Les Expositions d’art - Les dessins de maîtres anciens à l’École des Beaux-Arts

Les Expositions d’art - Les dessins de maîtres anciens à l’École des Beaux-Arts
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 713-722).


EXPOSITIONS D’ART

les dessins de maîtres anciens à l’école des beaux-arts.

La passion pour les dessins de maîtres, que nous voyons chez quelques amateurs poussée jusqu’aux plus nobles prodigalités, n’est point une passion nouvelle. Dès qu’il y eut de grands peintres, il se trouva autour d’eux des disciples et des admirateurs pour recueillir avec respect ces lambeaux de vélin et ces chiffons de papier sur lesquels leur génie, ému par la nature vivante ou transporté par l’imagination, avait jeté ses premières et vives empreintes. Ces collectionneurs, d’ailleurs en petit nombre, mirent à grossir leurs portefeuilles un acharnement d’autant plus grand que le plaisir qu’ils en tiraient était plus rare et plus exquis. Grâce à eux, grâce à Vasari, à Jabach, à Crozat, à Mariette, à Lawrence et quelques autres, la pensée intime des siècles arrive jusqu’à nous dans sa pureté, et lorsque la cruauté du temps ou des hommes aura livré toutes les œuvres d’art, tableaux, fresques, statues, à l’inévitable destruction, l’âme des grands artistes vivra encore dans leurs esquisses pieusement conservées. Il ne semblait pas toutefois que cette curiosité raffinée pour les travaux intimes qui préparent l’œuvre d’art, pour des ébauches d’apparence informe, pour des croquis à peine indiqués, pour des griffonnages souvent malpropres, pût être le partage d’un groupe bien nombreux. La foule n’aime que les œuvres achevées et ne les trouve jamais achevées à son gré. Pour goûter tout ce qu’il y a de charme dans les tâtonnemens d’un dessin, dans les hésitations d’un contour, dans les surcharges d’une hachure, dans les vivacités, les repentirs, les désespoirs de la plume ou du crayon n’obéissant qu’à moitié à l’imagination impatiente, il faut une éducation assez étendue, un goût déjà fort aiguisé. MM. Ephrussi et Dreyfus ont pensé que les Parisiens étaient assez mûrs pour être initiés à ces joies délicates. Ils ont frappé aux portes des cabinets les plus connus de France, chez M. le duc d’Aumale, chez MM. Armand, de Chennevières, Gatteaux, Dutuit, Étienne Arago, Dumesnil, Louis Galichon, de Goncourt, etc. Partout on leur a ouvert avec grâce. Ils ont fait appel à l’étranger, et cet appel a été entendu. Ils ont pu ainsi réunir à l’École des beaux-arts sept cents dessins environ, classés suivant l’ordre chronologique, où l’on suit, d’un vol rapide, l’histoire de la peinture depuis Giotto jusqu’à Prudhon. Les Parisiens leur ont donné raison en se portant à cette exposition intéressante. Beaucoup d’entre eux ignoraient, sans doute, jusqu’à ce jour, que le Louvre contient, dans ce genre, d’incomparables trésors ; les voilà désormais mis en goût. Quant à ceux qui fréquentaient déjà les salles du Musée où sont rangés les plus beaux des trente-six mille dessins qu’il possède, ils retrouvent encore au quai Malaquais des motifs nouveaux d’admiration pour ces vieux maîtres, toujours jeunes, dont la variété ne lasse pas.

L’Italie ouvre la marche, et, par droit de génie, tient la grande place. Dès son réveil, à l’aurore du xive siècle, avec quel admirable instinct elle devine toutes les voies où pourra passer l’art de la peinture, avec quelle vivacité elle les tente, avec quel bonheur elle les ouvre ! Du premier coup, Giotto voit la nature et sait s’en servir ; du premier coup, il a compris que vérité et beauté, c’est tout un, la beauté n’étant que la vérité simplifiée, réchauffée, exaltée par la foi ou l’enthousiasme. Comparez ses esquisses pour le Jugement de Joseph avec les miniatures suivant la formule byzantine du siècle précédent, vous êtes frappés d’étonnement pour ce génie à la fois si positif et si hardi. Au lieu de tradition, l’observation, au lieu d’idoles, des hommes ; le voile est déchiré, l’artiste se met en face de la vie. Les hommes que le peintre esquisse d’un trait naïf, mais ferme et profondément expressif, ne sont plus des abstractions ; ce sont de bonnes gens qu’il a vus, qu’il a coudoyés, dont il a suivi les gestes et surpris les attitudes avec sa finesse, volontiers goguenarde, d’avisé Florentin. Tout l’art de l’Italie est en germe dans le Giotto comme toute sa poésie est en fleur dans le Dante ; ce sont deux génies de même portée ; il ne manqua au peintre qu’un instrument préparé comme l’était déjà la langue pour le poète. Je doute un peu que le dessin de la Navicella soit de sa main, mais la composition, les gestes, les expressions sont bien de lui. Comme cela est réfléchi, équilibré, expressif ! comme cela annonce et prépare, à deux siècles d’avance, la Cène de Léonard !

Après Giotto, il y eut en Italie, durant la première génération comme une sorte d’incubation latente de son génie ; mais la floraison qui suivit au xve siècle fut d’un éclat unique. Le seul qui était de force à reprendre la tâche entière, Masaccio, mourut, par malheur, trop jeune ; mais d’autres, se partageant la besogne, cultivèrent avec ardeur, dans tous les coins, le terrain où Léonard, Michel-Ange, Raphaël devaient récolter de si riches moissons. On peut suivre, au quai Malaquais, presque tous ces efforts indiqués dans des pièces bien choisies. Masaccio, il est vrai, et c’est regrettable, manque dans la série ; mais Fra Angelico s’y révèle avec de discrètes études d’Evangélistes et d’Anges dans toute l’exquise fraîcheur de son âme. Nul ne regarda les créatures vivantes d’un œil plus sincère, ni d’un cœur plus aimant. Ses croquis sont ceux d’un miniaturiste, fins et nets, légèrement posés sur des papiers à teintes tendres, comme le seront ses fresques sur les parois azurées des cellules de Saint-Marc. Des contours minces et précis, peu ou point de hachures, presque pas de modelés, çà et là seulement quelques rehauts de blanc délicatement jetés, c’est tout et c’est charmant. Un demi-siècle après, en plein triomphe de la science pittoresque, les Florentins fidèles, les plus purs, les plus graves, se contenteront encore de cette façon honnête et modeste de dessiner. Il n’en faut pas plus à Lorenzo di Credi pour animer d’une vie intense ses portraits, si légers à la fois et si profonds, de vieillards pensifs et de naïfs adolescens où l’intelligence illumine et ennoblit les linéamens souvent épais de la physionomie locale. Il n’en faut guère plus à Fra Filippo Lippi, ni à son fils Filippino, pour faire vivre leurs délicieuses figurines, ni même à cet audacieux et magnifique Signorelli pour tordre, sur le papier, les corps musculeux de ses damnés. Avec Botticelli, le dessin s’affine et se complique ; le crayon est souvent laissé pour la plume dont l’accent est plus vif ; mais, chez lui, ce travail de la plume n’est qu’un prétexte à un second travail précieux de lavage au bistre et de rehauts à la gouache qui font de ses études des œuvres d’art spéciales et complètes. La svelte figure de l’Abondance, étude pour le beau tableau qui vient de passer de la galerie Reiset dans la galerie d’Aumale, révèle tout entier ce génie, subtil et profond, chez qui la recherche semble si naturelle qu’elle n’enlève rien aux charmes de sa grâce incomparable et de son étonnante tendresse.

À côté de lui, presque tous ses contemporains saisissent aussi la plume et le pinceau de bistre, qui sont désormais les instrumens habituels des dessinateurs italiens pour leurs projets et esquisses. Quelques-uns s’en tiennent même à la plume qui donne au dessin une force et une franchise incomparables. La plume n’a pas le droit d’hésiter et ne peut cacher ses repentirs ; c’est l’arme des forts. C’est l’arme du grand Donatello, qui la manie, le premier, avec une hardiesse qu’on ne dépassera guère, c’est l’arme de Verocchio, qui s’en sert en orfèvre, avec moins de majesté, mais avec une vivacité savante, ce sera enfin l’arme terrible du grand Michel-Ange qui réunit en lui toutes les puissances du génie florentin devenu le génie universel. Les dessins de Buonarotti forment un des panneaux les plus curieux de l’exposition ; et, parmi eux, les deux feuilles d’étude à la plume pour une Sainte famille et pour la Vérité sont comparables aux plus intéressantes du Louvre ou des Uffizi. C’est là, sur ces feuillets couverts jusqu’aux bords de figures entremêlées, d’esquisses interrompues, de projets entreheurtés et souvent surchargés d’écritures, vers, prières, ou notes d’atelier, que se révèle, dans toute son exubérance et son activité, cette intelligence prodigieuse où la décision du vouloir accompagne et sert toujours la variété du désir. Les croquis de Michel-Ange ne semblent confus qu’à cause de la multiplicité des pensées qui s’y agitent, car chaque pensée, même non poursuivie, s’y montre nette et ferme, dans une forme résolue et arrêtée, qui serait définitive pour tout autre que pour cet infatigable chercheur. Lorsque le maître formidable s’apaise et s’adoucit, il prend le crayon et la sanguine, si fondante et si moelleuse ; il reste alors grand dans le charme comme il était grand dans la force et il assoit sur les genoux d’Adam une Ève élancée et robuste qui porte dans son allure plus encore que dans sa coiffure la marque indélébile attachée à toutes ses créations.

Léonard de Vinci et Raphaël sont, ce semble, moins bien représentés que Michel-Ange. Le Louvre, il est vrai, possède de leurs mains des morceaux si éclatans qu’on aurait peine à trouver les semblables dans des collections particulières. Cependant tous les croquis, si alertes et si vivans, de Léonard (des Soldats, des Victoires, des Hommes nus), toutes ses études d’enfans et de draperies, renouvellent en nous de délicieuses émotions. Le Buste de Guerrier est de sa façon la plus fière, la plus rigide et la plus riche ; le Portrait de femme, sœur de la Joconde et mère de notre Prud’hon, peut-être un peu restauré, est d’une ampleur et d’une beauté incontestables, et nous avons là encore la première conception de l’Adoration des Mages du musée de Florence. Si c’est dans leurs dessins, plus que dans leurs peintures, que peut être devinée la pensée mobile et créatrice des vrais maîtres, c’est aussi dans leurs dessins, librement exécutés dans l’atelier, sans souci de la vente ni de l’effet à produire, qu’on saisit le mieux les traces de leur filiation intellectuelle. Certaine façon d’attaquer le contour, de mêler les hachures, d’accentuer les cassures des plis ou les saillies de la forme, se transmet de génération en génération et révèle la communauté d’origine. C’est dans ses dessins que Léonard dit clairement : « J’ai passé chez Verocchio. » C’est dans ses dessins que Raphaël s’avoue le disciple successif, mais rapidement émancipé, de Perugin, de Fra Bartholomeo et de tous les grands Florentins dont il s’approprie en bloc l’héritage. Rien de plus curieux à suivre, chez lui, que cette assimilation sympathique de tout ce qui l’entoure, jusqu’au jour bien proche où il attaque le dessin, soit à la plume, soit au crayon, sans hésitation, sans système, sans manière, avec une aisance abondante et une souplesse puissante qui le signalent entre tous. Nul ne dit plus franchement et plus simplement ce qu’il veut dire, toujours fidèle à la nature, mais toujours libre dans sa fidélité. On voit que, comme son maître Fra Bartolomeo, il faisait d’abord, pour toutes ses compositions, des études nues. Il ne drapait ses saints et ses vierges que lorsqu’il était certain de leur avoir donné des corps viables. En cela, il se montrait sans doute plus consciencieux que son maître, l’habile et sceptique Vannucci, dont les figures soignées, toujours munies de têtes exquises, témoignent souvent, par la mesquinerie disproportionnée de leurs extrémités, d’une indifférence pour la vérité que son activité commerciale explique sans l’excuser. Dans les dessins de Raphaël, même les plus jeunes, on sent, au contraire, l’artiste délicieusement sincère qui va toujours droit à l’impression de sa pensée ou de ses sensations, qui se sert tour à tour de tous les procédés, quand ils lui paraissent bons, mais ne s’attache à aucun et ne pense à tirer vanité d’aucun. Un carton, une esquisse, une étude, un croquis de Raphaël, non-seulement ne sont point faits par les mêmes moyens, mais ils ne contiennent jamais que ce qu’ils doivent contenir. Le dessinateur ne s’y complaît point dans son dessin et ne lui donne d’agrémens que ce qu’il en faut, soit pour offrir à ses collaborateurs une indication certaine, soit pour fixer sa propre pensée. Plus tard, nous trouverons de brillans dessinateurs qui savent que leurs esquisses iront prendre place chez les amateurs, qui cherchent dans leurs croquis la tournure à la mode, qui leur donnent, suivant le goût courant, la désinvolture d’une improvisation ou la tenue d’un ouvrage définitif. À l’aube du xvie siècle, en général, on n’en est point là. Cette triomphante sincérité qui est le charme souverain de Raphaël est aussi le charme de ses aimables contemporains à Florence et à Milan, Andrea del Sarto et Bernardino Luini. Un fragment recollé de carton par ce dernier, l’Enfant Jésus et le petit saint Jean s’embrassant, montre, dans toute sa grâce, l’héritier attendri de Léonard.

Quand on passe de Florence et de Rome à Padoue et à Venise, quel brusque changement de direction ! Dès l’origine, en plein xve siècle, au milieu de cette grande poussée vers les études naturalistes et les imitations de l’antique qui fut commune aux deux centres d’art, dans les dessins de la haute Italie, éclate la diversité du tempérament. Voisins de l’Allemagne, les peintres du nord n’échappent pas à une certaine influence, mal précisée jusqu’ici mais incontestable, du naturalisme septentrional plus rigide et plus âpre que le naturalisme méridional dont la tendance est plus calme. En même temps, par Venise, ils sont tous initiés de bonne heure à l’éclat décoratif des colorations orientales. Tous les dessins de cette première période, fièrement et rudement serrés dans leurs contours, mais en même temps hardiment relevés par des accens chaleureux qu’on ne trouve guère dans les dessins toscans, dénotent, sans hésitation, cette double tendance, la recherche de l’expression par le mouvement et de la séduction par la couleur.

Rien de plus agréable à suivre que l’évolution rapide et facile par laquelle les maîtres vénitiens font sortir de l’enseignement austère de Mantegna l’art enchanteur et magnifique qui convient aux riches seigneurs de la laborieuse cité. Les maîtres graveurs, Nicoletto da Modena, Giulio Campagnola, imitent naturellement de plus près le style fier et décidé du grand Padouan ; mais Giovanni Bellini, tout en conservant le goût des ordonnances hardies et des attitudes superbes, substitue résolument les figures pittoresques aux figures sculpturales et les enveloppe dans une harmonie chaude et souple que dédaignait encore l’énergique génie de son beau-frère. C’est la grande heure de Venise ! Bellini survit à son cher élève Giorgione, mais il laisse derrière lui Carpaccio pour quelques années, Titien pour plus d’un demi-siècle ! Tous ces maîtres ont quelques croquis au quai Malaquais, croquis à l’encre presque toujours, croquis larges et vibrans, où les contours ne sont plus étriqués, comme chez les Florentins, mais où la coloration puissante est déjà marquée par les piqûres frémissantes de la plume qui pétille sur le papier. Toutes les collections d’Europe possèdent de ces beaux paysages à figures par Titien où l’imagination voluptueuse du maître se joint à une haute observation de la nature ; on en retrouve toujours de nouveaux avec joie. C’est chez Titien qu’éclate le plus naturellement cet amour ardent de la vie et du plaisir qui soutint l’école de Venise plus longtemps que toutes les autres, et fit sortir, longtemps après l’incomparable Véronèse, des cendres d’une vieille décrépitude, le dernier des peintres italiens, le léger Tiepolo ! De Mantegna à Tiepolo, la chute est grande sans doute, et de ces fiers dessins aux arêtes audacieuses à ces lavis chiffonnés où s’agitent de vagues apparitions, la décadence est bien marquée ; mais, si appauvri qu’il soit, l’héritier est légitime et porte, avec une désinvolture qui lui tient lieu de force, comme les derniers patriciens de Venise agonisante, le souvenir d’un passé héroïque.

L’école espagnole, qui n’est d’ailleurs qu’une ramification des écoles italiennes, est représentée par un trop petit nombre de dessins pour permettre d’y suivre, dans le développement de leur manière, des maîtres originaux tels que Velasquez et Goya ; mais la grande école du nord a fourni d’abondans matériaux pour l’étude de ses trois branches, l’école allemande, l’école flamande, l’école hollandaise. Les organisateurs de l’exposition ont pensé avec raison qu’il importait surtout de mettre en lumière le génie des puissans inspirateurs autour desquels se range la multitude des maîtres secondaires. Des panneaux entiers ont donc été réservés à Albert Dürer, à Rubens et Van Dyck, à Rembrandt, où l’on peut saisir sur le vif les mouvemens variés de ces puissantes imaginations, toujours soutenues, dans leurs étonnans caprices, par un amour de la vie et un sentiment de la réalité qui ne s’affaiblirent jamais. Personne n’était mieux préparé que M. Ephrussi, par ses longues et sérieuses études sur Albert Dürer, à présenter un choix significatif des dessins de ce maître unique. Le Séraphin de 1497 (Dürer avait vingt-six ans) nous montre l’élève de Wohlgemuth déjà tout émancipé et mêlant déjà la poésie profonde de la vieille Allemagne aux recherches de haut style que lui avait apprises son premier voyage en Italie ; mais nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre de ne pas assister aux premiers tâtonnemens de son génie devant la magnifique série d’ouvrages virils, datés de sa maturité, qui nous étonnent tous par la saine et hautaine franchise de leur style. Y eut-il au monde un artiste plus convaincu et plus sincère qu’Albert Dürer ? Je ne le crois pas. Fermement attaché aux traditions de son pays, mais l’âme ardemment ouverte à tout ce qui lui pouvait arriver du dehors et la grandir sans la troubler, Albert Dürer établit entre le génie du nord et le génie du midi une communication féconde et digne, où nul des deux ne s’abaisse, que tous ses successeurs en Allemagne, sauf Holbein, furent impuissans à reprendre. Les portraits de Wilibald Pirkheimer et de Maître Hieronymus (1503-1506), entre plusieurs autres, souples et colorés comme à Venise, précis et nets comme à Bruges, montrent la fusion accomplie. Rien n’égale la variété des sujets que traite Albert Dürer, si ce n’est la variété des procédés qu’il y applique. Dans la poursuite de l’expression par la vérité, il apporte la même sincérité incorruptible et touchante que Raphaël dans la poursuite de l’expression par la beauté. Aussi de tous ces dessins, les plus intenses, les plus vivans, les plus émus, sont-ils ceux qu’il faisait devant la nature même. Les feuillets détachés de ses carnets de voyage, soit en Italie en 1505, soit surtout dans les Pays-Bas en 1520, où des portraits admirables d’inconnus côtoient presque toujours des vues microscopiques de paysages, de villas ou d’auberges, sont d’un enseignement précieux. On n’imagine pas de croquis à la fois plus vifs et plus complets, plus libres et plus nets, ni surtout plus hardiment sincères et plus profondément empreints de cette bonhomie savante qui est un des caractères d’Albert Dürer.

Albert Dürer, génie fier et viril, dur jusqu’en ses tendresses, grave jusqu’en ses joyeusetés, comme ce vieux Mantegna qu’il adorait et ne put voir, le premier graveur de son temps, concevait la peinture comme un dessin très résolu, aux lignes inexorables, que la couleur pouvait rehausser, mais non dissimuler. Aussi se sert-il volontiers dans ses croquis des instrumens durs et un peu secs familiers aux Florentins et aux Padouans du xve siècle, la plume sans lavis et la pointe d’argent. Pour les illustres Flamands du xviie siècle, toujours décorateurs même lorsqu’ils tracent la figure humaine, la pierre noire, la sanguine, le lavis de bistre ou d’encre, tout ce qui mollit aisément sous la main et peut se répandre en teintes délicates, deviennent au contraire les outils préférés. Rien n’est assez souple, assez libre, assez abondant pour représenter vivement, au gré de l’imagination luxuriante de Rubens, les mêlées tumultueuses d’hommes et d’animaux, les débordemens de la chair, les emportemens du geste, l’agitation des draperies. Ses esquisses, hardies et flottantes, coulent d’un bond sur le papier, comme des torrens lâchés. Chez Van Dyck, le cours de la pensée est moins violent, d’allure plus attentive et plus retenue, mais les procédés sont les mêmes, surtout dans les compositions mouvementées ou pompeuses comme le Portement de Croix, le Jardin d’amour, l’Assemblée de magistrats. Dans ses portraits, destinés au graveur, il reprend le crayon, mais alors avec quelle élégance, quelle pénétration et quelle légèreté !

Toutes les esquisses des Flamands, en somme, sauf les croquis attentivement délicats des primitifs ou de leurs suivans, de Van Eyck, de Van der Weyden, de Breughel (portraits du peintre P. Hoeck), donnent déjà, comme les esquisses des Vénitiens, la pensée des peintures qui en sortiront. Les effets de couleur y sont indiqués par les noirs et les blancs, comme le but visé, avec une vigueur décidée. Mais celui de tous qui remue les clairs et les ombres du bout de sa plume audacieuse avec le plus de liberté et d’autorité, c’est certainement le Hollandais sans pareil, c’est Rembrandt. Vingt-trois dessins, esquisses, croquis ou griffonnages, marqués à sa griffe, trahissent l’agitation incessante de ce génie si humain et si compréhensif qui bondissait sans repos du monde de la réalité au monde du rêve avec une familiarité merveilleuse. Tous ces papiers, sabrés et hachés par une plume nerveuse, salis et maculés, comme au hasard, de taches violentes, soit qu’ils racontent des épopées bibliques ou des scènes de famille, soit qu’ils retracent les traits d’un contemporain ou les perspectives d’un paysage, parlent, dans leur langue entrecoupée et haletante, le langage le plus ému et le plus communicatif que jamais peintre ait su parler. On a peine à concevoir comment des barbouillages tels que le Jésus prêchant, le Judas restituant aux prêtres le prix de sa trahison, le Tobie recouvrant la vue, l’Esther implorant Assuérus, etc., peuvent jeter dans l’âme des émotions si dramatiques et si poignantes. La puissance de l’art ne se manifeste nulle part avec une telle évidence, car elle apparaît là dénuée de tous les charmes dont elle aime d’ordinaire à se revêtir. Autour des lumineux fouillis de Rembrandt, on rencontre bon nombre de jolis dessins, exacts, sincères, émus, par toute l’honnête famille des petits maîtres, ses compatriotes. L’œil retombe avec surprise sur tous ces calmes pâturages, sur tous ces intérieurs rians, sur tous ces animaux pacifiques, comme au sortir d’un rêve étrange. Si exquis que soit Ruysdaël, si exact que soit Potter, si sincères que soient Albert Cuyp, Salomon Koninck, Van Goyen, les Van de Velde, si gais que soient Adriaan Van Ostade et Jan Steen, leurs fines hachures, leurs légers lavis ne peuvent effacer de la vue ces éclats frémissans de lumière qu’y a jetés le fantastique éblouissement de Rembrandt.

On pouvait craindre que l’école française, avec ses qualités raisonnables et tempérées, fît médiocre figure à côté des génies si originaux du midi et du nord. Heureusement Poussin, Claude Lorrain, Prud’hon sont de la partie ; ce sont eux qui nous sauvent. Tous les aimables auteurs de crayons et aquarelles du xviiie siècle, si fort à la mode aujourd’hui et pour lesquels l’exposition a dû se montrer hospitalière, n’y fussent pas parvenus. Boucher, Natoire, Nattier, Carle Vanloo, Greuze ont leur prix ; il n’en faut point faire fi, cependant il faut les laisser à leur place. De Fragonard lui-même, ce demi-Tiepolo égrillard, n’a-t-on pas abusé ? Peut-être eût-on pu réserver un peu de la grande place qu’il occupe à Chardin, à Latour, les vrais sauveurs de la franchise nationale, représentés par de trop rares spécimens, et agrandir, à ses dépens, l’espace devant les aïeux de Chardin et de Latour, devant ces graves et délicats portraitistes du xvie et du xviie siècle, les Clouet et leurs élèves, les Dumoustier et les Lagneau. Les quelques spécimens de cette époque qui ont été accueillis, les portraits d’Isabelle de la Paix, de M. d’Alençon, de la duchesse d’Angoulême, de Mme de La Rochefoucauld, de Jean de la Valette, de Louis de Lorraine mettent en appétit singulier de voir des séries plus complètes. Il est clair qu’en présence du grand nombre de documens offerts pour l’histoire du dessin français les organisateurs ont dû se résoudre à faire des sacrifices. Ont-ils craint que les maîtres démodés fussent trop naïfs ou trop nobles pour un public plus touché par la grâce maniérée des décadences que par la grandeur simple des beaux siècles à qui l’on imposait déjà ce rude effort d’admirer Michel-Ange dans son énergie, Albert Dürer dans sa sincérité, Rembrandt dans son désordre ? Peut-être. Comme il fallait encore l’arrêter devant la vigueur sereine du Poussin et l’éclatante majesté de Claude Lorrain, on a dû le flatter, dans ses petites curiosités, en laissant s’introduire Baudouin, Carmontelle, Lawrence, Debucourt et autres légers coureurs des boudoirs, des coulisses et des rues, fins observateurs de mauvaises mœurs, agréables à consulter comme témoins d’une élégante décadence, mais qui se trouvent fort dépaysés en cette héroïque compagnie.

Quoi qu’il en soit, MM. Ephrussi et Dreyfus ont fait la part belle à Poussin et à Lorrain, c’est là l’important, et, en mettant à côté de leurs compositions un grand nombre d’études d’après nature, ils ont offert à nos artistes, trop souvent dédaigneux, un utile enseignement. Nicolas Poussin n’est pas seulement un ordonnateur admirable de grandes scènes historiques et mythologiques, c’est encore un des interprètes les plus sincères et les plus sains de la nature vivante, soit animée, soit inanimée, qui ait paru depuis l’antiquité. Par le sentiment chaste et puissant de la beauté qu’il manifeste en toutes ses conceptions, il va se rattacher directement à la Grèce ; de plus il retrouve, avec la haute et saine vision de la figure humaine, qui lui était enseignée par la statuaire antique, l’intelligence plus inattendue de la nature environnante que les Grecs ont sans nul doute possédée, mais dont le temps a fait disparaître les preuves. Ses études de paysages, si fermement construites, si hardiment colorées, n’ont d’égales que les études de Claude Lorrain, exécutées, en général, comme les siennes, d’un trait vigoureux de plume, relevé de taches de bistre. Dans ces croquis émus et hardis où la lumière, toujours abondante, se distribue avec une incomparable splendeur, on retrouve les essais et les modèles de toutes les formes que le paysage a successivement revêtus. Le paysage héroïque, le paysage poétique, le paysage familier ont été poussés à leur perfection par ce sublime amoureux des bois, des eaux et du soleil. Telle de ces esquisses semble avoir été l’inspiratrice constante de Corot, telle autre devine et prépare, à deux siècles de distance, les chefs de notre école moderne, Théodore Rousseau et Millet. Cette communauté de sensations qui relie, à travers les temps, les véritables artistes et qui leur donne une certaine marque uniforme, malgré la variété de leurs ouvrages, se révèle encore de la façon la plus charmante dans la belle série de dessins de Prud’hon, par lesquels se clôt l’histoire de l’art français. La plupart d’entre eux sont connus pour avoir déjà figuré dans diverses expositions ; mais il n’était pas mauvais qu’on les vît à côté des dessins de Léonard, de Corrège, de Luini, d’Andréa del Sarto, de tous les Italiens, pénétrés de la grâce antique et de la tendresse chrétienne, dont Prud’hon est le dernier frère. Ce voisinage redoutable n’enlève rien à la gloire du plus exquis de nos peintres, qui ferait à lui seul l’honneur d’une école.

L’exposition des dessins anciens à l’École des beaux-arts est donc en vérité une des fêtes les plus heureuses qui aient été depuis longtemps données aux artistes et aux amateurs. La méthode chronologique, résolument appliquée au classement des diverses écoles, permet à l’œil le moins exercé d’y suivre aisément les mouvemens d’ascension et de décadence de l’art dans chaque pays, autour des grands génies qui en forment les sommets. Cette méthode permet encore à l’esprit le plus confus d’en tirer ces deux conclusions qui ne sauraient être inutiles par le temps qui court ; la première, c’est que tout grand épanouissement de l’art n’est que la résultante d’une longue série d’efforts dirigés avec ensemble vers le même but ; la seconde, c’est qu’il n’est de grands maîtres que les artistes laborieux et sincères, ceux qui prennent toujours la nature pour guide et leur âme pour flambeau.

George Lafenestre.