Les Européens dans l’Océanie/03
- I. Narrative of Adventures at Havalian, Georgian and Society Islands, etc., by Edw. Perkins ; New-York 1856. — II. The Sandwich Islands, by Alex. Simpson. — III. Journal inédit de M. Tardy de Montravel, capitaine de vaisseau. — IV. Revue coloniale, de 1855 à 1858. — V. Journal des Missions évangéliques et Annales de la Propagation de la Foi, de 1850 à 1859
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Depuis un demi-siècle, l’Océanie s’ouvre de plus en plus à une vie nouvelle. Là, au milieu de régions sauvages, sur le Grand-Océan longtemps désert, puis sillonné par de rares navigateurs, se fait entendre comme l’écho de notre civilisation, qui du pôle austral répond à notre pôle. Lointains voyages, expéditions aventureuses, larges colonisations, déplacemens, migrations des races, contacts imprévus entre les hommes les plus divers d’habitudes et d’instincts, tel est le spectacle que déjà nous ont présenté Melbourne, Sydney, Hobart-Town, et même la Nouvelle-Zélande[1]. Un souffle de curiosité a passé sur le monde ; la passion du mouvement s’est propagée de l’Europe jusqu’à la Chine, et, servie par les plus puissans moyens de locomotion, elle permet à des contrées éloignées, dont les habitans se connaissaient à peine, de faire de continuels échanges de population, d’habitudes, de procédés industriels.
Un concours de circonstances si nouvelles doit amener à la longue des résultats également neufs. Sans prétendre pénétrer dans les mystérieuses combinaisons de l’avenir, nous pouvons dès à présent nous considérer comme placés au seuil d’une période historique dans laquelle de nombreux élémens longtemps épars vont concourir à l’accomplissement d’une œuvre commune. C’est d’ailleurs la marche que le passé assigne à l’histoire : il nous montre les sociétés s’agrandissant toujours et faisant entrer constamment de nouveaux acteurs dans leur sphère élargie. Que ce changement soit une amélioration et que la civilisation y gagne en qualité, c’est un point discutable, et qui, malgré nos innovations et nos découvertes, peut bien être résolu négativement, lorsque nous envisageons dans sa splendeur cette petite société grecque, si élégante il y a deux mille ans, si artiste, si merveilleusement douée ; mais que la civilisation gagne en étendue, c’est ce qu’on ne saurait nier, et le mouvement qui de nos jours s’opère sur tous les points du globe en est la preuve irrécusable.
L’Océanie, avec ses découpures sans nombre et ses archipels d’étendues diverses, ses richesses naturelles, est le théâtre où se groupent et se meuvent avec le plus d’évidence les acteurs de ce spectacle nouveau. De Manille aux Sandwich et à Tawaï-Pounamou, on voit s’agiter dans un étrange pêle-mêle : le Chinois, que rien ne rebute, le fourbe et belliqueux Malais, l’indomptable Yankee, le gentleman anglais, colon bien préparé ou touriste observateur, l’émigrant pauvre et paisible d’Irlande et d’Allemagne, settlers, squatters, mineurs, artisans venus de tous les coins du monde. Seule au milieu de ce grand tumulte, la race indigène reste indolente et farouche ; la civilisation occupe le sol sans pouvoir en conquérir les habitans. Quand tous les autres prospèrent, ils s’isolent et s’effacent, et ils sont comme frappés de mort dès qu’on les arrache aux habitudes de leur ancienne existence : étranges familles humaines, dont l’esprit est aux antipodes de nos goûts, de nos besoins, de nos sentimens, comme leur terre est aux antipodes de la nôtre ! Leur dépérissement est-il donc un fait fatal et sans remède ? Beaucoup ont succombé : n’en sauvera-t-on pas quelques débris, et fait-on pour cela tout ce que le sentiment d’humanité conseille ? — Les colonies françaises, quoique tenant une bien petite place sur la carte du Pacifique, et les Sandwich, depuis longtemps soumises à l’action américaine, nous fournissent quelques élémens pour étudier cette question, sans cependant nous permettre encore de la résoudre. Ces sauvages sont si différens de nous, ils semblent inférieurs par tant de points, que peut-être ils n’ont pas d’avenir. Il faut d’ailleurs tenir compte de l’action désastreuse qui a été jusqu’ici exercée sur eux par le rebut de nos populations. Longtemps nous ne leur avons porté que la contagion de nos vices. Heureusement pour l’honneur de notre époque, la conscience humaine a fait de nos jours de notables progrès : des sociétés catholiques et évangéliques ont répandu leurs missionnaires sur les archipels de la Polynésie. Le même sentiment qui avait ému en faveur des noirs de l’Afrique de généreux citoyens de Boston et de Philadelphie s’est manifesté pour les indigènes océaniens. D’ailleurs, le mal fût-il sans remède, la civilisation dût-elle broyer tant de victimes sur son chemin, avant de dire avec le négrier et le squatter : « Ces hommes sont condamnés, » il ne serait pas sans intérêt et sans moralité peut-être de rechercher tous les moyens qui peuvent apporter à cette calamité quelque adoucissement, ou seulement même de jeter vers ces races un regard de compassion, si elles sont destinées à périr.
Lorsque du spectacle des colonies anglaises on passe à celui de nos établissemens dans l’Océanie, le changement est aussi complet qu’il est brusque. On n’a plus à contempler l’activité, la force, la vie exubérante et turbulente, les vastes espaces livrés aux conquêtes du défrichement : au fond de quelque anse où mouillent des baleiniers et de rares bâtimens de commerce, se dresse une construction en briques et en terre ; au-dessus flotte notre drapeau, à la porte veillent quelques soldats de marine. Des cases éparses forment quelquefois un groupe d’habitations qui s’étend et prend l’aspect d’une petite ville ou d’un gros bourg ; mais tout cela est morne, sans mouvement, excepté quand l’officier supérieur qui promène son pavillon de l’un à l’autre de nos établissemens vient par sa présence apporter un peu d’animation factice et plutôt militaire qu’industrieuse et commerçante. Pourquoi cette inactivité ? Sommes-nous donc inhabiles aux industries et aux travaux de nos voisins, et les descendans de cette vieille race celtique qui aimait tant à vagabonder par le monde sont-ils devenus ennemis du déplacement ? Non certes ; l’Égypte, la Perse et l’Inde, qui voient encore tant de Français leur porter leur science et leur épée, sauraient témoigner du contraire. Les aptitudes colonisatrices non plus n’ont pas toujours manqué à la France, témoin le Canada et la Louisiane, sans parler de l’Inde, qui aurait bien pu avoir d’autres destinées, si Dupleix, La Bourdonnais, les héros du XVIIIe siècle, n’avaient pas été abandonnés lâchement. Aujourd’hui encore, il y a une région où l’activité française se complaît et se développe : ce sont les bords magnifiques du Rio de la Plata. Nous ne sommes donc pas entièrement inhabiles aux procédés et aux travaux de la vie extérieure ; cependant il faut reconnaître que diverses circonstances nous ont rendus inférieurs en cela à nos voisins anglais et même allemands. Hors de son pays, le Français est ingénieur, soldat, aventurier, il n’est guère ni cultivateur ni commerçant ; de plus le détachement complet du sol natal lui est moins facile qu’à tout autre expatrié. Quelle touchante et persévérante affection la Louisiane et le Canada ont conservée pour la métropole ! La France en outre se suffit à elle-même, et n’a jamais forcé ses enfans à jeter des regards de convoitise au-delà des mers, à demander les ressources de leur existence aux régions étrangères. De là est résultée une différence radicale entre l’éducation et les idées premières des peuples anglais et français ; ici on naît agriculteur et soldat, là matelot et commerçant. En Angleterre, les plus grandes villes sont sur les côtes, et un peuple d’hommes bercés par la mer, familiarisés avec les idées d’expatriation, comptent pour la plupart des amis et des parens dans les contrées les plus lointaines ; chaque jour ils lisent dans les feuilles publiques des nouvelles de leurs compatriotes de Chine et d’Australie, et ils sont pour ainsi dire habitués à considérer le monde comme une province de l’Angleterre.
La richesse et l’abondance naturelle de notre sol, l’attachement que nous avons pour lui, les circonstances politiques de la fin du dernier siècle et du commencement de celui-ci, notre gloire militaire continentale, telles sont donc les causes honorables et parfaitement avouables de notre infériorité colonisatrice. Ne nous en plaignons pas : chaque peuple a eu ses destinées, et les nôtres en Europe ne le cèdent à celles de personne. À l’Angleterre le grand mouvement colonisateur, à elle de créer des empires, de défricher le sol, de le couvrir de troupeaux, de bâtir des villes à l’image de Londres et de Liverpool. C’est un rôle plein de grandeur, mais qui a ses déceptions et ses dangers : les colonies sont ingrates, bien oublieuses souvent et bien personnelles ; plus d’une a renié la métropole, et pour vivre, pour rester prospère et puissante, il faut que l’Angleterre recommence toujours. Quelques hommes et quelques livres sortis de France, voilà au contraire ce qui a suffi pour établir la prépondérance et répandre l’influence du génie français par le monde. Bien des fois nous avons entendu regretter que la France n’ait pas devancé l’Angleterre dans l’occupation de la Nouvelle-Zélande : regrets sans motif ; cette colonie, devenue tout d’un coup si riche dans des mains anglaises, fût demeurée stérile dans les nôtres. D’ailleurs, pour le déploiement de ce que nous avons d’aptitudes en ce genre, n’avons-nous pas à nos portes l’Algérie ? Le commerce peut bien se passer de colonies ; les États-Unis n’en ont pas, ce qui ne les empêche point d’être les premiers trafiquans du globe. Ce que nous pouvons raisonnablement demander, c’est un développement commercial en rapport avec le nombre de nos ports et l’étendue de nos côtes, des compagnies transocéaniques organisées au Havre, à Bordeaux, à Saint-Nazaire, une part dans les profits des pêches lointaines, et, pour protéger et ravitailler nos bâtimens de commerce, des stations maritimes bien approvisionnées. À ce titre, nos établissemens de l’Océanie suffiront le jour où ils seront sur une bonne route de commerce, et nous avons agi récemment dans la mesure de nos véritables intérêts en prenant possession de la Nouvelle-Calédonie.
Au commencement de 1853, la corvette la Constantine, commandée par M. le capitaine de vaisseau Tardy de Montravel, avait quitté Rochefort pour prendre la station des mers de la Chine et du Japon, et à la fin de la même année elle était à son poste, devant Hongkong et Shang-haï, surveillant les intérêts de nos nationaux, quand son commandant reçut, par un pli cacheté et dont le contenu devait rester secret, avis de prendre le large. La corvette, se dirigeant par le sud, à traversées archipels de la Malaisie, s’engagea entre le groupe des Iles-Salomon et celui des Nouvelles-Hébrides, au sud duquel elle allait occuper, au nom de la France, la Nouvelle-Calédonie. Cette île, dont dépendent celle des Pins et le petit groupe des Loyalty, est située environ entre les 20 et 23es degrés de latitude sud. Elle est longue de quatre-vingt-dix lieues, large de douze, formée par une arête montagneuse qui court du nord-ouest au sud-est, fertile et bien arrosée. Elle a été découverte par Cook en 1774, puis visitée par d’Entrecasteaux et d’Urville. Une chaîne de récifs l’entoure, comme la plupart des autres îles océaniennes, et jusque dans ces derniers temps bien des bâtimens ont péri sur ses côtes dangereuses et inhospitalières.
Lorsque la Constantine arriva en vue de l’île des Pins en janvier 1854, déjà le drapeau français s’y dressait ainsi que sur la grande île. Le contre-amiral Febvrier des Pointes, craignant d’être prévenu par les Anglais, était venu de Taïti dès le mois de septembre s’entendre avec quelques missionnaires français établis à l’île des Pins, et traiter de l’occupation avec un des principaux chefs indigènes ; puis cet officier supérieur était reparti après avoir bâti une sorte de petit fort provisoire. À cette époque, il y avait déjà une dizaine d’années que les missionnaires qui servirent très efficacement les officiers français dans l’accomplissement de leur tâche étaient établis à la Nouvelle-Calédonie. La corvette le Bucéphale avait débarqué à la fin de 1843 quelques religieux au havre Balade, sur la côte ouest ; elle avait élevé pour la mission un grand bâtiment, qui, deux années plus tard, servit de refuge à l’équipage de la Seine, naufragé dans les récifs de l’île. En 1850, les missionnaires furent durement traités par les indigènes. Entourés, ils étaient au moment d’être pris, quand par bonheur un navire français, la Brillante, se présenta à point pour opérer un débarquement et recueillir, après un combat assez vif, nos compatriotes, qui furent transportés dans l’île des Pins. Là, avec une persévérance qui leur fait honneur, ils formèrent le noyau d’une nouvelle mission, parvinrent à renouer quelques relations avec les naturels de la grande terre, et favorisèrent l’occupation française. Après leur expulsion de Balade, un fait terrible avait donné la mesure de la barbarie et de la férocité des insulaires : en 1851, un bâtiment de l’état en reconnaissance dans ces parages, l’Alcmène, avait chargé deux jeunes officiers, MM. de Varennes et Saint-Phal, d’opérer avec une chaloupe et quinze hommes une reconnaissance le long des côtes et des baies intérieures. Les imprudens se laissèrent surprendre par les naturels sur une petite île qu’ils croyaient inhabitée. Officiers et matelots furent massacrés et dévorés. Le commandant de l’Alcmène saccagea et brûla des huttes, mitrailla les sauvages qu’il put atteindre : mais lui-même ne devait pas être beaucoup plus heureux que ses officiers : il perdit son bâtiment sur la terrible chaîne de corail, aujourd’hui seulement bien reconnue, qui enveloppe notre possession nouvelle.
Au moment même où le commandant Tardy de Montravel paraissait en vue de ces tristes parages, un bâtiment français venait encore de s’y perdre. C’était un beau trois-mâts, appelé la Croix-du-Sud, qui deux années auparavant était sorti des chantiers de Bordeaux. Il avait commercé sur la côte d’Amérique, dans la mer de Chine, en Australie, et il venait de Melbourne, se dirigeant sur les Moluques avec l’intention de toucher au nouvel établissement français. En doublant la pointe occidentale de l’île, trompé par des cartes inexactes, croyant s’engager dans une passe, il s’était jeté au milieu des récifs et s’y était échoué. Son équipage, composé du capitaine, de sa jeune femme et de douze hommes, n’avait pas eu d’autre ressource que de se mettre, dans deux petits canots, à la recherche du havre Balade, où il était parvenu après une navigation de sept jours, presque sans vivres, menacé par les affreux sauvages des îlots et de la côte septentrionale, qui naguère avaient dévoré une partie de l’équipage de l’Alcmène. La Constantine recueillit les pauvres naufragés ; son commandant détacha un brick à vapeur, le Prony, qui venait de le rallier, pour tenter de relever la Croix-du-Sud ; mais après de vains efforts il fallut renoncer à cette espérance, et l’équipage du bâtiment de commerce français dut attendre dans notre établissement l’occasion d’être transporté à Sydney.
Ramener nos missionnaires et les établir solidement à la grande terre, construire des postes et des habitations pour nos soldats et nos employés, traiter avec les indigènes et leur faire accepter notre protectorat, telle était la mission de l’officier français. À Balade, où les deux puissantes tribus de Pouma et de Pompo subissaient complètement l’influence des missionnaires, la tâche ne fut pas difficile. Un chef qui, en acceptant le baptême, avait échangé son nom barbare de Bouhoné contre celui de Philippe se prêta assez volontiers, moyennant quelques menus cadeaux, à ce qu’on exigeait de lui : il fit des concessions de territoire, et accepta même la promulgation d’une espèce de code qui cependant le dépouillait d’un de ses principaux privilèges, celui de rendre la justice à coups de casse-tête. Désormais il devait graduer la peine selon la gravité des délits et recourir en certains cas à la juridiction française. Le commandant français eut en outre l’ingénieuse idée d’intéresser les sauvages eux-mêmes à la répression des délits et de les charger de l’arrestation des coupables. Il organisa au milieu d’eux un corps de surveillans, payés avec du tabac et ornés d’un brassard aux couleurs françaises. Il fallait voir comme ils étaient fiers de leurs fonctions et empressés de signaler les moindres délits. La mesure eut un excellent effet. Quant au chef Philippe, c’était un sauvage peu intelligent, brutal, et en qui il n’était pas trop sûr de se fier. On l’avait vu en 1850 parmi les plus acharnés contre les missionnaires, et du pillage de ce temps il conservait, malgré sa conversion récente, une magnifique soutane dont il aimait à se parer toutes les fois qu’un navire passait en vue du rivage.
Après avoir consolidé et bien armé le fort de Balade, la Constantine se transporta plus au sud, en un lieu appelé Pouebo, sur le territoire de la tribu des Monelibé. Là, le paysage est plus agréable et plus animé : ce ne sont plus des rochers nus et des crêtes dévastées ; les hautes terres y prennent un aspect riant et fertile. De leurs sommets au bord de la mer s’étend une forte végétation, et une jolie rivière, que les canots peuvent remonter durant plusieurs kilomètres, se détache des montagnes, se précipite en cascades, puis serpente dans la plaine. En ce lieu, il y a, comme à Balade, une mission qui, après avoir subi les mêmes vicissitudes, s’était vue expulsée, puis rappelée par les indigènes mêmes. Un des principaux chefs, en se faisant chrétien, avait pris le nom d’Hippolyte ; il servait très efficacement les missionnaires, et balançait par son autorité l’influence d’un autre chef, du nom de Tarebate, qui refusait d’accepter le christianisme, parce qu’il aurait été obligé de renvoyer trois de ses quatre femmes.
À peine la Constantine avait-elle pris place au mouillage de Pouebo, que le chef Hippolyte s’en vint, à l’instigation des missionnaires, solliciter pour sa tribu l’établissement des mêmes mesures d’ordre qu’à Balade. Sa demande lui fut accordée, et le commandant français résolut, pour imposer à ces tribus, de mettre dans ses relations avec leur chef quelque solennité. Il emmena donc dans deux embarcations armées en guerre une partie de son état-major, la compagnie de débarquement, et deux obusiers de montagne destinés à saluer l’installation du pavillon français. La petite expédition suivit les nombreuses sinuosités de la rivière et débarqua à 400 mètres d’un grand village où toute la tribu en armes l’attendait avec une extrême curiosité. Elle accueillit avec de grands cris la troupe française, qui se rangea en bataille devant la maison de la mission. Après une courte allocution du commandant, qui fut traduite par le chef Hippolyte, le pavillon français fut hissé et salué par notre artillerie, le tout au milieu de beaucoup de gestes et de clameurs. Ensuite Hippolyte et Tarebate apposèrent une sorte de signature au bas d’un acte en vertu duquel ils acceptaient la souveraineté de la France ; puis vinrent la lecture et l’explication du nouveau code pénal, enfin, ce qui de beaucoup plut le mieux aux indigènes, une distribution générale de tabac et de biscuit, et la remise aux chefs de cadeaux consistant en quelques oripeaux, en armes et en ustensiles. Pour exprimer leur joie de cette libéralité, les naturels se groupèrent devant les bâtimens de la mission, pendant que les officiers y prenaient un frugal repas, et se mirent à exécuter leurs danses. Ils sautaient et gesticulaient au son d’un bambou frappé en cadence sur le sol, et accompagné par un sifflement des danseurs. C’est une particularité des sauvages de la Nouvelle-Calédonie que cette substitution du sifflement au chant, et il paraît que rien ne saurait être plus fatigant ni plus désagréable.
Ces naturels sont en général grands et robustes, et les marins qui les ont visités s’accordent à vanter leur vigueur. En effet, les photographies qui ont été rapportées, et que nous avons eu occasion de voir, représentent des hommes bien membrés et musculeux ; mais leur physionomie est brutale et grossière. Les femmes surtout, avec leurs cheveux laineux, leurs gros traits hébétés, leurs seins pendans, leurs extrémités difformes, ressemblent plutôt à des bêtes qu’à des créatures humaines. Les hommes sont entièrement nus et se bornent à envelopper les parties sexuelles dans un lambeau d’étoffe ; quant aux femmes, elles se couvrent le milieu du corps d’une ceinture large d’un pied à laquelle se rattache par derrière un pagne qui descend des épaules aux jarrets. Il s’est fait dans la Nouvelle-Calédonie un mélange des naturels abjects de l’Australie et des belles races polynésiennes, et il en est sorti une famille bâtarde, supérieure à ceux-là, inférieure à celles-ci, et participant aux usages des uns et des autres. Une des supériorités les plus remarquables de ces sauvages consiste dans la force et dans l’adresse avec lesquelles ils manient leurs casse-têtes et leurs javelots. D’Entrecasteaux, qui toucha à un point de la Nouvelle-Calédonie, raconte que, des bandes menaçantes s’étant multipliées autour de lui, il voulut donner aux indigènes une idée de l’effet terrible de nos armes à feu. Il fit attacher un pigeon à un arbre, plaça à distance les trois meilleurs tireurs de ses équipages et commanda le feu. Aucun coup ne porta. Alors un indigène, qui était nonchalamment couché, se saisit de sa zagaie, la brandit et transperça l’oiseau.
La prise de possession ne fut point partout aussi facile qu’à Balade et à Pouebo. La Constantine poursuivait son exploration le long de la côte orientale, visitant les principales tribus et cherchant l’endroit favorable à un établissement définitif. À mesure qu’elle s’avançait du nord au sud, elle trouvait les peuplades de moins en moins bien disposées. L’action des missionnaires cessait de s’y faire sentir, et elles étaient travaillées et poussées à l’hostilité par quelques matelots déserteurs, anglais et américains, qui s’étaient fixés au milieu d’elles, vivant de leur existence, exploitant le pays sans concurrence et sans contrôle, et redoutant l’introduction d’une domination et d’une influence étrangères. Il y avait particulièrement, en un lieu appelé Hienguene, une tribu puissante, dont le chef, nommé Buaraté, homme énergique et doué d’une certaine intelligence, s’était même autrefois rendu à Sydney, où il avait été reçu avec de grands égards et traité comme le roi de toute la Nouvelle-Calédonie. Buaraté professait un grand attachement pour ses amis les Anglais, Sydney men, comme il les appelait, et il avait annoncé qu’il résisterait à l’occupation de tous les autres hommes blancs. Les tribus voisines avaient les yeux fixés sur la sienne, qui était nombreuse et bien pourvue de fusils ; il s’agissait donc de frapper de ce côté un coup décisif.
Lorsque, dans les premiers jours de mai 1854, les deux bâtimens, la Constantine et le Prony se présentèrent devant Hienguene, un nombre considérable de pirogues se détachèrent de la côte, et les naturels montèrent à bord avec familiarité en témoignant des dispositions amicales ; mais le chef ne parut pas. Buaraté ayant refusé une première fois de faire acte de soumission, un officier partit avec une embarcation et un détachement armé pour lui faire savoir que si le lendemain, à dix heures, il ne s’était pas rendu à l’invitation qui lui était faite, le commandant descendrait avec une partie de son équipage en armes pour dresser le pavillon français et faire acte de souveraineté sur le territoire de la tribu, et qu’à la moindre apparence de résistance il serait déchu, et son territoire déclaré propriété du gouvernement. L’enseigne chargé de cette mission parvint, en remontant une rivière assez forte qui traverse Hienguene, jusqu’à la demeure de Buaraté ; il trouva le chef assis sur le devant de sa case un fusil à la main, et le décida, non sans peine, à le suivre. Sur la corvette, Buaraté fut traité avec plus de douceur qu’il ne paraissait s’y attendre, et promit, après quelques difficultés, de se rendre le lendemain sur la plage, devant le village principal, avec ses guerriers, pour assister à la prise officielle de possession. Le lendemain donc, huit embarcations se détachèrent de la corvette et du brick, portant deux cent cinquante hommes et cinq obusiers ; elles se dirigèrent sur la plage, opérèrent leur débarquement au milieu d’un concours considérable de guerriers armés de fusils, d’espèces de zagaies et de haches en fer qui, dans les tribus en rapport avec les Européens, remplacent le casse-tête national en pierre verte. L’acte de possession fut lu par le commandant et traduit par un indigène des missions ; le drapeau français fut déployé, salué de trois décharges de mousqueterie, de vingt et un coups de canon de la Constantine, puis les deux cent cinquante soldats défilèrent devant le drapeau, pendant que Buaraté et les principaux de la tribu signaient l’acte d’occupation et de souveraineté. La vue de tant d’hommes armés de fusils, celle des obusiers, le bruit des canons de la corvette firent une impression profonde sur les sauvages ; on se sépara bons amis, et le commandant promit à Buaraté d’aller lui rendre visite le lendemain même dans ses cases.
En exécution de cette promesse, les huit embarcations se rangèrent sur une file et se mirent à remonter la rivière. Cette rivière de Hienguene est barrée à son embouchure par un large plateau de corail qui laisse seulement un étroit passage à la pointe méridionale de la baie ; elle ne descend à la mer qu’après de nombreux replis entre des montagnes abruptes qui lui déversent par des ravines profondes les eaux des plateaux supérieurs, et une riche végétation se détache vigoureusement sur les rampes rougeâtres qui l’encaissent. Dans le fond des ravines, des cocotiers abritent des cases relativement assez bien construites. Les habitans accouraient en foule sur la rive pour contempler un spectacle si nouveau pour eux, et suivaient les embarcations par l’étroit sentier qui de chaque bord longe la rivière. Les hommes en armes ouvraient la marche ; les femmes et les enfans suivaient à quelque distance, et les deux bords retentissaient de cris assourdissans. Après deux heures de cette navigation, des plantations de cocotiers et des cases plus nombreuses annoncèrent le village ; bientôt sur un escarpement de la rive apparut le chef, entouré de trois cents guerriers. Le débarquement s’opéra en ce point. La petite troupe se forma en colonne, l’artillerie volante au centre, et vint se ranger en bataille devant la principale habitation de Buaraté. Sur un petit plateau couvert à une de ses extrémités par des arbres de diverses essences tropicales s’élevait une grande case calédonienne, sorte de cône dressé sur un cylindre haut de quatre pieds, avec une porte basse et étroite sur le devant, et au sommet du toit conique une sculpture grossière cherchant à représenter une forme humaine ; à droite et à gauche étaient bâties. d’autres cases, destinées aux femmes et aux étrangers ; au-devant du plateau, sur un petit tertre ovale, sept poteaux se dressaient, habituellement surmontés de crânes humains, mais le commandant français avait exigé que ces hideux trophées disparussent pour sa visite : telle était la demeure du chef Buaraté. Les principaux de la tribu, au nombre de cent cinquante ou deux cents, étaient groupés devant la case centrale ; ils étaient diversement armés et tous nus, à l’exception de Buaraté, qui se drapait dans une chemise de laine bleue. D’autres groupes de guerriers se tenaient à quelque distance, et les femmes et les enfans, le long des cases et derrière les arbres, regardaient avec curiosité. Les artilleurs et les matelots en grande tenue opérèrent diverses évolutions ; un pavillon français fut arboré, salué de vingt et un coups d’obusier, et remis à Buaraté en signe de sa nationalité nouvelle. Le commandant profita de l’impression produite par cet imposant cérémonial pour engager la tribu à ne plus se livrer à l’anthropophagie, représentant cette coutume comme la plus honteuse et la plus exécrée des hommes civilisés ; puis il interdit à Buaraté de rendre désormais la justice à coups de hache ; enfin, pour adoucir l’amertume de ces nouvelles obligations, il distribua quelques armes, quelques ustensiles, et invita le chef à s’asseoir avec lui et ses officiers devant un mouton cuit tout entier à la façon calédonienne. De leur côté, les soldats prirent leur repas, et la foule, débordant à ce moment, se pressa autour d’eux, se précipitant sur les os, sur le biscuit, sur les moindres débris qui lui étaient jetés.
La démonstration militaire du commandant français eut un plein effet : à partir de ce moment, Buaraté se tint tranquille, les autres chefs suivirent son exemple, et nos bâtimens, franchissant les deux roches bizarres que l’on appelle Tours-Notre-Dame, parce qu’à distance elles rappellent ce monument par la forme et par la hauteur, quittèrent Hienguene, et purent vaquer paisiblement à la recherche de l’endroit où ils devaient élever l’établissement principal de la colonie. Ils visitèrent la magnifique baie de Kanala, où un chef, nommé Kaï, monta à bord sans difficulté, tout fier d’une chemise, d’un pantalon, d’une casquette et d’un vieux sabre, qui lui composaient un costume magnifique selon lui. Puis ils doublèrent la pointe méridionale, touchèrent à l’île des Pins et vinrent reconnaître la partie inférieure de la côte ouest.
Bien que le port de Kanala soit un des plus beaux qu’on puisse voir, très vaste, offrant d’excellens mouillages, recevant une petite rivière qui est navigable durant un espace de sept ou huit milles et sur les bords de laquelle croît en abondance ce bois de sandal que, depuis de longues années déjà, exploitent des industriels, les sandalers australiens, cependant la côte occidentale a été choisie de préférence pour la création de nos premiers établissemens coloniaux, parce qu’elle est en communication plus directe avec Sydney et le reste de l’Australie. Elle présente des caractères distincts de l’autre littoral, moins de fertilité, des pentes plus abruptes et moins arrosées. Quelques points seuls font exception ; mais, par compensation, c’est là que se trouvent les richesses minérales qui donnent à notre nouvelle acquisition dans l’Océanie une si grande valeur. Tel est l’inappréciable avantage de la baie de Moraré, une des premières qui se présentent quand on a doublé la pointe méridionale. De nombreux cours d’eau y débouchent à la mer, et les navires y trouvent une aiguade formée au pied d’une cascade abondante qui descend du mont d’Or, pic isolé qui domine cette côte, et qui tient son nom de l’espoir que l’on avait conçu d’abord, sans le voir se réaliser depuis, d’y trouver des gîtes aurifères. La cascade se précipite d’une hauteur de vingt mètres, à quelque distance du rivage, dans une sorte de crevasse qu’elle a creusée au milieu d’un sol rougeâtre. Elle entraîne avec elle des blocs de granit, des quartz verts et des roches ferrugineuses. La richesse des vallées, les facilités d’irrigation, la douce déclivité des montagnes, appellent les cultures ; les forêts sont riches en bois, les bords de la mer sont dégarnis de cette bande triste et monotone de palétuviers, végétation parasite que l’on rencontre en tant d’autres points. De larges savanes semées de bouquets d’arbres semblent faites pour l’élève du bétail. Enfin des gisemens houillers occupent le pourtour de la baie : cinq veines de charbon apparaissent à la surface du sol dans le voisinage de la mer. Le petit vapeur le Prony profita de cette circonstance pour renouveler sa provision ; vingt hommes de son équipage descendirent à terre, et en cinq heures de travail ils préparèrent 2,200 kilogrammes de charbon qui, immédiatement essayé, fut reconnu d’une excellente qualité. Avec un mouillage meilleur, Moraré devenait le siège de notre principal établissement colonial. Faute de cette condition indispensable, c’est la baie voisine de Nouméa, aujourd’hui Port-de-France, qui voit se dresser le chef-lieu européen de la Nouvelle-Calédonie.
Voici un peu plus de quatre années que la première pierre de cet établissement a été posée, et peut-être n’apprendra-t-on pas sans intérêt ce qu’est en ce moment cette ville encore embryonique que la France essaie de bâtir dans la Polynésie, à 22 degrés par-delà l’équateur. À l’entrée d’une baie large et bien abritée, bordée par un terrain montueux, et derrière une presqu’île étroite, s’ouvre un port bien disposé, sûr, accessible, facile à défendre. Le terrain qui le borde forme une sorte d’hémicycle enveloppé par des montagnes qui s’étagent en amphithéâtre. C’est l’emplacement sur lequel s’élève Port-de-France ; il a l’inconvénient de n’être pas arrosé : le ruisseau le plus proche est à six milles, on pourra le détourner plus tard, mais pour le moment il faut creuser des puits très profonds. Sur la falaise, qui borde la presqu’île s’allonge un bâtiment, sorte de caserne pouvant contenir une centaine de soldats ; au sommet flotte notre drapeau. À peu de distance sont éparses cinq ou six maisons, parmi lesquelles celle du gouvernement, entourée d’un grand jardin, où se font quelques essais d’acclimatation et de culture.
Il y a loin de ce morne établissement aux villes anglo-saxonnes dans la même période de leur existence. Le mouvement, la vie, les espérances d’avenir que nous a montrés Auckland ne se retrouvent pas ici ; en revanche, ce qui dans les colonies anglaises ne peut pas exister commence à naître sur ce littoral peu fréquenté, c’est une ville indigène. Depuis 1855, les missionnaires persécutés par Buaraté, Philippe et d’autres chefs, que le départ des bâtimens français avait délivrés de leurs appréhensions, sont venus élever sous la protection de Port-de-France un établissement appelé La Conception, dont ils ont fait, ainsi que de Pouebo, sur l’autre côte, le centre de leurs travaux. Là, à trois lieues de Port-de-France, près de la mer et sur une colline qui longe le rivage, ils ont groupé autour d’eux quelques centaines d’indigènes. La petite ville calédonienne a été divisée en trois quartiers, suivant le nombre des tribus qui ont concouru à l’élever, et il ne faut pas croire qu’elle se compose uniquement de huttes et de cases : quelques sauvages, guidés par leurs directeurs européens, se sont mis à bâtir des maisons recouvertes d’ardoises, produit que l’île fournit abondamment, blanchies à la chaux, et entourées de jardins et de cultures. C’est un spectacle curieux et fort nouveau que celui de ces hommes piochant la terre, surveillant leurs plantations, vaquant aux soins de leur ménage, traitant leurs femmes presque en égales, se groupant en familles industrieuses et régulières, et n’ayant plus besoin d’assouvir leur faim, faute d’alimens, avec de la chair humaine. On les voit recouverts d’une sorte de pagne ou de chemise, une médaille ou un chapelet au cou ; leur visage farouche s’adoucit quand ils échangent entre eux, avec les mots de père et de frère, de cordiales poignées de main. Une église assez spacieuse en briques et en terre blanchie à la chaux occupe le centre du village. Quand la cloche les a appelés, ils quittent leurs travaux, et on les voit s’accroupir et se lever alternativement durant les offices ; ils crient ensemble, sur un rhythme guttural et nasillard, les répons et les chants religieux traduits par les missionnaires dans leur idiome, puis ils écoutent dans un grand recueillement la leçon des chefs sacrés ; c’est ainsi qu’ils appellent les religieux français. Qu’ils y comprennent grand’chose, c’est ce que nous n’oserions guère affirmer. Et comment en serait-il autrement, puisque leur esprit, étranger à toute idée abstraite, ne s’était pas même élevé jusqu’ici à la notion d’un être supérieur ? Mais à défaut d’intelligence certains d’entre eux témoignent beaucoup de docilité et de bon vouloir, et il suffit de comparer leur bien-être relatif à l’abjection dans laquelle ils sont nés pour affirmer qu’ils sont l’objet d’une expérience utile et digne d’encouragemens. La même amélioration s’est produite à Pouebo. Dans cette tribu, la mission est située à une demi-lieue de la mer, à l’extrémité d’une belle plaine et sur le penchant d’une colline qu’ombragent des cocotiers. Les bâtimens, qui consistent en deux grandes maisons, une église fort vaste et quelques cases, sont entourés d’ateliers de menuiserie, de charpente et d’une forge où les missionnaires ont eu le bon esprit d’appeler ceux même des jeunes indigènes qui ne se sont pas convertis, afin de les disposer par le travail à l’adoption d’une vie nouvelle. Là des cultures de riz et de maïs ont particulièrement réussi ; on n’en est encore qu’aux premiers essais pour le froment et l’orge. Enfin de grands troupeaux de bœufs, de porcs, de chèvres, animaux que l’île ne connaissait pas, garantissent mieux que tous les sermons l’abolition de l’anthropophagie. À l’île des Pins, le succès a été complet : un millier d’indigènes y obéissent à un seul chef. Les cases sont groupées autour de l’établissement religieux ; par toute l’île, au pied des pitons couronnés de verdure, s’étendent des plantations de cocotiers, de cannes à sucre, de bananes ; la vigne, le figuier, diverses céréales européennes, y prospèrent, et plusieurs indigènes ont appris à élever des abeilles.
Voilà donc de fort bons résultats : seulement il faut reconnaître qu’ils sont très circonscrits. Les catéchumènes n’atteignent pas au chiffre de deux mille, ce qui paraît être moins du vingtième de la population[2] ; de plus, si autour des missions nous trouvons des indigènes dociles et bien disciplinés, en revanche un grand nombre témoignent à l’égard des innovations une extrême répugnance. Parmi ces sauvages, à côté des fervens prosélytes qui ne demandent qu’à croire, il y a les indifférens : ceux-ci écoutent les plus vives exhortations avec indolence ; puis, quand le missionnaire s’est longuement évertué à faire passer dans la langue de ces barbares ses préceptes de morale et de religion, à faire entrevoir des espérances de récompense dans une vie future, des craintes de châtiment, le sauvage, touché par ces dernières considérations, lui répond : « Eh bien ! si ton baptême est si salutaire et procure la félicité, reviens, tu me le donneras quand je serai près de mourir. » Il y a aussi les raisonneurs qui ne reculent pas devant la discussion. Un jour un bon père tâchait de faire naître quelque indignation dans l’esprit d’un de ces indigènes, en lui représentant l’horreur de se repaître de la chair d’un autre homme. « Mais, dit le sauvage, si c’est un ennemi tué dans le combat ? — C’est ton semblable, un homme comme toi, qui pourrait être ton parent et redevenir ton ami. — Sa chair emplit aussi l’estomac et nourrit comme une autre ; d’ailleurs toi-même ne manges-tu pas le mouton et la poule que tu as nourris de tes mains ? »
Pour ces hommes, les animaux élevés dans les cases font pour ainsi dire partie de la famille, et ce qui est comme un des stigmates de leur infériorité, c’est qu’en bien des cas entre les animaux et eux-mêmes ils n’établissent pas de différence. D’autre part, ceux qui acceptent volontiers les salutaires influences des missions se montrent obéissans, dévoués, même laborieux ; mais on ne voit guère s’éveiller en eux l’intelligence spontanée, la conscience morale, le sentiment de la dignité humaine, si bien qu’en présence de cette sorte de passivité on est conduit à se demander si, même dans les plus favorables hypothèses, ces sauvages seront jamais capables de se diriger et de s’élever à une existence vraiment personnelle. On ne peut guère espérer, à vrai dire, que nos missionnaires, quels que soient leur courage et leur zèle, organisent une société indigène vivant sous leur constante direction. Ainsi avaient fait au XVIIIe siècle quelques jésuites à la côte de Californie ; puis les blancs, aventuriers et cultivateurs, ont abordé ce même sol. Que sont devenus alors les disciples des missionnaires ? Tout a péri, tout a été dispersé, parce que ces pauvres gens, organisés pour travailler et vivre comme un troupeau docile, n’avaient pas été armés de l’énergique personnalité, de l’activité individuelle qui seules pouvaient les protéger contre l’activité envahissante du dehors.
Il est donc impossible de rien préjuger encore en faveur de l’expérience dont la Nouvelle-Calédonie est en ce moment le théâtre. Il n’en faut pas moins reconnaître que là s’accomplit en ce moment, au milieu d’une des familles océaniennes, une expérience solennelle et décisive. Le grave problème de leur avenir a été longtemps éludé ; mais il faut le regarder en face aujourd’hui que nous avons mis le pied sur toutes ces terres sauvages, en imposant à leurs habitans l’alternative ou de s’élever jusqu’à nous ou de périr. Il s’agit de savoir si l’éducation peut conduire ces hommes à un degré de moralisation et de dignité qui leur donne, pour ainsi dire, droit d’existence dans les conditions nouvelles où ils se trouvent, et si leur intelligence est capable de s’ouvrir aux notions de devoir, de travail et de société. Cette épreuve, l’Australie et la Nouvelle-Zélande n’étaient point aptes à l’entreprendre. Sans doute il se trouve dans ces colonies des hommes pleins d’une louable compassion : des sociétés charitables s’y sont même organisées en faveur des naturels ; mais que peuvent-elles ? La colonisation y est trop active pour ménager le sauvage ; les squatters, le fusil à la main, débordent toujours. Il leur faut le sol de la tribu, peu importe l’indigène : c’est un être inférieur et malfaisant que l’on chasse comme un gibier. Celui-ci dans ces persécutions injustes ne sent se développer que ses instincts de vengeance et de haine ; il en résulte une lutte sans merci où le sauvage succombe, parce qu’il est le plus faible et le plus mal armé. C’est ainsi que nous avons vu disparaître jusqu’au dernier des naturels de la Tasmanie. Félicitons-nous donc de n’avoir pas tant d’ardeur colonisatrice ; cette expérience que l’entraînement d’une activité sans bornes ne permet pas aux grands colonisateurs de l’Océanie, nos missionnaires l’entreprennent dans notre île de récente acquisition, et on la voit se poursuivre aussi, dans des formes et au milieu de conditions quelque peu différentes, sur d’autres points de l’Océan-Pacifique.
En attendant que l’importance de la Nouvelle-Calédonie se développe avec ses richesses naturelles, Taïti, la principale des îles de l’archipel de la Société, est le chef-lieu de nos possessions océaniennes. C’est une île charmante, couverte de bois, accidentée, dominée par un piton de 2,450 mètres qu’on appelle le Diadème. Au-dessous de ce pic majestueux, sur un plateau élevé de 500 mètres, se trouve un lac long d’une demi-lieue et très profond, dont l’eau est toujours à la température de 23 ou 24 degrés centigrades. De toutes les hauteurs descendent en cascades de petites rivières qui arrosent les vallons pittoresques, les belles plaines et les baies où les habitations sont groupées à l’ombre des cocotiers. La plus grande longueur de l’île est de douze à treize lieues, sa largeur de sept, et une ceinture de madrépores l’enveloppe de toutes parts, laissant seulement en quelques points d’étroits passages. Les premiers navigateurs qui l’ont visitée, frappés de la douceur de son climat et de toutes ses magnificences, la vantaient avec enthousiasme. Voici comment un officier de notre marine, qui l’a vue récemment, en décrit les approches : « Le plus gracieux panorama se déroule devant le navire qui, venant du large, double la pointe de Vénus ; pendant qu’il côtoie le récif, long de dix milles, qui le sépare de la passe, les pics abrupts de l’île se déroulent devant lui, et au milieu d’eux les pitons bien nets du Diadème se découvrent brusquement et surplombent au centre les plus riches vallées de l’île. Les sommets secondaires apparaissent couverts d’une végétation luxuriante au milieu de laquelle scintillent d’innombrables cascades, puis la plage couverte de cocotiers, de pandanus, d’orangers, d’arbres à pain, dont les ombrages abritent çà et là quelques cases, et sur les bords de laquelle vient expirer doucement la mer intérieure, parfaitement calme entre les récifs et la côte. Tel est le tableau vigoureusement illuminé par le soleil des tropiques qui charme le voyageur encore fatigué de la dure navigation du cap Horn. » Bientôt on découvre au fond d’une belle rade les cases blanches de Papeete, la ville française de l’Océanie.
La rade, d’accès facile et bien abritée, offre un bon mouillage aux bâtimens de commerce ; la plage qui la borde se déroule en arc de cercle ; un récif ferme la baie du côté de la mer, et la ville s’étend d’une pointe à l’autre, ayant à son centre un petit môle qui sert d’embarcadère. Autour de la maison du gouvernement ou protectorat, de l’arsenal, des magasins, des baraques et des chantiers de notre établissement, se dressent les habitations de deux ou trois mille personnes tant étrangères qu’indigènes : ces maisons forment une rue bien alignée le long du rivage, et sont généralement en bois ; il n’y a que celles des consuls et les constructions publiques qui soient en pierre et à deux étages. À une centaine de pas du rivage s’ouvre une belle route qui fait le tour de l’île, et vis-à-vis de la baie, dans l’hémicycle que forment les hauteurs étagées en amphithéâtre, les maisons de quelques résidens et des huttes d’indigènes sont semées au milieu de larges et splendides jardins où l’oranger, le bananier, le cocotier, l’aloès, la vanille, vingt autres variétés de plantes intertropicales mêlent leur feuillage. Le marché est situé au croisement des deux routes principales : il consiste en deux hangars couverts en chaume et longs de trente pieds sur dix de large ; quelques naturels, vieillards, femmes et enfans, sont assis entourés de leurs provisions : les fruits de l’arbre à pain, des bananes, des oranges, des monceaux de noix de cocos dépouillées de leur enveloppe, quelquefois du poisson et des porcs vivans ou rôtis ; ils attendent patiemment les acheteurs ou débattent le prix de leurs marchandises avec animation. Près de l’arsenal se dresse une maison commode et assez coquette, c’est la résidence de sa majesté la reine Pomaré, qui, selon son caprice, habite en ce lieu ou à quelque distance dans l’est, à sa hutte indigène de Papaoa. Papeete offre quelques cabarets pour les hommes du port et les matelots et quelques restaurans, mais pas un hôtel comfortable ; cette circonstance et le permis de séjour exigé des étrangers de passage dans la ville sont un sujet de plainte unanime pour les visiteurs anglais et américains.
Au costume européen se mêlent dans la petite ville la chemise indigène et le pareu, sorte de toge de couleur éclatante que les Taïtiens jettent sur leurs épaules et ramènent en plis élégans sur le côté gauche. Avec les belles formes et la taille élevée de la plupart d’entre eux, ce vêtement leur sied à merveille, tandis que ceux qui ont eu la fâcheuse idée de revêtir des habits européens sont gênés et maladroits. Il est d’usage d’aller vers le soir respirer sur le rivage les douces brises de la mer ; voici comment un voyageur américain, M. Ed. Perkins, qui visitait Papeete en 1854, décrit cette promenade : « La chemise et le pareu constituent pour les indigènes le costume général ; quelquefois même le royal époux de Pomaré daigne descendre et se promener par les rues, pieds nus, les reins couverts de deux mètres d’imprimé de Merrimack, par-dessus lesquels flottent les plis de sa tunique indigène. La parure des femmes varie selon la libéralité de leurs admirateurs : quelques-unes d’entre elles déploient un luxe dispendieux de soieries ; on les voit marcher légèrement le long de Broom-Road avec leurs beaux cheveux noirs parfumés des senteurs du manoe et ornés des fleurs blanches du jasmin du Cap, qui tombent négligemment le long de leurs tresses lustrées. Le soir, sur le rivage, se rencontre l’assemblage le plus pittoresque et le plus varié qu’on puisse imaginer : ce sont des marins, des employés, des soldats aux uniformes de toutes couleurs qui se promènent bras dessus, bras dessous, avec les nymphes taïtiennes. Cependant huit heures viennent de sonner, ajoute le visiteur américain, une cloche retentit : il faut que les indigènes rentrent dans leurs habitations ; quant à l’étranger qui n’a pas la caution ou le permis de séjour, il court grand risque d’être arrêté. »
Taïti n’a pas changé en apparence : ce sont toujours ces vigoureux indigènes, les plus beaux de la race polynésienne, qu’admiraient les premiers navigateurs, ce sont aussi ces femmes gracieuses, au parler facile et doux, insouciantes, paresseuses, se parant de fleurs, ne cherchant que le plaisir ; mais, hélas ! aux habitans de cette île vraiment fortunée les Européens ont apporté bien des vices et bien des misères. Des neuf mille indigènes de Taïti, il n’y en a presque aucun qui ne garde des restes ou des traces de maladies venues d’Europe, et tous recherchent avec passion les spiritueux, surtout l’absinthe. Le matin, à l’aube, l’Européen est réveillé par les cris et le bruit que font dans les rues une vingtaine de femmes de tout âge, depuis celle qui a les cheveux gris jusqu’à la jeune fille à la figure rieuse ; elles sont condamnées à balayer, les unes durant une semaine, les autres plus longtemps, le chemin public, et leur crime est de s’être grisées et quelquefois d’avoir été ramassées ivres-mortes.
Voici dix-sept ans bientôt que la France a établi son protectorat ou pour mieux dire sa domination sur Taïti. C’est une précieuse acquisition, car cette île est en ligne droite sur la route qui, de l’isthme américain, Panama, Nicaragua et Tehuantepec, conduit à l’Australie méridionale, région de l’or, vers laquelle les émigrans se portent en foule. Les bâtimens favorisés par la double direction des vents pour l’aller et le retour y relâchent quand ils vont de Melbourne à San-Francisco et réciproquement. Les steamers y renouvellent leur provision de charbon de terre, et c’est ainsi que Taïti et la Nouvelle-Calédonie sont appelées à se donner la main : celle-ci possède les richesses houillères, celle-là leur offre un débouché. Quelques cultures indigènes, le taro, le sorgho, cette fécule alimentaire qu’on appelle arrow-root, fournissent à la consommation intérieure ; mais les richesses naturelles, les ressources agricoles et commerciales pourraient prendre une extension considérable, si les colons étaient plus actifs et plus nombreux. Fort peu d’Européens ont entrepris dans l’île de grands et sérieux essais de colonisation, et il est possible que là, comme sur tant d’autres points de l’Océanie, ce rôle soit réservé aux Chinois.
L’île n’avait vu encore que par exception les visages jaunes, comme on les y appelle, quand en 1856 un bâtiment américain en apporta toute une cargaison. C’était un ramassis de mineurs et de petits artisans que la misère et les mauvais traitemens chassaient des villes et des placeres de l’Australie ; ils s’en allaient en Californie avec la perspective presque certaine de n’y être ni plus heureux, ni mieux reçus. Arrivés devant Papeete, ils firent demander au gouverneur l’autorisation de s’y fixer comme domestiques et portefaix. De son côté, le capitaine américain, qui dans la première partie de la traversée avait eu grand’peine à empêcher une rixe d’éclater entre son équipage et ces hôtes dangereux, se trouva fort heureux d’en être débarrassé. C’est ainsi qu’une centaine de ces hommes sont devenus le noyau d’une petite colonie chinoise qui ne cesse de s’accroître. À Papeete, ils ont leur quartier séparé, d’où ils se répandent tous les matins, dès l’aube, par la ville et dans l’île entière pour y exercer toute sorte d’industries et exploiter les indigènes. Le rapprochement de ces deux espèces d’hommes si différentes, les Chinois et les naturels océaniens, forme un très singulier contraste que l’on ne peut guère observer qu’à Taïti et aux Sandwich, parce que là seulement les indigènes se mêlent dans les villes aux étrangers. À côté du Polynésien des Sandwich et de Taïti, grand et fort, aux traits réguliers, un peu sauvages, offrant une expression tantôt farouche et tantôt naïve, à la démarche à la fois nonchalante et fière, le Chinois fait triste figure avec son crâne nu muni de la longue queue, ses pommettes saillantes et son regard oblique. Accroupi à la porte de sa tente ou courbé sous un fardeau, il a dans sa physionomie quelque chose de craintif et en même temps de fourbe et de railleur. Au regard qu’il jette sur le sauvage, si brave de sa personne, mais si insouciant et si peu industrieux, on voit qu’il le regarde comme sa proie. À peine établi dans l’île, un de ces Chinois avait remarqué la faveur dont les bibles sont l’objet parmi les indigènes. Ce sont des missionnaires anglicans qui ont fait la première éducation religieuse de Taïti, et l’introduction du catholicisme avec la domination française n’a pas altéré les primitives affections des naturels. La Bible, traduite en canaque, a continué d’être leur livre de prédilection. Notre Chinois, muni de colifichets, de verroteries, d’articles de toilette, s’était mis à parcourir l’île, et beaucoup de Taïtiens et de Taïtiennes, placés entre leur amour du luxe et leur foi religieuse, avaient cédé aux tentations mondaines. Le sectateur de Fô avait donc pu faire de la sorte une assez ample moisson du livre chrétien, il en avait monopolisé la vente avec de gros bénéfices, vantant auprès des individus portés à la piété sa marchandise religieuse dans un langage où l’anglais, le canaque et le chinois se mêlaient de la façon la plus pittoresque. Un autre avait imaginé d’utiliser le penchant des filles de Taïti pour le plaisir en organisant à son profit une prostitution régulière ; mais l’administration l’avait arrêté à ses premières tentatives, et sans doute ce n’était pas sans un bien vif sentiment de regret et de convoitise que le soir il voyait passer le long de Broom-Road des essaims de Taïtiennes folâtres. Hélas ! voilà peut-être les hommes auxquels, dans cette île fortunée, appartient l’avenir ! Ils portent avec eux l’activité et le travail ; mais où est le véritable progrès, quand ces qualités ne sont que les instrumens de passions basses et vulgaires ? Si un jour le navigateur trouve là quelques milliers de ces Juifs de l’Orient, entassant, faisant fortune, ne regrettera-t-il pas le temps où les pirogues amenaient aux vaisseaux de Cook les naturels indolens, bienveillans et paisibles de la Nouvelle-Cythère ?
Aux Marquises, l’indigène, mieux préservé du contact extérieur par l’isolement, parce que ces îles n’ont pas été jusqu’ici sur le chemin du commerce et ne voient guère que des baleiniers, a mieux gardé sa physionomie personnelle et primitive. Il semble au reste appartenir à une famille plus énergique et plus farouche que celui de Taïti : les tatouages compliqués, les danses guerrières, les sacrifices humains là où notre influence ne s’étend pas directement, sont encore, dans le groupe des Marquises, en pleine vigueur. Entre les naturels des deux archipels, il y a la même différence qu’entre leurs îles elles-mêmes : Nukahiva n’a pas le riant aspect de Taïti ; ses rivages ne présentent au premier abord que des falaises sombres qui tombent dans la mer par des escarpemens infranchissables, et vont rejoindre des montagnes intérieures finissant en crêtes aiguës et dentelées. Ces falaises de roches volcaniques noires et rougeâtres sont couvertes au sommet d’une herbe dure qui donne à tout le pays un air aride, çà et là quelques arbres rabougris se montrent sur les crêtes ; mais entre les contreforts qui des montagnes vont à la côte former des baies plus ou moins profondes s’ouvrent des vallées décorées d’une riche verdure, et que sillonnent de petits cours d’eau et des torrens. Tapissées d’une végétation inextricable, ne communiquant entre elles que par des passages à peine accessibles aux naturels, ces vallées tiennent les tribus dans un isolement presque complet, qui n’a pas dû être sans influence sur leur caractère. Un fonds permanent de gravité et de tristesse se retrouve chez ces indigènes. Dans leurs réunions, dans leurs jeux, dans les rites de leur culte et jusque dans leurs danses, ils demeurent sérieux. A. les voir demander au kava ses redoutables jouissances, on croirait que ces hommes cherchent l’oubli d’un chagrin ou la distraction d’un incurable ennui.
Cinq ou six naturels se réunissent ; l’un d’eux mâche la racine tendre et blanchâtre de la plante indigène, et de sa salive mêlée à de l’eau il forme une liqueur jaune, douée d’un parfum pénétrant, mais non alcoolique, qui procure une somnolence et une ivresse analogues à celles du haschich. Celui qui en fait usage ne trébuche pas, ne crie pas ; il conserve sa conscience et sa raison. Il est pris d’un tremblement nerveux général, projette la face en avant et ressent une grande faiblesse aux extrémités et dans les articulations. Il marche lentement et d’un pas incertain, puis s’étend sur une natte. Il lui faut un silence et un repos absolus ; la circulation se ralentit, une sueur abondante survient, la vue se trouble, et alors se produisent une sorte de torpeur, de calme et de bien-être, parfois des visions érotiques. Cette ivresse survient au bout de vingt minutes et dure de deux à six heures, quelquefois plus, selon la dose et les habitudes du buveur. Au réveil se fait sentir une lassitude profonde. L’usage du kava a disparu de Taïti, où les indigènes lui préfèrent l’eau-de-vie et l’absinthe, mais il est en pleine vigueur aux Marquises, où les vieux buveurs s’y reconnaissent à leurs yeux injectés, à leur extrême maigreur, à des écailles blanchâtres qui recouvrent toute leur peau ; quelquefois aussi de profonds ulcères rongent leurs membres.
Les Français ont augmenté les ressources naturelles de ces îles en y important plusieurs de nos animaux domestiques, les bœufs, les ânes, les moutons ; déjà depuis longtemps les porcs et les chiens y étaient connus. Par malheur, le rat s’y est aussi glissé, et il cause parmi la volaille les plus grands dégâts ; sans doute c’est pour se réserver l’usage exclusif de cette nourriture que les prêtres et les chefs l’ont déclarée tapu. Jamais on ne déterminerait un naturel à en manger, ni même à reposer sa tête sur un oreiller fait de plumes de poules. Il en est de même pour la tortue de mer, qui est assez rare et qui joue un certain rôle dans les cérémonies religieuses. À Nukahiva, où les sacrifices humains ont disparu depuis l’occupation française, ce sont les tortues qui remplacent les victimes humaines. Parmi les mets favoris de ces sauvages figure encore le devil fish (poisson du diable), sorte de grande raie dont la chasse à coups de harpon, dans les pirogues indigènes, est pleine de dangers et d’émotions. Le requin, avec sa chair rance et coriace, est également une nourriture recherchée par eux ; ils le mangent même en putréfaction. Les baleiniers américains qui fréquentent ces parages connaissent bien ce goût bizarre et l’exploitent à leur profit ; on voit un bâtiment en panne dont tout l’équipage est activement occupé à amorcer des requins à l’aide de vieux morceaux de cuir ; il se ravitaille : en échange des poissons qu’il pourra pêcher, les indigènes vont lui apporter des porcs et des moutons.
Ces insulaires, dont on évalue le nombre à environ douze mille, offrent en général un beau type. Les hommes sont grands et bien faits, leur figure serait souvent très agréable sans les tatouages dont ils se couvrent ; la couleur brun-rouge de leur peau disparaît sous ces affreux stigmates ; ceux qui sont complètement tatoués paraissent noirs ou bleu foncé. Ils retroussent en forme d’éventail leur épaisse chevelure avec une bandelette d’étoffe. Leurs yeux sont noirs et expressifs, leurs dents sont belles, et ils ont plus de barbe que les autres Océaniens. Les femmes sont bien faites et ont une figure agréable. Elles sont nubiles de bonne heure et lascives comme toutes les femmes de l’Océanie. Hommes et femmes sont également aptes à tous les exercices du corps ; ils nagent et plongent avec une merveilleuse habileté. Les dialectes parlés aux îles Marquises et à Taïti sont bien connus aujourd’hui, grâce aux travaux d’un ingénieur hydrographe, M. Gaussin. Ils peuvent procéder d’une source commune, mais ils se sont modifiés en sens divers et ont pris des caractères très distincts selon les instincts et les goûts des deux populations. « Quand, dit un officier de notre marine, M. Jouan, qui a longuement résidé à Nukahiva, on arrive de Taïti, où le peuple est si bruyant et si causeur, où l’on entend de tous côtés un idiome suave et coulant, on est étonné de la taciturnité des Nukahiviens. Ils parlent peu et c’est toujours avec une voix de basse-taille formidable, en scandant profondément les syllabes de leur âpre langage. » Dans leur langue, ces indigènes s’appellent kanata, et aux Sandwich kanaka, de là ce nom de canaques employé par nos marins pour désigner les insulaires du Pacifique.
C’est vers 1842, et au milieu de circonstances qu’une étude récemment publiée dans la Revue rend trop présentes aux esprits pour qu’il soit besoin de les rappeler[3], que la France prenait possession de Taïti et de Nukahiva ; mais les deux établissemens ont eu des destinées différentes, qu’il faut attribuer à leur position respective dans le Pacifique. Le premier, sans atteindre à une grande prospérité, est arrivé cependant à une existence utile et sérieuse : Papeete a vu entrer dans son port, en 1856, cent quarante-trois bâtimens de commerce ; la valeur des importations s’y est élevée à près de 3 millions, et celle des exportations à un peu moins de 2 millions de francs. Nukahiva n’a reçu que les baleiniers américains qui, de la côte nord-ouest, descendent dans les mers du sud. Un hangar et quelques cases, voilà la ville ; un lieutenant, vingt soldats de marine et quelques missionnaires composent toute la population européenne. À plusieurs reprises il a été question d’abandonner cette possession, qui semblait stérile. Pourtant, de ce que l’occupation des Marquises n’a été jusqu’ici d’aucune utilité pour la France, il ne faudrait pas conclure qu’il en doive être toujours ainsi. À l’une et à l’autre extrémité du monde, entre l’Afrique et l’Asie, entre les deux continens américains, un grand projet, en partie réalisé jadis et appelé par le vœu de la civilisation contemporaine, commence à recevoir son exécution. En présence des difficultés de diverse nature qui entravent le percement des isthmes de Suez et de Nicaragua, on a pu en mettre en doute la réalisation, et certes il faudra encore beaucoup de temps, beaucoup d’argent pour atteindre un pareil but ; mais il suffit de jeter les yeux sur une mappemonde et de considérer l’immense développement qu’ont pris de nos jours la marine et le commerce pour être convaincu que quelques considérations égoïstes ne sauraient prévaloir longtemps contre l’intérêt général, et que notre époque, un peu plus tôt, un peu plus tard, est destinée à voir tomber ces vieilles barrières qui allongent le chemin du Pacifique et de la mer des Indes. .Ce jour-là, le groupe des Marquises, l’archipel de la Société, la Nouvelle-Calédonie, échelonnés de l’est à l’ouest de l’Océan-Pacifique, entre l’isthme américain et l’Australie, la Malaisie, la Nouvelle-Zélande, régions de l’or, de la colonisation et du commerce, peuvent devenir autant d’étapes entre le monde ancien et le monde nouveau. Ces rochers, longtemps inutiles, naîtront alors à une vie nouvelle, et c’est aussi à cette même heure que l’arrêt des races indigènes qui les habitent sera prononcé. Ou elles auront pu se façonner à l’existence active et laborieuse dont l’Europe fait une loi même aux îlots de l’Océanie, ou elles auront cédé la place aux Américains, aux Anglais, aux Chinois, à tous les hommes qui par le globe s’agitent et travaillent.
Les tentatives d’éducation religieuse et morale des missionnaires ont-elles réussi à Taïti et aux Marquises ? Il faut, par malheur, reconnaître qu’elles n’y ont produit que de bien chétifs résultats. Aux Marquises, l’indigène écoute les missionnaires avec un visage farouche et ne se convertit pas. À Taïti, un conflit des plus regrettables s’est produit entre les missions protestantes et catholiques. L’île, habituée aux premières, a mal accueilli les secondes, et elle a subi de grands préjudices de leur persévérance. Cet antagonisme, nous allons malheureusement le retrouver aux Sandwich.
Aux Sandwich, dans un groupe d’îles important, la population indigène a tenté de s’organiser à l’image de nos sociétés européennes. Derrière le gouvernement, on voit, à la vérité, se mouvoir les missionnaires américains, et l’assemblée législative, qui, aux termes de la constitution de 1840, est instituée pour tempérer l’autorité du souverain, n’est pas sans exciter quelque peu le sourire avec ses formes à la fois prétentieuses et naïves. Néanmoins dans cette tentative il faut regarder ce qu’il y a de sérieux et de louable, et rechercher quelles espérances elle donne pour l’avenir.
D’abord voici Honolulu, la capitale indigène de l’Océanie et véritablement digne du nom de ville. Quand on l’aborde en doublant le cap Diamond, les pics dépouillés de Oahu, la riche verdure des pentes montagneuses, les hauts cocotiers de la plaine de Waikiki, et les madrépores que laisse entrevoir l’eau transparente de la mer ne semblent promettre qu’un de ces paysages océaniens dans lesquels la splendeur de la nature compense la misère des hommes. Aussi est-on agréablement surpris, à l’ouverture de la baie, au lieu des huttes entremêlées de maisons chétives, de voir se dérouler le long d’un port animé, encombré de bâtimens, garni de quais, des édifices, des hôtels, des palais, comme dans une ville anglaise ou américaine. Cette prospérité est récente, et elle tient moins à l’industrie des indigènes qu’à cette circonstance fortuite qui a animé toute une région du monde : la découverte de l’or. Il s’est produit ainsi entre la Nouvelle-Calédonie et les Sandwich une solidarité d’intérêts très profitable à celles-ci, et Honolulu s’est mis à grandir presque en proportion de San-Francisco. Les principales rues sont Main-Street et Nuuanu-Street, qui se coupent à angles droits. La première traverse la ville dans sa largeur, de la rivière des Perles aux plaines de Waikiki ; la seconde débouche sur le port, et va de la mer à la riante vallée de Nuuanu, toute bordée de riches villas, et terminée par un précipice fameux dans les fastes de l’histoire locale : le conquérant des Sandwich, Kamehameha le Grand, qui réunit sous sa domination l’archipel entier, jeta dans ce précipice son rival le roi d’Oahu avec les débris de son armée.
Ces deux rues, qui composent le beau quartier d’Honolulu, sont bien entretenues et bordées de maisons élégantes et de riches magasins ; beaucoup d’étrangers y font leur résidence. Un grand nombre de rues moins considérables viennent y aboutir : celles-ci sont souvent étroites et tortueuses, mais en général elles sont remarquables par leur propreté. C’est là une qualité qui n’est pas familière aux indigènes de l’Océanie à l’état sauvage, et qu’ils ont su, comme on le voit, prendre ici. Il n’y a d’infect que le quartier chinois, car là encore le Chinois a pullulé ; la Californie en a déversé sur les Sandwich quelques milliers, et même avant la découverte de l’or il y en avait déjà un certain nombre dans l’archipel. Ils y sont, comme partout, marchands, petits artisans, portefaix. On voit aussi quelques gros commerçans débitant des tissus des fabriques de Canton et autres villes du Céleste-Empire. Le Chinois est généralement ici plus humble qu’à Taïti ; le voisinage du Yankee le met mal à l’aise. Un certain nombre d’entre ces immigrans ont épousé des femmes indigènes et paraissent s’être définitivement fixés dans l’archipel. Ce que l’on voudrait voir et ce que l’on cherche vainement dans les rues populeuses et commerçantes d’Honolulu, ce sont de grands magasins dirigés par les indigènes : ceux-ci abondent dans le marché, font la vente de détail ; mais les affaires importantes, les grandes entreprises, qui pourraient les mettre sur le niveau des marchands anglais et américains, ils ne semblent pas encore bien les concevoir. Peut-être cependant l’exemple des hôtes industrieux que de ses deux rivages extrêmes le Pacifique leur apporte, Chinois et Américains, finira-t-il par compléter leur éducation commerciale. Cela est d’autant plus à désirer qu’il n’y a pas sur le globe de terre plus avantageusement située que les Sandwich. Quand l’isthme américain sera percé, ces îles seront la plus importante de toutes les stations entre l’Europe, l’Amérique, la Chine et l’Australasie. Sans attendre la réalisation de ce grand dessein, elles ont dès aujourd’hui une activité et une prospérité remarquables, dues au voisinage des placeres, à la visite annuelle des baleiniers américains et à la colonisation des plus importantes régions de l’Océanie. Le gouvernement royal a beaucoup à se louer de l’activité qui anime son petit archipel : ses revenus augmentent chaque année ; ils s’élèvent aujourd’hui à environ 120,000 livres sterling, ce qui est fort beau pour un roi constitutionnel de l’Océanie ; mais ses sujets n’y prennent point une part suffisante et n’en profitent pas assez.
Cependant le marché présente tous les matins un spectacle plein d’animation, et à y voir les détaillans indigènes empressés, avenans, on sent que ni le bon vouloir ni l’intelligence ne leur manquent. On ne s’explique pas bien comment ces gens, lorsqu’ils ont réuni un petit capital, ne tentent pas davantage et ne deviennent pas entreprenans à l’exemple de tant d’étrangers qui font fortune au milieu d’eux. Peut-être cela s’explique-t-il par les traditions militaires et pour ainsi dire féodales de l’ancienne société, qui connaissait peu le commerce et n’estimait que la guerre.
Parmi les édifices remarquables d’Honolulu, on peut mentionner la maison du gouvernement, construction à deux étages faite de beaux blocs de corail. Elle reçoit le conseil législatif durant la session, et elle est occupée par les ministères de l’intérieur et des affaires étrangères. Sur une large porte en plein-cintre est sculpté un’ diadème doré, emblème de la dignité royale. La douane, le palais de justice, le marché sont également construits en corail, et ne manquent ni de commodité ni d’élégance. Le palais, confiné à une extrémité de Main-Street et entouré d’arbres et de grands murs, est difficilement visible. Il est spacieux, et renferme à la fois des appartenons décorés dans le goût européen, avec tout le comfortable du luxe moderne, et quelques chambres disposées suivant le vieux mode havaïen. À l’entrée du port se dresse une forteresse, mais elle sert plus de prison que de défense nationale ; on y voit errer nonchalamment deux ou trois sentinelles. Dans ces derniers temps ont été construits des quais magnifiques, au pied desquels il y a une assez grande profondeur d’eau pour que les bâtimens du plus fort tonnage y puissent mouiller et débarquer leur cargaison, ce qui n’empêche pas le bassin d’être animé par le mouvement ininterrompu des petits bateaux indigènes allant, venant, portant des dépêches, échangeant des communications entre les navires. Voici peu d’années seulement que les voitures ont remplacé à Honolulu des espèces de litières traînées par deux indigènes, et qui étaient seules employées ; on y voit aujourd’hui de beaux équipages. Une sorte de réprobation avait fini par s’élever contre l’usage d’employer ainsi les naturels comme des bêtes de somme. L’aspect des rues, avec leur population d’hommes de tous les pays, de toutes les couleurs et de tous les costumes, est des plus pittoresques : la queue, le turban, le panama et le chapeau rond s’y croisent et s’y mêlent en tous sens, et çà et là, au milieu de cette foule bigarrée, apparaît, comme un souvenir des temps primitifs, quelque indigène encore païen avec sa chevelure relevée en touffe ou dressée en éventail. Seulement le maro a été remplacé forcément par le pareu ou la chemise, car il y a des lois de décence que l’on ne braverait pas impunément à Honolulu. D’ailleurs les costumes de tous les pays et de tous les temps y ont droit de cité ; les modes sont quelque peu arriérées toutefois dans la fashion havaïenne. Les riches indigènes, les personnages de la cour ont pris l’habitude du costume européen et le portent avec assez d’aisance, quoique bien certainement il convienne moins à leur belle taille et à leurs traits bronzés que le simple morceau d’étoffe dans lequel certains d’entre eux se drapent encore si bien. Quant aux élèves des missions, ils sont obligés de revêtir le pantalon et la chemise : aussi ces vêtemens sont-ils à leurs yeux comme l’uniforme du christianisme ; mais la plupart s’y trouvent mal à l’aise, et l’on voit encore nombre d’indigènes, dès qu’ils ont dépassé les dernières maisons de la ville, retirer leur pantalon pour courir avec moins de gêne.
Les femmes sont généralement jolies ; elles mêlent avec beaucoup de grâce des guirlandes de fleurs aux boucles de leur chevelure ; il en est qui se coiffent d’un panama aux larges rubans. On les voit, parmi les touffes de verdure des vérandas ou à leurs fenêtres, curieuses et souriantes ; les unes s’habillent à l’européenne, les autres savent se faire, avec des soieries chinoises aux broderies bizarres, les costumes les plus élégans, ou bien elles se couvrent de mousseline légère et s’entourent la taille de rubans dont elles laissent flotter les bouts. L’après-midi du samedi est, de toute la semaine, le moment où la ville offre le plus d’animation. On sait pourquoi : les habitans s’y dédommagent à l’avance des rigoureuses austérités du dimanche que leur ont imposées leurs missionnaires. Main-Street est alors encombrée d’équipages et de chevaux, et la plaine de Waikiki est le rendez-vous favori des troupes d’amazones et de cavaliers qui parcourent la ville à bride abattue. La classe élevée de la société indigène se plaît à donner des fêtes, des bals, à organiser des promenades et des cavalcades. Il y a même par la ville des maisons publiques de danse où les femmes courent en foule, et dont les missionnaires n’ont pu encore obtenir la fermeture malgré tout leur crédit.
Jusqu’en 1840, le gouvernement des Sandwich consistait en une sorte de féodalité assez puissante groupée autour d’un souverain : de droit celui-ci était maître absolu ; mais de fait les chefs militaires chargés de l’administration des diverses îles étaient aussi puissans que lui. Il n’y avait pas de lois fixes, et un gouverneur de Oahu peignait fort bien la situation en disant que sa bouche était la loi. Depuis une vingtaine d’années, des ministres américains répandus dans l’île avaient fait un assez grand nombre de prosélytes, et s’ils n’avaient pas réussi à s’emparer de l’esprit du roi Kamehameha III, alors âgé de moins de vingt ans, jeune homme intelligent, mais porté par son tempérament à la dissipation et au plaisir, en revanche ils dominaient complètement sa sœur, la régente Kinao. Sur ces entrefaites, des missionnaires catholiques essayèrent d’introduire leurs prédications dans l’archipel ; les ministres américains leur firent donner l’ordre de se retirer, et comme ils tardaient à obéir, on les jeta à la côte de Californie. L’amiral Laplace parut avec l’Artémise devant Honolulu pour obtenir réparation de cette insulte, et ne quitta les îles Havaï qu’après la conclusion d’un traité en vertu duquel l’exercice du catholicisme était déclaré libre dans les états de Kamehameha et favorisé des mêmes privilèges que le protestantisme. Alors les ministres américains, menacés de voir leur autorité amoindrie, engagèrent le roi à donner à son peuple une constitution, afin d’exercer plus facilement leur influence sur le gouvernement, lorsqu’il serait centralisé dans ses mains. C’est ainsi que fut promulguée la constitution de 1840, bizarre mélange d’institutions démocratiques et féodales, avec un préambule et des considérations générales empruntés à la déclaration d’indépendance américaine. La chambre des nobles se composait du roi, de onze membres en partie héréditaires et de cinq femmes. De tout temps, les femmes ont joué un rôle politique aux Sandwich, et leur admission dans la chambre noble est une des singularités de la constitution havaïenne. Ce corps législatif était complété par l’adjonction de sept membres dont les noms étaient présentés au choix du roi par la foule des électeurs. Ce premier essai de constitution a subi quelques modifications à la suite de la grande invasion d’étrangers qui a suivi la découverte de l’or en Californie. Aujourd’hui la chambre des nobles comprend vingt-cinq membres, avec le roi, la reine et les quatre ministres, dont trois sont des étrangers naturalisés, c’est-à-dire des Américains. La chambre basse, qui a pris une assez grande extension, compte vingt-sept membres, dont huit étrangers et dix-neuf indigènes. Tout le monde a le droit de voter, hommes, femmes et enfans. Les impôts consistent en une taxe de 8 shillings par famille et une corvée de trois jours de travail par mois imposée à chaque individu au profit du gouvernement. C’est ordinairement en mai et juin que l’assemblée législative tient ses sessions. Adresses, pétitions, discours, luttes d’influence, rien ne manque à, ce petit gouvernement. Une correspondance catholique d’Honolulu datée de novembre 1853 s’exprimait ainsi : « Le ministère Judd vient d’être renversé. C’est un coup terrible porté à la puissance des missionnaires hérétiques ; on leur fait une guerre ouverte, et ce sont leurs compatriotes qui travaillent ouvertement à les chasser du gouvernement. La destitution de M. Armstrong, ministre de l’instruction publique et le plus grand ennemi de l’église romaine, a été l’objet de pétitions solennelles. » On le voit, derrière l’assemblée représentative, il y a les ministres et les missionnaires, et c’est à leur instigation et à leur profit que s’engagent ces luttes ministérielles que raconte avec passion le journal the Polynesian, organe officiel du gouvernement.
Après avoir témoigné pour le christianisme une longue indifférence, Kamehameha III semblait incliner fortement vers les protestans, et à plusieurs reprises il leur avait donné des témoignages non équivoques de bonne volonté quand il est mort en décembre 1854. Son neveu Liholiho lui a succédé sous le nom de Kamehameha IV. C’est, d’après le rapport des missionnaires évangélistes, un homme intelligent, qui a reçu une éducation libérale et voyagé aux États-Unis et même en Angleterre. Aucun acte important n’est venu encore signaler de quel côté il place ses préférences. L’attention durant ces dernières années s’est moins portée sur la conduite du gouvernement que sur les désastres qui ont affligé l’archipel. D’abord est venue la petite vérole, qui en moins de deux mois, dans le seul district d’Honolulu, a fait plus de trois mille victimes. Une maladie particulière ne cesse de frapper un grand nombre de femmes en couches et les tue avec leurs enfans ; les angines, la rougeole font de continuelles victimes, si bien que la population décroît d’année en année avec une effrayante rapidité : on l’évaluait à 300,000 âmes au temps de Cook, à 150,000 il y a quarante ans ; en 1850, elle n’était plus que de 78,000, et le recensement qui a suivi l’avènement de Kamehameha IV ne l’a plus trouvée que de 71,000. À ces désastres d’autres fléaux viennent s’ajouter. Des volcans en éruption permanente versent des torrens de lave qui débordent dans la campagne, rasent les forêts, détruisent tout sur leur passage jusqu’à la mer. La terrible Pelé, déesse qui habite ces profondeurs souterraines, gronde de ne plus recevoir ses offrandes de victimes humaines dans son lac de feu. Les indigènes appellent ainsi un cratère de trois lieues de circonférence où la lave bouillonne toujours, et ceux d’entre eux qui, ouvertement ou dans le fond de leur cœur, sont restés attachés aux anciennes superstitions disent que les temps sont venus où, suivant d’antiques prédictions polynésiennes, les terres seront bouleversées, l’hibiscus et le corail s’étendront, et l’homme disparaîtra des îles.
Dans ces circonstances et au milieu de ces désastres, les mormons, qui du fond de l’Utah recrutent des adeptes dans toutes les parties du monde et jusqu’à l’extrémité de la Norvège, ont envoyé quelques-uns de leurs saints à travers le bras du Pacifique qui sépare la côte ouest des Sandwich. Les missionnaires mormons prêchent aux indigènes que, dans peu d’années, le monde sera bouleversé, que les îles ébranlées par les volcans s’abîmeront dans l’océan, et ils invitent ceux qui possèdent quelques biens à les vendre pour se rendre sur les bords du lac Salé à la Montagne de Sion, terre promise d’Israël où les élus vivront pendant plus de mille ans dans l’abondance et la prospérité. Ils ont réussi à faire dans les Sandwich de 4 à 5,000 prosélytes. Le reste de la population de l’archipel se partage en tiers à peu près égaux entre les protestans, les catholiques et ceux des indigènes qui n’ont pas encore abandonné leurs anciennes croyances. Dans un rapport daté de New-York, novembre 1857, sur l’état des missions américaines dans les Sandwich, nous lisons que les églises évangéliques comptent de 22 à 23,000 membres effectifs et plusieurs milliers de catéchumènes. Des écoles, au nombre de plus de 300, sont réparties par tout l’archipel, et le gouvernement affecte annuellement plus de 40,000 dollars à l’entretien de ces établissemens. Le chiffre des églises est de 30 environ, et Oahu a vu fonder récemment une institution d’enseignement supérieur où de jeunes indigènes sont préparés à la tâche d’évangéliste et d’instituteur. L’enseignement leur est donné en anglais, et ils parviennent à parler cette langue avec une entière correction. L’intelligence des naturels, au dire des ministres et des missionnaires, est prompte, leur mémoire excellente, mais leur esprit est mobile, et ils ne savent pas mûrement réfléchir. Leur libéralité à l’égard des églises est très grande, les ministres ne cessent de la vanter et de la donner en exemple aux chrétiens d’Europe.
De leur côté, les missionnaires catholiques comptent plus de 20,000 prosélytes ; leurs églises et leurs écoles sont également nombreuses. La plupart des voyageurs qui ont visité la Polynésie se sont demandé si l’austérité des missionnaires protestans, et particulièrement des méthodistes, convenait bien à l’éducation des indigènes. Les rapides progrès du catholicisme aux Sandwich, malgré toutes les entraves qui lui étaient imposées, pourraient servir de réponse à cette question. Cette forme du christianisme plaît mieux avec ses pompes et ses cérémonies à ces populations vives, impressionnables, amies des fêtes. Malgré cela, peut-être eût-il été préférable que les catholiques, au lieu de venir faire ici concurrence aux protestans, portassent leur zèle sur quelque autre point de l’Océanie encore dépourvu de prédications religieuses, parce que la rivalité des deux doctrines chrétiennes est d’un fâcheux effet et entretient le trouble dans l’esprit des indigènes. Les pauvres gens se jettent comme une insulte les mots de papistes, de calvinistes, d’hérétiques et d’idolâtres, et, sans avoir la moindre idée de ce que peuvent être Calvin, le pape et Luther, beaucoup d’entre eux seraient disposés à renouveler en leur nom les luttes dont le prix autrefois était un lambeau de chair humaine. Or que doivent se proposer avant tout les missionnaires de l’une et de l’autre croyance ? Adoucir des hommes encore incultes, faire disparaître en eux tout sentiment d’inimitié, les moraliser, leur donner des goûts et des habitudes d’ordre, de famille, de société régulière. Il est d’ailleurs de toute évidence que ces hommes, soit qu’ils se réunissent pour chanter des cantiques bibliques, soit qu’ils préfèrent la messe, sont tout à fait hors d’état de rien comprendre aux subtilités et aux distinctions théologiques ; cela devrait rendre ministres et missionnaires plus tolérans à l’égard du dogme, pourvu que les grands principes que l’une et l’autre croyance admettent également pénétrassent dans les esprits et que les préceptes de la morale chrétienne adoucissent les cœurs.
Pour les Sandwich, où la rivalité subsiste depuis tantôt vingt ans, il n’y a plus qu’à constater un état de choses regrettable ; mais n’est-il pas à souhaiter que les Pomotou, dont la France vient de prendre possession, restent le domaine exclusif du catholicisme, qui y a obtenu déjà des résultats avantageux, et que dans les Fidji au contraire, où l’Angleterre a récemment planté son drapeau, dans les îles Samoa et en plusieurs autres points, le catholicisme renonce à faire concurrence aux ministres des diverses sectes protestantes qui depuis quelques années y ont porté leurs prédications ? Le catholicisme a dans notre Nouvelle-Calédonie, ainsi que nous l’ayons fait observer, un vaste champ d’expériences où tout le favorise : la protection de nos officiers, l’isolement dans lequel ont vécu jusqu’ici les sauvages, l’absence relative du contact extérieur. C’est là surtout qu’il doit concentrer ses efforts.
Les essais d’éducation tentés dans les colonies françaises et les Sandwich soulèvent une autre question : convient-il que cette éducation soit exclusivement morale et religieuse ? Il est un autre but que dans leur rôle protecteur les hommes de bonne volonté auraient dû également poursuivre : à côté du salut de l’âme, il serait bon de compter pour quelque chose celui de cette vie présente. Or, pour apprendre à vivre, pour acquérir la force de respirer, pour ainsi dire, au milieu de la foule qui s’agite autour d’eux et les presse, les indigènes océaniens auraient besoin de recevoir une éducation plus pratique que celle qui leur est offerte par les missions. Les cantiques ne suffisent pas ; il faudrait aussi quelque peu de cette arithmétique que les Américains pourraient si bien enseigner. Le commerce, les mille procédés de l’industrie, telles sont aujourd’hui les conditions d’existence, surtout pour une société qui subit le contact journalier des Yankees, des Chinois, de tous les marchands du globe. Par malheur, une telle éducation ne se donne guère ; elle s’acquiert spontanément, et il faut bien reconnaître qu’aux Sandwich l’exemple des étrangers n’a pas beaucoup agi sur les naturels : tant d’activité les étonne, mais ne les gagne pas. On ne peut pas espérer que l’absorption, sans doute prochaine, de l’archipel par la confédération des États-Unis leur profite davantage, et on ne saurait se dissimuler que ce genre d’infériorité est l’un des principaux argumens dont on se prévaut contre l’avenir des indigènes océaniens. D’autre part, se peut-il faire que des races humaines entières disparaissent sans laisser de traces, sans avoir rempli un rôle dans l’histoire de notre globe, et qu’elles reculent devant nous comme des troupes d’êtres inférieurs et malfaisans ? Penser ainsi ne serait-ce pas ravaler l’espèce humaine en la frappant dans plusieurs de ses familles ? Le problème est plus grave et nous touche de plus près qu’il ne semble d’abord : si entre les diverses familles humaines nous admettons des inégalités natives et insurmontables, que devient l’espèce entière ? Une série d’êtres descendant par degrés de l’intelligence à la vie animale, n’ayant plus le droit de se prévaloir de cette âme immortelle et supérieure qui place l’homme à part dans la création. Il faut en effet, ou que les âmes de tous les hommes soient égales entre elles, ou qu’elles s’abaissent par degrés vers le principe qui anime les êtres inférieurs. Croyons donc, dans l’intérêt de notre dignité même, que ces hommes sont nos égaux et vraiment nos frères, que des différences d’expérience, de milieu, d’éducation ont seules mis entre eux et nous tant d’espace. Il faut nous souvenir aussi que l’Europe, mère-patrie de la civilisation, est partout couverte de monumens où les prêtres de nos vieilles religions versaient le sang des hommes, et que le temps, qui ne paraît pas compter avec les individus, mais avec les espèces, a dû exterminer des quantités innombrables de nos ancêtres avant ces âges reculés où ils nous apparaissent encore sauvages, dans le demi-jour de l’histoire. Les races incultes qui couvrent de si larges espaces du globe devront de même survivre, et être représentées, par débris au moins, dans les futures combinaisons de notre monde, et peut-être existe-t-il quelque élément de salut inconnu encore et propre à concilier avec les faits qui se pressent les grands principes de la philosophie et de la religion. Il n’y a là encore cependant que des hypothèses obscures et compliquées ; on ne peut que les indiquer, et c’est à l’avenir, un avenir prochain peut-être, d’y répondre.
ALFRED JACOBS.
- ↑ Voyez les livraisons du 15 novembre 1858, 1er janvier et 15 mars 1859.
- ↑ M. Tardy de Montravel croit pouvoir évaluer la population de la Nouvelle-Calédonie à 60,000 âmes. Ce chiffre semble trop élevé ; il est probable qu’il sera arrivé à cet officier, comme à Cook et aux autres navigateurs, d’être induit en erreur par le grand nombre d’indigènes qui se pressaient sur son passage, en désertant momentanément l’intérieur pour voir ses vaisseaux.
- ↑ Voyez, sur la Reine-Blanche aux îles Marquises, la Revue du 15 juillet 1859.