Les Époques de la pensée de Montaigne

Les Époques de la pensée de Montaigne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 623-658).
LES
ÉPOQUES DE LA PENSÉE DE MONTAIGNE


Les Sources et l’Évolution des « Essais » de Montaigne ; — Les Livres d’histoire moderne utilisés par Montaigne, par M. Pierre Villey, 3 vol. in-8 ; Hachette, 1908.


Voici un livre auquel Ferdinand Brunetière, — on verra tout à l’heure pourquoi, — n’eût pas manqué de consacrer un article. Très savant, très méthodique, très consciencieux, il renouvelle, sur plus d’un point important, l’étude de Montaigne. Il est, de plus, l’œuvre, extrêmement méritoire, et un peu inattendue, d’un jeune aveugle dont l’information peut faire envie à ceux qui voient clair. Ce sont là plus de raisons qu’il n’en faut pour en parler.


I

« Je n’attends pas sans impatience, et les notes où M. Strowski essaiera de déterminer les dates de composition de chaque Essai, et surtout celles où il explorera les sources des Essais. » C’est à propos du premier volume de l’ « Edition municipale » des Essais que Ferdinand Brunetière, on s’en souvient sans doute, s’exprimait en ces termes. S’il avait vécu deux ans de plus, son impatience eût été satisfaite, mais d’une façon qu’il n’avait pas prévue. En même temps que M. Strowski préparait sa monumentale édition des Essais, dont le second volume vient précisément de paraître, M. Pierre Villey poursuivait de son côté les recherches dont il nous donne aujourd’hui les résultats Les deux historiens travaillaient à l’insu l’un de l’autre. Quand ils connurent leur mutuelle existence, et leur mutuel dessein, ils s’aperçurent que depuis longtemps, sans le savoir, « ils battaient les mêmes buissons. » Avec la plus parfaite bonne grâce M. Strowski s’effaça devant son concurrent involontaire : au lieu de le devancer, comme il aurait sans doute pu le faire, il annonça les travaux de M. Villey et leur laissa prendre quelque avance. Il fit mieux encore : il l’associa à sa tâche, et lui abandonna, au dernier volume de l’« Edition municipale, » une partie de l’étude qu’il avait lui-même entreprise. Les mœurs littéraires se sont bien adoucies depuis un siècle. Quand on songe aux inélégans procédés de Cousin à l’égard de Sainte-Beuve, on ne peut que féliciter M. Strowski de n’avoir pas marché sur les traces de Victor Cousin.

C’est que M. Strowski est un élève, non pas de Victor Cousin, mais de Brunetière. Ce qui restera, je crois, la marque propre de ce dernier comme professeur et comme critique, c’est la précision et la rigueur de sens historique dont il donnait l’exemple, et qu’il inculquait à tous ceux qui l’approchaient. « Nous sommes mobiles, et nous jugeons des êtres mobiles : » ce mot de Sénac de Meilhan, dont Sainte-Beuve a fait l’épigraphe de ses Portraits Contemporains, si Brunetière ne le citait pas, on peut dire qu’il l’avait constamment à l’esprit. De là l’extrême attention qu’il prêtait aux dates, aux synchronismes, aux influences exercées ou subies, aux sources, aux éditions successives, à la bibliographie des œuvres, bref, à tout ce qui précise, localise, actualise une physionomie littéraire ; il se défendait d’étudier et de juger « en bloc. » Or, en ce qui concerne Montaigne, le conseil était particulièrement opportun, et il a été très heureusement suivi. Dans son enseignement à l’Ecole normale, Brunetière avait montré[1], sinon le premier, au moins plus fortement que personne, que les Essais sont une œuvre essentiellement successive, et que, pour en démêler le véritable caractère, il faut tenir grand compte des sources, des différences d’éditions et des corrections de l’auteur. M. Lanson, entre autres, M. Strowski, M. Villey enfin ont repris, précisé ces indications suggestives. Et à la question ainsi déterminée, le livre de M. Villey vient répondre d’une manière sinon définitive, tout au moins plus complète et plus satisfaisante qu’on n’avait fait jusqu’ici. « Le plus vif plaisir d’un esprit qui travaille, a dit Taine, consiste dans la pensée du travail que les autres feront plus tard. » Nul doute que, si Ferdinand Brunetière avait pu lire ces trois gros volumes, il n’eût vivement goûté ce plaisir.

« Il y a ici, — écrit M. Villey, — trois études principales : une enquête sur les sources et sur les lectures de Montaigne ; une enquête sur la chronologie des Essais ; une étude enfin sur leur évolution. » Ces trois études se commandent et s’entraînent l’une l’autre, et c’est le grand intérêt du livre de M. Villey d’avoir posé pour Montaigne le problème bibliographique et historique dans toute son étendue, et de l’avoir envisagé sous tous ses aspects. Quels livres a lus Montaigne ? et à quelle époque ? et comment les a-t-il utilisés ? A quelles dates respectives peut-on rapporter la composition des divers chapitres des Essais ? Et quel jour enfin cette enquête peut-elle jeter sur l’histoire de la pensée et de l’art de Montaigne ? C’est à ces trois questions que le jeune érudit s’est efforcé de répondre.

A en croire Montaigne, sa « librairie » était « des belles parmi les librairies de village. » Elle contenait « mille volumes de livres, » à ce qu’il nous dit lui-même. Quels étaient ces mille volumes ? Si l’on parvenait à le savoir, on aurait, du même coup, déterminé, à bien peu près, toutes les lectures de l’auteur des Essais. Car si Montaigne, comme nous tous, n’avait pas lu, ce qui s’appelle lu, tous les livres de sa bibliothèque, en revanche, étant donné ses habitudes d’esprit, et celles aussi de son temps, il est peu probable qu’il ait beaucoup lu en dehors de chez lui. En tout cas, ses lectures essentielles seraient sans nul doute représentées sur le catalogue de sa « librairie. »

Pour reconstituer, au moins partiellement, ce cataloguerions disposons de divers moyens. D’abord, quelques-uns des livres de Montaigne existent encore par le monde : ils sont aisément reconnaissables, Montaigne ayant l’habitude de mettre son nom sous le titre de ses volumes. Le docteur Payen, qui était un fervent de l’auteur des Essais, en avait réuni un certain nombre qui ont été acquis, avec tous les documens de sa collection, par la Bibliothèque Nationale en 1870. Nous connaissons actuellement soixante-seize de ces ouvrages[2], et quelques-uns d’entre eux, comme le César, le Quinte-Curce sont particulièrement précieux à cause des annotations manuscrites dont Montaigne les a enrichis, ou, comme il disait, « barbouillés. »

Mais le guide le plus sûr, le mieux informé, et le plus loquace, que nous ayons pour nous conduire dans la « librairie » de Montaigne, c’est encore Montaigne lui-même. On sait de combien de citations il a « farci » son livre. Toutes ces citations sont autant d’aveux de lectures : il s’agit de les recueillir, d’en établir l’exacte origine, et, en se reportant aux textes mêmes, de voir dans le détail le parti que Montaigne en a tiré. D’autre part, sur ses lectures comme sur tout le reste, Montaigne n’est point avare de confidences : il est tel livre qu’il ne cite jamais, mais qu’il a certainement lu, lui-même nous le déclare formellement, soit dans ses Essais, soit dans le Journal de ses voyages[3], à moins encore qu’il ne se contente d’y faire une rapide allusion en passant : autant d’indications dont il y a lieu de faire son profit. Enfin, il est des ouvrages que Montaigne, à première vue, ne semble pas avoir utilisés, au moins expressément, et qu’il ne mentionne même pas, — par exemple les Discours de La Noue, — mais qu’il a presque sûrement lus, et dont il s’est probablement inspiré en telle ou telle occasion. De ces ouvrages-là, il convient de n’allonger la liste qu’avec une extrême prudence, et de réserver à l’avenir, aux hasards d’une lecture imprévue le soin de préciser nos conjectures ; encore est-il bon de maintenir qu’il y a, en pareille matière, des conjectures permises, et, pourvu qu’on ne les transforme pas en certitudes absolues, des probabilités à faire valoir[4].

Qu’on recueille maintenant tous ces renseignemens divers, et qu’on les classe : on n’aura assurément point la liste complète des « mille volumes de livres » dont se composait la « librairie » de Michel de Montaigne, ni même de tous ceux qu’il a lus : mais il est à croire qu’on aura celle de toutes ses principales lectures, de toutes celles, ou peu s’en faut, qui ont exercé quelque action sur son esprit, laissé quelque trace dans sa pensée. Or, c’est là tout ce qui importe.

M. Villey s’est voué d’abord à cette tâche en apparence un peu ingrate, — mais l’érudition a ses joies austères ! — avec la plus scrupuleuse conscience. Il est juste de dire qu’elle lui était facilitée par tout le travail antérieur des innombrables critiques et commentateurs qui, depuis plus de trois siècles, se sont exercés sur le texte de Montaigne, élucidant tel passage obscur, expliquant telle allusion, signalant l’exacte référence des innombrables citations latines ou grecques, italiennes ou françaises, multipliant entre les Essais et d’autres « bons auteurs » les rapprochemens ingénieux, savans et utiles. Le travail avait été commencé au lendemain de la mort du grand écrivain par sa fille adoptive, la docte demoiselle de Gournay, qui, aidée de Pierre de Brach et de quelques autres érudits, s’était efforcée, dans l’édition des Essais qu’elle publia en 1595, de rapporter à leurs auteurs les citations latines que Montaigne avait enchâssées dans son texte. M. Villey a largement bénéficié de toutes ces enquêtes fragmentaires et successives ; il en a coordonné, synthétisé les résultats ; il les a soigneusement contrôlés ; il les a complétés et rectifiés sur un certain nombre de points. Et il aurait achevé cette œuvre d’exploration préalable, si le propre d’une œuvre de ce genre n’était pas, justement, de n’être jamais achevée, d’être au contraire toujours ouverte, toujours sujette à révision, à complément, à contrôle, — et, en un mot, toujours à refaire.

Quoi qu’il en soit, M. Villey a pu ainsi identifier plus de deux cent cinquante livres, — exactement deux cent soixante et onze, — lus, et vraisemblablement possédés par Montaigne. Nous voici, semble-t-il, un peu loin des « mille volumes de livres » dont s’enorgueillissait sa curiosité de bibliophile. Mais si l’on songe, — et M. Villey aurait pu tirer parti de cet argument, — que beaucoup de ces « livres » comprenaient plusieurs « volumes, » on peut penser qu’une bonne moitié de la « librairie » de Montaigne est là représentée sur ce catalogue posthume, et en tout cas, nous le répétons, toute la partie vraiment vivante de sa bibliothèque.

Le résultat serait sans doute un peu mince si l’on s’en tenait là. Mais M. Villey ne s’en est pas tenu là. Il sait qu’une bibliothèque est, en quelque manière, un état d’âme, surtout quand cette bibliothèque est celle d’un intrépide liseur tel que Montaigne. Il a donc interrogé les livres de Montaigne ; il les a lus à son tour ; et, en les rapprochant des citations qu’en fait le grand écrivain[5], il leur a demandé tout ce qu’ils étaient susceptibles de nous apprendre sur ses goûts, ses habitudes de travail, ses pensées coutumières et le tour propre de son esprit.

Il a tout d’abord constaté que la culture de Montaigne était plus italienne que française, et beaucoup plus latine que grecque. Sur deux cent cinquante ouvrages, cent quarante environ sont en latin, — presque trois sur cinq, — et trente-cinq en italien. En dehors des conteurs, des poètes, et surtout des historiens, les livres français ne sont guère représentés que par des traductions. Fort peu d’ouvrages de droit, de théologie, ou de sciences ; fort peu aussi d’ouvrages oratoires ; mais surtout des historiens, des poètes, des moralistes, — ces trois derniers groupes réunis, dans la proportion de quatre livres sur cinq, — voilà ce qui constitue le fond de la bibliothèque de Montaigne. Si le proverbe : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es » a son application en matière de lecture, il s’applique assez bien, on le voit, au moraliste poète qu’est avant tout l’auteur des Essais[6].

L’étude attentive des ouvrages lus par Montaigne a fourni à M. Villey des renseignemens plus curieux encore et plus nouveaux : il en a principalement tiré parti pour établir les dates de composition respectives des divers chapitres des Essais, et à ce travail fort minutieux et délicat, il a déployé une ingéniosité patiente et une prudence critique qu’on ne saurait trop louer, et qu’il est assez rare de prendre en défaut. La question qu’il s’efforce d’élucider ici est, notons-le, d’une extrême importance. « Toute étude sur l’œuvre de Montaigne, — dit excellemment M. Villey, — doit se baser (il vaudrait mieux dire : fonder) sur une chronologie aussi précise que possible des Essais. Rien ici n’est figé : la pensée, le cadre, le style, tout est souple et se transforme. Pour bien comprendre comment son œuvre s’est bâtie, les dates sont nécessaires. » Or, jusqu’à présent, les dates nous échappaient en grande partie. Sans doute, grâce aux deux éditions successives de son œuvre que Montaigne a publiées de son vivant, — 1580, 1588, — et à celle qu’après sa mort, en 1595, a procurée Mlle de Gournay, nous pouvions en gros nous représenter les changemens survenus en douze ans dans la manière de l’écrivain et dans ses idées. Mais il était bon de serrer la question de plus près et, dans les diverses périodes pendant lesquelles Montaigne préparait chacune des éditions de son livre, d’introduire une plus grande précision chronologique, et, si je puis dire, un sens plus vif de la succession du temps. C’est à quoi a visé M. Villey. Du jour où Montaigne a écrit la première ligne des Essais, jusqu’au jour où la plume lui est tombée des mains, c’est-à-dire, pendant un intervalle d’environ vingt ans, — 1572-1592, — il voudrait pouvoir suivre, on n’ose dire journée par journée, mais presque mois par mois, et au moins année par année, tout le travail de la pensée et du style de l’écrivain. On pense bien qu’il n’y a pas pleinement réussi, — il n’y pouvait pas pleinement réussir ; — mais qu’il ait bien fait avancer la question, c’est ce qui est indéniable et fort méritoire.

Montaigne, heureusement pour nous, fournit lui-même quelques premiers points de repère. « Le sot projet qu’il a de se peindre » comme dira plus tard injustement Pascal, et de parler de lui-même, est ici d’un grand secours à l’historien. « Je naquis, — écrit Montaigne quelque part, — le dernier jour de février 1533 ; il n’y a justement que quinze jours que j’ai franchi trente-neuf ans. » Cette phrase est donc datée du 15 mars 1572, et il est vraisemblable que le chapitre tout entier, Que philosopher c’est apprendre à mourir, est des premiers mois de cette même année. Et ce n’est pas la seule indication qu’il donne sur son âge, — sur ses âges successifs, pour mieux dire, — et partant, sur les datés respectives de ses « fantaisies. » D’autres fois, ce sont des allusions à tels faits de sa biographie personnelle, ou à tels événemens contemporains qui permettent de dater avec une précision plus ou moins grande tels ou tels chapitres ou fragmens de chapitre de ses Essais. Et ces renseignemens directs sont si précieux pour nous que nous en voulons presque à Montaigne de n’en avoir pas, plus qu’il n’a fait, multiplié le nombre.

Car, au total, ces points de repère sont bien clairsemés, et ils n’ont pas toujours toute la précision désirable : tout au plus permettent-ils de dater une douzaine de chapitres, — sur 94, — de la première édition. C’est ici qu’intervient, pour combler ces lacunes, l’utilisation des lectures de Montaigne, et des sources auxquelles il a puisé. « Pour subvenir un peu, dit quelque part Montaigne, à la trahison de ma mémoire, et à son défaut, si extrême, qu’il m’est advenu plus d’une fois de reprendre en main des livres comme récens et à moi inconnus, que j’avais lus soigneusement quelques années auparavant, et barbouillés de mes notes, j’ai pris en coutume, depuis quelque temps, d’ajouter au bout de chaque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu’une fois) le temps auquel j’ai achevé de le lire, et le jugement que j’en ai retiré en gros, afin que cela me représente au moins l’air et idée générale que j’avais conçue de l’auteur en le lisant[7]. » Montaigne disait vrai, et, par exemple, nous possédons encore son exemplaire des Commentaires de César, conservé à la Bibliothèque de Chantilly : le livre, copieusement annoté, nous apprend qu’il a été lu du 25 février au 21 juillet 1578. Or, les Essais nous parlent très souvent de César, — quatre-vingt-douze fois, a compté M. Villey, — et, en général, avec une ferveur d’enthousiasme qui se sent d’une lecture fort récente ; deux longs chapitres, intitulés l’Histoire de Spurina, et Observations sur la manière de faire la guerre de Julius Cæsar, sont visiblement inspirés par cette lecture : il y a donc lieu de les rapporter à cette date de 1578 ; deux autres chapitres, moins sûrement peut-être, surtout pour le second, mais très vraisemblablement encore, — ce sont ceux qui ont pour titre De la grandeur romaine et Un mot de Cæsar, — paraissent bien, pour la même raison, dater de cette époque. Quant aux autres citations du même auteur ou allusions parsemées çà et là, elles peuvent nous servir, surtout si nous rencontrons, pour nous y appuyer, d’autres indications convergentes, à dater, sinon certains autres chapitres, tout au moins certains fragmens d’autres chapitres[8].

Ce ne sont pas là les seuls moyens dont nous disposions pour dater quelques-unes des lectures de Montaigne. Entre 1572 et 1580, bien des ouvrages ont paru, que l’auteur des Essais a dû lire en leur « fraîche nouvelleté. » Si l’on retrouve dans son œuvre des traces visibles de ces lectures, l’on pourra affirmer, à tout le moins, que tel ou tel passage, tel chapitre peut-être, n’a pas été écrit avant telle ou telle époque. M. Villey qui a beaucoup lu, — et beaucoup retenu, — autour de Montaigne, a retrouvé plusieurs de ces sources jusqu’à lui insoupçonnées, et ses découvertes lui ont permis d’enrichir et de préciser sur plusieurs points la chronologie des Essais.

Enfin, dans son très légitime désir de pousser la précision jusqu’à ses extrêmes limites, il a eu recours à un procédé qu’il n’est peut-être pas très aisé de bien faire entendre, mais qui dénote une rare ingéniosité. Il observe que les livres de Montaigne se répartissent tout naturellement en deux catégories : ses livres de chevet, Lucrèce. Horace, par exemple, — qu’il cite chacun près de cent cinquante fois ; — et ceux qu’il a lus une seule fois dans sa vie, qu’il utilise à ce moment-là, et dont ensuite il ne s’occupe plus. Recherchons ces derniers, et retrouvons avec soin les emprunts que Montaigne leur a faits. Si ces emprunts sont importans, forment une maîtresse pièce des chapitres où ils sont insérés, il y a lieu de conjecturer que ces divers chapitres sont à peu près contemporains. Supposons que, par un moyen quelconque, on arrive à dater l’un d’eux ; les voilà tous datés du même coup. Supposons enfin qu’un ou plusieurs de ces chapitres fassent aussi des emprunts considérables à un autre ouvrage de celle même catégorie ; nous serons induits à conclure que Montaigne lisait à la même date cet autre ouvrage, et donc, à rapporter à la même époque les autres chapitres où nous trouvons abondamment cité et utilisé le livre en question.

Précisons par des exemples ce que ces indications sommaires ont nécessairement d’un peu vague et abstrait. Soit Guichardin qui est, de l’aveu même de Montaigne, un des auteurs « desquels il ne se veut servir qu’une fois. » L’écrivain italien a fourni une importante contribution au moins à six essais différens du premier livre. Resterait à savoir quand Guichardin a été lu par Montaigne. Mais celui-ci va nous mettre généreusement sur la voie. « Voici, dit-il, ce que je mis, il y a environ dix ans, en mon Guicciardin. » — « C’est, écrit à ce propos M. Villey, c’est, à peu de chose près, le temps qui sépare la retraite de Montaigne de la publication des premiers Essais. Il est probable que le chapitre Des livres, où il s’exprime ainsi, est de l’année 1580, ou de fort peu antérieur à cette date, comme d’ailleurs plusieurs indices invitent à le penser, et que la lecture de Guichardin est des premiers temps de la retraite. S’il en est ainsi, les essais qui se bâtissent sur des faits empruntés à Guichardin sont probablement des années 1571 ou 1572. »

Les Mémoires des frères Du Bellay, nous le savons encore par Montaigne, rentrent eux aussi dans la catégorie des lectures faites une fois pour toutes. Ils ont été utilisés dans quatorze essais différens ; très vraisemblablement, ces quatorze essais ont été composés vers le même temps ; « ils forment grappe » en quelque sorte, suivant l’heureuse expression de M. Villey. Mais cinq de ces chapitres faisaient déjà partie du groupe précédent. C’est dire que Montaigne lisait vers la même époque Guichardin et les frères Du Bellay, et les utilisait à peu près en même temps. Et donc, voici quinze chapitres des Essais qui se trouvent, du même coup, datés de 1571 ou 1572.

Rassemblons maintenant toutes ces indications éparses ; éclairons-les les unes par les autres ; faisons jouer, si l’on peut ainsi dire, toutes ces méthodes ensemble ; interprétons avec prudence et totalisons les résultats qu’elles fournissent ; sachons surtout, comme disait Pascal, « douter où il faut, assurer où il faut. »Et nous pourrons nous représenter avec une certaine vraisemblance toute la suite du travail de Montaigne de 1571 à 1592.

Libertati suæ tranquillitatique et otio dicavit. Cette inscription de la bibliothèque de Montaigne nous dit assez les vraies intentions de l’écrivain, quand, après avoir vendu sa charge de conseiller au Parlement de Bordeaux, il vint s’installer dans son château et sa terre de Montaigne. Dans cette même inscription, datée du mois de mars 1571[9], il déclare qu’il a voulu consacrer sa vie à l’étude et aux Muses, in doctarum virginum recessit sinus. Il ne semble pas qu’il ait, avant cette époque, commencé les Essais. Gentilhomme lettré retiré dans ses terres, il a des loisirs, il lit, il médite, et il écrit. Et il écrit ce qui l’a frappé dans ses lectures, et les quelques réflexions que ces remarques lui inspirent : cela, très brièvement, un peu sèchement même, comme quelqu’un qui n’ose s’aventurer à exprimer et à développer sa propre pensée. Ou bien, ce sont des dissertations sans grande originalité, et toutes composées de pièces rapportées. De ce genre, sont les premiers chapitres des Essais, — exactement, et si l’on met à part le premier, les vingt et un qui le suivent, — car M. Villey a constaté que la succession des Essais suit généralement l’ordre chronologique de leur composition. D’autres chapitres du premier livre, — du trente-deuxième au quarante-huitième, — et les six premiers du second appartiennent à cette première période, qui irait de 1571 ou 1572 à 1573 ou 1574.

Ici, nous perdons un peu la trace de Montaigne. Il semble que, jusque vers la fin de 1577, il ait, relativement, assez peu travaillé aux Essais : d’autres soins paraissent avoir absorbé son activité, et l’on peut avec vraisemblance conjecturer que c’est alors qu’il « se mêle plus volontiers à la guerre. » Cependant, deux ou trois chapitres du second livre, et notamment une bonne partie de l’Apologie de Raymond Sebond ont des chances d’être de cette époque.

Vers les derniers mois de 1577, Montaigne semble s’être remis plus sérieusement au travail, et, avec quelques interruptions dues à la maladie de la pierre dont il commence à être atteint, il rédige jusqu’au moment de livrer son œuvre à l’impression (fin de 1579) la plupart des vingt derniers chapitres du second livre. Beaucoup plus amples et plus personnels, les essais de cette nouvelle manière nous montrent l’écrivain se dégageant des influences qu’il a subies jusqu’ici et prenant plus nettement conscience de sa pensée et de son talent.

La première édition des Essais a paru en 1580 ; les deux éditions de 1582 et 1587 sont plutôt des réimpressions, revues et corrigées, que des éditions nouvelles ; mais, en 1588, parut une « cinquième édition, augmentée d’un troisième livre et de six cents additions aux deux premiers[10]. » M. Villey, d’accord en cela avec M. Strowski, estime que le troisième livre a été composé très rapidement, « peut-être en un an, » dit M. Strowski, « en deux ans, dit M. Villey, entre la fin de 1585 et le début de 1588 ; » et celui-ci a l’air de penser et de dire que les additions aux deux premiers livres sont de cette même époque : de telle sorte que, de 1580 à 1585, pendant près de six ans, Montaigne n’aurait pas touché aux Essais. C’est là ce que j’ai quelque peine à croire : et je sais bien que ces cinq ou six années sont remplies par les voyages et la « mairie » de Montaigne. Mais, outre que je ne vois guère un « auteur » tel que l’était Montaigne, se désintéressant si longtemps de son œuvre, l’argumentation de M. Villey à cet égard ne m’a point paru décisive, et, si c’en était ici le lieu, je ne serais pas très embarrassé, je crois, pour retourner contre lui-même quelques-uns de ses argumens. Je suis donc de ceux qui pensent que, si Montaigne avait emporté en voyage un exemplaire des Essais, c’était pour en relire de temps à autre certaines pages, et l’enrichir de corrections et d’additions, comme il devait faire plus tard pour « l’exemplaire de Bordeaux. » Et je serais bien étonné aussi qu’il n’eût pas, dès cette époque, rêvé à quelques nouveaux « essais, » et rêvé la plume à la main. Qu’après cela, il ait surtout travaillé à l’édition nouvelle un ou deux ans avant de la publier, c’est ce que j’admets très volontiers. Et son travail a été double : d’une part, il a puisé dans ses lectures nouvelles, et dans ses réflexions personnelles, toute sorte de citations, d’anecdotes et de vues pour orner, égayer, souvent surcharger la matière de ses premiers livres ; et d’autre part, il a tiré de sa « librairie, » et de lui-même, treize nouveaux essais, conçus sur le libre et vivant modèle des derniers qu’il eût composés pour son édition de 1580. Ce travail achevé, il confia le soin de procurer l’édition nouvelle, non plus à l’imprimeur bordelais Simon Millanges, mais au plus grand imprimeur de Paris, Abel l’Angelier. Cette édition de 1588 est celle qui a consacré la gloire de Montaigne.

Et de 1588 jusqu’au moment de sa mort, Montaigne a traité son livre comme, de 1580 à 1588, il l’avait déjà une première fois traité : l’enflant, sous couleur de l’enrichir, avec une abondance un peu sénile, de tout ce que ses lectures et ses expériences nouvelles lui suggèrent de centons et de saillies imprévues, mais aussi corrigeant et remaniant la forme de son œuvre en artiste fort de son succès et conscient de son originalité propre. On sait que ces corrections et ces additions manuscrites ont passé, en grande partie tout au moins, dans l’édition posthume de 1595, publiée par Mlle de Gournay, mais qu’elles nous ont été conservées sous leur forme originale et autographe dans l’exemplaire qui a servi de base à l’ « Edition municipale » des Essais, et que l’on appelle communément « l’Exemplaire de Bordeaux[11]. »

Telles sont, en gros, les indications, pour ainsi dire toutes matérielles, que la méthode suivie par M. Villey lui a fournies sur le labeur de Montaigne durant les vingt dernières années de sa vie. Elle lui en a fourni d’autres d’un intérêt plus général. Et, en utilisant ses recherches, on peut désormais se figurer avec précision l’évolution intellectuelle et morale, et même littéraire, dont les Essais sont le synthétique témoignage.


II

Montaigne, d’abord, est un artiste, un souple, vivant et subtil artiste ; et à cela même on a voulu parfois le réduire tout entier : tel est, par exemple, l’objet avoué d’un livre assez récent, livre charmant, ingénieux, pénétrant[12], et dont l’auteur, Edouard Ruel, est mort sans avoir rempli tout son mérite. C’est peut-être faire tort à Montaigne d’une partie de ses ambitions et de sa gloire : mais qu’un homme de grand talent ait pu soutenir cette thèse, cela prouve au moins qu’elle comporte une certaine part de vérité. Or, l’art de Montaigne ne s’est pas formé d’un seul coup ; il a eu, comme tous les arts du monde, ses tâtonnemens, ses servilités et ses méprises, en un mot, son histoire, qu’il est intéressant de connaître et de retracer.

La première question qui se pose à cet égard est de savoir exactement d’où Montaigne est parti, quels exemples et quels modèles il avait eus sous les yeux, en quel état il trouvait et prenait le genre qu’il allait si vite illustrer. Car il ne faudrait pas croire, — et M. Villey l’a fort bien montré, — que les Essais aient, à proprement parler, fondé et inauguré un genre, et qu’ils soient comme le produit d’une sorte de génération spontanée. Ainsi que toutes les grandes œuvres, ils plongent, par toutes leurs racines, dans la littérature d’alentour. Le XVIe siècle, et surtout le XVIe siècle français a vu fleurir à profusion des recueils de sentences, maximes ou proverbes, « faits et dits mémorables, » dissertations ou « leçons, « dont les auteurs évidemment se proposent de mettre à la portée de tous, sous forme commode et portative, l’expérience morale des anciens. Deux ouvrages, et qui en réalité n’en font qu’un, puisque le second a été détaché du premier, restent comme un signe sensible de ce goût croissant du public : ce sont les Adages et les Apophthegmes d’Erasme. Érasme, — M. Villey aurait pu le dire et le mettre plus nettement en lumière, — Erasme a été le vrai maître de Montaigne, comme il l’a été de Rabelais[13], et j’ai souvent pensé que c’est en lisant et relisant les Adages que notre Erasme français a conçu l’idée de composer ses Essais. Les Adages, du vivant d’Érasme, en trente-six ans, n’ont pas eu moins de soixante éditions. De 1531 à 1573, les Apophthegmes ont eu au moins quatre-vingt-trois éditions successives. Comme pour les Adages, les érudits du temps, en le réimprimant, grossissaient le volume primitif de leurs apports personnels. Détail à noter, c’est surtout en France que les Apophthegmes semblent avoir été goûtés. « Sur quatre-vingt-trois éditions, quarante-neuf sont imprimées à Lyon et à Paris. En outre, plusieurs auteurs s’essaient à les traduire en français ; même, on les met en vers. » De tous côtés, on imite et l’on continue l’œuvre du vieil humaniste. Ce sont : les Detti et Fatti, de Domenichi ; les Divers propos mémorables des nobles et illustres hommes de la chrétienté, par Gilles Corrozet, souvent réimprimés au XVIe siècle, et traduits même en latin, en plein XVIIe siècle, sous le titre significatif du Nouveau Plutarque, Plutarchus alter, 1631 ; l’Officina, de Ravisius Textor ; le Theatrum vitæ humanæ, de Lycosthenes et de Zwinger ; les Leçons antiques, de Cœlius Rhodiginus ; l’Honnête discipline, de Crinitus ; les Lettres familières ou Épitres dorées, de Guevara ; la Forêt de diverses leçons, de Pedro di Mexia (Pierre du Messie) ; l’Anthologie, de Pierre Breslay ; les Œuvres morales et diversifiées, de Jean des Caurres ; le Théâtre du Monde, de Pierre Bouaystuau ; l’Académie française, de La Primaudaye. A mesure que l’on se rapproche de l’époque où Montaigne va se mettre à écrire, le genre qui tend à prédominer, parmi tous ces moralistes ou compilateurs, est celui des leçons : courtes dissertations sur divers sujets de morale théorique ou pratique, farcies d’exemples, de sentences, de citations, d’apophthegmes. N’est-ce pas déjà le signalement même des premiers « essais » de Montaigne ?

Et, de fait, ce sont bien là les modèles que Montaigne a commencé par imiter, et dont il s’est assez souvent inspiré. Que l’on prenne les essais de sa toute première manière, et qu’on les rapproche de tel ou tel chapitre des livres de Pierre Breslay ou de La Primaudaye ; on sera frappé de la ressemblance ; il n’y a pas de raison, — le style mis à part peut-être, — pour que les pages de Montaigne ne soient pas de ces vénérables oubliés. Seulement, Montaigne, lui, ne s’en tiendra pas toujours là. Et si l’on veut voir dans quel sens il va évoluer, et transformer progressivement sa manière, il est assez facile de s’en rendre exactement compte.

Soit, par exemple, le second chapitre du premier livre des Essais, De la Tristesse, l’un des premiers, visiblement, que Montaigne ait composés. Il est très court, et si on le lit dans l’édition de 1580, il apparaît construit de la manière suivante. L’auteur cite et rapproche l’un de l’autre deux ou trois cas de personnages anciens ou modernes accablés de tristesse. Il y joint une observation assez banale, relevée par deux citations latines et une italienne, sur les effets généraux de l’extrême tristesse et de l’extrême joie. Et il termine par quelques rapides exemples de personnes qu’un excès de tristesse ou de joie a fait mourir. Rien de plus banal, on le voit, et rien de plus impersonnel.

Ouvrons maintenant l’édition de 1588. Le texte primitif s’est enrichi en son milieu de deux nouvelles citations latines, et du court développement que voici :


Aussi n’est-ce pas en la vive et plus cuisante chaleur de l’accès, que nous sommes propres à déployer nos plaintes et nos persuasions ; l’âme est lors agravée de profondes pensées, et le corps abattu et languissant d’amour.


Mais, surtout, le chapitre se termine sur la toute nouvelle déclaration que voici :


Je suis peu en prise de ces violentes passions. J’ai l’appréhension naturellement dure ; et l’encroûte et épaissis tous les jours par discours ;


et il s’ouvre par cette autre, également nouvelle :


Je suis des plus exempts de cette passion,


qui sera complétée dans l’édition de 1595, — et dans l’exemplaire de Bordeaux[14], — par les lignes suivantes :


Et ne l’aime ni l’estime, quoique le monde ait entrepris, comme à prix fait, de l’honorer de faveur particulière. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience ; sot et monstrueux ornement. Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom la malignité. Car c’est une qualité toujours nuisible, toujours folle, et comme toujours couarde et basse. Les stoïciens [en] défendent le sentiment à leur sage.


Qu’est-ce à dire ? Et ne saisit-on pas ici sur le vif le changement et le progrès ? Le moi, la personnalité de Montaigne qui étaient totalement absens de la première version, transparaissent maintenant, et même s’affichent et s’affirment de plus en plus nettement. Et cela de deux manières : l’écrivain nous fait des confidences sur lui-même, et il développe, en les opposant aux opinions communes, en les appuyant d’une expérience plus large et plus diversifiée de la vie, ses idées personnelles sur la question qu’il traite. Toute « l’évolution des Essais » est là : d’impersonnels qu’ils étaient primitivement, ils deviennent personnels.

Ils le sont devenus d’assez bonne heure. Déjà, dans le chapitre De l’Amitié qui, selon toute vraisemblance, est antérieur à 1576, sous l’émotion d’un cher souvenir, Montaigne, discrètement encore, presque timidement, parmi bien des réminiscences livresques, Montaigne se laisse aller à parler au nom de sa propre expérience, à nous mêler à sa vie intérieure : « En l’amitié de quoi je parle, elles [nos âmes] se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer <[15]. » Artiste né, comme il l’était, Montaigne a-t-il senti, en écrivant ce chapitre, que, même littérairement, de telles pages étaient bien supérieures à celles de ses débuts ? et qu’elles l’étaient en raison même de leur accent plus personnel ? Et l’amitié, en l’inspirant si bien, l’aurait-elle aidé à prendre conscience de son originalité véritable ? Ce qui est sûr, c’est que du jour où il comprit qu’il y avait mieux à faire pour lui que de « se farcir d’allégations, » il devint fort sévère aux « ravaudeurs » qu’il avait commencé par imiter. « Je ne veux faire montre que du mien et de ce qui est mien par nature, — écrira-t-il en 1588 : — et si je m’en fusse cru, à tout hasard, j’eusse parlé tout fin seul. » Il ne s’en est jamais cru complètement, et il y aura toujours, jusqu’au bout, un peu de pédantisme dans Montaigne. Mais enfin, sa tendance nouvelle est manifeste, et dès 1580, elle apparaît clairement non seulement dans les derniers essais qu’il ait composés, mais encore, ce qui est plus significatif, et ce qui prouve qu’il sait désormais où il va, et ce qu’il veut, dans la Préface de son livre : « Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans étude et artifice : car c’est moi que je peins… Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre… » On ne saurait être plus explicite, — ni plus oublieux de son passé.

Cette « conquête de la personnalité, » comme l’appelle fort joliment M. Villey, ne s’est pas faite en un jour : elle s’est faite pour ainsi dire en deux étapes successives. D’abord, Montaigne, assez vite las de son rôle de compilateur, réagit contre ses lectures ou contre les opinions communes, et se laisse aller à exposer, sur tous les sujets qu’il aborde, ses idées personnelles. Puis, s’enhardissant encore, il en vient à parler directement de lui-même, à se mettre en scène, à multiplier, sur sa personne et sur ses proches, les confidences, les aveux, les souvenirs. Et c’est ainsi que, dans les derniers « essais » de 1580, et surtout dans ceux de 1588, il aboutit à concevoir son œuvre comme étant essentiellement une libre causerie, vivante et familière, abondante en incidences, en saillies, en échappées vagabondes, pleine de souvenirs et d’anecdotes, de réminiscences et de citations surtout latines, et où il s’efforce tout à la fois de se peindre lui-même au vif, et de nous donner son avis, plus ou moins motivé, sur tous les objets que sa verve rencontre ou soulève. Le véritable essai est né, et l’écrivain a enfin trouvé la forme qui fera sa gloire, et dont tous les essayistes modernes lui sont éternellement redevables.


À ces transformations tout extérieures correspondent, comme bien l’on pense, des changemens plus profonds et plus intimes. Montaigne n’est pas un philosophe de l’espèce de Descartes, — encore que Descartes lui doive plus qu’on ne le dit d’ordinaire, — mais c’est un penseur tout de même ; et il a semé ou insinué, ou suggéré tant d’idées, qu’il a droit à ce que l’on scrute de très près l’histoire de sa pensée. M. Villey s’y est, après M. Strowski, très scrupuleusement employé, et il y a profit à recueillir son témoignage.

Allons droit à la vraie question, à celle d’où dépendent toutes les autres, et demandons-nous ce qu’il convient de penser de la religion de Montaigne. La question a été souvent posée, et comme elle est obscure, elle a été tranchée assez diversement. Montaigne n’est pas l’homme des solutions simples : « ondoyant et divers, » plus apte à voir et à exprimer les multiples côtés des choses qu’à prendre un ferme parti et à s’y tenir, ayant comme quelques-uns de ses compatriotes, Montesquieu, par exemple, — et faut-il dire Renan, lequel se vantait d’être un peu Gascon ? — une certaine indécision et imprécision de pensée qui s’accommode mal des impérieuses habitudes de la logique latine, ironiste d’ailleurs et volontiers paradoxal, il a pu, sur ce point comme sur bien d’autres, prêter aux interprétations les plus contradictoires. On a fait de lui tour à tour le précurseur de Voltaire et de Pascal. « Le christianisme de Montaigne ! s’écrie Guillaume Guizot. Rien qu’à voir ces deux mots ensemble, on se sent entre une duperie et un blasphème. Ne dites pas que Montaigne a été chrétien, si vous ne voulez pas faire rire les libres penseurs et pleurer les croyans[16]. » On se rappelle, dans le même sens, les merveilleuses pages de Sainte-Beuve dans son Port-Royal. Et M. Strowski voit, de son côté, dans l’Apologie de Raymond Sebond, « l’expression complète d’une âme vraiment religieuse et sincère. » « Une âme sincère, » j’y veux bien consentir ; mais « une âme religieuse, » est-ce que le mot ne hurle pas d’être associé au souvenir de Montaigne ? Si Montaigne est une âme religieuse, pourquoi Bayle n’en serait-il pas une ? Non, de quelque façon qu’on définisse la disposition religieuse, Montaigne n’y répond en aucune manière. De toutes les voies, — et elles sont nombreuses, — qui conduisent ou ramènent à la religion intimement sentie et vécue, Montaigne n’en a fréquenté aucune. Ni le désespoir métaphysique, ni la profondeur du sentiment moral, ni le sens et l’effroi du mystère, ni l’élan spontané de l’âme vers un je ne sais quoi qui l’enveloppe et la dépasse, jamais, à aucun moment de sa vie ou de sa pensée, jamais Montaigne n’a rien connu, ni éprouvé de tout cela. Surtout peut-être, il lui manque ce sentiment du tragique de l’existence humaine, sans lequel il n’y a ni très grand poète, ni profond penseur, ni véritable croyant. Non seulement Montaigne n’a pas pris la vie au tragique, il n’est pas sûr qu’il l’ait prise au sérieux. Ce qui est sûr, c’est que rien ne lui est plus étranger que la disposition de l’âme qui se courbe, et se soumet, et se donne sans se reprendre, et qui prie, et qui adore. Et dès lors, qu’importe qu’il ait été, sa vie durant, un « chrétien très suffisant, » comme l’a dit M. Faguet dans une inoubliable étude, qu’il n’ait jamais renoncé aux pratiques, et qu’il ait même fait une fin fort édifiante ? Qu’importe, en un mot, qu’il ait fait le geste de la croyance ? Au fond, sans bien s’en rendre compte peut-être, il n’est guère chrétien, et il est fort peu croyant. On pourrait lui appliquer le joli mot de Mme Récamier sur Chateaubriand : « Il croit croire. » Rabelais lui-même est plus religieux.

Est-ce à dire d’ailleurs que, par un excès opposé, il faille faire de Montaigne un ancêtre authentique de nos Encyclopédistes ? Rien, je crois, ne serait plus contraire à la vérité de l’histoire et de la psychologie de Montaigne. Le fanatisme de l’irréligion agressive et indiscrète lui eût été, nous pouvons l’affirmer, plus odieux que l’autre. Montaigne n’est pas foncièrement religieux ; mais il est encore moins irréligieux ; il n’est qu’areligieux. Et même, — car peu d’intelligences ont été plus accueillantes et plus hospitalières, — bien loin d’écarter de sa pensée le problème religieux, il s’y est constamment appliqué ; il l’a étudié sous presque tous ses aspects ; et il n’est pas impossible de discerner, dans la suite de ses Essais, comme une lente évolution religieuse fort intéressante et d’une réelle portée générale. Seulement, qu’il soit bien entendu que cette évolution n’a pas été une évolution d’âme ; le fond le plus intime de Montaigne n’y a pas été engagé, et n’en a pas, ou n’en a guère été affecté. Elle s’est passée tout entière dans l’ordre de l’intelligence ; elle s’est déroulée, si l’on ose ainsi dire, à la surface même de la pensée de Montaigne. Elle a été l’une des façons dont ce merveilleux esprit s’est représenté la réalité de la vie. Pour tout dire, cette évolution religieuse a été celle de l’un des tempéramens les moins naturellement religieux qu’il y ait jamais eu.

Il est assez malaisé, les documens nous faisant défaut, de nous représenter très exactement l’état de la pensée religieuse de Montaigne avant l’époque où il commença les Essais. Né d’un père catholique et d’une mère d’origine juive, et qui semble avoir été protestante, il est peu probable qu’il ait eu au foyer familial des exemples d’ardent mysticisme : un de ses frères, une de ses sœurs embrassèrent la Réforme. Michel de Montaigne, lui, resta catholique comme son père, mais sans fanatisme, et peut-être plus par esprit de prudence et de conservation sociale que par véritable ferveur. Fut-il jamais très fortement tenté de rompre avec la religion traditionnelle ? Il semble difficile de l’admettre.


Ou il faut se soumettre, — écrira-t-il quelque part, — du tout à l’autorité de notre police ecclésiastique, ou du tout s’en dispenser. Ce n’est pas à nous à établir la part que nous lui devons d’obéissance. Et davantage, je le puis dire pour l’avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon choix et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de l’observance de notre Église, qui semblent avoir un visage ou plus vain ou plus étrange, venant à en communiquer aux hommes savans et bien fondés, j’ai trouvé que ces choses-là ont un fondement massif et très solide, et que ce n’est que bêtise et ignorance qui nous fait les recevoir avec moindre révérence que le reste[17].


Ce texte paraît dater de 1572 ou 1574 ; et, par conséquent, il doit faire allusion à une période assez ancienne de la vie de Montaigne, et probablement à sa jeunesse. Relâchement passager de quelques observances secondaires, c’est à quoi se réduit, vraisemblablement, tout le « libertinage » pratique de Montaigne : je crois avec M. Villey que, s’il était allé plus loin, il nous l’eût dit aussi naïvement.

Il est vrai qu’on a prétendu qu’il était allé plus loin. Un savant bordelais, le docteur Armaingaud, a signalé le premier, dans l’édition de 1588, le curieux passage que voici, et que Montaigne a modifié plus tard :

Je condamne en nos troubles la cause de l’un des partis, mais plus quand elle fleurit et quand elle prospère ; elle m’a parfois concilié à soi pour la voir misérable et accablée. Combien volontiers je considère la belle humeur de Chétonis, fille et femme de rois de Sparte ; pendant que Cleobrotus son mari, aux désordres de sa ville, eut avantage sur Léonidas son père, elle fit la bonne fille, se rallia avec son père en son exil, en sa misère, s’opposant au victorieux ; la chance vint-elle à tourner, la voilà changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à son mari, lequel elle suivit partout où sa ruine le porta ; n’ayant, ce semble, autre choix que de se jeter au parti où elle faisait le plus de besoin et où elle se montrait plus pitoyable[18].


Cette allusion sympathique et généreuse aux victimes de la Saint-Barthélémy ne serait pas restée purement platonique. C’est Montaigne lui-même qui aurait communiqué aux protestans le Discours sur la servitude volontaire, pour qu’ils pussent l’insérer parmi leurs pamphlets. Il aurait fait mieux : il aurait de lui-même remanié, — et aggravé, — le texte de La Boétie, et, pour atteindre et flétrir Henri III, il aurait, de sa propre plume, composé le célèbre portrait du Tyran. Il est bien difficile, à plus de trois siècles de distance, de se prononcer résolument pour ou contre une pareille hypothèse : si, telle qu’elle est présentée par le docteur Armaingaud, elle dénote beaucoup d’ingéniosité de la part de son auteur, elle a soulevé de fortes objections de la part de MM. Villey, Bonnefon, Strowski et Dezeimeris[19]. Pour notre part, et jusqu’à plus ample information, nous inclinerions à la rejeter, comme insuffisamment établie et peu conforme à ce que nous savons de la modération et du loyalisme de Montaigne. Il reste que Montaigne, peu favorable en général, comme l’on sait, aux réformés, a « parfois, » par humanité, été tenté de se rallier à leur cause. Ce sentiment, même s’il n’est jamais, ce qui est probable, passé à l’acte, est tout à l’honneur de l’auteur des Essais. Il a toujours été le contraire d’un fanatique.

S’il a, dans son for intérieur, éprouvé quelquefois des sympathies purement sentimentales en quelque sorte pour la Réforme, ce n’est pas qu’il fût, au point de vue doctrinal, disposé à lui faire de réelles concessions. Montaigne n’est pas un bien grand chrétien, nous l’avons dit, mais il a l’hérédité catholique, et à ce titre, — on le lui a parfois reproché, — sa « mentalité » n’est à aucun degré une mentalité protestante. Il n’a jamais pu concevoir et admettre que la religion fût une affaire « individuelle, » et, au contraire, et conformément d’ailleurs à la donnée traditionnelle, il semble avoir toujours vu en elle une chose essentiellement « sociale. » De même, il paraît bien avoir tout d’abord, et longtemps, pensé, avec toute l’École, que la raison bien conduite suffit à prouver les vérités essentielles de la religion. Cette idée qui forme, on le sait, le fond du livre que Montaigne publia en 1569, cette traduction de la Théologie naturelle de Raymond Sebond qu’il avait entreprise sur la demande de son père, il l’admet alors, semble-t-il, sans la moindre difficulté. « Je trouvai belles, nous dit-il, les imaginations de cet auteur, la contexture de son ouvrage bien tissue, et son dessein plein de piété. » Et il le loue sans réserve d’ « entreprendre, par raisons humaines et naturelles, établir et vérifier contre les athéistes tous les articles de la religion chrétienne. » Jusqu’à cette époque, ce que l’on pourrait appeler le rationalisme chrétien de Montaigne n’a encore subi aucune atteinte.

Quelques années se passent, et si l’on en juge par divers passages des Essais, et surtout par l’Apologie de Raymond Sebond, dont la plus grande partie semble avoir été composée en 1576, l’état d’esprit de Montaigne a visiblement changé. La Théologie naturelle a soulevé diverses objections, qui l’ont frappé. Surtout, vers la même époque, 1576, il découvre Sextus Empiricus, qui lui résume tous les argumens du scepticisme antique. Ici se place dans l’histoire de la pensée de Montaigne une véritable crise, que M. Villey, après M. Strowski, a longuement et ingénieusement décrite, et qui est comme symbolisée par un fait assez curieux. On a retrouvé parmi les décombres de son château une médaille que Montaigne avait fait frapper à son nom. Il y a fait représenter la balance aux plateaux horizontaux qui figure l’état de parfaite indifférence philosophique. Elle est datée de 1576 ; l’âge de Montaigne, — quarante-deux ans, — y est aussi indiqué. Évidemment, c’est à cette époque que le scepticisme de l’auteur des Essais a atteint son point culminant, et Montaigne a voulu, par cette médaille, perpétuer le souvenir de la crise intellectuelle qu’il traverse. Jusqu’où exactement est allé ce scepticisme ? A-t-il été simplement d’ordre métaphysique ? ou d’ordre religieux ? En d’autres termes encore, le doute qui l’envahit alors, et qui, — l’Apologie de Raymond Sebond en témoigne éloquemment, — a ruiné si profondément la confiance de l’écrivain dans le pouvoir de la raison raisonnante, ce doute a-t-il atteint, ne fût-ce qu’un moment, ses croyances religieuses ? La question est obscure, et, Montaigne ne nous ayant point fait de confidences à cet égard, nous en sommes réduits aux simples conjectures. Il n’est pas impossible que, pendant un temps plus ou moins long, le scepticisme de l’auteur des Essais ait été complet, absolu, et que sa foi chrétienne elle-même en ait été entamée. Il est possible aussi qu’il ait su la mettre à l’abri des objections et des doutes : soit que ses croyances religieuses ne fussent pas assez profondes pour entrer en lice et courir les risques d’un combat singulier ; soit que, par bon sens, esprit de modération et de prudence, il les ait mises résolument à part. Ce qui est sûr, c’est que la crise, quelles qu’en aient été la nature, la durée et l’issue, n’a point été douloureuse. Ce drame d’idées s’est joué pacifiquement devant une conscience sereine et souriante. Montaigne n’est pas l’homme des conflits tragiques. Les luttes corps à corps et sans merci ne sont point son fait. Il n’est pas de ceux qui, pour perdre ou pour conquérir une croyance, se blessent désespérément à toutes les pierres du chemin : les agonies morales, les sueurs de sang lui sont demeurées étrangères. Il ne faut pas demander au dilettante des Essais de concevoir et d’écrire le Mystère de Jésus.

Mais de cette crise, qui, visiblement, fut surtout une crise intellectuelle, la pensée religieuse de Montaigne n’en est pas moins sortie renouvelée. Si l’Apologie de Raymond Sebond a un sens, c’est que la raison humaine est impuissante à prouver la religion. Parmi bien des contradictions, des précautions oratoires, des ironies ou des naïvetés, à travers tous les méandres d’une pensée étrangement sinueuse, et dispersée, et vagabonde, telle est bien l’idée maîtresse qui se dégage et finalement s’impose. Sous l’influence de Sextus, Montaigne a scruté les fondemens de nos connaissances, et il les a trouvés caducs et ruineux. Il a fait à sa manière « la critique de la raison pure : » mieux encore, il en a instruit le procès. On sait avec quelle verve intarissable, quelle verdeur pittoresque d’expression, quelle allégresse dialectique, il a mis à nu et bafoué les irrémédiables faiblesses de l’entendement humain. Incapable de rien établir par elle-même de sûr et de stable, comment, de quel droit la raison oserait-elle discuter et contredire l’autorité de la révélation ? « Cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel, » dira bientôt Pascal, qui va reprendre sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, l’argumentation de Montaigne. Et de même, la raison ne peut fournir à la religion aucun vrai secours. Que dis-je ! Prenons garde qu’en lui offrant un appui, elle ne la fasse chanceler avec elle. Car admettrons-nous que la raison toute seule puisse établir sans contestation possible les vérités essentielles du christianisme, l’existence d’un Dieu personnel, la Providence, l’immortalité de l’âme, l’autorité de la loi morale ? Dès lors, qu’avons-nous besoin d’une révélation particulière ? Et le christianisme n’apparaît-il pas comme une superfétation inutile ? Nous n’avons que faire de lui, et le déisme peut nous suffire…

On voit ici le changement d’attitude de Montaigne. Ce désaveu de la raison qu’il a obtenu de la raison même, il s’en sert pour justifier la foi irraisonnée des simples[20]. Son scepticisme rationnel lui est désormais un moyen d’apologétique. Ou plutôt, — car il ne faudrait pas se hâter de transformer Montaigne en apologiste résolu, — peu profondément chrétien lui-même, et même assez peu religieux, il a vu, et senti que cette disposition d’esprit pouvait être celle de bien plus grands chrétiens que lui, et, en passant, il leur a signalé avec complaisance la légitimité de ce point de vue. Lui-même s’en est senti rassuré dans ses vagues croyances traditionnelles, dans son hostilité instinctive contre les innovations téméraires, dans son besoin de faire passer, par-dessus les divergences d’opinion individuelle, les intérêts permanens de l’institution politique et sociale. La conversion d’Henri IV, qu’il n’a pas vue, mais qu’il eût si fortement approuvée, est comme l’expression symbolique de la philosophie religieuse de Montaigne.

La morale, pour une âme religieuse surtout, touche de si près à la religion, que les deux problèmes sont inséparables. On n’en jugeait pas toujours ainsi au XVIe siècle. La Renaissance avait remis en honneur et en lumière les principaux monumens de la philosophie morale des anciens : on fut émerveillé de tout ce que ces œuvres, trop longtemps méconnues, enfermaient d’observations ingénieuses ou profondes, de haute sagesse, d’humanité en un mot. D’année en année, et de proche en proche, surtout en France, on les réédite, on les traduit, ou les commente, on s’en inspire avec une rare ferveur. C’est pour répondre à cette faveur croissante du public qu’Amyot a traduit tout Plutarque en français. Avant qu’il n’eût donné, en 1572, sa traduction des Œuvres morales, le seul traité des Règles de mariage avait été traduit au moins six fois dans notre langue, et quelques-unes de ces traductions avaient été rééditées jusqu’à trois et quatre fois. Le succès des Œuvres morales fut si vif, qu’en dix années, ces deux in-folio ont été, sous divers formats, réimprimés au moins cinq fois. Par toutes ces publications, un état d’esprit assez singulier se forme et se répand, dont peut-être un jour tenterai-je d’esquisser ici l’instructive histoire, et qu’on ne saurait mieux définir, ce semble, qu’en l’appelant un néostoïcisme. Sans bien s’en rendre compte, le plus souvent, on admire dans la morale la plus haute qu’ait produite l’antiquité païenne, dans les nobles vies que cette morale a inspirées et soutenues, quelque chose d’analogue à ce qu’on croyait jusqu’alors l’apanage unique, exclusif, de la morale chrétienne. On fait naturellement bénéficier le stoïcisme, tel que Sénèque ou Plutarque, Epictète ou Marc-Aurèle le représentent, de tous les généreux souvenirs, de tous les actes de vertu que les anciens nous ont transmis : Aristide et Socrate, Cincinnatus et Cornélie ont collaboré au nouvel idéal, lui ont fourni quelques traits, aussi bien que Zénon, Thraséas ou Caton d’Utique. Ce nouvel idéal s’est imposé à presque toutes les imaginations durant la seconde moitié du XVIe siècle : on en retrouve les traces, aisément reconnaissables, à travers toutes les œuvres du temps ; il va bientôt s’exprimer doctrinalement dans un ouvrage de Juste-Lipse, la Manuduclio ad stoïcam philosophiam, et dans toute notre littérature classique, au moins jusqu’à Pascal, chez Balzac, chez Malherbe, chez Corneille, chez Descartes, on le verra, plus ou moins transformé, mais nettement reparaître.

A quoi tend, à son insu peut-être, tout ce mouvement qui emporte les esprits et les ramène au culte de la vertu antique ? Manifestement, à la constitution d’une morale indépendante. M. Villey prononce le mot en passant : il aurait dû y appuyer ; c’est le seul qui convienne et qui éclaire toute cette page d’histoire. Pour toute sorte de raisons, dont l’analyse nous entraînerait un peu loin, on commence, au XVIe siècle, à trouver trop pesant le joug de la vieille morale chrétienne ; on rêve d’y échapper, et comme l’on sent bien qu’on n’y échappera qu’à condition de trouver ailleurs un équivalent, on s’avise de restaurer la haute doctrine morale que l’antiquité finissante avait opposée au christianisme, et dont celui-ci avait eu quelque peine à triompher[21]. Cette tendance à rejeter, sinon les prescriptions, tout au moins les principes de la morale théologique, on la trouve partout au XVIe siècle. Qu’est-ce que la Réforme, non pas peut-être dans l’intention de ses initiateurs, mais en fait et dans la suite de son histoire, sinon une tentative, et qui dure encore, pour fonder une morale vraiment indépendante ? A l’origine, elle était au moins, et de propos délibéré, une morale indépendante… de la religion catholique. A la différence de la Réforme primitive, le néo-stoïcisme n’a pas d’étiquette ou de livrée théologique : il ne tient pas compte de la révélation ; il l’ignore ; il est un pur et simple retour aux données de la raison et de la conscience antiques. La morale qu’il entend fonder est indépendante, non pas de toute métaphysique, mais de toute religion révélée.

Le mouvement est si général et si fort que ceux-là mêmes qui sembleraient devoir y être réfractaires ne peuvent s’y dérober complètement. Rien de moins stoïcien, à première vue, et même au fond, que Montaigne. Ni l’éducation, trop douce et trop voluptueuse qu’il a reçue, ni la vie, au total très facile qui a été la sienne, ni surtout son tempérament personnel ne le préparaient à l’effort, à la tension perpétuelle de tout l’être intime, au déploiement continu d’une volonté toujours en éveil. Ce n’est pas un héros de Plutarque que Montaigne, et il l’a bien fait voir. Il y a des âmes naturellement chrétiennes ; il y en a aussi qui sont naturellement stoïciennes ; il y en a d’autres qui sont naturellement épicuriennes. Comme Horace, son ancêtre et son poète préféré, avec qui il a tant de rapports, et dont l’évolution morale rappelle de très près la sienne, Montaigne était de ces dernières. Et pourtant, lui aussi, comme Horace encore, a eu sa phase stoïcienne. Quand, dans l’édition de 1580[22], on relit les premiers Essais, — ceux qui ont été composés avant 1573 ou 1574 environ, — on ne peut s’empêcher d’être frappé des idées et des sentimens tout stoïciens qu’ils expriment, sous une forme brève, sentencieuse, un peu guindée qui, à elle seule, révélerait leur origine. Bien entendu, ce stoïcisme n’a rien de trop rigide ou d’exclusif ; il s’y glisse des pensées ou des maximes étrangères à l’école, et par l’intermédiaire de Cicéron, d’Horace ou de Lucrèce, Epicure, plus d’une fois, vient prêter main-forte à Zénon ; mais ces pensées et ces maximes sont de celles qu’un stoïcisme assez large peut aisément accueillir ; elles n’en contredisent pas les principes essentiels, — on sait d’ailleurs que stoïciens et épicuriens avaient plusieurs théories et formules communes, — elles n’en ruinent pas l’inspiration générale, et c’est cela seul qui importe. Au reste, à ceux qui lui auraient reproché le libéralisme de sa pensée, Montaigne pouvait répondre par un illustre exemple. Il est alors nourri des Lettres à Lucilius ; et Sénèque, tout stoïcien qu’il soit, n’a, comme on sait, aucune intransigeance doctrinale. « Sénèque, dit excellemment M. Villey, Sénèque a filtré pour Montaigne une espèce de stoïcisme éclectique qui correspond tout à fait aux besoins de son imagination. » Le Montaigne des premiers Essais est en effet le plus éclectique des stoïciens[23]

Ce stoïcisme, même mitigé, est-il bien profond d’ailleurs ? Il l’est si peu qu’il ne va pas beaucoup durer. Dès que Montaigne a entre les mains les Œuvres morales de Plutarque, — fin de 1572 ou premiers mois de 1573, — on le voit, sous cette influence, se détacher progressivement du stoïcisme, et même, bientôt, le critiquer assez vivement. Ce qu’il y a de raide et d’artificiel, d’emphatique et même d’inhumain dans la doctrine le frappe de plus en plus, et bientôt il n’aura pas assez de railleries pour tous ces grands gestes et ces déclamations fastueuses. C’est qu’en réalité, il y avait, nous l’avons dit, un secret, un profond désaccord entre la nature de Montaigne et la morale stoïcienne. Comme un vêtement d’emprunt qu’on rejette au premier signe, l’auteur des Essais s’est prestement dépouillé, aux premières objections qu’il entend formuler, des théories et des attitudes qu’il avait affichées jusqu’alors. Peu conscient de sa propre personnalité, peu sûr de son talent et de sa vraie pensée, il avait commencé, docilement, timidement, par se mettre au ton du jour : la mode était au stoïcisme ; il s’était fait stoïcien ; il avait copié servilement Lucain, le Plutarque des Vies parallèles, Sénèque surtout. Peut-être avait-il cru faire siennes leurs idées favorites. Son humanisme entretenait en lui cette flatteuse illusion. Au premier éveil de la réflexion personnelle, au premier contact avec la pensée adverse, on devait voir s’effriter ce stoïcisme essentiellement livresque.

Est-ce à dire cependant que tout ait été vain et factice dans cette courte initiation de Montaigne aux doctrines du Portique ? et qu’elle n’ait laissé aucune trace dans l’histoire de sa pensée ? Ces âmes d’humanistes sont plus complexes qu’il ne semble ; même dans leur rhétorique, ils engageaient un peu de leur personne. Montaigne a très sincèrement admiré certains côtés du stoïcisme ; il a gardé de son passage dans la « secte » un certain goût spéculatif de l’héroïsme, un certain culte de l’énergie morale. Son imagination s’exaltait volontiers sur les actions d’éclat, sur les miracles de la volonté. Montaigne est un épicurien qui a l’imagination stoïcienne.

Ce qui n’a pas peu contribué à détacher sa pensée du stoïcisme théorique, c’est la crise de scepticisme que, sous l’influence de Sextus Empiricus, il a traversée vers 1576. Est-il bien vrai, comme le prétendait Royer-Collard, qu’on ne fasse pas au scepticisme sa part ? Il me semble qu’on peut parfaitement être très sceptique sur certains points et fort dogmatique sur d’autres. Mais ce qui est sûr, c’est que l’attitude stoïcienne s’accommode mal du scepticisme. La raison en est assez simple. Le stoïcisme, quoi qu’en ait prétendu jadis le philosophe Guyau[24], le stoïcisme n’est pas une doctrine d’humilité, c’est une doctrine d’orgueil. Il ne veut voir que la « grandeur » de l’homme, non sa « misère ; » il lui inspire une confiance infinie dans le pouvoir de sa volonté, dans l’étendue, dans la vigueur et dans l’infaillibilité de sa raison. Le stoïcisme est un rationalisme. Jamais Montaigne n’a cru plus fermement à la portée métaphysique de l’esprit humain que pendant l’époque où il se croyait stoïcien. Du jour où les argumens du pyrrhonisme contre l’autorité de la raison lui apparurent comme la vérité même, du même coup ce qui lui restait de son stoïcisme s’effondra pour toujours. S’il est vrai que nos sens nous trompent, que nos sentimens nous trompent, que nos idées nous trompent, que rien n’est sûr, et que rien n’est vrai, et que l’homme n’est que le misérable jouet d’une universelle illusion, pourquoi l’idéale vertu que le stoïcien propose à notre effort ne serait-elle pas un mensonge comme tout le reste, — mensonge même d’autant plus vain qu’il est moins conforme au vœu de l’humaine nature ? Le pyrrhonisme dont s’enchante et dont s’enivre Montaigne a définitivement tué son stoïcisme.

En resterons-nous là cependant ? Le scepticisme absolu convient si peu à la nature de l’homme, qu’on peut bien s’y complaire un instant : on ne saurait s’y enlizer bien longtemps. Il faut croire pour vivre ; il n’est pas d’acte, si irréfléchi qu’il soit, qui n’implique une conception de la vie, donc une croyance, et comme un pari sur l’inconnu. Montaigne a trop de bon sens, et, selon le mot d’un contemporain, un trop « émerveillable jugement » pour ne s’en point aviser. Par ironie, par amusement dialectique, par virtuosité d’artiste qui pousse sa pointe en tous salis, jongle avec les idées et avec les mots, et s’offre à lui-même l’étourdissant spectacle de sa verve librement déployée, par réaction aussi contre les faciles dogmatismes d’autrefois, il a bien pu se donner les apparences du scepticisme parfait : sa griserie intellectuelle une fois tombée, il se retrouve ce qu’il a toujours été : un Gascon, un Bordelais même, très avisé, très positif, plein de prudence bourgeoise, très préoccupé de mener sans orage au port la barque fragile de la vie. Plus de grands mots, de gestes ambitieux, de périlleuses manœuvres les yeux fixés sur les étoiles : des faits. La quarantaine est passée, la cinquantaine est toute proche. Le moment est venu d’amasser un substantiel viatique pour le reste du voyage.

Or, dans cette universelle incertitude, une chose reste sûre, inexpugnable à toutes les attaques du scepticisme : la réalité du plaisir et de la douleur. « Douleur, tu n’es qu’un mot, » s’écriait le stoïcien ; mais il se trompe, et surtout il nous trompe. La douleur est la plus indéniable des réalités ; elle est un fait, un fait de conscience ; libre au stoïcien de le nier en paroles : il ne la sent pas moins, quand elle le poigne, et il crie, quand on ne l’entend pas. Pareillement le plaisir : c’est un fait très positif que la jouissance, et il n’est aucun raisonnement du monde qui puisse nous empêcher de l’éprouver. Et ce qui n’est pas moins sûr, c’est que la nature a mis en nous un instinct qui nous pousse à rechercher le plaisir et à fuir la douleur. Cet instinct même est si fort, qu’en réalité nous y obéissons, même quand nous prétendons l’éluder. Le stoïcien lui-même trouve son plaisir, — un plaisir d’une essence particulière, — à poursuivre la réalisation de ce qu’il considère comme le devoir et la vertu.


Quoi qu’ils en disent, en la vertu même, le dernier but de notre visée, c’est la volupté. Il me plaît de battre leurs oreilles de ce mot, qui leur est si fort à contre-cœur. Et s’il signifie quelque suprême plaisir et excessif contentement, il est mieux dû à l’assistance de la vertu qu’à nulle autre assistance. Cette volupté, pour être plus gaillarde, nerveuse, robuste, virile, n’en est que plus sérieusement voluptueuse. Et lui devions donner le nom du plaisir, plus favorable, plus doux et naturel : non celui de la vigueur, duquel nous l’avons dénommée. Cette autre volupté plus basse, si elle méritait ce beau nom, ce devait être en concurrence, non par privilège. Je la trouve moins pure d’incommodités et de traverses que n’est la vertu. Outre que son goût est plus momentané, fluide et caduc, elle a ses veilles, ses jeûnes et ses travaux, et la sueur et le sang : et en outre particulièrement ses passions tranchantes de tant de sortes, et à son côté une satiété si lourde, qu’elle équipolle [équivaut] à pénitence[25].

La pensée de Montaigne ici est assez claire. Puisque tout en nous et autour de nous nous sollicite à la recherche de la volupté, et puisque, en voulant la fuir, nous la poursuivons et l’atteignons encore, abandonnons-nous donc sans contrainte au vœu de la nature, ῆν ζόμολογουμένως τῇ φύσει (ên zomologoumenôs tê phusei). Et ne craignons pas d’aboutir ainsi à une conception de la vie trop vulgaire. Car il y a une hiérarchie des plaisirs ; et s’il en est de bas, — ceux-là, on ne voit pas que Montaigne les ait jamais résolument proscrits, — il en est aussi de nobles, et ces derniers, plaisirs de l’esprit, de l’amitié, de la vertu, nous ménagent des jouissances plus vives et plus pures que les autres. Recherchons donc la volupté sans scrupules : elle est bonne, elle est saine, elle est sainte. Fuyons-en simplement les excès, non par devoir, mais par prudence, car l’excès du plaisir engendre inévitablement la douleur, et, si nous voulons être heureux, il nous faut fuir la douleur. Et telle est la morale qui déjà s’esquisse dans les derniers chapitres que Montaigne ait composés pour l’édition de 1580, qui s’affirme plus énergiquement encore dans l’édition de 1588, et qui, dans l’édition posthume de 1595, fait mine de tout envahir, et de recouvrir même les velléités de l’ancien stoïcisme.

On aurait beau jeu, si on le voulait, à discuter et à critiquer cette morale. Son plus grave défaut est de n’avoir d’une morale que le nom ; elle ne résout pas les questions, elle les élude ; elle ne définit pas le devoir, elle le supprime. Elle repose sur une équivoque, pour ne pas dire sur un jeu de mots. S’il est vrai que la pratique de la vertu ne va pas sans un certain plaisir, ce plaisir est d’un ordre si spécial et d’une qualité si rare, que c’est se moquer, et profaner même le nom de la vertu que de l’assimiler à la « volupté. » Il ne faut pas donner à entendre que l’on confond saint Vincent de Paul et Casanova. Il n’est pas vrai, comme le voudrait Montaigne, que la vertu soit chose aisée, toute naturelle et souriante : elle est toujours le prix d’un effort, et l’effort est toujours chose douloureuse. La notion d’effort est complètement absente de la morale de Montaigne. Or, il n’y a pas de morale sans effort, comme il n’y a pas de moralité sans ascétisme. Voilà ce que Montaigne n’a jamais pu comprendre. Son tempérament était si réfractaire à ces idées si simples, et il a si peu réagi contre son tempérament, qu’il ne semble pas s’être rendu compte du vice secret des doctrines qu’il affichait. Il est dangereux de prêcher le plaisir aux hommes. Et cela est dangereux, parce qu’ils n’y ont déjà que trop de pente native, et que, même si l’on veut les orienter du côté des plaisirs nobles, ils finissent presque toujours par tomber du côté des plaisirs bas. Toutes les morales du plaisir ont eu la même fortune historique. Épicure, certes, ne méritait pas tous les reproches qu’on a pu adresser à quelques-uns de ses disciples : sa morale avait, à n’en pas douter, des parties élevées. Mais les disciples ont trouvé dans les doctrines du maître une justification trop facile de leurs propres appétits, et le nom d’épicurisme est devenu justement synonyme de relâchement des mœurs. Pareille mésaventure est arrivée à Montaigne. Il ne voulait assurément pas légitimer et encourager l’immoralité contemporaine ; et l’honnête Pierre Charron, et la bonne demoiselle de Gournay se seraient sans doute fort dévotement signés, s’ils avaient pu prévoir que les Essais allaient devenir les délices de Ninon de Lenclos. Mais il n’en est pas moins vrai que le livre de Montaigne a été l’Evangile de tous les « libertins » du XVIIe siècle, en attendant ceux du XVIIIe ; et qu’ils ont trouvé en lui au moins autant un encouragement au libertinage de leurs mœurs qu’au libertinage de leur pensée. « Dans le système moral de Montaigne, — a dit profondément Guillaume Guizot, — on finit par s’obéir à soi-même, ou plutôt, on ne s’obéit même plus, car on finit par ne plus se commander rien. » Et encore : « Montaigne n’est ni un guide sûr pour la pensée, ni un conseiller utile pour la vie. »

N’oublions pas un dernier trait sur lequel M. Villey a justement insisté. Pour constituer sa morale, Montaigne, chose bien curieuse, et qui montre combien au fond il était peu chrétien, Montaigne n’a fait aucun emprunt au christianisme. Ses autorités et ses sources, ce sont les philosophes et les moralistes anciens ; ce ne sont autant vaut dire jamais les moralistes chrétiens. Je ne crois pas qu’il ait cité une seule fois l’Imitation. La morale chrétienne est comme non avenue à ses yeux ; il l’ignore, ou il l’oublie. Les notions fondamentales de l’éthique chrétienne, le péché, la grâce, la corruption originelle, le repentir, lui demeurent entièrement étrangères. Il laisse échapper quelque part un mot, que M. Villey ne me paraît pas avoir relevé, dont Montaigne n’a certainement pas vu tout le sens et toute la portée, et qui me semble le définir à merveille : « Nous autres, naturalistes[26], » s’écrie-t-il. C’est cela même. Montaigne est un naturaliste : il l’est par la qualité de sa langue et par l’allure de son style ; il l’est par le tour de son esprit et le mouvement même de sa pensée ; il l’est par l’inspiration de sa morale. Il ne veut que copier la nature, suivre la nature, vivre selon la nature. C’était écarter l’idéal chrétien et revenir à l’idéal antique. Guillaume Guizot l’a dit avec une spirituelle justesse : « Montaigne, c’est le génie du paganisme. »


Et il est encore quelque chose de plus. Montaigne, écrivais-je il y a une dizaine d’années, Montaigne, c’est l’honnête homme. Je suis heureux que M. Villey ait repris la formule, et, dans les derniers chapitres de son livre, l’ait ingénieusement développée. Qu’on veuille bien y réfléchir en effet. S’il y a, dans cette fin du XVIe siècle, en France, une œuvre littéraire qui nous fasse admirablement comprendre et sentir comment l’idée italienne de la virtù, combinée avec l’idée humaniste, a fini par produire l’idée française et classique de l’honnête homme, c’est bien celle de Montaigne. « L’honnête homme, » — on se rappelle la définition que Bussy-Rabutin en a donnée, — c’est « un homme bien né, et qui sait vivre[27]. » Or, n’est-ce pas là le « modèle idéal » que Montaigne a eu en vue, et qu’il a, plus que personne, contribué à faire naître et adopter ? Il y a si bien réussi, que ce modèle idéal a régné pendant plus d’un siècle sur la pensée et l’imagination françaises. L’homme qui, comme on dira bientôt, « ne se pique de rien » et « ne met point d’enseigne, » mais qui, au contraire, « a des clartés de tout, » l’homme dont le goût naturel a été formé par la pratique du monde et l’expérience des hommes, plus que par les livres, dont


La parfaite raison fuit toute extrémité
Et veut que l’on soit sage avec sobriété,


dont le ferme bon sens, affiné par le commerce de la bonne société, s’exerce sur toutes les questions qui lui sont soumises avec une liberté spirituelle, agile et souriante et s’enveloppe toujours de formes courtoises et discrètes, — cet homme-là, Montaigne a fait effort pour le réaliser dans sa vie, et pour le peindre dans son œuvre. Et assurément, il n’y est point parvenu du premier coup. On peut trouver qu’il est encore bien accablé sous le poids de ses autorités et de ses livres, et Malebranche, qui lui reconnaît d’ailleurs « une certaine fierté d’honnête homme, » Malebranche, on le sait, a prononcé à son égard le mot cruel de « pédantisme à la cavalière. » Et de même, sa politesse ne laisse pas d’être parfois un peu grossière : je veux parler d’une foule de traits libertins, des confidences indiscrètes, des « mots lascifs » qui, d’année en année, envahissent les marges, et le texte même des Essais, et désobligent si souvent les lecteurs d’aujourd’hui. Il n’en est pas moins vrai que, par rapport à ses devanciers et à ses contemporains, Montaigne est bien près de réaliser l’idéal dont s’enchanteront et Pascal et Molière. Montaigne, c’est déjà Méré, et soyez sûr que Philinte le sait par cœur. N’est-ce pas le cardinal du Perron qui disait des Essais qu’ils étaient « le bréviaire des honnêtes gens ? » Et Mme de Sévigné, qui s’y connaissait peut-être, écrivait, en parlant de Montaigne : « Ah ! l’aimable homme ! Qu’il est de bonne compagnie[28] ! » La morale même de l’honnête homme, n’est-ce pas exactement celle des Essais ? Morale peu chrétienne, à tout prendre, puisque c’est, à très peu près, celle du poète Horace ; morale faite d’indulgence et de convenances mondaines, de discret épicurisme et d’élégant scepticisme, et qui conseille la modération dans les désirs, plutôt que la sainteté, le sourire et la discrétion dans la volupté, plutôt que l’héroïsme. Dans une page souvent citée de son Port-Royal, Sainte-Beuve avouait que « quand survient quelque grande crise, cette morale des honnêtes gens devient insuffisante : elle se plie et s’accommode en trouvant mille raisons de colorer ses cupidités et ses bassesses. » Le mot « bassesses » est assurément trop fort quand il s’agit de Montaigne. Mais il faut bien reconnaître que la lettre qu’il écrivit pour se dispenser de rentrer à Bordeaux ravagée par la peste n’est pas d’un citoyen très brave, il est permis de lui préférer, dans une circonstance analogue, le geste plus stoïque de Rotrou.


Regardons-le plutôt, pour finir, dans une attitude plus noble et plus digne de lui. — Dans la salle des Pas-Perdus de la Faculté des Lettres de Bordeaux, on peut voir, depuis une vingtaine d’années, le tombeau de Montaigne, celui-là même que sa veuve, Françoise de la Chassaigne, lui fit élever au début du XVIIe siècle. Le grand écrivain est représenté couché, les mains jointes, revêtu de son armure ; son épée est à sa gauche, ses gantelets à ses côtés ; à ses pieds, un lion est couché ; derrière la tête, on a placé son casque de bataille… Montaigne sans un exemplaire des Essais ! Montaigne en prière ! Montaigne armé de pied en cap, comme un preux chevalier du moyen âge !… On ne s’attendait pas à trouver « le Thalès français, » comme l’appelait Juste-Lipse, dans cette dernière posture… Et puis, l’on se dit que « l’honnête homme » se fait un devoir de ne pas rompre en visière avec les usages de son pays et de remplir exactement toutes les obligations de la vie commune. On se rappelle aussi la fin courageuse et édifiante de Montaigne, ses fréquentes protestations de fidélité à la religion de ses pères, la constante et ferme clairvoyance de son patriotisme, ses campagnes dans les armées royales, et le mot d’un contemporain, La Croix du Maine, nous affirmant qu’il a quitté la magistrature pour « suivre les armes… » Et l’on se prend à songer que le livre n’est pas tout l’homme ; que Montaigne, comme nous tous, a eu sans doute ses faiblesses, ses inconséquences, et ses misères ; mais qu’il a eu ses jours de grand sérieux aussi ; et que, parmi tous les personnages qu’il a joués pendant sa vie, et dont les Essais nous gardent l’ondoyant et divers souvenir, celui que perpétue son tombeau n’est peut-être pas le moins véridique… Qui sait, en un mot, si cette vision d’un soldat chrétien, ce n’est pas, au total, celle que Montaigne eût souhaité qu’on emportât de lui ?…


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez à cet égard, dans le 3e fascicule du tome I de l’Histoire de la littérature française classique qui vient de paraître (Paris, Delagrave), l’admirable et presque décourageant chapitre sur Montaigne. Ce chapitre, qui a été fort habilement restitué, d’après les notes d’un cours professé à l’Ecole normale en 1900-1901 par Ferdinand Brunetière, donnera bien une idée de ce qu’a été son enseignement. Il avait déjà parlé de Montaigne, mais sur un tout autre plan, — car il ne se répétait jamais, — en 1886-1887.
  2. Cf. Paul Bonnefon, la Bibliothèque de Montaigne, dans la Revue d’histoire littéraire de la France du 15 juillet 1895. Voyez aussi les deux savans et intéressans volumes que le même auteur a publiés, ou réédités plutôt, sous le titre de Montaigne et ses amis, 2 vol. in-16 ; A. Colin, 1898.
  3. Le Journal de Voyage de Montaigne a été réédité excellemment, avec une introduction et des notes, par M. Louis Lautrey (Hachette, 1906).
  4. Je suis, par exemple, un peu étonné de voir que, dans la liste des lectures certaines, ou probables, ou même simplement possibles de Montaigne, M. Villey n’ait fait figurer aucun ouvrage de Calvin. Quoi ! l’Institution chrétienne elle-même, en latin ou en français, n’aurait jamais été lue par l’auteur des Essais ! Est-ce vraisemblable ? J’avoue, n’ayant pas relu parallèlement les deux ouvrages, n’apporter aucun texte à l’appui de cette opinion ; mais je serais bien surpris que l’Institution ne se trouvât point « parmi cette milliasse de petits livrets » dont parle Montaigne, et « que, dit-il, ceux de la religion prétendue réformée font courir pour la défense de leur cause, qui partent parfois de bonne main, et qu’il est grand dommage n’être embesognés à meilleur sujet. » L’Institution n’est assurément point un « petit livret. » Mais si Montaigne a lu quelques-unes de ces « apologies, » puisqu’il les estime « de bonne main, » comment n’aurait-il pas lu celle qui pouvait le dispenser de lire toutes les autres ? — J’aurais voulu aussi que M. Villey se demandât si Montaigne avait lu, oui ou non, et de plus ou moins près, l’Imitation de Jésus-Christ.
  5. Qu’un aveugle, pour le dire en passant, ait pu se livrer à ce travail qui exige tant d’agilité d’esprit et, semble-t-il, tant de promptitude visuelle, c’est ce qui est tout à fait surprenant. Il serait bien intéressant de savoir comment M. Villey a pu procéder à une enquête de cette nature.
  6. Cette étude des « sources » d’un grand écrivain est rarement infructueuse, et elle est souvent féconde en résultats fort curieux. C’est ainsi que tout récemment encore, M. Villey a établi que le célèbre opuscule de Du Bellay, la Deffense et illustration de la Langue françoise, est non seulement inspiré, mais fréquemment traduit d’un ouvrage italien, le Dialogo delle Lingue, de Sperone Speroni (cf. P. Villey, les Sources italiennes de la « Deffense et illustration de la Langue françoise » de Joachim du Bellay, Paris, Champion, 1908, in-16).
  7. Essais, livre II, chap. X.
  8. J’aurais bien une petite objection à formuler, et sur laquelle j’insisterais davantage si M. Villey ne l’avait pas lui-même pressentie quelque part, et si, en général, il n’était pas, dans ses conjectures chronologiques, d’une louable prudence ; et cette objection, la voici : Montaigne a pu lire César, ou du moins le feuilleter, plusieurs fois dans sa vie.
  9. La date de l’année est effacée : elle n’est donc pas absolument sûre, mais le contexte la rend extrêmement probable. Elle a été déchiffrée au complet, voilà près d’un demi-siècle, par MM. Galy et Lapeyre, qui l’ont reproduite dans une brochure devenue rarissime, Montaigne chez lui, Visite de deux amis à son château, Lettre à M. le docteur Payen. Périgueux, Bounet, 1861 ; in-8. Cette brochure comprend un plan du second étage de la tour de la librairie de Montaigne, avec les sentences que l’écrivain avait fait inscrire sur les solives. Ces curieuses sentences, au nombre de 54, ont été aussi reproduites, expliquées et commentées, après une lecture nouvelle, par M. Bonnefon, dans son article déjà cité de la Revue d’histoire littéraire de la France.
  10. Exactement 536, car on pense bien que M. Villey a compté (les Sources et l’Évolution des « Essais » de Montaigne, t. 1, p. 400, note).
  11. Il serait bien à souhaiter que l’on fit pour ce précieux exemplaire ce qui a été fait si heureusement, il y a quatre ans, pour le manuscrit des Pensées de Pascal : je veux dire que l’on en publiât une reproduction en phototypie, qui fût, pour l’Édition municipale, exactement ce qu’est, pour l’édition critique des Pensées qu’a publiée M. G. Michaut, la belle reproduction entreprise et dirigée par M. Léon Brunschvicg. La librairie Hachette a lancé, il y a quelques mois, un prospectus-spécimen destiné à provoquer et à recueillir le nombre de souscriptions indispensables pour mener à bien cette publication, dont l’exécution éventuelle a été confiée à M. Strowski. Les listes de souscription seront prochainement closes, et l’ouvrage ne sera publié que si les souscriptions atteignent le minimum nécessaire. Les fervens des Lettres françaises se doivent à eux-mêmes d’encourager et de faire aboutir cette généreuse initiative.
  12. Edouard Ruel, Du sentiment artistique dans la morale de Montaigne, avec une préface de M. Emile Faguet, 1 vol. in-8 ; Hachette, 1901.
  13. Voyez Louis Delaruelle, Ce que Rabelais doit à Érasme et à Budé (Revue d’histoire littéraire de la France, avril-juin 1904). — Sur le rôle européen d’Érasme dans l’histoire de l’humanisme, il faut relire les fortes pages, si substantielles et d’une intelligence vraiment divinatrice, que Ferdinand Brunetière a consacrées au personnage dans son Histoire de la littérature française classique. — Parmi les sources et lectures de Montaigne, M. Villey signale bien divers ouvrages d’Érasme : il ne signale pas, et il aurait pu le faire, son traité Du mépris de la mort, qui paraît bien avoir au moins inspiré le célèbre chapitre des Essais, Que philosopher, c’est apprendre à mourir.
  14. L’exemplaire de Bordeaux, au cours du même chapitre, s’est aussi enrichi d’une nouvelle anecdote (cf. l’Édition municipale, tome I, p. 8-13).
  15. Ici se termine le texte de 1580. Ce n’est qu’après 1588, et donc, sur l’exemplaire de Bordeaux, que Montaigne a complété sa phrase par le mot célèbre : « parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Et encore, nous apprend M. Strowski, « parce que c’était moi » est une addition ultérieure. Jusque dans ce cri du cœur, si spontané en apparence, on peut suivre, on le voit, les retouches et les repentirs de l’artiste.
  16. M. Villey ne me paraît pas avoir pour le Montaigne de Guillaume Guizot, qu’il cite une ou deux fois en passant, et qu’il se contente de traiter un peu dédaigneusement d’ « élégant, » toute l’admiration qui convient. Ce n’est pas, il est vrai, un « livre » que cet ouvrage posthume ; ce sont des Études et fragmens, que M. Auguste Salles a publiés et que M. Emile Faguet a préfacés (1 vol. Hachette, 1899), des « Essais sur les Essais, » comme le disait très bien Gaston Paris. Mais ce livre de moraliste et d’écrivain n’en a pas moins sa place assurée dans la bibliothèque de tous ceux qui aiment encore les idées et les Lettres, — entre les Essais de Montaigne et les Pensées de Pascal. Esprit, profondeur, goût, délicatesse morale, éloquence même et éclat du style, je ne sais vraiment si une seule des qualités qui font les œuvres de premier ordre en est absente. Et peut-être, depuis Sainte-Beuve, n’a-t-on rien écrit de plus pénétrant et de plus fort, de plus ingénieux et de plus élevé sur Montaigne.
  17. Essais, livre I, chap. XXVII, édition Dezeimeris et Barkhausen, t. I, p. 134 ; Édition municipale, 1. 1, p. 236-237.
  18. Essais, édition de 1588, p. 489, ou édition Jouaust, t. IV, p. 207.
  19. Docteur Armaingaud, La Boétie, Montaigne et le Contr’un (Revue politique et parlementaire, mars-avril 1906). — Cf. les articles de M. Villey dans la Revue d’histoire littéraire de la France, octobre-décembre 1906 ; de M. Paul Bonnefon dans la Revue politique et parlementaire de janvier 1907 ; de M. F. Strowski dans la Revue philomathique de Bordeaux, février 1907 ; de M. R. Dezeimeris dans les Mémoires de l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Bordeaux, de 1907. — M. Armaingaud a fait face à tous ses contradicteurs et leur a successivement répondu dans la Revue politique et parlementaire d’avril 1907 et dans la Revue philomathique de mai-juillet et de décembre 1907.
  20. Dans la Préface de l’édition de 1595, Mlle de Gournay fait de Montaigne un « puissant pilier de la foi des simples. » Et l’épitaphe en vers grecs que l’on a gravée sur son tombeau le loue d’avoir « au dogme du Christ allié le scepticisme de Pyrrhon. »
  21. Il y a lieu de noter que, à tous les essais qui ont été tentés, en France notamment, pour constituer une morale indépendante, a correspondu régulièrement une sorte de renaissance du stoïcisme : à la fin du XVIe siècle, par exemple ; au XVIIIe, avec Montesquieu, Vauvenargues et quelques-uns des « philosophes ; » sous le second Empire, avec Renan, Taine et Havet.
  22. Cette édition, qu’il est nécessaire d’avoir sous les yeux, quand on veut connaitre le premier Montaigne, est devenue introuvable ; mais fort heureusement, elle a été reproduite, avec les variantes de 1582 et 1587, dans la précieuse édition qu’ont publiée à Bordeaux, en 1870, chez Feret et fils, MM. R. Dezeimeris et H. Barkhausen. Ces deux volumes in-8o sont encore en cours de publication, mais l’édition est bien près d’être épuisée.
  23. Il s’est élevé sur la question du stoïcisme de Montaigne un long débat, un peu monté de ton, entre M. Strowski et M. le Dr Armaingaud. Dans son livre si spirituel et si vivant sur Montaigne (Alcan, 1906), M. Strowski avait beaucoup appuyé, en l’exagérant peut-être quelquefois, sur le stoïcisme de son héros. M. Armaingaud a discuté cette thèse dans un article de la Revue politique et parlementaire (septembre 1907) sur le Prétendu stoïcisme de Montaigne, article auquel M. Strowski a répondu dans le Censeur politique et littéraire du 25 octobre et du 2 novembre 1907. M. Armaingaud a riposté à son tour dans la même Revue par trois articles intitulés : Montaigne a toujours été épicurien. Il est, je crois, assez facile de réconcilier les deux adversaires en faisant observer, avec M. Villey, que le stoïcisme de Montaigne n’est ni très systématique, ni très pur, qu’il n’a pas duré longtemps, et qu’il a été enfin assez superficiel. Et au fond, je ne crois pas que M. Strowski ait voulu dire autre chose.
  24. Voyez son édition classique du Manuel d’Epictète (Delagrave).
  25. Essais, livre I, chap. XIX. Il est à noter que ces lignes ne figuraient ni dans l’édition de 1580, ni dans celle de 1588, et qu’elles ont été insérées par Montaigne, comme pour en corriger après coup l’effet, dans le célèbre chapitre intitulé : Que philosopher, c’est apprendre à mourir (cf. Édition municipale, tome I, p. 101).
  26. Essais, livre III, chap. XIII, éd. Louandre tome IV, p. 235.
  27. Lettre à Corbinelli, 6 mars 1679.
  28. A Mme de Grignan, 16 octobre 1679.