Les Études d’une voyageuse anglaise sur l’Afrique occidentale

Les Études d’une voyageuse anglaise sur l’Afrique occidentale
Revue des Deux Mondes4e période, tome 152 (p. 697-708).
LES
ÉTUDES D’UNE VOYAGEUSE ANGLAISE
SUR L’AFRIQUE OCCIDENTALE

Miss Mary H. Kingsley est une voyageuse intrépide, qui a un goût particulier pour l’Afrique occidentale, pour le littoral du golfe de Guinée. Elle y a été déjà plus d’une fois et se promet d’y retourner. C’est dire que Mlle Kingsley ne voyage pas en touriste ; on ne se promène guère pour son plaisir dans les pays qui ont pour elle tant d’attrait ; il faut avoir des marchandises de traite à débiter, une mission à remplir, ou des curiosités savantes à satisfaire. Ces contrées lointaines portent de beaux noms, Côte-des-Graines, Côte-d’Or, Côte-d’Ivoire, mais elles figurent parmi les régions les plus insalubres du monde : c’est la fièvre qui est la patronne de la paroisse. Vous êtes sûr d’entendre à bord du bateau qui vous y transportera des conversations lugubres, que vous n’oublierez point : « Capitaine, vous souvient-il de X… ? — Pauvre diable ! C’est avec moi qu’il a fait sa dernière traversée, celle dont on ne revient pas. » Pendant que le capitaine déplore la fin prématurée de X…, gaillard au teint frais, de belle espérance, un fonctionnaire, qui est allé passer ses vacances en Europe et regagne son poste, travaille à l’instruction d’un de ses jeunes collègues, qui en est à son premier voyage : — « Avez-vous eu soin d’emporter vos habits de gala ? — Assurément, répond le novice, qui se promet de courir les bals. — A la bonne heure, réplique l’autre, vous en aurez besoin pour assister aux enterremens. » Et il lui explique que la fièvre n’est pas la seule ennemie à laquelle on ait affaire dans l’Afrique tropicale, qu’il faut s’y garder à carreau pour se préserver de la gale portugaise, des abcès, des ulcères, du ver de Guinée et de la petite vérole.

Ce n’est pas seulement le pays des maladies qui tuent, c’est le séjour favori des insectes importuns et agressifs qui mettent la patience humaine à de dures épreuves. Après avoir réfléchi à tête reposée sur cette affaire, Mlle Kingsley a constaté que, sur cent variétés d’insectes africains, il en est soixante-quinze qui piquent, cinq qui mordent, que les autres sont des parasites convaincus que nous avons été mis au monde pour leur donner la table et le couvert. Elle engage les gens sensés, lorsqu’ils voient passer sous leur nez un être ailé, ayant à peu près la figure d’un homard volant ou d’un abraxas gravé sur une gemme gnostique, à ne prêter aucune attention à ce qu’il fait, à ce qu’il dit, à ce qu’il projette. Laissez-le sur sa bonne foi, ne l’interrogez point, n’engagez aucune querelle avec lui ; vous n’en sortiriez pas à votre honneur. Conclusion : Mlle Kingsley estime que les hommes et les femmes qui ont la peau délicate feront bien d’aller se promener partout ailleurs qu’en Guinée.

Elle en dit autant de quiconque n’aime pas le bruit et prend plaisir aux longs silences d’un village anglais. Le nègre aime passionnément le tapage, et ses cris, ses éclats de voix chagrineront vos oreilles autant que les instrumens de musique dont il fait ses délices. Tel Européen a besoin d’écrire pour être sûr de son idée ; parler est nécessaire au noir pour penser. Il parle à son prochain, il se parle à lui-même, ou il converse avec les esprits, avec d’invisibles fantômes. Mlle Kingsley a vu, dans une maison de palabre, un homme dont la mère était morte depuis longtemps, et qui par instans se retournait en disant : « Mère, vous en souvient-il ? » Et, grillons ou cigales, comme les hommes, les bêtes ne se lassent pas de parler. Vous rencontrerez là-bas certaines grenouilles, à la voix claire et perçante, dont l’infatigable chanson vous tiendra éveillés, jusqu’à l’heure où les oiseaux rouvrent les yeux et recommencent à siffler. Aventurez-vous, le soir, dans une forêt où la lune répand une vapeur de lumière argentée, vous entendrez le grognement voluptueux de l’hippopotame, l’aboiement plaintif du crocodile, le cri subtil des chéiroptères, la toux du léopard, et parfois un hurlement mystérieux, sinistre, d’une douceur ineffable et terrible, poussé par l’esprit d’un mort, qu’une affaire pressante a fait revenir sur terre et qui regagne le séjour des ombres.

Mlle Kingsley a souffert comme tout le monde des désagrémens de l’Afrique tropicale ; le chant de la grenouille lui a fait passer des nuits blanches, les insectes qui piquent l’ont piquée, ceux qui mordent l’ont mordue, et elle a) bravé parfois des dangers plus sérieux. Mais elle prend ses maux en patience. Elle est née pour les entreprises, pour les combats ; étant douée d’une forte dose d’humour britannique, elle voit le côté comique des tragédies, et personne ne raconte ses mésaventures avec plus de gaieté. Que si vous lui demandez quel attrait si puissant a pour elle le pays de la fièvre et des insectes, elle vous répondra que les rivières équatoriales sont un admirable endroit pour pêcher et qu’elle est passionnée pour la pêcher ; que c’est de tous les sports le plus agréable et le plus bienfaisant, le seul qui vous permette de jouir vraiment de vous-même ; que si vous avez le tempérament d’un vrai pêcheur, eussiez-vous passé toute une journée à ne rien prendre, vous rentrez chez vous content de votre sort, sans avoir dans le cœur aucun mauvais sentiment à l’égard des poissons que vous n’avez pas pris.

Mais elle a beau dire, les hommes l’intéressent encore plus que les poissons, surtout quand ils ont la peau noire, les lèvres saillantes, la barbe rare et les cheveux laineux. Évolutionniste convaincue, elle aime à étudier notre espèce dans ses commencemens, et elle a décidé depuis longtemps que l’endroit du monde le plus favorable à l’étude des croyances et des lois primitives est la côte africaine qui s’étend du sud de la Gambie au nord de la rivière du Cameroun, que c’est là qu’on trouve les vrais nègres, purs de tout mélange avec les Maures musulmans, avec les races berbères et avec les Bantous. Elle n’a pas perdu son temps chez eux ; elle a le don de l’observation et ce sens critique qui se défie des partis pris, des préventions irraisonnées. Elle ne se contente pas d’observer, elle argumente et conclut. Un journaliste américain l’a accusée de jurer quelquefois comme un troupier. C’est une calomnie. Elle a l’humeur vive, la tête chaude, des indignations, des colères, et elle aime la polémique ; mais fiez-vous à sa sincérité ; si chères que lui soient ses idées, elle ne cherchera jamais à surprendre votre bonne foi, elle n’affirme que lorsqu’elle est sûre de son fait. Elle vous dira comme le vieil Hérodote : « Voilà ce que j’ai vu, voilà ce qu’on m’a dit ; voilà ce que je crois, voilà ce que je sais. » Elle avait publié un gros volume sur l’Afrique occidentale, auquel une revue anglaise a rendu le témoignage que c’était un des livres les plus instructifs et les plus amusans qu’ait inspirés le continent noir. Elle vient d’en publier un second, intitulé : Études africaines, qui m’a charmé et persuadé[1]. Mlle Kingsley n’a pas besoin de jurer comme un troupier pour que nous soyons tentés de l’en croire.

Elle a lié un commerce si intime avec l’âme africaine qu’elle en connaît tous les secrets, les tours et les détours. Je ne crois pas que personne avant elle ait si bien déchiffré le vrai noir, qui n’a subi aucune influence étrangère, auquel le Christ et Mahomet n’ont rien appris, que personne ait expliqué si nettement ce qui se passe dans sa tête crépue, l’idée qu’il se fait de la société civile, de la propriété, de la justice, le culte qu’il rend à sa mère et l’empire qu’elle exerce sur ses pensées, les services qu’il demande à ses médecins et la peur que lui inspirent ses sorciers, son fétichisme qui, comme toutes les religions, a ses écoles et ses sectes, les mystères d’une imagination qui ne croit pas à la matière et attribue tous les événemens de ce monde à l’action d’une hiérarchie d’esprits, les uns sournois ou farouches, dont il faut se garer, les autres plus bénins, dont on se concilie les bonnes grâces par des cérémonies, des caresses et des manèges. Écoutez docilement les explications de Mlle Kingsley, pénétrez-vous de ses leçons, et vous arriverez bientôt à parler et à penser nègre. Vous vous persuaderez sans peine que la matière n’est que de l’esprit inerte, somnolent, toujours prêt à se réveiller. Quand vous verrez un arbre décapité par la foudre, vous direz qu’il avait l’esprit faible et qu’un esprit plus fort l’a tué. Le pot que vous aviez mis au feu s’est fêlé ou brisé ; il a perdu son esprit. Avant de partir pour la chasse, vous frotterez votre fusil avec certain baume qui lui plaît ; rappelez-lui qu’il vous a de grandes obligations, que vous ne lui avez jamais épargné les soins ; s’il vient à rater, vous en conclurez que son esprit était malade et que c’est l’effet d’un sortilège. Ne passez pas une rivière sans vous entretenir quelque temps avec l’esprit des eaux ; priez-le de vous être propice ; s’il faut qu’une barque chavire, que ce soit celle d’un homme qui ne vous aime pas. On réussit souvent à persuader les esprits ; il n’est que de savoir s’y prendre.

Je ne saurais dire si Mlle Kingsley n’a pour le fétichisme et les fétichistes qu’un amour de bienveillance, de charité, ou si son cœur s’est laissé toucher. Sa raison proteste, et dans le fond elle est très raisonnable ; mais elle pense qu’il en est de la raison comme de toutes les choses de ce monde, qu’il n’en faut pas abuser. Elle nous raconte qu’un de ses compatriotes, qui revenait du pays des noirs, avisa en débarquant à Liverpool un facteur de la poste, fondit sur lui, ’ le pressa tendrement sur son cœur : c’était la civilisation anglaise qu’il fêtait dans la personne de. cet humble fonctionnaire, fort étonné de son aventure. « Pour moi, dit-elle, quand je reviens d’Afrique, ce qui me rend fière d’être Anglaise, ce ne sont pas nos mœurs et nos coutumes, ni nos maisons, ni notre climat ; ce sont nos puissantes et ingénieuses machines qui me révèlent la supériorité de notre race. » Et pourtant il y a des jours où il lui vient des doutes, des inquiétudes, où elle se dit : « Nous sommes très différens des hommes de là-bas : leur sommes-nous supérieurs de tout point ? Soyons sincères, ils ont sur nous cet avantage que, dans leur conduite comme dans leurs discours, ils sont toujours conséquens à eux-mêmes et à leurs principes. Nous sommes disposés, nous autres, à tout expliquer par l’action de la matière sur la matière ; mais la religion spiritualiste, d’origine asiatique, que nous avons adoptée, nous oblige à compter avec elle, et nous vivons d’accommodemens, de compromis ; nous avons des pudeurs qui nous retiennent et nous gênent ; nous sommes des matérialistes honteux, et nous déguisons les viandes qui nous plaisent. »

Le noir explique tout par l’influence des esprits sur les esprits ; il se sent gouverné par des puissances occultes, avec lesquelles il est en commerce réglé et quotidien ; il voit ce que vous ne voyez pas, il entend ce que vous n’entendez pas, et pour ce visionnaire réaliste, il n’y a de réel que ce que l’Européen n’entend ni ne voit. Mœurs, usages, devoirs de famille, rapports des chefs et de leurs sujets, coutumes judiciaires, sacrifices humains, toutes ses institutions domestiques et sociales sont en parfait accord avec sa doctrine. Nous sommes faits de pièces et de morceaux, et nos actes démentent sans cesse nos paroles ; suivez-le dans sa vie, vous ne le trouverez jamais en contradiction avec lui-même.

Mlle Kingsley aime qu’on soit tout d’une pièce ; et elle sait gré aux Africains d’avoir une logique naturelle, très sûre, très droite, presque infaillible. Mais la logique fait-elle le bonheur, et n’est-il pas permis de croire que nos inconséquences nous rendent la vie plus facile et plus douce ? Ces puissances occultes avec lesquelles le noir est toujours en procès lui donnent de grands tracas, de cruels soucis, d’incessantes alertes. Comme le lièvre de la fable, le fétichiste conséquent est un animal mélancolique, qui ne saurait manger morceau qui lui profite, et tout lui donne la fièvre, un souffle, une ombre, un rien. Quand on croit à des dieux malfaisans, c’est une chose terrible que d’être sans cesse aux prises avec l’invisible. Mlle Kingsley vous répondra que conséquens ou inconséquens, les hommes s’arrangent toujours pour être heureux. Environné d’ennemis, d’embûches et de dangers, le noir compte sur sa patience et son industrie pour se tirer d’affaire. Il n’adore point ses dieux, qui ne lui paraissent point adorables ; la religion n’est pour lui qu’une diplomatie artificieuse et savante, appliquée aux choses surnaturelles. Il conclut des alliances avec les esprits bénins, des marchés avec les dieux méchans, qui sont des dieux intéressés et cupides, faisant profit de tout ; il leur offre des présens, des douceurs, et les voilà quitte à quitte. Fier de ses ruses et de son ingratitude, quand ses terreurs se dissipent, il a des joies d’enfant ; comme le Prométhée de Goethe, il se redresse et dit à ses maîtres : « Que vous me vouliez du bien ou du mal, mon meilleur ami, c’est moi ; et ce ne sont pas les esprits des forêts qui ont bâti ma maison et mon foyer, dont vous m’enviez la flamme ! »

S’il y a des jours où Mlle Kingsley s’amuse à parler nègre, il en est d’autres où, redevenant elle-même, elle se sent Anglaise jusque dans la moelle des os, et, ces jours-là, oubliant et les poissons et les fétiches, elle ne voit plus dans l’Afrique occidentale qu’un vaste marché ouvert aux industries de son pays. Il va de soi qu’aucune nation européenne ne peut se flatter de créer des colonies de peuplement sous un ciel meurtrier qui n’épargne que l’indigène ; mais le commerce s’accommode et de la fièvre et du ver de Guinée ; il brave tout, rien ne le rebute, et le commerce est la force vitale de l’Angleterre ; elle mourrait de faim, si elle venait à manquer de débouchés pour l’écoulement de ses marchandises et qu’elle fût condamnée à les consommer.

Quand Mlle Kingsley s’en va faire un tour dans les cités manufacturières du Lancashire, il lui semble que leurs forges et leurs métiers lèvent des bras supplians vers le grand fabricateur de nos destinées et lui crient : « Faites-nous prospérer, ou l’Angleterre périt. » Et il lui semble aussi que l’Afrique tropicale a toutes les qualités requises pour devenir une des meilleures pratiques de l’Angleterre, qu’aucune contrée ne se prête mieux au commerce de traite que ces régions malsaines où abondent les matières brutes, la Comme, l’huile de palmier, l’ivoire, les bois précieux et les métaux. Les populations y sont denses et ne fabriquent pas ; l’air qu’on y respire mange le fer et la quincaillerie « comme un lapin mange des laitues, » et il pourrit les étoffes ; il faut renouveler souvent ses outils, ses couteaux, sa garde-robe, et c’est tout profit pour le vendeur. Le caractère des habitans vient en aide au climat pour en faire des chalands incomparables : ils ont plus de fantaisies que de besoins, et ils aiment le changement.

Mais, si riches que soient les débouchés offerts au commerce par l’Afrique occidentale, il faut savoir en tirer parti. Comme le dit fort justement Mlle Kingsley, il y a une méthode pour tout, et, faute d’étude ou de précautions, on trouve souvent de cruels mécomptes dans les meilleures affaires. Un de ses amis, marin de grand mérite, mais trop prompt dans ses jugemens et à qui il arrivait quelquefois de sacrifier l’accessoire au principal, se trouvant de passage dans les îles Canaries, profita de l’occasion pour acheter un serin du pic de Ténériffe. Le marchand auquel il s’adressa passait pour un fin matois, peu scrupuleux, qui surfaisait sa marchandise. Il se promit d’en avoir raison ; à sa vive surprise il le trouva accommodant, traitable, facile, et le jour du paiement, il lui fit accepter comme appoint une boîte de cigares de Hambourg : c’était un marché d’or. Il entreprit aussitôt de faire l’éducation de son oiseau ; deux semaines durant, il frotta un bouchon mouillé contre une bouteille vide ; c’est ainsi qu’on apprend la musique aux canaris.

Le sien résistait ; il n’obtenait de lui qu’un vague gazouillement. Il s’obstina, s’acharna, frottant sa bouteille avec une énergie croissante, redoublant de jour en jour de puissance persuasive, si bien qu’un matin son élève pondit un œuf : le malheureux avait songé à tout sauf à s’assurer que son canari était un mâle. Il en va de même, dit Mlle Kingsley, dans plus d’une colonie ; on commet des péchés d’omission ou d’ignorance ; on n’a pas su se renseigner, on bâtit son système sur des conjectures en l’air ; les prémisses étant fausses, plus on raisonne, plus on s’égare, jusqu’au jour où vous découvrez que votre serin était une femelle et ne chantera jamais.

Il y a des colonies qu’administre un gouverneur, assisté d’un conseil, dont il prend quelquefois les avis ; mais s’agit-il de choses importantes, c’est à la métropole qu’il s’adresse. Il demande des instructions au ministre qui l’a nommé, et qui, en général, est très mal informé de ce qui se passe si loin de lui et souvent ne s’y intéresse que vaguement : il a tant d’affaires sur les bras ! Autour du gouverneur se groupent tout le personnel d’un secrétariat, d’une chancellerie et de nombreux fonctionnaires préposés au département de l’hygiène, à la police, aux douanes. Le plus souvent ces fonctionnaires ne s’entendent point ; ils se surveillent, s’épiloguent les uns les autres, se jouent de mauvais tours, et leurs jalousies, leurs querelles, dont ils entretiennent volontiers leur gouvernement, absorbent une partie de leur temps. Le reste est consacré aux écritures ; ils l’emploieraient plus utilement à étudier le pays et ses habitans, sur lesquels ils n’ont pour la plupart que des notions confuses ou fausses. Mais tout vrai fonctionnaire, nous dit Mlle Kingsley, est fermement convaincu que les paperassiers sont le soutien de l’État et que les droits de douane ont été inventés pour les nourrir.

Dans les colonies dont elle fait une si fâcheuse peinture, il n’y a point d’esprit de suite. Après un an de résidence, le gouverneur éprouve le besoin de se reposer, de se refaire, en respirant pendant quelques mois l’air natal. Il laisse la place à son secrétaire général, qui goûtant peu sa politique, se croise les bras, laisse aller les choses à la dérive. Le gouverneur revient ; il a perdu le fil, il lui faut du temps pour se mettre au fait, pour débrouiller son écheveau. Il a profité de son séjour dans la mère patrie pour solliciter son déplacement ; il l’obtient. Il avait son idée, il l’emporte avec lui ; son successeur apporte la sienne, qui n’est pas la même, car tout gouverneur a son système, son dada. L’un fait passer avant tout les questions d’écoles et d’instruction publique ; un autre met sa gloire à bâtir une cathédrale, et c’est à cela qu’il emploiera les fonds disponibles ; un autre ne s’intéresse qu’aux chemins de fer ; celui qu’il commence ne sera peut-être achevé que dans cinquante ans d’ici.

Qu’elles réussissent ou qu’elles avortent, toutes ces entreprises incohérentes et coûteuses font le vide dans les caisses. Les revenus diminuent ; ce qui s’accroît sans cesse, ce sont les dépenses et le nombre des fonctionnaires. Au risque de compromettre l’avenir du commerce, il faut augmenter les droits de douane, après quoi l’on découvre que le meilleur moyen de diminuer les frais d’exploitation d’une colonie, c’est de n’y rien faire, et on ne fait plus rien, et tout languit, et on s’endort. Mais bientôt arrivent de la métropole des avertissemens sévères ; on se réveille en sursaut, on se remue, on s’agite. Dans certaines colonies, s’il en faut croire Mlle Kingsley, « la politique est un long coma interrompu par des attaques de nerfs. »

De qui veut-elle parler ? Dépenses improductives qui excèdent les recettes, expédions à trouver pour accroître les revenus, multiplication incessante des fonctionnaires, bureaucratie, écritures, paperasses, instabilité dans le gouvernement, contradictions, essais malheureux, entreprises qui restent en chemin… Est-ce à nous qu’elle en a ? Rassurons-nous : elle fait leur procès aux colonies anglaises de la Couronne, à la Gambie, à Sierra-Leone, à la Côte-d’Or, au Lagos, où l’Angleterre, paraît-il, suit les mêmes erremens qu’elle a suivis dans les Indes occidentales, dans la Guyane, ailleurs encore, et il est permis d’en conclure que sa sagesse et son habileté justement vantées ne sont point infaillibles, que dans leurs entreprises coloniales nos voisins ne sont pas exempts des maladies dont nous souffrons, des erreurs qu’ils aiment tant à nous reprocher.

Ce qui a fait la gloire de la Grande-Bretagne, ce sont ses colonies à colons ; mais, suivant Mlle Kingsley, elle ne s’occupe pas assez de protéger ses marchands, et cependant, si ses marchés africains étaient mieux tenus, mieux administrés, elle en retirerait assez de profit pour qu’une foule d’Anglais, qui émigrent à contre-cœur, pussent s’épargner ce chagrin. A l’anémie dont souffrent les colonies de la Couronne Mlle Kingsley oppose la prospérité et les entreprises heureuses de la Compagnie royale du Niger, dont elle attribue les succès à un homme de grand sens et de bon conseil, sir George Goldie, plus qu’au système des colonies à charte, qui ont leurs inconvéniens et sacrifient souvent aux intérêts de leurs actionnaires l’intérêt général du commerce anglais. Elle voudrait qu’on inventât autre chose, elle se plaint que le génie politique soit rare en ce temps. Elle tient pour certain que le secret de toutes les grandes réussites est une bonne méthode, mais que, pour l’appliquer, il faut un homme, et que les hommes ne courent pas les rues.

Elle accuse les administrateurs des colonies africaines de la Couronne d’avoir commis à bonne intention des fautes, des imprudences qui ont eu de funestes suites. Soit qu’ils aient molesté, vexé inutilement le noir, soit qu’ils s’appliquent à le rendre heureux à leur manière, qui n’est pas la sienne, ils prouvent qu’ils le connaissent mal et ne savent pas le prendre. Le travail des mains est le partage exclusif du noir dans ces terres fiévreuses, dont il est seul capable d’exploiter les richesses, et cet ouvrier est du même coup un excellent consommateur des produits de nos industries ; mais il ne consomme que lorsque ses affaires vont bien et qu’il est content de son sort. Parmi les marchandises importées d’Europe, il n’y a guère que le tabac, la poudre, les armes, les spiritueux, le sel, dont il ne puisse se passer ; le reste est article de luxe, objet de fantaisie, et, pour peu qu’il ait sujet de se plaindre de ses maîtres, il les punit en réduisant sa dépense et leurs recettes.

Par une contradiction singulière, ses maîtres le méprisent, et cependant ils se piquent de lui communiquer leur savoir, leur sagesse, leurs vertus, leurs idées, leurs principes, comme s’il était capable de les comprendre et de les goûter. Tel libre penseur le traite d’arriéré, et les chrétiens rigides le tiennent pour une race dégradée, sur qui pèse une malédiction divine. Mlle Kingsley rencontra un jour une jeune lady africaine âgée de douze ans, qui fréquentait l’école des missionnaires. Elle lui demanda ce qu’on y apprenait. « Tout, répondit cette négrillonne en se rengorgeant. — Bien, ma chère, repartit Mlle Kingsley, et je suis charmée de vous rencontrer. Sans doute vous serez en état de m’expliquer une chose que je désire savoir depuis longtemps. Vous a-t-on appris pourquoi vous avez la peau noire ? — Oui, répliqua-t-elle, avec un sourire génial et le visage rayonnant de joie. Voici le fin mot de l’affaire : jadis un papa de nos papas a vu la nudité du patriarche Noé. »

Nous enseignons aux noirs que Dieu les a maudits, qu’ils sont le rebut du genre humain, et nous prétendons les initier aux grands mystères, à tous les secrets des peuples qui se tiennent pour des vases d’élection. « Quand j’entends affirmer, dit Mlle Kingsley, que nous devons nous faire un devoir de civiliser les races inférieures, parole qui, semble-t-il, possède une vertu magique, je pense à cet éléphant au cœur tendre qui écrasa par mégarde une perdrix, dont le nid était plein de petits perdreaux qui n’avaient pas encore de plumes. Touché de repentir, il résolut de leur tenir lieu de mère, et, versant une larme, il s’assit sur la couvée. Voilà précisément ce que fait dans l’Afrique occidentale l’Angleterre du XIXe siècle. » Mais cette tendre mère use parfois de rigueur. Quand on voit les revenus diminuer et qu’on a peine à payer les fonctionnaires, on imagine d’établir, au mépris des traités, une taxe sur les indigènes, et comme, aux yeux de l’Africain, taxer sa maison, c’est la lui prendre, cette mesure irréfléchie et malencontreuse engendre des révoltes et des guerres, lesquelles font dans les finances publiques de gros trous qu’il faut boucher. Mlle Kingsley en conclut qu’au lieu de tant écrivailler et de tant se chamailler, certains fonctionnaires devraient prendre à tâche de connaître un peu mieux l’indigène, d’étudier ses mœurs et sa langue, et de se persuader que, si l’Angleterre est tenue de supprimer dans ses colonies l’anthropophagie, la traite, les sacrifices humains, elle trouvera son profit, sans inconvénient pour la justice, à laisser les Africains se gouverner à leur façon et les perdrix soigner elles-mêmes leurs petits.

M, u Kingsley a un autre grief contre les gouverneurs des colonies de la Couronne, et ceci nous regarde : elle leur reproche amèrement de n’avoir pas songé en temps opportun à se défendre contre nos entreprises, nos empiétemens, nos usurpations de territoire. L’ennemi veillait, travaillait, conquérait, et l’Angleterre africaine vivait dans l’indolence, goûtait les douceurs d’un sommeil tropical. Avait-on par instans de vagues inquiétudes, on se rassurait bien vite en se disant : « Quoi qu’ils fassent, nous détenons les clefs du continent noir, puisque nous possédons l’embouchure des rivières. » Et, pendant ce temps, la France occupait l’arrière-pays des possessions anglaises, menaçait leurs communications avec l’intérieur, s’ingéniait à détourner à son profit les routes où passent les marchandises. Tout à coup on se réveilla, on poussa un cri d’alarme, on s’indigna contre les voleurs : « La politique coloniale de la Grande-Bretagne dans l’Afrique occidentale, était-il dit dans une dépêche du 30 mars 1892 adressée à l’ambassade d’Angleterre à Paris, diffère beaucoup de celle de la France. Prenant le Sénégal pour sa base d’opérations, la France a toujours eu en vue de s’établir dans la région du haut Niger et de ses affluens ; elle a atteint son but à grands frais, par une série d’expéditions militaires. La Grande-Bretagne ne s’est occupée d’avancer ses affaires que par des entreprises commerciales, sans faire aucune concurrence aux opérations militaires de sa voisine. » La vérité, selon Mlle Kingsley, est qu’à l’exception de la Compagnie royale du Niger, l’Angleterre s’est appliquée à réduire son commerce plus qu’à le développer, et que la France s’est répandue dans l’Afrique tropicale moins par des opérations militaires que par les exploits et la diplomatie de glorieux explorateurs aussi avisés que vaillans.

Cette intrépide voyageuse a l’esprit libre, hardi, et une qualité que possèdent peu de femmes : elle est capable d’admirer ce qui lui déplaît et de rendre justice aux gens qu’elle n’aime pas. Elle déclare que les hauts faits de la France dans le Soudan occidental sont une des grandes pages de l’histoire moderne de l’Afrique, et que nous exerçons sur les indigènes une action bienfaisante, que nous les délivrons de leurs oppresseurs, que nous pacifions leurs troubles et leurs différends. Elle eut à ce sujet une vive discussion avec ses bons amis les négocians de Liverpool ; ils l’appellent leur tante et la considèrent comme une de ces parentes incommodes, qui ont souvent le parler rude et l’humeur fâcheuse. Quoi qu’aient pu lui dire ses neveux, elle s’obstine à admirer de braves gens, qui ont fait avec la même aisance, comme on l’écrivait ici même, le métier de combattans, d’explorateurs, de diplomates, d’administrateurs, d’hommes d’action toujours prêts à répondre de ce qu’ils font.

Ce qui l’intrigue dans nos entreprises africaines qu’elle déclare « extraordinairement intéressantes et même fascinantes, » c’est qu’elle y trouve ce qu’on peut appeler un élément de mystère : « Eh ! oui, dit-elle, la conduite de la France est une énigme. Il n’est pas facile de s’expliquer qu’elle ait dépensé tant d’argent et tant d’efforts sans qu’il y allât de son intérêt. On dirait un naturaliste risquant sa peau et mettant ses habits en loques à la seule fin de poursuivre un scarabée dans la brousse. Mais il y a en moi un instinct sportif, et ce sport héroïque me paraît admirable. » De son propre aveu, elle a éprouvé plus d’une fois un frisson de plaisir en apprenant que nous avions planté notre drapeau dans des vallées et sur des collines qui ne nous appartenaient point, et qu’un Anglais, friand de paysages africains, avait eu la mortification de voir flotter dans un pays perdu un morceau d’étoffe bleue, blanche et rouge, « sous laquelle se tenait un Français qui, jetant feu et flamme, le sommait de déguerpir, sous peine d’être traité de flibustier et de forban. » Comme elle est très intelligente, elle a trouvé le mot de l’énigme et découvert que la France avait été heureuse de procurer de l’ouvrage à des forces inoccupées, à des volontés sans emploi qui se rongeaient, d’ouvrir aux plus remuans, aux plus audacieux, aux plus énergiques de ses enfans un beau champ pour respirer et acquérir de la gloire. « L’Afrique, disait récemment M. de Vogué, a été pour nous une pépinière d’hommes, et cette denrée ne se paiera jamais trop cher. »

Mais quelque admiration qu’ait Mlle Kingsley pour les sports héroïques, elle est trop bonne Anglaise pour ne pas s’indigner qu’on nous ait laissés faire. Elle estime que dans la situation que nous avons acquise en Afrique, il ne tiendrait qu’à nous de ruiner les colonies anglaises de la côte occidentale, si toutefois nous avions l’esprit commercial ; ce qui la rassure et la console, c’est que nous ne l’avons pas et que, selon toute apparence, nous ne l’aurons jamais.

Il faut en convenir, elle touche ici à notre point faible. On s’occupe depuis quelque temps de nous donner une éducation qui nous mette en état d’être de bons colons ; on nous rendra un plus grand service encore en s’appliquant à faire de nous de bons négocians. L’esprit commercial est une plante dont la culture demande beaucoup de soins. Le négociant doit être à la fois circonspect et hardi, prudent sans être timide. Il est tenu aussi d’être très renseigné, de se faire une idée exacte de ce qui se passe dans tous les coins du monde, de se sentir chez lui dans les terres lointaines. Il est tenu surtout d’avoir l’esprit souple, de se défaire de tout préjugé, de tout parti pris, d’être un vieux routier, qui n’est jamais esclave de la routine. « Nos industriels sont de drôles de corps, me disait un explorateur ; j’ai beau leur expliquer ce qui plaît au Soudanais, ils le traitent de vieille bête et ne s’occupent que de se plaire à eux-mêmes. » Le vrai négociant a le génie du calcul et le genre d’imagination propre aux hommes d’affaires : il en faut pour sortir de soi-même, pour se mettre à la place des autres, pour entrer dans leurs goûts, dans leurs pensées, dans leurs préférences, pour se plier à leurs fantaisies, pour trouver les formes et les couleurs qui agréent à l’homme jaune ou réjouissent le cœur d’un noir.


G. VALBERT.

  1. West african Studies, with illustrations and maps. London, 1899.