Les États-Unis et le pan-américanisme

Les Etats-Unis et le pan-américanisme
Achille Viallate

Revue des Deux Mondes tome 51, 1909


LES
ÉTATS-UNIS ET LE PAN-AMÉRICANISME

Le 4 mars dernier, M. William H. Taft a succédé à M. Théodore Roosevelt à la présidence des États-Unis. Le nouveau président a déclaré qu’il continuerait, particulièrement en ce qui concerne les questions extérieures, la politique de son prédécesseur. Leurs intérêts économiques, aussi bien que leurs intérêts moraux, font aujourd’hui un devoir aux Etats-Unis de s’intéresser à ces importantes questions. L’attention des hommes d’Etat américains s’est portée surtout sur l’Extrême-Orient et l’Amérique latine, et M. Roosevelt a déployé à l’égard de cette dernière une grande activité. Il a fait du pan-américanisme un des articles principaux de la politique des Etats-Unis. Le moment est donc opportun pour revoir brièvement quelle a été jusqu’à présent l’attitude des Etats-Unis à l’égard des nations sud-américaines, examiner les motifs et les intérêts qui les guident dans leur politique vis-à-vis d’elles, et chercher à dégager le but véritable qu’ils poursuivent.


I

Après le célèbre congrès avorté de Panama, qu’avait convoqué Bolivar au lendemain de l’établissement de l’indépendance des colonies espagnoles, les républiques sud-américaines s’étaient réunies par trois fois à Lima, sur l’invitation du Pérou, en 1847, puis en 1864 et en 1878. Réunions d’où rien d’important n’était résulté, et au lendemain desquelles la rivalité entre ces républiques-sœurs se réveillait aussi ardente que la veille. Le but poursuivi : l’établissement d’une paix durable dans l’Amérique du Sud, presque continuellement troublée par des querelles intestines, semblait impossible à atteindre.

Les Etats-Unis n’avaient pris part à aucune de ces conférences. La proclamation de la célèbre doctrine de Monroe, qui déclarait les continens américains impropres à l’avenir à toute tentative de colonisation par les puissances européennes et leurs peuples libres de se donner le gouvernement qui leur agréerait, paraissait indiquer de leur part l’intention de s’engager dans une politique américaine. Il n’en fut rien ; soixante ans devaient s’écouler avant qu’ils prissent nettement position sur ce sujet. Jusqu’à l’abolition de l’esclavage, aucune entente n’était possible avec ces républiques qui avaient « proclamé les principes de liberté et d’égalité et marché à la victoire sous la bannière de l’émancipation universelle ; et qui avaient des hommes de couleur à la tête de leurs armées, dans leurs assemblées législatives, el dans leurs départemens exécutifs[1]. » Le Sud, toujours inquiet pour le sort de son « institution particulière, » désireux de rétablir sa prédominance chancelante dans l’Union, ne pensait qu’à acquérir des territoires nouveaux dans ces régions favorables à l’esclavage. Puis, au lendemain de la guerre de Sécession, une vaste entreprise s’était ouverte aux efforts des Américains : la mise en valeur de leurs riches territoires de l’Ouest, qui réclamait toutes leurs ressources et toute leur activité. Il n’était pas question, à cette époque, de politique extérieure. L’industrie américaine, malgré son rapide développement, ne suffisait pas aux besoins du marché national : dans le monde des affaires, nul ne se préoccupait de conquérir des débouchés au dehors.

Dès 1881, pourtant, un homme qui a joué un rôle considérable dans la politique des États-Unis, James G. Blaine, se faisait le champion d’une politique pan-américaine. Esprit brillant et original, ambitieux et confiant dans les destinées de son pays, Blaine, qui, par trois fois candidat du parti républicain à la présidence, ne devait pas atteindre ce but ardemment désiré, avait été choisi par le président Garfield comme secrétaire d’État. En acceptant ces fonctions, il avait un plan nettement arrêté : il entendait établir des relations actives entre les États-Unis et les républiques de l’Amérique espagnole. L’indifférence actuelle à leur égard lui paraissait un sérieux danger : « Elle est voisine, — disait-il, — de l’inimitié, qui pourrait conduire à son tour à une situation qui équivaudrait à une alliance contre nous. » Les Etats-Unis se verraient ainsi privés, au bénéfice des puissances européennes, « de l’empire commercial qui légitimement leur appartient. » Mais, pour que le commerce avec ces pays se montrât réellement fructueux, il fallait avant tout mettre un terme à l’état presque permanent d’hostilités régnant dans l’Amérique du Sud. Quelle plus belle tâche s’offrait aux Etats-Unis que de se faire les arbitres de ces différends, et devenir les protecteurs de la paix dans le Nouveau-Monde ! Blaine fit accepter le projet d’une conférence où serait discutée entre les représentans des nations indépendantes de l’Amérique la question de l’arbitrage. Il ne doutait pas du succès de ce Congrès de la paix, qui serait suivi, il l’espérait, d’une conférence commerciale où l’on jetterait les bases « d’un meilleur système de commerce entre les deux continens[2]. » La mort soudaine de Garfield vint empêcher la réalisation de ces plans. Mais l’idée de Blaine ne fut pas abandonnée : et le 2 octobre 1889 s’ouvrait à Washington la première « Conférence internationale américaine. » Blaine, redevenu secrétaire d’Etat depuis quelques mois, eut la joie et l’honneur de la présider. On avait réuni cette fois le projet politique et le projet commercial : la conférence devait élaborer un projet d’arbitrage obligatoire et jeter les bases d’une union douanière entre les nations du Nouveau-Monde. « Nous voulons, — avouait la presse américaine, parlant de cet ambitieux dessein, — entrer dans les ports de ces pays, tandis que l’entrée en sera interdite à nos concurrens européens. » L’ampleur même de ces projets devait les faire échouer. Les États de l’Amérique latine ne pouvaient accepter semblable tutelle. Les délégués parvinrent, après beaucoup d’efforts, à mettre sur pied une convention d’arbitrage : quelques traités furent signés, aucun ne devait être ratifié. Quant au plan d’union douanière, il ne supporta même pas la discussion, et l’on dut se borner à conseiller la conclusion de traités de commerce particuliers entre les diverses nations. Avant de se séparer, la conférence créa cependant l’ « Union internationale des républiques américaines, » sans but nettement déterminé, qui devait avoir pour organe le « Bureau des Républiques américaines » établi à Washington, et entretenu par les membres à frais communs.

La conférence avait excité un instant la curiosité américaine. Elle fut vite oubliée. Aux Etats-Unis, les efforts continuèrent pour l’exploitation des richesses nationales : il y avait trop d’entreprises rémunératrices dans le pays même pour que l’on songeât à en engager d’autres plus aléatoires au dehors. Blaine ne trouva, pour soutenir ses idées, aucun appui dans l’opinion. Quant aux républiques sud-américaines, elles continuèrent leur politique de révolutions et d’hostilités intestines.

La guerre contre l’Espagne et ses suites : l’occupation de Cuba, l’annexion de Porto-Rico, des Hawaï, des Philippines, mit les Etats-Unis en posture délicate vis-à-vis des nations de l’Amérique latine. L’impérialisme yankee fut mal accueilli par elles. L’échec subi par l’ancienne mère patrie froissait ses descendans dans leur orgueil, et ils ne voyaient pas sans appréhension augmenter encore la puissance de la grande République du Nord. Pourtant, grâce à la clause qui décidait que l’Union internationale des Républiques se renouvellerait, au bout de dix années, par tacite reconduction pour des périodes de même durée, l’Union continua sans encombre en 1899. A la fin de cette même année, le président des Etats-Unis, M. Mac Kinley, proposa de réunir une nouvelle conférence « pour discuter les questions d’intérêt commun à toutes les Amériques, qui avaient été étudiées, mais non définitivement réglées par la première conférence, et celles qui auraient pu naître depuis cette époque. » Les plans grandioses de 1889 faisaient place à des projets plus modestes : l’arbitrage tenait encore le premier rang, mais il ne s’agissait plus d’arbitrage obligatoire, et les Etats-Unis évitaient de trop montrer leur désir de jouer le rôle d’arbitres permanens.

Ce qui importait avant tout, c’était de calmer les appréhensions qu’avait fait naître la guerre de 1898 : « Il n’y a rien de plus important, au point de vue politique, — disaient les instructions des délégués américains, — que de convaincre les Républiques de l’Amérique latine que les États-Unis sont les amis de toutes, et qu’ils ne sont les ennemis d’aucune. Pour atteindre ce but, il sera prudent de ne faire aucune proposition radicale, de favoriser la libre expression des vues parmi les délégués des autres puissances, et de ne soutenir que les mesures qui recevront l’assentiment général et tendront clairement « au bien commun. » La conférence, après d’assez sérieuses difficultés, se réunit enfin à Mexico le 22 octobre 1901. Elle ne se sépara que le 22 janvier suivant. Le peu d’importance de ses résultats ne répondit pas à la longueur de ses travaux. Le Bureau des Républiques américaines, moribond, fut réorganisé : on essaya de lui redonner un peu de vie. Quant à l’arbitrage, les délégués se bornèrent à signer un protocole d’adhésion à la convention de La Haye. Ils adoptèrent cependant une convention prévoyant l’arbitrage obligatoire pour les conflits nés de réclamations financières. Ce fut la seule œuvre marquante du Congrès. Des vœux nombreux, comme au précédent, furent adoptés pour l’amélioration des relations commerciales entre les nations américaines, en particulier pour le développement des moyens de transports maritimes et terrestres, ces derniers par la construction d’un chemin de fer pan-américain qui relierait New-York à Buenos-Ayres et Valparaiso.

Les gouvernemens sud-américains étaient allés sans enthousiasme à la conférence. L’opinion, dans ces pays, s’y montrait généralement hostile. Aux Etats-Unis, l’opinion ne lui témoigna que de l’indifférence. Cependant la guerre, les annexions récentes avaient obligé le public à regarder par-delà les frontières. Sous l’influence des progrès des dernières années, l’industrie américaine commençait à devenir exportatrice : le besoin de débouchés dans un avenir prochain pour un excédent régulier de production commençait à préoccuper les industriels. Mais ces débouchés, on ne les cherchait pas dans le Nouveau-Monde. L’Extrême-Orient accaparait alors l’attention. Le commerce avec les populations grouillantes de la Chine, avec le Japon, que le commodore Perry avait contraint, il y a un demi-siècle, à entamer des relations avec le monde occidental, apparaissait aux Américains comme une source inépuisable de profits. Les farmers de l’Ouest rêvaient de substituer chez ces peuples l’usage du froment à celui du riz. Les manufacturiers de l’Est voyaient dans ces marchés, des débouchés merveilleux, pendant une période presque indéfinie. L’ouverture prochaine, maintenant que le gouvernement américain se chargeait de l’entreprise du canal interocéanique, annulerait les avantages que le canal de Suez assure à leurs concurrens européens : au Nord de Shanghaï, ce serait au tour des Américains à être favorisés. L’acquisition des Philippines venait ajouter à ces espérances. On y voyait un champ fructueux d’activité, et Manille apparaissait comme le siège futur d’un emporium commercial dans ces mers éloignées. Sa fortune dépasserait bientôt celle de Hong-Kong éclipsé. Sur le marché chinois, les Américains audacieux, habiles, grâce à leurs procédés perfectionnés de production, auraient tôt fait d’évincer leurs rivaux d’Europe et de prendre une situation prédominante. Les statistiques semblaient prouver que ces ambitions n’avaient rien de chimérique. En dix années, de 1890 à 1900, les importations des Etats-Unis en Chine avaient triplé, passant de 4 millions et demi à 12 millions et demi de dollars ; leurs importations au Japon avaient quintuplé, s’élevant de 6 millions à 31 millions de dollars. Les cotonnades américaines déplaçaient sur les marchés du Nord de l’Empire chinois les cotonnades anglaises, qui y jouissaient jusqu’alors d’une sorte de monopole. Le Japon, qui s’outillait à l’occidentale, faisait aux Etats-Unis des achats de plus en plus importans de machines et de matériel, notamment pour ses chemins de fer, et il leur demandait le coton nécessaire à ses filatures naissantes. Les Compagnies américaines de navigation du Pacifique augmentaient leur tonnage pour répondre aux besoins de ce trafic accru ; M. Hill, le président du chemin de fer Great Northern Pacific, faisait construire deux immenses navires de 37 000 tonneaux.

Mais ces désirs d’expansion économique en Extrême-Orient se heurtent à des obstacles inattendus. Sans doute, les exportations au Japon et en Chine continuent à aller croissant : elles ont atteint, en 1905, 52 millions de dollars pour le premier pays, et 56 millions et demi pour le second. A l’examen, ces chiffres si beaux en apparence prêtent à de sérieuses réflexions. Les exportations au Japon se composent, pour les trois cinquièmes, de produits alimentaires, de pétrole et de matières premières, et la plus grande partie des articles manufacturés sont des machines destinées à l’outillage de ses jeunes usines. L’empire mikadonal s’équipe hâtivement, ambitieux de devenir à son tour une grande puissance industrielle. Et, précisément, l’industrie qu’il a le plus rapidement développée est l’industrie cotonnière, dont les produits font déjà concurrence sur les marchés chinois aux articles américains : or, les cotonnades entrent pour moitié dans l’exportation des Etats-Unis en Chine. Les industriels américains se demandent si, malgré le perfectionnement de leur outillage, il leur sera possible de lutter avec succès contre les avantages du bas prix de la main-d’œuvre et surtout de la proximité du marché convoité dont jouissent ces concurrens nouveaux. Déjà, les lignes de navigation américaine dans le Pacifique sont durement atteintes et elles envisagent la nécessité de réduire leurs services. « Le rêve d’un vaste commerce oriental fait par des vaisseaux américains, — disait récemment la Post de Washington, — ayant pour résultat la domination du Pacifique par les Etats-Unis est une conception grandiose, mais elle ne pourra se réaliser tant que les Japonais déploieront pour capturer le commerce une ambition et une capacité qui, jusqu’ici, avaient paru n’appartenir qu’aux Américains. » En Chine même, on éprouvait de sérieuses déceptions : le gouvernement impérial demandait la rétrocession de la concession de la ligne ferrée de Canton à Hankow : en 1905, il fallut céder à sa volonté. La même année, les Chinois soumettaient à un boycottage fort bien observé les marchandises américaines. Ils protestaient ainsi contre l’ostracisme dont fait preuve la population des Etats-Unis envers les immigrans jaunes, et ils montraient qu’ils possédaient des moyens de représailles efficaces, quoique pacifiques. Aux Philippines, enfin, les rêves faits au lendemain de l’occupation se transformaient en déceptions amères. Après avoir enlevé ces îles à l’Espagne, il fallait les conquérir sur les indigènes, et l’archipel, ruiné par la mauvaise administration espagnole et plusieurs années de luttes intérieures, n’offrait pas le riche marché ambitionné par les industriels. Les capitaux américains refusaient de s’y aventurer. Manille ne paraissait plus capable de devenir le grand port international rêvé : elle n’avait pas porté atteinte à Hong-Kong ; on doutait qu’elle pût être jamais autre chose qu’un centre de commerce local.

La prospérité du marché national faisait supporter sans trop de plaintes ces nombreuses déceptions, mais l’on se détournait de l’Orient : le charme fascinant qu’il avait exercé jusqu’alors était rompu. On se demandait s’il serait bien prudent d’exercer tous ses efforts dans la même direction, et s’il ne serait pas plus profitable, sans abandonner complètement la lutte de ce côté, de chercher dans d’autres pays les débouchés dont l’industrie, qui va se développant avec une rapidité extraordinaire, sentirait bientôt, sans doute, le besoin pressant.

Tout naturellement, les regards se portèrent sur les marchés de l’Amérique latine. Ce ne fut pas sans quelque surprise que l’on constata leur développement : l’ensemble des importations de ces pays avait passé de 508 millions et demi de dollars en 1887 à plus de 660 millions en 1904. Mais, dans ce dernier chiffre, les importations des Etats-Unis n’entraient même pas pour un quart. Encore fallait-il faire une distinction entre le Mexique et les Républiques de l’Amérique centrale, et les nations de l’Amérique du Sud. Les Etats-Unis fournissaient au premier groupe 46,15 pour 100 des importations, mais ils n’en fournissaient au second, sur une importation totale de 440 millions de dollars, que 13,26 pour 100. C’était un marché de 45 millions d’habitans qui était à peu près complètement négligé. Or, ces pays, à l’exception du Venezuela, où le président Castro semblait défier à plaisir les nations européennes et les Etats-Unis mêmes, paraissaient entrer dans une période nouvelle d’expansion. L’habitude des révolutions continuelles s’y perdait ; la paix n’y était plus troublée par des luttes presque permanentes entre nations rivales. Nul doute que, dans ces conditions, ces Républiques se développeraient rapidement. Les vastes projets de travaux publics qu’elles élaboraient, l’activité qu’elles mettaient à attirer les capitaux et l’émigration d’Europe témoignaient de leur désir de prospérer. Etait-il prudent pour les États-Unis de laisser augmenter ainsi les rapports des pays sud-américains avec le Vieux Monde ? Ne risquaient-ils pas, s’ils attendaient pour accroître leurs relations commerciales avec eux le moment où l’expansion deviendrait une nécessité pour leur industrie, de trouver alors la place prise, et de se voir réduits à un rôle effacé ? Et le danger économique ne se doublerait-il pas d’un danger politique ? Qu’adviendrait-il, dans ces conditions, de l’influence prédominante à laquelle prétend l’Union américaine dans le Nouveau-Monde ?


Avant de se séparer, les délégués des nations américaines réunis à Mexico en 1901 avaient voté une résolution décidant la réunion d’une troisième conférence dans un délai de cinq ans. Le moment approchait où il serait nécessaire d’ouvrir des négociations avec les puissances intéressées, si l’on voulait voir réaliser ce projet. M. Roosevelt, secondé par M. Elihu Root, secrétaire d’État, s’y employa avec ardeur. Il eut à vaincre de fortes résistances, et les négociations furent des plus laborieuses.

La politique des États-Unis depuis la guerre d’Espagne donnait lieu, dans les Républiques sud-américaines, à de vives critiques et de sérieuses appréhensions. Sans doute, en accomplissement de leur promesse, le 20 mai 1902, le drapeau étoilé avait été remplacé, sur le palais du gouvernement à La Havane, par le pavillon à l’étoile solitaire de la République cubaine et les troupes américaines avaient évacué l’île. Mais les Etats-Unis n’avaient pas abandonné Cuba entièrement à elle-même. Ils avaient exigé de l’Assemblée constituante qu’elle acceptât des engagemens leur reconnaissant le droit d’intervenir pour rétablir l’ordre en cas de nécessité, et ils s’étaient fait autorisera organiser deux bases navales dans l’île. En dépit des apparences, Cuba, quoique libre, était sous le protectorat sinon actif, du moins latent, des Etats-Unis. Leur attitude à l’occasion de l’incident vénézuélien, à la fin de 1902, avait donné lieu aussi à des interprétations peu favorables.

Le Venezuela, se refusant à cette époque à procéder au règlement de dettes dues depuis plusieurs années déjà à des Allemands et à des Anglais, l’Allemagne et l’Angleterre décidèrent de recourir à une démonstration navale. Avant d’agir, ces puissances avaient donné l’assurance à Washington qu’elles n’envisageaient ni l’acquisition, ni l’occupation permanente d’une partie quelconque du territoire vénézuélien. Le gouvernement américain s’était contenté de cette déclaration. Très habilement, la République Argentine, qui aspire à jouer dans l’Amérique du Sud un rôle prédominant, et redoute l’influence que pourraient y acquérir les Etats-Unis, saisit l’occasion pour prendre la défense des petites puissances. Le ministre des Affaires étrangères, M. Luis M. Drago, appelant l’attention des États-Unis sur le péril dont se trouvaient menacées la paix et la sécurité du Nouveau-Monde par suite de l’attitude prise par les grandes puissances envers le Venezuela demanda leur appui pour faire reconnaître « le principe que la dette publique ne peut provoquer l’intervention armée, ni, encore moins, l’occupation matérielle du sol des nations américaines de la part d’une puissance d’Europe. » N’était-ce pas, demandait M. Drago, une conséquence logique de la doctrine de Monroe ? Le gouvernement américain se borna à accuser réception de la note, sans discuter la doctrine émise, mais il s’employa de son mieux pour faire cesser le blocus des côtes vénézuéliennes. Cet incident était à peine réglé que des embarras analogues surgissaient à propos de la République Dominicaine, dont les créanciers réclamaient à leur tour une intervention de leur gouvernement. Afin d’éviter une semblable éventualité, M. Roosevelt concluait en janvier 1905, avec les autorités de Saint-Domingue, un accord suivant lequel les Etats-Unis acceptaient de jouer le rôle de liquidateurs financiers de la République et géreraient ses douanes jusqu’à complet règlement. Dans son message transmettant cet accord au Sénat, le président s’expliqua sur les obligations qui lui paraissaient découler de la doctrine de Monroe : « Depuis quelque temps déjà, il est devenu évident que ceux qui tirent avantage de la doctrine de Monroe doivent accepter, corrélativement avec les droits qu’elle leur donne, certaines responsabilités et que les mêmes principes s’appliquent à ceux qui s’en font les soutiens. On ne peut trop souvent et trop emphatiquement répéter que les Etats-Unis n’ont pas le moindre désir de réaliser un agrandissement territorial aux dépens de leurs voisins du Sud, et qu’ils ne se serviront pas de la doctrine de Monroe pour justifier un pareil agrandissement. Nous ne nous proposons de prendre aucune partie de Saint-Domingue, ni d’exercer d’autre domination sur l’île que celle qui sera nécessaire pour assurer sa réhabilitation financière… Les Etats-Unis sont justifiés à prendre cette charge et cette responsabilité parce qu’il n’est pas compatible avec l’équité internationale qu’ils puissent s’opposer à ce que les autres puissances usent des seuls moyens à leur disposition pour faire respecter les droits de leurs nationaux créanciers, et refuser en même temps d’agir eux-mêmes. » Le gouvernement américain refusait son appui à la doctrine de Drago, mais, voulant éviter les dangers signalés par le ministre argentin, il affirmait son intention d’assumer la charge de tuteur des Républiques prodigues. L’intervention du « gendarme yankee » ne semblait pas à celles-ci plus désirable que celle de leurs créanciers européens ; sa proximité même la rendait plus aisée, partant plus redoutable.

La révolution de Panama vint encore augmenter la défiance des Républiques sud-américaines, à l’égard des Etats-Unis. Après la conclusion du traité de novembre 1901 avec l’Angleterre, par lequel celle-ci, consentant à l’abrogation du fameux traité Clayton-Bulwer de 1850, abandonnait le principe d’un condominium sur le futur canal interocéanique et de la garantie de sa neutralité par les grandes puissances, les Etats-Unis avaient négocié avec la Colombie. Ils voulaient obtenir d’elle l’autorisation de racheter sa concession à la Compagnie nouvelle du canal de Panama, et le droit d’achever et d’exploiter eux-mêmes le canal, et d’exercer des droits de police et de surveillance dans une zone limitrophe de celui-ci. Une convention avait été conclue, approuvée même par le Sénat des Etats-Unis, mais le Sénat de Colombie refusa de la ratifier. Le 3 novembre 1904, une révolution éclatait dans l’Etat de Panama, qui proclamait son indépendance et entamait aussitôt des négociations avec le gouvernement américain. Le 18, un traité était signé : les Etats-Unis recevaient en toute propriété le territoire nécessaire pour la construction du canal ; en retour, ils s’engageaient à protéger la nouvelle République. Ainsi, malgré leurs dénégations souvent répétées, ils n’avaient pas hésité à profiter des circonstances, à les faire naître même, disait-on, pour réaliser un dessein depuis longtemps caressé : construire le canal interocéanique en territoire américain.

La tâche du secrétaire d’Etat était rendue singulièrement difficile par cet ensemble de circonstances, si aisées à exploiter contre les Etats-Unis dans l’opinion sud-américaine. Heureusement, il put s’assurer le concours de deux pays qui ont de nombreux liens d’intérêts avec eux : le Mexique et le Brésil[3], auxquels ils prennent plus des deux tiers pour le premier et la moitié pour le second de leurs exportations. La résistance la plus difficile à vaincre fut celle de la République Argentine. Celle-ci, sans opposer un refus absolu, s’efforça, par ses exigences, de rendre impossible la réunion projetée. Elle demandait que la doctrine de Drago fut soumise à la conférence, afin de permettre aux nations du Nouveau-Monde de lui donner une adhésion solennelle. Le gouvernement américain ne pouvait revenir sur l’opinion contraire qu’il avait officiellement affirmée. Il n’était pas prudent non plus de combattre ouvertement cette doctrine. Il proposa une transaction : le congrès se bornerait à demander à « la seconde conférence de la paix, à La Haye, d’exprimer son opinion sur la question de savoir jusqu’à quel point, si toutefois le principe est admis, l’usage de la force pour le recouvrement des dettes publiques peut être autorisé. » Cette proposition reçut l’appui du Mexique et du Brésil, inquiets des résultats que pourrait avoir pour le crédit des Républiques latines l’adoption de la doctrine de Drago par une assemblée de délégués de nations débitrices, et peu fâchés de faire opposition au gouvernement argentin. Celui-ci dut céder et accepter la transaction proposée. Le choix de la ville où se réunirait la conférence fut un nouveau sujet de difficultés. Après Washington et Mexico, les Argentins auraient voulu la voir siéger à Buenos-Ayres et consacrer ainsi le titre de capitale de l’Amérique du Sud qu’ils donnent volontiers à cette ville. Les États-Unis ne se souciaient guère de voir tenir ces assises dans un pays sinon hostile, du moins assez mal disposé à leur égard. Sous leur inspiration, Rio-de-Janeiro fut choisie comme lieu de réunion, et le 21 juillet 1908 fixé pour la date de l’ouverture de la troisième conférence des États américains.


II

Dix-neuf républiques du Nouveau-Monde[4] envoyèrent des délégués à la conférence. Seuls, Haïti et le Venezuela crurent devoir s’abstenir.

Peu de temps avant la date fixée pour l’inauguration du congrès, la guerre avait de nouveau éclaté entre les États de l’Amérique centrale, foyer où couve toujours un incendie mal éteint. Mais le 20 juillet la nouvelle parvint à Rio-de-Janeiro que, grâce à l’intervention énergique des États-Unis et du Mexique, la paix était rétablie, momentanément au moins, entre les belligérans.

La capitale du Brésil avait entrepris à la hâte des travaux d’embellissement pour recevoir dignement les hôtes à qui elle s’enorgueillissait d’offrir l’hospitalité. On se dépêcha de terminer un palais dont la construction était à peine commencée, pour tenir les réunions de l’assemblée. Le 23 juillet, avait lieu la séance d’ouverture, sous la présidence du baron de Rio Branco, ministre des Affaires étrangères du Brésil. Très sagement, dans son allocution inaugurale, il tint à indiquer que ces réunions d’Etats américains ne cachaient aucune intention hostile contre l’Ancien Monde : « La réunion de cette conférence pourrait, peut-être, faire appréhender que nous poursuivons la formation d’une ligue contre des intérêts qui ne sont pas représentés ici. Il est donc nécessaire d’affirmer que, formellement ou implicitement, nous respecterons tous les intérêts ; que, dans la discussion des sujets politiques et commerciaux soumis à la conférence, il est dans notre intention de ne travailler contre personne, et que notre unique but est de réaliser une union plus étroite des nations américaines, en vue de leur bien-être et de leur progrès rapide ; l’accomplissement de ces desseins ne peut qu’être avantageux pour l’Europe et le reste du monde. » Une semaine plus tard, le 31 juillet, la conférence tenait une séance spéciale, plus importante encore, peut-être, que la première, pour recevoir le secrétaire d’État des États-Unis. M. Elihu Root venait, amené par un croiseur de la marine américaine, saluer au nom de la grande République de l’Amérique du Nord l’aréopage réuni à Rio-de-Janeiro. C’était la première fois que le gouvernement américain faisait une démonstration aussi solennelle. M. Root, dans sa réponse au discours de bienvenue que lui adressa M. Joaquim Nabuco, ambassadeur du Brésil à Washington, qui avait été élu président du congrès, s’attacha à dissiper les suspicions qu’avait pu faire naître la conduite, en certaines circonstances récentes, des Etats-Unis : « Nous n’aspirons à d’autres victoires qu’à celles de la paix ; à aucun autre territoire que le nôtre ; à aucune souveraineté autre que celle que nous exerçons sur nous-mêmes. Nous croyons que l’indépendance et les droits d’égalité du membre le plus petit et le plus faible de la famille des nations ont droit à autant de respect que ceux du plus grand Empire, et nous croyons que l’observation de ce respect est la principale garantie des faibles contre l’oppression des forts. Nous ne demandons ni ne désirons aucuns droits, aucuns privilèges, aucuns pouvoirs différons de ceux que nous concédons librement à toute République américaine. Nous désirons augmenter nos biens, développer notre commerce, croître en sagesse, en richesse et en intelligence, mais nous ne croyons pas que le vrai moyen de réaliser ces désirs soit d’abaisser les autres et de profiter de leur ruine ; nous croyons au contraire qu’en aidant nos amis vers une prospérité et un développement communs, nous pouvons tous devenir ensemble plus grands et plus puissans… Unissons-nous donc pour créer, maintenir et rendre effective une opinion publique vraiment américaine, dont la force influencera la conduite des nations, préviendra les injustices internationales, diminuera les causes de guerre et préservera pour toujours nos pays libres du poids d’arméniens semblables à ceux qui sont massés derrière les frontières de l’Europe, et nous conduira de plus en plus près de la perfection d’une liberté réglée. Ainsi, viendront pour nous tous la sécurité et la prospérité, la production et le commerce, la richesse, le savoir, les arts et le bonheur. »

M. Root partit quelques jours plus tard pour continuer son voyage autour de l’Amérique du Sud. Représentant, ainsi qu’il se plaisait à le dire, du « peuple américain tout entier, » c’était le salut cordial et les souhaits de prospérité, le témoignage d’affection et les vœux de bonne entente de la République anglo-saxonne du Nord, qu’il allait porter à ses sœurs latines du Midi. « Ce n’est pas comme un messager de lutte que je viens à vous, — disait-il à Montevideo, — je suis ici comme l’avocat de l’amitié et de la paix universelles. » Et, dans sa réponse à un discours du président de la République Argentine, il s’efforçait de faire comprendre à ses auditeurs l’esprit qui animait le gouvernement américain : « La politique traditionnelle des États-Unis est de ne pas conclure d’alliances. Cette politique était celle de Washington, et tous ses successeurs l’ont suivie. Mais l’alliance qui vient d’instrumens non écrits et non revêtus de sceaux, n’a pas une importance moins grande que celle qui est le résultat de conventions écrites et revêtues de toutes les formalités diplomatiques. Nous ne concluons pas de traités d’alliance, mais nous contractons une alliance de sentiment avec toutes nos sœurs, pour la poursuite de la liberté et de la justice, dans un esprit d’aide mutuelle. » À Valparaiso, où il apporta les témoignages de sympathie de ses compatriotes pour les nombreuses victimes du récent tremblement de terre, à Lima, à Carthagène, il tint le même langage. Partout, il reçut un accueil cordial et digne du pays qu’il représentait.

À Buenos-Ayres, M. Luis M. Drago, dans le discours qu’il lui adressa, comme président du Comité de réception, lit allusion à la doctrine qui a reçu son nom : « C’est notre devoir sacré de préserver l’intégrité matérielle et morale de l’Amérique contre les menaces et les artifices, très réels, qui malheureusement l’entourent… Et c’est pour obéir à ce sentiment de défense commune que, dans un moment critique, la République Argentine a proclamé l’impropriété du recouvrement, par la force, des dettes publiques par les nations européennes, non comme un principe abstrait de valeur académique ou comme une règle légale d’application universelle en dehors de ce continent, mais comme un principe de diplomatie américaine qui, fondé sur l’équité et la justice, a pour objet exclusif d’épargner aux peuples de ce continent les calamités de la conquête déguisée par le masque des interventions financières, de la même façon que la politique traditionnelle des Etats-Unis, sans témoigner de supériorité ou chercher la prédominance, a condamné l’oppression des peuples de cette partie du monde et la domination de leurs destinées par les grandes puissances de l’Europe. Les rêves et les utopies de la veille sont la réalité et les lieux communs du lendemain, et le principe proclamé par la République Argentine sera reconnu tôt ou tard. » « Les Etats-Unis d’Amérique, — répondit M. Root, — n’ont jamais trouvé convenable d’employer leur armée et leur marine pour assurer le recouvrement des dettes contractuelles ordinaires de gouvernemens étrangers envers leurs citoyens… Nous regardons le recours à l’armée et à la marine d’une grande puissance pour contraindre une puissance plus faible à remplir un contrat conclu avec un individu privé, à la fois comme une invitation à spéculer sur les nécessités des pays faibles et qui luttent pour progresser, et un empiétement sur la souveraineté de ces pays. Nous sommes opposés, actuellement comme autrefois, à cet usage, et nous croyons que, sinon aujourd’hui ni demain, du moins dans l’avenir, par suite des changemens d’opinion qu’apporte le temps avec lui, ce principe sera reconnu par le reste du monde. »


Dès le lendemain de la séance inaugurale de la conférence, les délégués s’étaient mis au travail. Les précédentes réunions avaient été gênées, plutôt qu’aidées, par l’ampleur des questions dont elles avaient dû s’occuper. Cette fois, le programme des travaux était plus limité. On ne se proposait pas d’étonner le monde par des résolutions extraordinaires ; on se bornait à vouloir faire œuvre utile sur quelques points. « On ne doit pas s’attendre, — disaient les instructions des délégués américains, — à ce que la conférence aboutira à quelques résultats bruyans ou capables d’exciter l’étonnement ; elle aura à traiter des questions qui, n’étant pas des sujets de controverse, attirent peu l’attention publique, mais qui, cependant, prises ensemble, sont de grande importance pour le développement des rapports amicaux entre nations ; et la conférence devra s’avancer autant qu’il sera possible vers l’acceptation des projets idéaux dont l’entière réalisation doit être remise à un avenir éloigné. » Les travaux se poursuivirent portes closes, en comités, et les séances plénières n’eurent qu’à adopter les solutions préalablement arrêtées. On gagnait ainsi du temps, et l’on évitait de rendre publics des désaccords inévitables que chacun, pour le moment au moins, avait intérêt à dissimuler.

La partie politique du programme renfermait les questions délicates de l’arbitrage et de la doctrine de Drago. Sur ces questions, deux camps étaient en présence : d’une part, la République Argentine, qui soutenait le principe de l’arbitrage obligatoire, et la doctrine récemment émise par un des plus marquans de ses hommes d’Etat. Elle était, naturellement, assurée du concours des petites puissances, en particulier du Pérou et de la Bolivie, qui, s’étant vu enlever par la force, par leur puissant voisin, une partie de leur territoire, ont toujours demandé, sans succès jusqu’ici, que le règlement de ces différends fût résolu par l’arbitrage. Le Chili, le Brésil et le Mexique étaient, avec les Etats-Unis, opposés à cette solution. Les États-Unis tirent prévaloir leur opinion, et force fut au premier groupe d’Etats de transiger sur les deux points. Grâce aux bons offices du gouvernement de Washington, toutes les Républiques de l’Amérique latine avaient été invitées à participer à la seconde conférence de La Haye[5], qui avait même été quelque peu retardée pour permettre la réunion préalable de celle de Rio-de-Janeiro. On se borna, en ce qui concernait l’arbitrage, à voter une résolution générale recommandant aux nations représentées de donner à leurs délégués à la prochaine conférence de La Haye des instructions à l’effet « d’assurer par cette assemblée d’un caractère mondial l’adoption d’une convention générale d’arbitrage si effective et définie que, méritant l’approbation du monde civilisé, elle soit acceptée et mise en vigueur par toutes les nations. » La question du recouvrement des dettes publiques fut résolue de la même manière. On vota une résolution se bornant à recommander aux différens gouvernemens « d’examiner l’utilité qu’il pourrait y avoir à inviter la seconde conférence de la paix à La Haye à étudier la question du recouvrement, par la force, des dettes publiques, et, en général, les moyens tendant à diminuer entre les nations les conflits qui ont une origine exclusivement pécuniaire. » Chacun conservait ainsi, sur cette épineuse question, sa liberté. Grâce à un peu d’habileté et à des concessions réciproques, on avait évité les deux écueils sur lesquels pouvait échouer, dès ses débuts, le congrès. L’accord se fit ensuite sur le renouvellement de la convention pour l’arbitrage des conflits nés de réclamations financières, adoptée en 1901, et qui a reçu déjà l’adhésion de huit puissances[6] ; elle a été renouvelée pour une seconde période de cinq ans, jusqu’au 31 décembre 1912.

La conférence a pris certaines décisions importantes concernant des sujets de droit international. Elle a réaffirmé la convention conclue à Mexico, en 1902, relative aux patentes, aux marques de fabrique et à la propriété littéraire, et elle a décidé, pour l’application de cette convention, la création de deux bureaux internationaux, l’un à La Havane, l’autre à Rio-de-Janeiro. Elle a également adopté une résolution créant à Montevideo un centre d’information sanitaire. Enfin, elle a décidé la création d’une commission de jurisconsultes chargés d’étudier et d’exposer dans un rapport, qui devra être soumis, si possible, à la prochaine conférence, les principes de droit international privé et public sur lesquels sont d’accord en pratique les États américains.

Les résolutions relatives au développement des rapports commerciaux devaient être parmi les plus importantes ; elles ne sont, cependant, ni très nombreuses, ni très radicales. La multiplicité, et souvent la divergence des intérêts, obligent dans ce domaine à une très grande prudence. Le comité du commerce n’a pas jugé utile de présenter une résolution en faveur de la conclusion de traités commerciaux, les Républiques américaines s’étant, en général, montrées hostiles jusqu’à présent à la politique de la conventionalisation des droits de douane. On a voté des résolutions ayant en vue le développement des moyens de communication, qui laissent fort à désirer, entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud. Il n’existe pas encore de service maritime rapide entre New-York et les grandes villes de l’Amérique du Sud. Alors que les ports du Brésil et de l’Argentine sont reliés par des services réguliers aux principaux ports d’Angleterre, d’Allemagne, de France, d’Espagne et d’Italie, deux navires seulement par mois, n’ayant que des aménagemens rudimentaires pour les passagers, font le service de Rio à New-York. Le Bureau des Républiques américaines a été chargé d’étudier les bases d’un contrat-type que les divers Etats intéressés pourraient se mettre d’accord pour conclure avec une ou plusieurs compagnies de navigation, en vue d’améliorer cet état de choses. On a renouvelé également le vœu de voir terminer au plus tôt le fameux chemin de fer pan-américain. De New-York à la frontière du Guatemala, il y a une ligne ferrée ininterrompue, mais de ce point aux frontières du Chili et de l’Argentine, presque tout est à faire. C’est une entreprise d’autant plus coûteuse que la ligne devra suivre la chaîne des Andes et qu’elle aura un profil des plus accidenté. Elle ne pourra se réaliser que lentement, au fur et à mesure des besoins locaux des pays qu’elle devra traverser. Enfin, la conférence a également demandé aux divers gouvernemens de faire une étude détaillée de leur système monétaire et des fluctuations du change dans les vingt dernières années, études d’après lesquelles le Bureau des Républiques fera un rapport d’ensemble à la prochaine conférence.

Une des mesures les plus importantes a été le vote d’une résolution visant la réorganisation du Bureau des Républiques. Il n’a eu jusqu’ici qu’une vie somnolente. On a étendu ses attributions, et l’on a cherché à en faire un véritable comité permanent des conférences périodiques. Il devra, à l’avenir, rassembler et coordonner tous les renseignemens relatifs aux conventions et traités existans entre les Etats américains, et faire ses efforts pour assurer la ratification par ces Etats des résolutions et conventions adoptées dans les conférences. C’est à lui aussi qu’il appartiendra de préparer l’étude des questions qui devront être discutées dans celles-ci. Il est administré par un comité composé des représentans diplomatiques des Républiques qui font partie de l’Union, accrédités auprès du gouvernement des États-Unis, et présidé par le secrétaire d’État des États-Unis. Ses dépenses sont supportées par les États proportionnellement à leur population. Organe administratif de l’Union, le bureau est aussi son agent commercial, et l’on a décidé d’y créer, à cet effet, une section spéciale du commerce, des douanes et des statistiques commerciales.

Le 26 août, après un mois de travaux laborieux, le congrès se séparait. Dans une de ses dernières séances, il avait décidé que ses prochaines assises devraient se tenir dans un délai de cinq ans.


III

Modeste a été l’œuvre de la troisième conférence pan-américaine. Mais la diplomatie des Etats-Unis n’aurait-elle réussi qu’à assurer la périodicité de ces réunions, qu’elle aurait déjà fait un grand pas vers, le but qu’elle poursuit. Et cette périodicité est désormais consacrée : le quatrième congrès pan-américain est convoqué pour 1910. Il se tiendra à Buenos-Ayres, où il coïncidera avec les fêtes que la République Argentine se propose de célébrer pour commémorer le centenaire de la révolution. Les fêtes nuiront peut-être à ses travaux, mais elles bénéficieront de son éclat. Washington reste, comme le veulent les États-Unis, la capitale de l’Union des Républiques, et, le 11 mai dernier, le président des Etats-Unis a posé, devant une nombreuse assistance et les représentons des nations membres de l’Union, la première pierre du palais destiné à servir de demeure au Bureau international. « C’est une mémorable circonstance, — disait à cette occasion M. Roosevelt, — pour toutes les nations de l’hémisphère occidental. L’édifice dont nous posons aujourd’hui la première pierre témoigne par son existence du sens croissant de la solidarité d’intérêts et d’aspirations existant chez tous les peuples du Nouveau-Monde. C’est une preuve que nous reconnaissons la nécessité d’unir plus étroitement les Républiques de l’hémisphère occidental par les liens amicaux de la justice mutuelle, de la bonne volonté réciproque et d’une compréhension sympathique. »

L’ambition des Américains d’exercer une hégémonie au moins morale, sinon matérielle, sur les nations du Nouveau-Monde, ancienne déjà, est considérée par eux comme une sorte de droit d’aînesse. Elle a été fortifiée par leur rapide développement, leur essor merveilleux vers la richesse, la stabilité de leur gouvernement. Les révolutions qui se sont succédé presque sans discontinuer, jusqu’à ces dernières années, dans les Républiques latines, et dont certaines d’entre elles sont encore la proie, leur ont inspiré pour ces nations un dédain mal dissimulé. Il leur paraissait qu’une tutelle serait nécessaire pour assurer à ces peuples les bienfaits de la paix.

Les circonstances n’ont pas encore permis aux Etats-Unis de remplir ce rôle qu’ils jugent glorieux et profitable à la fois. Absorbés par leurs progrès personnels, ce n’est que depuis peu qu’il leur est possible d’avoir une politique extérieure active et de s’appliquer enfin à la réalisation de ces vastes projets. Durant leur période d’inaction forcée, cependant, les Républiques sud-américaines ont fait des progrès. Le Chili, l’Argentine, le Brésil ont réussi à surmonter seuls les troubles au milieu desquels ils se sont débattus pendant la première période de leur croissance. Une ère nouvelle s’est ouverte pour ces pays. Les capitaux du Vieux Monde reprenant confiance ont cessé de se refuser, et quelques courans de l’immigration européenne ont dérivé vers eux. Avec de l’argent et des bras, les seules choses qui leur fassent défaut, favorisés comme ils sont au point de vue des richesses naturelles, un développement rapide leur est assuré. Mais cette situation heureuse rend singulièrement plus pressante la réalisation du dessein que poursuivent les Etats-Unis. Il importe pour eux d’agir vite, sous peine de voir ces jeunes nations échapper à leur influence, et de voir se développer dans l’Amérique du Sud un esprit particulariste qui pourrait menacer la bonne entente dans le Nouveau-Monde. L’activité est d’autant plus nécessaire que les nations européennes, usant de leurs relations déjà anciennes avec ces pays, s’efforcent de profiter de leur essor et de consolider et développer leurs rapports commerciaux avec eux. « Dire que nous sommes arrivés à un moment critique pour le prestige et le commerce nord-américains dans l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud, — disait, il y a peu de temps, M. John Barrett, diplomate américain qui a pendant plusieurs années représenté son pays dans ces régions, — n’est pas l’affirmation d’un alarmiste ou d’un pessimiste. Jamais les nations d’Europe n’ont fait un tel effort qu’à l’heure actuelle pour développer leur commerce et leur prestige dans ces pays. Il serait, en outre, inutile de nier qu’une portion considérable de l’Amérique latine manifeste aujourd’hui une beaucoup plus grande sympathie pour l’amitié et le commerce européens que pour l’amitié et le commerce des États-Unis[7]… »

Aussi bien, les Etats-Unis espèrent dans l’esprit de solidarité et les intérêts communs des peuples de l’hémisphère occidental pour empêcher une scission malheureuse, — et si grosse peut-être pour eux de conséquences économiques — de se produire. « Pour si différens que nous soyons à bien des égards, — disait M. Root à Rio-de-Janeiro, — nous sommes cependant semblables en ceci, que nous travaillons tous, sous de nouvelles conditions et dégagés des obstacles que crée la tradition au Vieux Monde, à la solution du même problème : l’organisation du gouvernement populaire… Il n’y a pas un de nos pays qui ne puisse rendre quelque service aux autres ; il n’y en a pas un qui ne puisse recevoir quelque service des autres ; il n’y en a pas un qui ne bénéficiera de la prospérité, de la paix et du bonheur de tous. » Ce même sentiment a été exprimé par les orateurs sud-américains. M. Joaquim Nabuco s’adressant à la Conférence disait : « La réunion périodique de ce corps, composé exclusivement de nations américaines, signifie assurément que l’Amérique forme un système politique séparé de celui de l’Europe, une constellation qui a son orbite distinct. » « Ces congrès, — lui répondait M. Cornejo, délégué du Pérou, — sont le symbole de cette solidarité qui, en dépit des passions éphémères des hommes, constitue, par la force invincible des circonstances, l’essence de notre système continental. » M. Luis M. Drago, dans le discours qu’il adressait à M. Root, à Buenos-Ayres, déclarait : « Le patriotisme éclairé a enfin compris que l’Amérique, en raison des nations qui la composent, de la nature des institutions représentatives que ces nations ont adoptées, du caractère même de leur peuple, à l’abri comme elles se sont trouvées des conflits et des complications des gouvernemens européens, et même par la gravitation des circonstances et des événemens particuliers, constitue un facteur politique séparé, un nouveau et vaste théâtre pour le développement de la race humaine, qui servira de contrepoids aux grandes civilisations de l’autre hémisphère, et maintiendra ainsi l’équilibre du monde. »

Sans doute, l’idée d’une similitude d’intérêts, d’un ensemble de conditions communes, se présente à l’esprit lorsque, regardant la carte, on voit les continens américains isolés entre deux océans du reste du monde. Mais que de différences physiques et ethnographiques entre les continens de l’Amérique du Nord et de l’Amérique du Sud, eux-mêmes. Presque aussi étendus l’un que l’autre, la masse du premier se trouve sous un climat tempéré, propice à l’effort, tandis que celle du second est située sous un climat tropical : plus des trois quarts de l’Amérique du Sud sont au Nord du tropique du Capricorne, et c’est à peine si un quinzième des territoires de l’Amérique du Nord sont au Sud du tropique du Cancer. Différences climatériques, qui ont une forte influence sur les peuples qui habitent ces pays. Et, tandis que la population blanche domine aux Etats-Unis, d’où les races indigènes ont disparu, dans l’Amérique du Sud, la population indienne dépasse en nombre considérable les blancs, et il s’y est produit un mélange important des deux races : c’est à peine si, sur 45 millions d’habitans, un cinquième appartient à la pure race blanche. Dans le Venezuela, la Colombie, la Bolivie, les blancs ne forment que 10 pour 100 à peine de la population. Au Brésil, une estimation très favorable évalue à 40 pour 100 leur part dans la population totale. Dans l’Argentine, elle est peut-être de moitié. Au Chili, une population homogène a été créée par l’union des Blancs et des Indiens, dont le mélange varie suivant les classes. Et la source même de la population blanche qui a colonisé les deux continens ne présente pas de moins grandes différences. Aux Etats-Unis, ce sont les Anglo-Saxons qui l’ont définitivement emporté ; ils ont imposé leur langue et leur idéal aux émigrans venus, jusque dans les quinze dernières années, presque exclusivement de l’Europe septentrionale. L’Amérique du Sud, colonisée à l’époque de la grandeur espagnole, membre de l’Empire disloqué de Charles-Quint, a reçu sa langue et son idéal du monde latin, à la civilisation duquel elle est restée fidèle. Que de dissemblances il faudra surmonter pour lier l’un à l’autre ces deux mondes, qui n’ont de commun, en réalité, que les souvenirs d’une lutte analogue pour conquérir l’indépendance et s’affranchir du joug des anciennes métropoles !

Pour ajouter aux difficultés des États-Unis, les intérêts économiques des nations de l’Amérique du Sud sont, jusqu’ici, divergens des leurs. C’est, naturellement, avec leur pays d’origine que sont portée à commercer les immigrans européens qui colonisent ces régions. De plus, c’est l’Europe, et pour la majeure partie l’Angleterre, qui a fourni à ces peuples les capitaux nécessaires pour créer leur outillage économique. Ce n’est pas à moins de 5 milliards qu’on évalue les placemens faits par les Anglais en Argentine, c’est à une somme à peu près égale que l’on estime ceux qu’ils ont faits au Brésil, et à 2 milliards leurs avances au Chili. Pour en payer l’intérêt, ces pays envoient sur les marchés européens leurs produits naturels : laines, peaux, minerais, sucre, café. Et ces relations sont facilitées par le fait que, par suite de la configuration du continent américain-méridional, qui fait que le Cap San Roque est à 600 milles à l’Est de New-York, les ports du Brésil, de l’Argentine et du Chili sont plus proches des ports de l’Europe du Sud et à peine plus éloignés de ceux de l’Allemagne et de l’Angleterre que de New-York.

Pourtant, les Etats-Unis ne peuvent réussir à rendre leur influence prédominante dans ces pays qu’à la condition d’y égaler, sinon y supplanter, les nations européennes dans le domaine économique. C’est la première étape nécessaire de leur entreprise : s’ils en sont incapables ou s’ils y échouent, leurs autres efforts seront vains. Il faut qu’ils deviennent les fournisseurs et les commanditaires des peuples de l’Amérique du Sud. Sont-ils en état de le faire ? « Depuis la première élection du président Mac Kinley, — disait M. Root au Congrès commercial de Kansas City, en novembre 1900, — la population des États-Unis a pour la première fois accumulé un surplus de capital au-delà des besoins nécessaires pour le développement intérieur. Ce surplus s’accroît avec une rapidité extraordinaire. Nous avons remboursé nos dettes à l’Europe et nous nous sommes transformés, de nation débitrice, en nation créancière… Nous commençons à regarder au-delà de nos propres frontières pour l’emploi profitable du surplus de nos capitaux et pour trouver des marchés pour nos articles fabriqués. » Le moment est donc propice pour reprendre avec des chances de succès la politique dont Blaine avait clairement vu la nécessité, mais qu’il n’avait pas à son époque les moyens de réaliser. « En 1881 et 1889, les Etats-Unis n’avaient pas atteint le point où il leur serait possible de détourner leurs forces du développement intérieur, pour les diriger vers le développement des entreprises et du commerce extérieurs, et, à cette époque, les pays de l’Amérique du Sud n’avaient pas atteint, non plus, le degré de stabilité gouvernementale et de sécurité pour la propriété nécessaire pour assurer leur essor économique. » Sans doute, M. Root a raison lorsqu’il parle des transformations qui se sont effectuées aux États-Unis dans les dix dernières années ; mais, malgré leur prospérité, ils sont loin encore de pouvoir lutter pour l’accumulation des capitaux disponibles avec la vieille Europe, et trop de sources de richesses restent à exploiter chez eux pour qu’ils soient vraiment sollicités par les placemens à l’étranger. Sans doute, aussi, leur industrie est devenue exportatrice, mais elle ne l’est encore d’une façon régulière que pour un petit nombre de ses branches et il suffit d’un faible essor nouveau du marché national pour la détourner des marchés extérieurs.

Gênés dans leur action économique par défaut de moyens, les Etats-Unis ont, d’autre part, à réagir contre les suspicions que fait naître dans l’esprit des populations sud-américaines le rôle que leur situation particulière leur impose vis-à-vis des Républiques turbulentes riveraines du golfe du Mexique et de la mer des Caraïbes. Ces pays ne sont pas encore sortis de l’ère des luttes intestines. Récemment, la guerre éclatait de nouveau dans l’Amérique centrale : les Etats-Unis se trouvaient dans l’obligation d’intervenir. Fort habilement, et pour calmer les appréhensions des peuplée de l’Amérique du Sud, ils ont agi d’accord avec le Mexique, et c’est à la suite de leur action commune et sous leurs auspices que s’est réunie à Washington, dans les derniers jours de 1907, une conférence de la paix centro-américaine. La conférence a élaboré des accords destinés à amener une paix durable dans ces régions si fréquemment troublées, et à jeter les bases d’une fédération prochaine de ces Etats, plusieurs fois tentée déjà, et qui n’a pu encore être réalisée. A Cuba, les troupes américaines avaient dû, presque au lendemain du congrès de Rio-de-Janeiro, occuper l’île pour la seconde fois. Les Américains se sont efforcés de rétablir l’ordre au plus vite, et, aussitôt un gouvernement national reconstitué, ils ont laissé de nouveau la République cubaine à elle-même. Depuis la sécession de l’Etat de Panama, les rapports demeuraient tendus entre la jeune République, les Etats-Unis et la Colombie. Celle-ci continuait à se plaindre, auprès de ses sœurs du Sud, de la spoliation dont elle disait avoir été victime. C’était dangereux pour la popularité des Etats-Unis : ils ont mis fin, au début de cette année, à cette situation gênante, en amenant la Colombie à conclure, avec eux et la République de Panama, des accords qui rétablissent la bonne harmonie entre les trois pays. Prudemment, les Américains s’efforcent de montrer qu’ils entendent ne pas abuser de l’hégémonie que la guerre d’Espagne leur a permis d’établir dans cette région, où ils ont à la fois la suprématie politique et la suprématie commerciale.

Fidèles à leur politique de témoigner leur bon vouloir aux Républiques sud-américaines, ils ont appuyé à la seconde conférence de la Paix le projet destiné à satisfaire, en partie au moins, les partisans de la doctrine de Drago. La convention adoptée, moins radicale, décide que les Puissances ne pourront à l’avenir avoir recours à la force armée pour le recouvrement de dettes contractuelles réclamées au gouvernement d’un pays par le gouvernement d’un autre pays comme dues à ses nationaux, qu’après que l’Etat débiteur aura refusé ou laissé sans réponse une offre d’arbitrage.

Malgré les précautions de la diplomatie américaine, les préventions et les défiances persistent à l’égard des Etats-Unis chez les peuples sud-américains. Trop longtemps, les Yankees les ont traités avec dédain, ne parlant d’eux que comme d’enfans indisciplinés, que seule une politique forte saurait mettre à la raison. Ils doutent du changement d’attitude de leur voisin du Nord, et craignent qu’il ne dissimule quelque plan machiavélique. Au lendemain de la dernière conférence, un journal de Buenos-Ayres écrivait : « Pour les délégués, pour le public, pour les étrangers, il n’y a eu à Rio-de-Janeiro qu’une réunion de frères ennemis. » Ce jugement sévère dissimulait mal le dépit des Argentins, qui eussent voulu que la convention se tînt chez eux. Plus sage est cette appréciation d’un délégué américain : « Nous n’avons fait que semer, mais notre graine est excellente, et la moisson sera abondante quand viendra l’heure de la récolte. » Mais la moisson se fera attendre, et il faudra beaucoup de soins pour la mener à maturité.

Heureusement pour les Etats-Unis, ils ne rencontrent aucune rivalité sérieuse, capable de neutraliser leurs efforts. Les rivalités mêmes qui existent entre les nations de l’Amérique du Sud, et qui ne se termineront pas de sitôt, sont pour leur entreprise un élément de succès. C’est au dehors seulement que ces nations pourraient trouver un appui efficace pour résister à leur influence, Mais la seule nation qui aurait pu le leur donner, l’Espagne, l’ancienne mère patrie, déchue de sa splendeur d’autrefois, s’agitant dans des luttes stériles, n’a plus la force et la puissance nécessaires pour jouer ce rôle. Le Congrès pan-ibérien, réuni à Madrid en 1904, n’a été qu’une manifestation d’éloquence. Aucune résolution pratique n’y a été prise, et il n’a pas eu de lendemain.

Les hommes d’Etat américains peuvent donc persévérer avec confiance dans leur politique. Malgré les obstacles que dressent devant eux les différences d’origine, de race, de civilisation, qui rendent si difficile une compréhension profonde entre Anglo-Saxons et Latins, le but qu’ils poursuivent n’est pas impossible à atteindre. Washington pourra devenir, non pas ce que rêvait Seward, il y a près d’un demi-siècle, la capitale d’une Fédération démesurément agrandie, dont le domaine s’étendrait de l’Alaska au cap Horn, mais le centre directeur d’une opinion publique vraiment américaine, et faire sentir son influence morale sur le Nouveau-Monde tout entier. Déjà, l’habitude se prend dans l’Amérique latine des conventions réunissant des délégués des pays indépendans des trois Amériques, où l’on discute des questions d’intérêt commun. Au commencement de 1908, un Congrès international des étudians américains où se sont rencontrés des représentans des universités des États-Unis et des universités des pays de langue espagnole et portugaise, s’est tenu à Montevideo. Quelques mois plus tard, à la fin de cette même année, un congrès scientifique pan-américain tenait ses assises au Chili, à Santiago. Dans ces réunions, les hommes de nationalités différentes qui s’y rencontrent apprennent à se mieux connaître, en même temps que le public, qui entend l’écho de leurs débats, s’habitue à concevoir, à côté des rivalités inévitables, l’existence d’intérêts supérieurs pour la réalisation desquels les diverses nations peuvent unir leurs efforts sans arrière-pensée égoïste. Le voyage de circumnavigation autour du monde, que vient de terminer la flotte américaine, a été le prétexte à de nouvelles manifestations de sympathie dans les ports sud-américains où elle a relâché. Les populations des Républiques ont pu juger de la force que mettraient à leur disposition, le cas échéant, les Etats-Unis, si elles persévèrent dans une politique d’entente cordiale. Elles ont pu apprécier aussi les dangers d’une politique hostile vis-à-vis d’eux.

M. Roosevelt a eu le grand mérite de se rendre compte de l’importance d’une politique pan-américaine pour les Etats-Unis. Il s’est efforcé d’y intéresser l’opinion, et, fort sagement, sans négliger le rôle ingrat de tuteur que leur situation dans le golfe du Mexique impose aux Etats-Unis, il s’est attaché à convaincre les Sud-Américains de la sincérité de leurs voisins du Nord quand ils protestent contre les désirs qu’on leur prête d’expansion territoriale aux dépens des Républiques latines, ou contre l’ambition de courber celles-ci sous une hégémonie despotique.

Le changement de président n’apportera aucune modification à ; cette politique. M. Taft, qui a été avec M. Root un des conseillers les plus écoutés de M. Roosevelt, lui est tout acquis : il poursuivra le même but par les mêmes moyens. Et, par une coïncidence heureuse, il va trouver un puissant appui au Sénat. M. Root, qui abandonne le secrétariat d’État, où il a dirigé pendant quatre années cette politique pan-américaine, vient d’être élu sénateur pour l’État de New-York. Faisant fléchir leurs règles coutumières, ses nouveaux collègues ont décidé de l’appeler à siéger aussitôt dans le Comité des Affaires extérieures, où il aura, dès son entrée, une influence considérable. Ainsi, le pan-américanisme, non pas un pan-américanisme agressif et ambitieux de conquêtes territoriales, mais un pan-américanisme pacifique, ambitieux seulement de conquêtes économiques et morales, deviendra de plus en plus un des articles capitaux de la politique extérieure des États-Unis. Malgré les obstacles qui se dressent devant lui, il n’apparaît nullement comme irréalisable.


ACHILLE VIALLATE.


  1. Hayne, de la Caroline du Sud, au Sénat, 1826.
  2. James G. Blaine : Foreign policy of the Garfield administration.
  3. Ces États sont les seuls de l’Amérique latine auprès desquels les États-Unis entretiennent des ambassadeurs.
  4. Les Républiques représentées étaient : les États-Unis d’Amérique, l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, la Colombie, Costa-Rica, Cuba, Saint-Domingue, l’Equateur, le Guatemala, Honduras, Mexico, Nicaragua, Panama, Paraguay, Pérou, Salvador et Uruguay.
  5. Les États-Unis et le Mexique étaient les seules puissances américaines qui eussent été invitées à la première conférence de la Paix, et cela n’avait pas été sans froisser l’amour-propre des républiques sud-américaines.
  6. États-Unis, Mexique, Nicaragua, Guatemala, Salvador, Honduras, Pérou et Bolivie.
  7. Au Congrès commercial du Trans-Mississipi, à Kansas City, novembre 1906.