombre incalculable au dehors, en plein air, pour la cuisson des viandes. Les comptes des dépenses faites à cette occasion mentionnent l’acquisition de trois cents tonneaux de vins qui coûtèrent, compris le transport, 643 livres 15 sols 4 deniers. Il en fut bu cent seize le seul jour du couronnement. Ces vins provenaient en grande partie de Bordeaux. Les mêmes comptes relatent l’achat des chaudières de plomb, l’établissement de fours, etc. — Une écurie provisoire, d’une étendue considérable, ajoute le chroniqueur, fut élevée dans le cimetière de Saint-Margaret. Pour que le roi et la reine pussent passer à couvert de leurs appartenons à l’église, on dressa une galerie de bois. Le chœur de l’abbaye était garni d’un plancher provisoire. Les travaux et le vin seulement s’élèvent à 2,855 livres 1 sol 1 denier. Cette somme, d’après des calculs que je n’ai pas à reproduire, donnerait plus d’un million de francs d’aujourd’hui.

Un grief plus sérieux s’élève contre ce qu’il y eut d’excessif dans le nombre et les dépenses des fêtes de l’ancienne monarchie. On dit, et nous venons d’affirmer que ces fêtes furent populaires. Rien n’est plus vrai. Il ne faudrait pas croire pourtant que ce fût sans restriction. On a beau aimer les fêtes, il reste la carte à payer. Il y a toujours eu deux choses que le peuple aurait désiré concilier : l’augmentation dans les plaisirs et la diminution dans les charges. On lui donnait des plaisirs, il applaudissait. On aggravait ses impôts, il criait. Il ne saisissait pas toujours très bien ni très vite le rapport entre ces deux choses, mais un moment venait pourtant où il finissait par s’en douter. Ces accroissemens d’impôts pour cause d’excessives dépenses données en partie aux fêtes, et les murmures qui en sont la suite, qu’ils sont instructifs à suivre à travers l’histoire ! C’est pour subvenir à ces dépenses et amusemens qu’on vit s’établir l’usage de lever à Paris, de trois ans en trois ans, sous le nom de « la ceinture de la reine, » un droit spécial sur le vin. Le pertuisage, le cellerage, frappèrent sur le propriétaire qui mettait son vin en perce ou le plaçait dans les celliers. Le chantelage, établi sur les chantiers, la traite foraine, étaient perçus en partie pour faire face à ces frais. A la royauté fut dévolue une année des revenus prélevés sur les successions collatérales. Comme il fallait que Charles VI trouvât chaque jour de quoi satisfaire à ses amusemens, chaque matin on mit dans son coffre dix écus d’or en monnaie. La chambre des comptés fit des représentations, qui n’empêchèrent pas d’augmenter la gabelle du sel et de changer les monnaies pour en tirer profit. Le ministre des finances Noviant avisa que pour soustraire aux entraînemens le trésor du roi, il fallait le mettre en lingots, mais comment ? Le moyen était original. On fondit l’épargne du trésor en une masse ayant la forme d’un cerf. C’était le corps de la devise du roi, et on croyait par là donner au prince le goût de l’économie. Malheureusement, il n’y eut jamais de fondu que la tête du cerf ; la tête aussi devait être bientôt convertie en monnaie. Avouons que l’expédient était moins ingénieux que l’amortissement, qui pourtant a trompé tant d’espérances.

On promettait, au moment des fêtes, de diminuer les impôts, ce qui poussait fort à se réjouir. Quel exemple que celui des fiançailles et du mariage d’Isabelle de France avec Richard II d’Angleterre ! Quel échange de cadeaux à n’en plus finir entre les princes ! Les gros diamans, les pièces d’orfèvrerie, les étoffes se donnent, s’échangent comme si c’étaient menus présens, et comme on mène joyeuse vie ! Puis on s’apprête, en France et en Angleterre, à la même lutte de magnificence. Les orfèvres et les brodeurs sont tous mis à l’œuvre ; on ne voit qu’or, argent, perles, diamans et précieuses étoffes ; les boutiques en sont combles. Pour tout cela il faut se procurer encore de l’argent. On profite de ce mariage et de la paix qui mettaient le peuple en bonne disposition, et on le fait payer comptant, en lui promettant de réduire d’un quart’ la gabelle et la taxe des vins. L’année n’était pas révolue, et le subside du mariage était à peine levé, dit le Religieux de Saint-Denys, « que tout était remis comme auparavant. » Aussi tous ces divertissemens, ces joutes, ces banquets, ces chaînes d’or et d’argent données en présens, ces habillemens brodés, ces joyaux de toute sorte étaient-ils devenus le sujet d’une plainte générale. Le roi d’Angleterre n’en était pas à l’abri non plus, et c’était en ce pays plus sérieux ; ses sujets avaient une volonté plus constante de se défendre, et plus de moyens déjà de le faire avec succès.

Les philosophes devaient plus tard se montrer de l’avis du peuple sur les effets ruineux de ces fêtes trop multipliées et trop dispendieuses où s’était laissé entraîner la monarchie par une pente fatale. Les économistes devaient dire aussi leur mot. Leur examen portait particulièrement sur un aphorisme qu’on répète encore lorsqu’on donne des fêtes publiques : cela fait aller le commerce. Les économistes, au dernier siècle, avaient l’indiscrétion de demander s’il n’y avait pas là aussi une mesure à observer ; si ce capital, employé en choses rapidement détruites et souvent futiles, ne pouvait recevoir un emploi plus réellement fructueux pour chacun et pour tous ; si ce qu’on donnait à certaines industries n’était pas enlevé par là même à d’autres plus sérieusement utiles ; s’il ne fallait pas combler ces vides par des taxes ; si ces taxes n’agissaient pas à leur tour comme un absorbant de ces salaires et de ces profits dont vivent les masses. Questions embarrassantes, qui mirent plus d’un gouvernement de mauvaise humeur. Elles ont fait accuser plus d’une fois ceux qui les posaient d’être des perturbateurs de la quiétude publique. Ils disputaient au peuple ses distractions les plus légitimes avec la part d’argent que les fêtes mettent, dit-on, dans sa poche. Aucune accusation n’est moins fondée pourtant. L’existence des fêtes publiques peut être défendue par des motifs que les économistes ne contestent pas. Les démocraties n’ont pas besoin qu’on les leur rappelle. Elles ont le goût des fêtes ; elles ne sont même que trop montré. Elles ont cédé à la même pente qui entraînait la royauté. Athènes en ce genre n’avait pas commis moins d’excès que Louis XIV. Florence par momens se montre aussi folle que tel Valois épris de la même passion.

Les fêtes sont un impôt. C’est un plaisir qu’on paie obligatoirement. Raison de plus de se montrer respectueux jusqu’au scrupule de la liberté des citoyens. Il y a là aussi des convenances morales et des règles économiques, qui, pour s’imposer aux régimes monarchiques, ne sont pas abrogées pour les administrations républicaines. Les fêtes les mieux motivées, les plus splendides, ne sauraient, par cela seul qu’elles font circuler l’argent et que quelques-uns en profitent, constituer ce qu’on peut appeler sous le rapport économique une affaire avantageuse et une branche de revenu. Quelque bonne volonté que l’on y mette, on ne peut considérer comme une richesse un feu d’artifice tiré même à bonne intention. Il y a mille choses qui profiteraient davantage. Il ne serait pas impossible que tel ouvrier trouvât lui-même qu’il vaut mieux accorder quelques francs de plus à ses besoins que les dépenser en réjouissances et en taxes à l’octroi, sans parler de l’argent dépensé inutilement, du temps perdu et mal employé, et des excitations qui survivent. L’histoire se charge de démontrer la vérité profonde du mot de Mazarin : Le peuple cante, il paiera. C’est justement là ce qui finit par diminuer un peu « le prestige » dont chaque gouvernement aime tant à parler. Le plus sûr « prestige » pour les républiques est l’économie qui épargne les deniers populaires, et les monarchies elles-mêmes auraient trouvé leur compte à s’en mieux souvenir.


HENRI BAUDRILLART.

  1. Revue du 1er juillet 1872.
  2. Voyez les Comptes de l’argenterie des rois de France au XIVe siècle, publiés par L. Douët d’Arcq, 1864.