Les Essais de remaniement et de reconstruction de la science économique

Les Essais de remaniement et de reconstruction de la science économique
Revue d’économie politique (p. 620-633).

LES ESSAIS DE REMANIEMENT ET DE RECONSTRUCTION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE.


Les bases d’une théorie de l’économie publique[1] par M. Emile Sax, professeur à l’Université allemande de Prague. — Gr. in-8o de XXIV-574 pag. 1887, Vienne.


On a dit que, pour être bien logé, il faudrait, après avoir bâti sa maison, l’habiter pendant une année, la démolir ensuite et puis la reconstruire. Il y a même des gens qui, si cela ne coûtait pas si cher, s’y prendraient volontiers à trois fois, et plus : cela peut tourner en manie. Les uns sont pour la reconstruction intégrale ; d’autres se contenteraient de remaniements plus ou moins considérables. Enfin ces entreprises de reconstruction, totale ou partielle, ne sont pas toujours heureuses ; et il se trouve quelquefois que le mieux est ennemi du bien. Il en est un peu de même de la science, de l’économie politique notamment. Ce n’est qu’après des remaniements sans nombre qu’elle est devenue ce qu’elle est, et, sans doute, avec le temps elle réclamera de nouveaux remaniements. Ces remaniements peuvent être de différentes sortes, porter sur le fond ou sur la forme. Les uns entreprendront une révision complète des principes, pour les contrôler, les rectifier au besoin, en déterminer la portée. Les autres n’auront en vue qu’une exposition plus claire et plus méthodique. D’autres penseront que tout est à refaire dans telle ou telle partie de la science ; ils croient pouvoir laisser intact le corps principal de l’édifice, tout en jetant une des ailes par terre. Ces entreprises demandent à être conduites avec beaucoup de prudence. Elles ne sont pas toujours couronnées par le succès. Il arrive souvent que l’auteur n’atteint pas précisément le but qu’il s’était proposé, mais il a fait en chemin quelque heureuse rencontre dont la science profitera. Combien de systèmes philosophiques qui, considérés en eux-mêmes, ont tout l’air d’une mystification, sont néanmoins semés d’aperçus ingénieux, profonds, qui attestent chez leurs auteurs une force de pensée singulière.

Les Allemands sont d’intrépides reconstructeurs et remanieurs en économie politique. Ils ont même la prétention de l’avoir renouvelée de fond en comble dans ces dernières années. Il s’agit ici, bien entendu, uniquement des socialistes de la chaire, autrement dit de l’école de politique sociale, qui compte d’ailleurs de si nombreux adhérents. Quant aux économistes, comme il y en a encore en Allemagne de très distingués, ils sont plus modestes ; et les socialistes purs sont de simples démolisseurs. Donc, M. Gustave Schönberg, professeur à l’Université de Tubingue, a formé, il n’y a pas bien longtemps, une véritable association de socialistes de la chaire plus ou moins avancés. Les associés se sont distribué le travail, et ils ont élevé à l’économie politique comme ils l’entendent un gigantesque monument, qu’il leur a plu d’appeler Manuel d’économie politique[2], et qui doit être le dernier mot de la science dans son état actuel. Un manuel en trois volumes in-4o de 800 à 1000 pages chacun ! Nous y lisons, dès la première page : « La science a passé par bien des phases, bien des transformations. La plus importante est celle dont nous sommes témoins, et dont l’honneur revient incontestablement, sinon pour le tout, au moins pour la plus grande partie, à un effort intellectuel de l’Allemagne. La transformation qui s’est accomplie dans ces derniers temps, consiste dans une conception nouvelle de l’économie nationale et de la science qui s’en occupe ; du domaine, de la méthode, du but, de la portée des études économiques ; des principes d’une politique économique et sociale rationnelle, et de leur mise en pratique ; toutes choses qu’on pourrait résumer dans ces termes : rupture avec la doctrine jusqu’ici dominante, c’est-à-dire avec l’absolutisme et le cosmopolitisme d’une théorie abstraite, atomistique, matérialiste et individualiste. L’économie politique est devenue la science réaliste, exacte, historico-éthique, de l’État et de la société[3]. » J’éprouve le besoin d’affirmer que j’ai traduit ces dernières lignes aussi exactement que possible ; mais elles perdent nécessairement dans la traduction quelque chose de leur saveur historico-éthique et anti-atomistique.

M. Emile Sax est un des ouvriers enrôlés par M. Schönberg pour élever à la science économique ce monument d’ordre composite, je dirais presque cette tour de Babel économique. Tous ces ouvriers, en effet, ne parlent pas précisément la même langue scientifique. M. Emile Sax et M. Lujo Brentano y coudoyent M. Adolphe Vagner dont les doctrines confinent au socialisme. Aussi M. Emile Sax n’a-t-il fourni au Manuel qu’un article, très intéressant sans doute, mais d’un caractère technique[4], et d’une importance secondaire au point de vue des principes essentiels de la politique sociale. On ne l’avait probablement pas trouvé suffisamment historico-athique. Quant à M. Lujo Brentano c’est bien mieux. On avait eu l’imprudence de lui confier La question ouvrière. Or, il s’est trouvé que M. Brentano est, non seulement un partisan de la propriété et de la liberté, mais encore médiocrement enthousiaste de l’intervention de l’État, de l’assurance obligatoire, etc. Qu’est-il arrivé ? Le nom de M. Brentano a disparu de la 2e édition du Manuel, en tête de laquelle M. Schönberg, annonce qu’il s’est chargé de la question ouvrière au lieu et place de M. L. Brentano. À peu près vers le même temps le travail de M. Brentano était traduit en français[5].

Qu’on ne se méprenne pas sur la portée de cette appréciation sommaire du grand Manuel publié sous la direction de M. Schönberg. Je suis loin d’en faire fi. Il n’est certainement pas ce qu’il a la prétention d’être, une recomposition de la science sur de nouvelles bases ; il aurait bien plutôt le caractère purement négatif d’une tentative de démolition de l’ancienne économie politique. C’est bien moins un monument qu’un amas de matériaux qui attendront longtemps encore celui qui les mettra en œuvre de manière à en former un corps de doctrine auquel on puisse donner le nom de science. Ce n’est en réalité qu’un dictionnaire dans un ordre plus ou moins méthodique. Mais tel qu’il est, ce Manuel est un livre plein de faits, de documents, de renseignements sur les hommes et sur les choses, recueillis par des travailleurs consciencieux, tous très instruits, dont quelques-uns sont des penseurs éminents. C’est un livre à avoir sous la main pour le consulter fréquemment, plutôt qu’à lire tout d’une haleine.

Bien autrement considérable que le chapitre qu’il a écrit pour le Manuel de M. Schönberg, est le travail de reconstruction partielle que M. Emile Sax a entrepris dans l’ouvrage dont le titre figure en tête de cet article. Dans ses excellentes revues des publications économiques de l’étranger[6], M. Maurice Bloch lui a consacré une courte notice qui m’a engagé à le lire, et, l’ayant lu, il m’a semblé qu’il pourrait être utile de le faire connaître avec un peu plus de détails.

Quel est donc le but que s’est proposé l’auteur ? Ce but est-il plus ou moins révélé par le titre même de l’ouvrage ? Ai-je enfin traduit exactement ce titre ? Voilà des questions qui se posent naturellement tout d’abord. Pour y répondre, il me faut entrer dans quelques explications sur la terminologie économique. Quand on parle de la richesse comparative de deux langues, on dit : ce mot nous manque. Bien souvent, ce n’est pas précisément le mot qui manque, mais ce mot pris dans un certain sens, employé d’une certaine manière. Voilà le mot économie, par exemple : il répond au mot allemand wirthschaft ; mais les Allemands l’emploient d’une manière abstraite, ils disent une wirthschaft, ce qui comprend l’économie privée, l’économie publique de l’État ou d’une ville ; une maison, une ferme, une usine, une auberge sont des wirthschaften, des économies. Nous ne disons pas, dans ce sens, une économie, des économies. Il en est de même du mot wirth qui désigne celui qui est à la tête d’une wirthschaft, d’une économie ; nous ne pouvons pas le traduire par économe, mot qui a chez nous un sens technique, économe d’un lycée ou d’un couvent, et qui, comme adjectif, a aussi un sens tout spécial. Qu’on me passe donc, pour un instant, le mot économie, et qu’on me permette de parler allemand avec des mots français. Nous aurons trois espèces d’économies : l’économie privée (privatwirthschaft), l’économie nationale ou du peuple (volkswirthschaft) et l’économie publique ou de l’État (staatswirthschaft). Je laisse de côté la controverse puérile sur la question de savoir si l’expression économie privée s’applique seulement à l’individu ou comprend aussi la famille. Mais qu’est-ce que l’économie du peuple, de la nation (volkswirthschaft) ? C’est l’ensemble des rapports qui s’établissent entre les différentes économies privées d’une nation et constituent l’activité économique de cette nation. C’est, à proprement parler, ce que nous appelons l’économie politique[7].

J’arrive au mot staatswirthschaft et au titre de l’ouvrage de M. Emile Sax. J’ai traduit par économie publique ; la traduction littérale eût été économie de l’État, mais il m’a semblé que la seconde traduction éveillerait encore plus que la première l’idée d’une organisation, d’une constitution politique, ce qui n’est pas. M. Maurice Block[8] a traduit : Bases d’une théorie des finances. Il a bien fait ; cela est plus clair pour le lecteur, et toute autre expression aurait nécessité des explications dans lesquelles il ne voulait pas entrer. Mais on va voir que le mot finances ne rend pas suffisamment la pensée de l’auteur. « Le but de ce livre, nous dit-on en effet, est d’expliquer toutes les manifestations, tous les agissements économiques de l’État en ce qui concerne la protection des intérêts économiques de la nation (volkswirthschaftspflege) et la matière des finances (finanzwesen), en les ramenant purement et simplement aux principes fondamentaux de l’économie politique[9]. » Cette distinction, qui n’est là que sommairement indiquée, est l’objet de longs développements qui forment la section V de l’ouvrage, et que l’on peut résumer de la manière suivante. L’action de l’État embrasse tout ce qui intéresse le développement de la vie physique, intellectuelle, morale et économique de la nation. L’État doit notamment intervenir dans l’ordre économique pour faire naître les conditions les plus favorables à la prospérité de toutes les économies privées dont l’ensemble constitue l’économie générale (volkswirthschaft). Voilà le premier point à examiner : comment et dans quelle mesure l’État doit intervenir dans l’ordre économique ; c’est là l’objet de l’administration économique (ökonomische verwaltung, Volwirthschaftspflege). Vient maintenant ce qu’on pourrait appeler la question des voies et moyens, la question des finances (Die finanz, das Finanzwesen), qui ne se rapporte pas seulement à l’ordre économique, mais à tous les intérêts intellectuels et moraux de la nation qui ne peuvent être assurés que par l’État, représentant des intérêts communs. L’objet essentiel de la science des finances est de déterminer le sacrifice que chaque économie privée doit faire afin de mettre l’État en mesure d’atteindre ce but, en proportionnant ce sacrifice à l’avantage que chacune d’elles retire des services rendus à la collectivité. Et l’auteur se résume sur ce point en se référant à ces paroles d’Adam Smith qui se trouvent dans l’introduction du IVe livre de la Richesse des nations : « L’économie politique, considérée comme une branche des connaissances du législateur et de l’homme d’État, se propose deux objets distincts : le premier, de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante, ou, pour mieux dire, de le mettre en état de se procurer lui-même ce revenu ou cette subsistance abondante ; le second objet est de fournir à l’État ou à la communauté un revenu suffisant pour le service public. »

Après avoir ainsi, dans les §§ 63-67, établi la distinction entre les deux domaines de l’économie publique (staatswirthschaft) à savoir : administration économique et finances, M. Emile Sax insiste, dans le § 68, sur l’importance théorique et pratique de cette distinction. Sans doute, il y a un rapport étroit entre ces deux domaines, et qui veut la fin veut les moyens, mais on peut être en désaccord sur la fin sans l’être sur les moyens. Jusqu’où s’étendra l’intervention de l’État dans l’ordre économique ? Transformera-t-on en services publics toutes les fonctions industrielles ? L’État fera-t-il tout ou ne fera-t-il rien ? Fera-t-il le plus possible ou le moins possible ? Voilà sur quoi on pourra discuter sans fin, qu’il s’agisse de poser un principe ou d’en faire des applications de détail. Mais quelle que soit la solution qui ait prévalu, les dissidences cesseront sur la question des finances : tout le monde reconnaîtra qu’il faut de l’argent, mettre des taxes et des impôts (Taxen, Gebûhren, Steuern). Et M. Sax met très heureusement la chose en lumière par un exemple saisissant que lui fournit l’École de la politique sociale. Elle est, comme on sait, favorable à l’intervention de l’État dans l’ordre économique. Il y a bien une théorie politico-sociale en ce qui concerne les buts politico-sociaux que l’État seul peut atteindre ; mais il n’y a pas une conception politico-sociale, une théorie politico-sociale de la matière des finances. Voyez M. Adolphe Wagner, il est loin de tirer, en matière de finances, toutes les conséquences de son système de politique sociale. Je dirais volontiers que M. Wagner a traité l’économie politique presque comme un socialiste pur, et qu’il a traité la matière des finances en économiste.

Le livre de M. Emile Sax est divisé en six parties ou sections, et pour expliquer le titre même de l’ouvrage et justifier la traduction que j’en ai donnée, j’ai dû commencer par la fin. Je reviens au commencement.

La première section est intitulée : Théorie de l’économie publique (staatswirthschaft) considérée comme partie intégrante de la théorie, de l’économie nationale (volkswirthschaft). Là est exposée la pensée dominante de l’auteur. Il s’agit de fonder une théorie (vraiment scientifique)[10] d’une partie de l’économie nationale que l’on a jusqu’ici regardée que comme affaire de pratique, d’art politique. Les deux forces élémentaires, les deux ressorts de la vie sociale sont l’individualisme et le collectivisme. Le point de départ de la science économique, c’est le besoin. L’homme cherche à satisfaire ses besoins avec le moindre effort possible, et il comprend que certains de ces besoins ne peuvent être satisfaits convenablement que par la collectivité, par l’État. Ces deux tendances, ces deux forces élémentaires, sont à un égal titre l’objet de l’économie politique. M. Emile Sax prend soin de faire remarquer qu’il n’emploie pas le mot collectivisme dans le sens qu’il a aujourd’hui en France, et il tient pour fort juste la définition qu’en a donnée Littré dans le supplément de son dictionnaire : « doctrine sociale qui, supprimant la propriété individuelle, la remet tout entière entre les mains de l’État, de la société. » Je sais gré à M. Emile Sax d’avoir nettement déclaré que le collectivisme n’est autre chose que le communisme. En résumé, il s’agit d’une théorie des phénomènes économiques d’ordre collectif qui comprend, comme nous l’avons vu, la détermination des cas où le but à atteindre est l’affaire de la collectivité (collectivistische Zwecksetzungen) et les phénomènes économiques qui en résultent pour y arriver (Die Vorgænge ökonomischer Realisirung aller Collectivlebenszwecke).

Tout auteur qui a la prétention, plus ou moins fondée, d’inaugurer un système nouveau en philosophie, en morale, en économie politique, commence naturellement par démontrer que les systèmes connus jusqu’ici ne sont pas satisfaisants. C’est à quoi ne pouvait manquer M. Emile Sax. Tel est l’objet de la section II qui porte pour titre : Les diverses théories sur la nature économique de l’activité de l’État. Cette partie critique, cette histoire de la pensée humaine appliquée à un objet aussi important, est des plus intéressantes. Faisons donc une revue rapide de ces systèmes condamnés par l’auteur.

Voici venir, en première ligne, la théorie caméralistique, qu’on pourrait aussi appeler patriarcale, d’après laquelle le souverain est assimilé à un bon père de famille et, en cette qualité, chargé d’assurer le bonheur de ses sujets. C’est ce que les Allemands appellent la théorie du ménage de l’État (staatshaushalt)[11]. L’économie publique est traitée comme une simple économie domestique. On donne au souverain absolument les mêmes conseils que ceux qu’on donnerait à un particulier : conformer ses dépenses à son revenu ; ne pas faire de dettes ; si on a été forcé d’en faire, les payer le plus tôt possible. Il n’y a pas lieu d’insister sur tout cela.

Vient ensuite la théorie de l’échange, c’est-à-dire que chaque contribuable est réputé payer à l’État les services qu’il en reçoit. La théorie de l’état-assureur n’en serait qu’une variante. M. Sax cite Bastiat[12] comme le principal propagateur de cette idée qui est la base du principe de la proportionnalité, et qui a sa source dans la théorie du contrat social. M. Sax maltraite fort la théorie de l’échange.

Que faut-il entendre par théorie de la consommation ? C’est celle qui dérive de la distinction établie par Adam Smith[13] entre le travail productif et le travail improductif, entre les consommations reproductives et les consommations non reproductives. L’impôt ne servirait qu’à alimenter des dépenses improductives. L’impôt prélève une partie du revenu de la nation qui, sans cela, eût été converti par l’épargne en capital[14]. Je suis étonné que M. Sax n’ait pas fait remonter cette théorie jusqu’aux physiocrates, non certes pour leur plus grande gloire. J.-B. Say a transformé cette doctrine de la consommation en une doctrine de la production par sa théorie des produits immatériels, à savoir que les services publics, comme les services privés, sont des produits ni plus ni moins que les biens matériels. La conclusion de J.-B. Say, à savoir que les dépenses et les consommations de l’État, c’est-à-dire qui ont pour objet les satisfactions des besoins communs, ne diffèrent pas essentiellement des dépenses et des consommations des particuliers, est tout à fait du goût de M. Sax, car elle vient à l’appui de son système. Toutefois, il n’est pas complètement satisfait, car, dit-il, elle n’éclaire qu’un côté de la question : l’économie des dépenses (Ausgabewirthschaft), mais non l’économie des recettes (Einnahmewirthschaft), c’est-à-dire le point de vue économique auquel il faut se placer pour déterminer quelle portion de biens il faut demander à chaque économie privée.

Il ne faut pas confondre avec la théorie de la consommation la théorie de la productivité. Celle-ci est la base du système national d’économie politique de Frédéric List, qui aux doctrines libre-échangistes, qu’il appelle la théorie des produits, oppose la théorie des forces productives. L’État doit avoir en vue de développer la puissance productive de la nation, il est producteur des forces productives. M. Emile Sax conclut judicieusement que la théorie de List n’a quelque valeur que comme machine de guerre contre le libre échange absolu (on pourrait ajouter contre la protection à outrance), mais qu’elle est sans valeur comme théorie économique.

En combinant la théorie de List avec la théorie des produits immatériels de J.-B. Say on arrive à la théorie de la production capitalistique (capitalistische Productions théorie). L’État est le représentant d’un immense capital matériel et immatériel qu’il met à la disposition des particuliers ; il produit donc, il concourt à la production comme capitaliste. Il y a plus : l’État est lui-même un capital. Quelle logomachie ! L’État producteur de capital ! Il est lui-même un capital ! et voilà un capital qui possède un capital !

M. Emile Sax arrive, en dernière analyse, à ceux qui renoncent à une explication économique des phénomènes que présente l’économie publique. C’est d’abord l’école qui rêve d’un État idéal, l’école éthique d’économie politique. Par rapport à l’ensemble des économies privées, l’État apparaît comme une puissance extérieure, une providence, qui, du haut de son élévation morale, règle toutes les choses d’ordre économique. Laissons cela.

Le contre-pied de ces idées se trouve dans une doctrine qui se résume en ceci : « Le phénomène social qu’on appelle État est caractérisé par ces deux faits suivants. Tout État est un ensemble d’institutions destinées à assurer la domination de quelques-uns sur le plus grand nombre. En second lieu, cet asservissement résulte toujours d’une hétérogénéité ethnique de la population. C’est le vainqueur qui a subjugué et asservi les vaincus[15]. » Voilà certes qui n’a rien d’idéal, mais, en somme, les deux doctrines aboutissent pratiquement aux mêmes résultats.

Ici se termine l’œuvre de démolition, ou plutôt le procès-verbal de carence. Il faut maintenant procéder à la reconstruction. Pour cela, la première chose à faire, c’est une analyse des phénomènes de l’économie publique (staatswirthschaftliche Vorgænge) considérés dans leurs éléments. Telle est la transition de l’auteur à la section III : Les éléments de l’économie humaine.

Après une simple[16] énumération des catégories économiques les plus générales : besoin, bien, travail, prix, capital, coût, produit, revenu (§ 16), l’auteur aborde (§ 17) les phénomènes économiques sociaux, lesquels sont distincts, dit-il, des faits économiques simples. Tels sont : la propriété, l’échange, la division du travail, les services personnels. Ici, il cherche querelle, sans raisons à ce qu’il me semble, à la vieille économie politique. Il commence par dire qu’il faut distinguer en matière de production de la richesse, entre le point de vue économique et le point de vue technique ; et il reproche amèrement une confusion de ce genre à la vieille école qu’il a le tort d’appeler l’école vaincue. De cette confusion il serait résulté qu’on a tout mis dans la théorie de la production, et que la production serait toute l’économie politique. L’école vaincue a-t-elle vraiment confondu l’économie politique et la technologie ? oui, selon M. Emile Sax, et voici comment : dans la théorie de production elle traite du travail, élément primordial de toute production, mais elle parle aussi de la division du travail parce que c’est là une circonstance qui en augmente la productivité… halte-là ! La division du travail, c’est un fait social, c’est de la technologie : nous en reparlerons plus tard. M. Sax veut donc qu’on fasse deux économies politiques, en commençant par celle de Robinson dans son île, où il n’y avait pas de division du travail ?

La propriété est incontestablement un phénomène social, car la distinction du mien et du tien suppose une société, si rudimentaire qu’elle soit. M. Sax est d’ailleurs très bref sur cette matière. Il se borne à constater qu’elle procède d’un instinct primitif de la nature humaine, d’un mouvement instinctif (ursprüngliche psychische Regung). Elle est une manifestation de l’égoïsme, sentiment dont M. Sax reconnaît la légitimité.

« Nous sommes maintenant en mesure d’aborder les formes sous lesquelles les phénomènes économiques élémentaires se présentent dans l’économie publique, et de montrer comment elles résultent du rapport que nous connaissons entre l’individualisme et le collectivisme. » Telle est la transition de l’auteur à la section IV, qui a pour titre : Les catégories économiques générales dans l’économie politique (Die allgemeinen ökonomische Kategorien in der Staatswirthschaft). Nous retrouvons donc ici les notions de besoin, de bien, de travail, de valeur, de capital, de coût, de produit, de revenu.

Il y a des besoins collectifs : ils sont, comme les besoins individuels, satisfaits par des biens ou des services, et donnent lieu à un échange de biens entre la collectivité et les individus qui la composent.

Tous les faits économiques de la collectivité sont régis par les lois de la valeur. « L’évaluation, dit M. Sax, est un phénomène psychique, une sensation, et, comme la collectivité ne peut être assimilée à une personne ayant une âme, force nous est de prendre pour point de départ de nos recherches l’évaluation[17] » La conclusion de ces recherches est que les phénomènes de la valeur sont les mêmes dans l’économie collective et dans l’économie privée. Les contributions publiques ne sont qu’une forme de l’évaluation. « La simplicité de cette solution, dit M. Sax (§ 53), est une garantie de son exactitude. Tout expliquer par un petit nombre de causes, là est le progrès de la science. La pomme tombe de l’arbre et les étoiles se meuvent d’après une seule et même loi. Un Robinson dans son île, et un empire de cent millions d’habitants suivent la même loi dans leurs actes économiques : la loi de la valeur. »

On voit là les bases d’une théorie rationnelle des impôts. Ce livre est d’ailleurs si plein de choses, qu’il est difficile de le résumer en quelques pages. Peut-être aurai-je l’occasion d’y revenir.

J’éprouve quelque embarras à formuler une dernière observation sur le livre de M. Emile Sax. Je l’ai lu avec plaisir, avec profit, mais… dois-je le dire ? non sans quelque effort. Ce livre est d’une lecture pénible. À quoi cela tient-il ? à la contexture compliquée de la phrase, à l’emploi de certains mots particulièrement rébarbatifs, ces longs mots, sesquipedalia verba, dont l’allemand permet la formation ?… Il y a un peu de tout cela. M. Sax pourrait opposer à ce jugement une fin de non recevoir tirée de mon incompétence en pareille matière. Mais j’ai une réponse toute prête : je juge par comparaison. Or, j’ai lu pas mal de livres d’économie politique en allemand, et il en est dans le nombre, et des meilleurs, que j’ai lus couramment, comme du français. J’ai fait la même épreuve pour la littérature juridique, bien qu’elle se prête moins aux obscurités de la science. Il en est du discours parlé comme du discours écrit. J’ai entendu bien des professeurs allemands, à Heidelberg et à Berlin : je suivais les uns avec la plus grande facilité, les autres péniblement. Nous sommes, en France, avides de clarté. C’est un Allemand qui a dit : « voulez-vous savoir si une pensée est claire, essayez de l’exprimer en français. » Je sais bien que d’autres, moins charitables, ajoutent : les Français sont si clairs qu’ils ne font que de l’eau claire ! Que M. Emile Sax me permette de répondre par une petite malice à cette malice allemande, que d’ailleurs je ne lui impute pas. En lisant son livre, je me suis dit plus d’une fois : Je voudrais bien avoir sous la main M. Sax, qui sait parfaitement le français, pour qu’il me traduisit ce passage… Mon Dieu ! Je me contenterais qu’il me le traduisit… en allemand.

Alfred Jourdan.

  1. Grundlegung der theoretischen Staatswirtschaft, von Dr Emil Sax, Professor an der K. K. deutschen C. F. Universitæt in Prag. Gr. in-8o, XXV-575 s. — Wien, 1887, Alfred Hölder. — Je m’expliquerai bientôt sur la manière dont j’ai cru devoir traduire le titre de l’ouvrage de M. le professeur Sax.
  2. Handbuch der politischen Œkonomie, herausgegehen, von Dr Gustav Schönberg. — Tubingen, Laupp. La 1e édition est de 1882, la 2e édition de 1885. M. Maurice Block a apprécié cette publication dans une série d’articles du Journal des Économistes, livraisons de mars, juin, septembre 1883, et février 1884.
  3. Handbuch, t. I, p. 3 et 4. C’est M. Schönberg qui a écrit cette introduction, sous ce simple titre : L’économie politique (Die volkswirthschaft), p. 3-66.
  4. Transport : und Communicationswesen, t. I, sect. ix, p. 303-580.
  5. La question ouvrière, traduit de l’allemand par Léon Caubert. Paris, 1885. Dans sa Préface, M. Caubert dit qu’il traduit le travail de M. Brentano, Die gewerbliche Arbeiterfrage, lequel forme un chapitre du Manuel de M. Schönberg. Il n’avait donc pas connaissance de la 2e édition d’où ce travail a disparu. Il ajoute qu’il a entrepris cette traduction, encouragé par les éloges que M. Léon Say a donnés à l’ouvrage de M. Brentano dans son livre sur le socialisme d’État, où il émet le vœu que cet ouvrage soit traduit en français. Je ne sais pas si c’est ici le cas d’appliquer la maxime post hoc ergo propter hoc, mais il est permis de supposer que les éloges de M. Léon Say n’ont pas été une recommandation auprès de quelques-uns des écrivains du Manuel.
  6. Voir le Journal des Économistes, livraison de juillet 1887, p. 69.
  7. Dans leur horreur pour l’absolutisme et le cosmopolitisme de la vieille économie politique (voir la note 3 ci-dessus) les socialistes de la chaire ne veulent pas entendre parler d’une économie de l’humanité. Par volkswirthschaft, ils entendent l’économie d’une nation, d’un peuple politiquement indépendant. Dans l’article cité à la note 3, M. Schönberg, passant en revue les différentes espèces d’économies (wirtschaften), s’élève avec force contre ceux qui parlent d’une économie du genre humain (weltwirtschaft), § 7, p. 11 du Manuel, t. I. — Les économistes allemands, Roscher, par exemple, désignent indistinctement ce que nous appelons économie politique par les mots : Volkswirthschaft, Nationalökonomik, Nationalökonomik , politische Œkonomie.
  8. Voir la note 6 ci-dessus.
  9. Ce sont les termes mêmes du prospectus signé par l’éditeur, mais qui a été évidemment inspiré par l’auteur.
  10. On pourrait mettre : rigoureusement scientifique. C’est ainsi que je crois devoir traduire cette impression de l’auteur : exacte Théorie, et plus loin (toujours dans le § 1) : exacte wissenschaft. Je ne pense pas qu’il ait entendu faire, soit de l’économie politique en général, soit de la branche de cette science dont il s’occupe, une science exacte, dans le sens technique que nous donnons à ce mot, pour désigner les sciences exactes, la mathématique, comme dit Auguste Comte. M. Emile Sax, dit en effet en note : « Je prends le mot dans un sens que tout le monde comprend. » Or, en allemand surtout, ce mot, dans les discours ordinaires, a le sens de : rigoureusement vrai, de susceptible de démonstration. Mais les sciences morales ne sont pas rigoureuses, comme les sciences exactes proprement dites.
  11. Roscher intitule encore staatshaushalt la quatrième et dernière partie de son grand ouvrage, dans laquelle il traite de l’économie publique, des finances, etc.
  12. Il reproduit le chap. XVII des Harmonies économiques (services privés, services publics.)
  13. Richesse des nations, livre II, chap. 3. M. Sax fait remarquer avec raison qu’il y a contradiction entre cette doctrine et ce que dit Adam Smith, du travail intellectuel (livre I, chapitre 10 : Des salaires et des profits) dont la rétribution est assimilée au salaire de l’ouvrier dans le tableau qu’il trace des circonstances qui font varier les salaires dans les diverses professions.
  14. Ceci est particulièrement la doctrine de Ricardo (Principes, chapitre VIII).
  15. Gumplowiez, Essai de sociologie (Grundriss der Sociologie).
  16. L’auteur annonce qu’il reviendra là-dessus dans la section IV où il traite des catégories générales dans l’économie publique.
  17. Ici M. Sax fait remarquer que c’est à des économistes allemands, notamment à Menger et à Wieser, que revient l’honneur d’avoir à peu près tiré au clair la théorie de la valeur. Il parle de tout cela avec une sorte de lyrisme. À propos de valeur, d’évaluation individuelle : « c’est là, dit-il, l’étoile qui guide l’homme dans les moyens d’arriver à la satisfaction économique de ses besoins ; et il en est ainsi dans l’isolement aussi bien que dans l’état social. »