Les Époques de la musique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 165-187).
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LES ÉPOQUES DE LA MUSIQUE

L’OPÉRA SYMPHONIQUE

Voici le dernier âge de la musique. J’entends sa forme la plus récente, celle d’hier, celle encore d’aujourd’hui, sinon peut-être, comme on l’a trop dit, celle de « l’avenir, » ou seulement (déjà certains signes le montrent) celle de demain. Le nom d’opéra symphonique, mieux que celui de drame lyrique, nous paraît propre à désigner le genre que nous allons étudier. Un opéra, par définition, et par une définition aussi large qu’ancienne, c’est toute pièce, toute action, sérieuse, tragique même, ou légère, — Tristan comme Falstaff, le Barbier de Séville ou Fidelio, — représentée par les sons. De plus, il semble bien que cette expression : « lyrique, » risque de conserver au lyrisme, c’est-à-dire au chant pour le chant, à la mélodie autonome, une part que, dans le drame musical, elle ne possède plus. L’épithète de « symphonique, » au contraire, met tout de suite au premier rang, dans le titre, l’élément qui, dans la réalité, s’est fait la première place. Ainsi les mots s’accordent mieux avec les choses. Ils leur ressemblent davantage. La poésie elle-même ne s’y est pas trompée.

Quando Wagner possente mille anime intona
Ai cantanti metalli, trema agli umani il core[1].

Dans l’opéra symphonique de Wagner, les métaux ne sont pas seuls chantans ; les cordes, les bois y ont aussi leur voix avec leur âme. Mais quand les hommes, en l’écoutant, sentirent frissonner leur cœur, c’est la symphonie surtout qui les émut d’un frisson nouveau.


I

Nous avons dit : l’opéra symphonique de Wagner. Ce n’est pas tout à fait cela, ou plutôt ce n’est pas cela seulement. L’œuvre de Wagner est le sommet du genre. Mais plusieurs degrés y conduisent, et nous devons les gravir.

Le premier fut taillé dans le marbre italien, et Monteverde est le nom qu’il y faudrait inscrire. Dès le début du XVIIe siècle, l’opéra vient à peine de naître dans un salon de Florence, et d’y naître, — nous l’avons vu naguère, — monodique et récitatif, que déjà la symphonie, ou l’orchestre, s’y introduit. Monteverde est l’auteur de cette introduction et s’il est vrai, comme on le dit communément, que la variété des sons, le timbre, soit le coloris de la musique, il est naturel aussi que le don lui en ait été fait par un maître vénitien. L’orchestre de Monteverde, d’après les indications que porte la partition de l’Orfeo, ne comprend pas moins de trente-six instrumens. De plus, on voit apparaître, dans l’œuvre du musicien d’Orphée et du Couronnement de Poppée, l’expression dramatique et sentimentale, autrement et plus brièvement dit, l’ethos de l’orchestre. Monteverde passe pour avoir employé le premier ce moyen et produit cet effet, le tremolo, que trois siècles ne devaient point user et dont Wagner lui-même, en de pathétiques momens, n’a pas dédaigné de se servir. Monteverde a tenté davantage. Par exemple, au second acte d’Orphée, la scène change et représente les Enfers. Aussitôt l’orchestre lui-même se renouvelle. « Ici, lisons-nous, font leur entrée les trombones, les cors ; au contraire les violes et les petits orgues de bois gardent le silence. » Plus loin, un violon accompagnera le monologue d’Orphée d’une sorte de concerto ou d’improvisation éperdue, et nous trouverons encore en cette rencontre, à défaut des leitmotive, un essai de ce qu’on pourrait nommer les leitinstrumente, les instrumens conducteurs. Saisir les rapports de l’âme, ou du sentiment et de la passion, non plus, comme on venait de le faire à Florence, avec le récitatif ou le chant, mais avec les sonorités orchestrales, tel paraît bien avoir été le dessein de Monteverde. Anathèmes ou railleries, ses contemporains ne négligèrent aucun moyen de l’en détourner. Il y persista malgré tout et la recherche de l’expression symphonique, ou du moins instrumentale, marque peut-être le premier point de contact, à travers un peu moins de trois siècles, de l’opéra primitif avec l’opéra wagnérien[2].

Franchissons plus de cent cinquante ans et passons tout de suite à Gluck. Ce n’est pas qu’en ce long intervalle, chez un Lully, chez un Rameau, quelques jalons ou quelques signes n’apparaissent encore. Au cours d’une étude récente et très développée sur le musicien de Louis XIV, M. Romain Rolland nous rappelle ou peut-être nous révèle dans les opéras de Lully certaines symphonies, faisant corps avec la pièce, y jouant un rôle. « Ce sont des sortes de grands paysages poétiques, — des paysages intérieurs, — la peinture de l’atmosphère morale qui enveloppe une scène… Une des parties les plus pures, les plus parfaitement belles » de l’œuvre du Florentin[3].

Rameau de même, si ce n’est davantage, se montre, au théâtre, symphoniste par quelque endroit. « Personnellement, et cela nous le savons par Maret, il s’intéressait moins au « vocal » qu’aux symphonies et aux divertissemens… Les symphonies se rattachent souvent à l’action, qu’elles complètent et commentent, et à laquelle elles se relient musicalement, puisque nombre de thèmes confiés à l’orchestre découlent de ceux qui sont exposés par les chanteurs de la sorte, la symphonie prolonge l’effet vocal et ne rompt point nécessairement l’unité de l’œuvre[4]. » Ainsi parle un des deux plus récens biographes du maître bourguignon. L’autre ne cite que pour y souscrire ce magnifique éloge de Chabanon : « Rameau, comme symphoniste d’opéra, n’eut jamais de modèle ni de rival, et nous ne craignons pas d’affirmer hautement qu’après toutes les révolutions que l’art pourra subir, lorsqu’il sera porté à sa plus haute perfection par quelque peuple que ce soit, alors même ce sera beaucoup faire que d’égaler notre artiste dans cette partie et de mériter d’être placé à côté de lui[5]. »

Nous irons cependant, sans nous arrêter, jusqu’à Gluck. Chez celui-là, nous trouverons des passages connus, des exemples familiers et qui feront image. Ils montreront mieux comment, dans l’opéra par nous autrefois qualifié de récitatif et verbal, l’orchestre ou la symphonie peu à peu s’insinue et tend à se fortifier.

Oui, la symphonie est là, quelquefois. Elle y est sous deux formes et comme à deux degrés. Elle y agit tantôt par la variété des timbres, tantôt par sa vertu propre, laquelle consiste d’abord dans la déduction ou le développement de l’idée musicale, et puis dans le partage de la musique elle-même entre les instrumens et la voix. Les effets de sonorité abondent chez Gluck et la plupart sont connus : c’est un hautbois qui suit ou plutôt qui perce de sa plainte telle déploration d’Alceste ou d’Iphigénie ; c’est l’éclat, c’est l’aboi rauque des trombones, repoussant la suppliante et conjugale prière d’Orphée : Laissez-vous toucher par mes pleurs ! De même chez Monteverde déjà les trombones avaient comme donné la première touche de la couleur infernale. L’instrumentation de Gluck est à peine moins sommaire : elle ne consiste que dans la réplique d’une note des cuivres à quelques notes de harpe, celles-ci bien frêles, mais pathétiques par leur fragilité même, dont le Ténare hurlant ne triomphera point.

Les deux tableaux de l’Enfer et des Champs Elysées se touchent, en même temps qu’ils s’opposent, au moins dans la partition, par deux épisodes symphoniques. Au théâtre, entre l’un et l’autre, il ne faudrait pas d’arrêt, pas d’entr’acte, et la symphonie alors assurerait également l’effet du contraste et celui de la continuité. Chef-d’œuvre instrumental, grâce au timbre à la fois mélancolique et sacré de la flûte, on peut regarder aussi le prologue élyséen comme l’un des chefs-d’œuvre de la mélodie symphonique : j’entends celle qui, loin de se répéter, se développe, se renouvelle et semble constamment s’engendrer elle-même.

Ailleurs, et plus d’une fois, le maître de la parole pure, de la parole nue, ou revêtue de peu de sons, a deviné que la symphonie serait un jour pour le verbe, non plus le vêtement et le dehors, mais le dedans et la vie. Ici paraît, à peine appuyé, mais déjà sensible, un des traits de l’idéal wagnérien. Mainte page de la seconde Iphigénie en est marquée. Dès le début, au cours de l’orage que représente l’introduction, la voix de la prêtresse entre à l’improviste dans la symphonie et s’y mêle comme un instrument de plus. A peine est-il besoin de rappeler la scène des remords d’Oreste et, sur ces mots : Le calme rentre dans mon cœur, le démenti furieux que l’orchestre oppose au mensonge du parricide. Plus loin, au dernier acte du même ouvrage, on dirait que le développement d’un thème de Bach accompagne la prière d’Iphigénie à Diane. Armide aussi renferme tel passage où les deux élémens de la musique sont liés. A la fin du troisième acte, le brusque revirement de l’héroïne, sa chute soudaine de la haine à l’amour, est évoquée par l’orchestre non moins que par la voix. Tous les deux encore semblent se passer ou se prêter l’un à l’autre la phrase exquise de Renaud : Allez, éloignez-vous de moi. Enfin et surtout, je ne crois pas qu’il existe un morceau plus significatif à cet égard que la cantilène d’Orphée entrant au bienheureux séjour. L’intérêt symphonique ici ne le cède pas aux délices mêmes de l’instrumentation. Dans cet andante qui, par le mouvement, par l’ondulation du rythme, annonce vaguement la Scène au bord du ruisseau, de la symphonie Pastorale, autant que la voix, l’orchestre est mélodie, il est chant. Sans gouverner encore, il règne pourtant, et la beauté parfaite est ici l’objet, entre les pouvoirs ou les vertus sonores, d’un échange libre et d’un partage harmonieux.

L’opéra mélodique à son tour, — j’ai nommé celui de Mozart, — ne se confina pas étroitement dans la mélodie. Libre et souple, il s’échappe quelquefois au dehors. Grand symphoniste et grand dramaturge musical, l’auteur de Don Giovanni et de Jupiter savait soumettre l’un des élémens de son génie à l’autre, mais il ne l’y pouvait sacrifier. Nous ne citerons pas, — ils sont trop, — les « effets, » dramatiques ou pittoresques de l’orchestre de Mozart. Déjà, parlant de l’Enlèvement au Sérail dans une lettre que nous avons rappelée naguère, le maître a lui-même analysé la valeur expressive et tout instrumentale de certain morceau. L’orchestre de Mozart est par momens, avant la scène ou plus que la scène, le véritable théâtre où se joue le drame ou la comédie de Mozart. Les premiers accords de Don Giovanni en signifient d’avance le dénouement terrible. C’est à l’orchestre que se poursuit et s’achève le suprême débat entre le convive de pierre et son hôte. Autant que la fameuse sérénade, j’appellerais volontiers le duo du cimetière un chef-d’œuvre en partie double. L’orchestre à tout moment s’y moque des voix ; elles tremblent, il raille, et, dans l’asile de mort, à travers les tombeaux, sans peur mais non sans malice, il fait rire et chanter la vie.

Mainte page de Don Giovanni commence en véritable symphonie. Avec ses « voix » ou ses « parties » multiples, ses épisodes qui naissent les uns des autres, ses thèmes développés, sinon transformés, le grand finale des Noces non seulement commence, mais se déroule ainsi tout entier. Symphonie encore, le divertissement à triple orchestre exécuté pour les noces de Zerline et de Mazetto. Mais surtout, c’est la Flûte enchantée où le souffle symphonique, le souffle allemand, passe pour la première fois. Sublime et familier, comique et mystérieux, — ou mystique, — tour à tour, le suprême chef-d’œuvre de Mozart porte à sa cime je ne sais quelles étranges lueurs. Un de nos confrères, M. Julien Tiersot, a su discerner autrefois dans la Zauberflöte, non seulement dans la musique, mais jusque dans le « poème, » dans les situations et les caractères, des pressentimens wagnériens. Le pressentiment symphonique n’y est pas le moins sensible. Premièrement, aucune ouverture de Mozart n’est symphonie au même degré que celle de la Flûte. Au cours de l’œuvre, de nombreux passages sont animés du même esprit, écrits dans le même style : entre autres, et plus que tout autre, pendant la scène de l’initiation, le grave et religieux duo des hommes d’armes. L’orchestre ici ne se contente pas d’accompagner : il exécute à lui seul, pour lui seul, à la manière de l’orchestre de Bach, un travail polyphonique et fugué, sur lequel se pose, en forme de choral, le thème austère des deux voix. Et cet orchestre, à la vérité, n’écrase ni même n’offusque le chant ; il a cependant une vie, un sens, un langage propre, il est un des foyers, un des pôles de l’expression. — Mais, dira-t-on peut-être, que parlez-vous de Wagner et de l’avenir, quand c’est Bach et le passé que vous rappeliez à l’instant même ! — Il est permis, s’il vous plaît, de les nommer parfois ensemble. Ces deux extrêmes se l’approchent et se rejoignent par quelque endroit. Wagner est L’héritier de Bach autant que son contradicteur, et c’est en se souvenant de l’un, que Mozart a pu le mieux annoncer l’autre et par avance, vaguement, lui ressembler.

Chez Beethoven, le Beethoven de Fidelio, nous allons trouver des signes, ou des symptômes, plus précis encore et plus prochains. Wagner tout le premier, il y a près de cinquante ans, les a déjà reconnus. Comparant la situation et la dignité respective de la symphonie et de l’opéra du temps de Beethoven, il écrivait dans sa fameuse Lettre sur la musique : « Pour bien saisir ce que je veux dire, comparez la richesse infinie, prodigieuse, du développement dans une symphonie de Beethoven, avec les morceaux de musique de son Fidelio. Vous comprenez sur-le-champ combien le maître se sentait ici à l’étroit, combien il étouffait, combien il lui était impossible d’arriver jamais à déployer sa puissance originelle. Aussi, comme s’il voulait s’abandonner une fois au moins à la plénitude de son inspiration, avec quelle fureur désespérée il se jette sur l’ouverture et y ébauche un morceau d’une ampleur et d’une importance jusqu’alors inconnue ! » Ce n’est pas une, c’est trois ouvertures qu’il fallut à Beethoven pour épancher la « plénitude » d’une « inspiration » qui dépasse en effet, ou déborde le cadre de l’opéra d’alors, el la plus considérable, la plus admirable des trois, celle à laquelle Wagner fait allusion, est bien, sous la forme symphonique, l’« ébauche » ou le raccourci du drame qu’elle annonce et que d’avance elle égale.

Fidelio sans doute, au moins dans l’ensemble, n’est pas un opéra symphonique ; mais rien n’est plus facile que d’y signaler, en mainte scène, des traits ou des touches de symphonie. L’air si difficile, pour ne pas dire impossible, de Pizarre, à la fin du premier acte, l’est surtout à cause du rôle prédominant de l’orchestre et des assauts terribles que celui-ci constamment y livre à la voix. Dans le grand air de Léonore, les récifs « obligés, » les ritournelles, ont une rare valeur instrumentale, et qui se rappelle cette page se souvient de sonorités (celle des cors par exemple) autant, peut-être plus, que de mélodies et de mouvemens. Dès le début de l’épisode, des prisonniers revoyant pour un instant la lumière, avant l’entrée des voix, les accords de l’orchestre semblent répandre le jour, et sous le chœur ensuite, à travers le chœur, un thème d’orchestre encore, pur et libre comme l’air, s’insinue et circule.

Plus on relit Fidelio, plus on y trouve de présages. L’introduction du second acte (la prison) n’a rien de commun avec la ritournelle d’un air à l’ancienne mode. Elle forme un vrai tableau symphonique, et lorsque le rideau se lève, c’est bien comme dans une symphonie, et dans la plus douloureuse, que semble entrer de biais, sans préparation, le premier mot ou le premier cri de la voix. A la fin de la même scène, cette voix n’est pas loin de s’effacer devant l’orchestre, devant un instrument de l’orchestre, le hautbois, qui paraît tracer ici, moins avec des sons qu’avec de la lumière, la ligne principale de la rayonnante coda. Plus loin encore, qu’est-ce que le duo de Léonore et du geôlier creusant la tombe du captif ? Presque une symphonie, où les deux voix se bornent à compléter l’harmonie, où l’orchestre expose et développe les thèmes, où c’est l’orchestre qui travaille, qui peine et qui gémit. Symphonie encore, et la plus dramatique, le quatuor du pistolet. Enfin et surtout, symphonie, symphonie avec chœurs, le suprême et sublime finale, ode à la joie conjugale, annonçant l’ode future à toute joie. Même plan déjà ; déjà, dans de moindres proportions, même principe : un thème varié, que les variations accroissent, transforment à l’infini ; l’esquisse en un mot de ce finale de « la neuvième, » où Wagner trouvera plus tard un point d’appui pour soulever le monde, pour établir dans le drame musical un ordre, un équilibre nouveau.

Cet équilibre, ou cet ordre, Weber, après Beethoven, le pressent et le prépare. Chef-d’œuvre d’originalité mélodique, le Freischütz en est un encore, et non moindre, d’orchestration et de symphonie. Quel admirateur du Freischütz décidera ce qu’il en admire davantage, et si la voix humaine ou celle des instrumens y a plus d’éloquence et de vérité, de naturel et de poésie. Le drame entier ne surpasse peut-être pas la seule ouverture. Il semble s’y concentrer d’avance en quelques épisodes, comme le quatuor mystérieux des cors ou le vocero pathétique de la clarinette éperdue. Inspirés, si ce n’est imités de l’air de Pizarre et de celui de Léonore, l’air de Kaspar et celui d’Agathe se partagent de même entre l’orchestre et la voix. Dès le début de l’air d’Agathe, avant que le premier soupir entr’ouvre les lèvres de l’inquiète fiancée, l’orchestre a déjà dessiné sa silhouette pensive. Et quand redoublent ses alarmes, l’orchestre encore, qui tinte ou qui se traîne, qui compte ou prolonge les sons, imite le cri régulier de l’oiseau nocturne, évoque les fantômes rampans de la Gorge aux Loups.

La Gorge aux Loups, voilà certainement l’un des premiers et des plus authentiques chefs-d’œuvre de Topera symphonique. Et ce chef-d’œuvre, autant, sinon plus qu’une scène de drame, est un paysage. La nature est le sujet, et je dirais presque — tellement elle y est vivante, — le personnage essentiel, unique, l’héroïne enfin de cette musique-là. Aussi bien, pour ce modèle il n’y a que cet interprète, et, par la force des choses, l’histoire du paysage fut toujours liée à celle de la symphonie. L’orchestre avait teinté naguère, de nuances encore pâles el qui nous paraissent aujourd’hui pareilles à celles des tapisseries anciennes, les paysages de Gluck. L’orchestre de Weber use d’autres tons et d’autres touches ; il possède un coloris autrement riche, autrement fort, et, jusque dans les gammes sombres, autrement éclatant. Symphonique par les timbres, cet orchestre ne l’est pas seulement ainsi. Les sonorités y ont leur valeur ; elles ne constituent cependant que le dehors et l’ornement de la symphonie. Le fond même est symphonique : par-là j’entends l’abondance et l’ampleur des thèmes, le renouvellement des formes sonores et leur correspondance avec les formes que le spectacle nous montre ou nous suggère. Ajoutez à tout cela l’usage des motifs rappelés, sinon des leitmotive encore, enfin la subordination à l’orchestre de la voix qui déclame ou qui parle plutôt qu’elle ne chante, et vous reconnaîtrez que, dans la hiérarchie des élémens sonores qui composent le célèbre épisode, la symphonie n’est pas loin d’occuper le centre ou le sommet.

Enfin, parmi les devanciers de Wagner, ne trouverons-nous pas un de nos compatriotes ? Si : le dernier, et le plus proche du maître allemand, est des nôtres. Il se nomme Berlioz. Non pas tant peut-être le Berlioz de Benvenuto Cellini et des Troyens, le Berlioz du théâtre, que le Berlioz de Roméo et de la Damnation de Faust, le Berlioz de la « symphonie dramatique, » le plus original et, tout compte fait, le plus grand. Aussi bien, entre la « symphonie dramatique » et l’ « opéra symphonique, » il n’y a guère qu’une interversion de mots, non pas le moins du monde une contrariété de nature, et les deux genres, au fond, peuvent être tenus pour voisins. Accroître, si ce n’est introduire l’orchestre et la symphonie dans la musique française ; prendre l’orchestre pour organe ou pour agent d’une musique avant tout expressive, d’une musique littéraire, d’une musique à programme et par-là dramatique en quelque manière, dramatique à demi, tel paraît bien avoir été le rôle et l’honneur de Berlioz.

Il avait lui-même conscience de sa mission quand il écrivait, à propos de son Roméo, ces lignes que rapporte le plus récent et sans doute le plus sûr de ses biographes : « Si, dans les scènes célèbres du jardin et du cimetière, le dialogue des deux amans, les apartés de Juliette et les élans passionnés de Roméo ne sont pas chantés, si enfin les duos d’amour et de désespoir sont confiés à l’orchestre, les raisons en sont nombreuses et faciles à saisir… Les duos de cette nature ayant été traités mille fois vocalement, et par les plus grands maîtres, il était prudent autant que curieux de tenter un autre mode d’expression. La sublimité même de cet amour en rendait la peinture si dangereuse pour le musicien, qu’il a dû donner à sa fantaisie une latitude que le sens positif des paroles chantées ne lui eût pas laissée, et recourir à la langue instrumentale, langue plus riche, plus variée, moins arrêtée, et, par son vague même, incomparablement plus puissante en pareil cas[6]. »

Un ami de Berlioz, et qui fut un de ses apôtres, Joseph d’Ortigue, saluait à son tour en ces termes l’apparition de Roméo : « Que faire dans la symphonie après Haydn, après Mozart, après Beethoven ?… Berlioz a fait autrement… Obéissant instinctivement à cette force des choses, qui, dans chaque ordre d’idées, entraîne tout élément à son but, il a trouvé le moyen de faire embrasser le drame lyrique et la symphonie dans une magnifique unité et de leur faire contracter une alliance intime… La symphonie et le drame ne demandaient pas mieux. »

Souscrivant à ces anciennes conclusions, et pour conclure lui-même, le moderne historiographe de Berlioz ajoute : « Par ces mots, Joseph d’Ortigue, mystique et avisé, critique et intuitif, n’était pas loin de définir le rôle de Berlioz dans l’histoire de la musique : servir, par son génie de l’expression orchestrale, à cette fusion du drame et de la symphonie d’où sont sortis, avant la fin du XIXe siècle, le drame lyrique wagnérien et le poème symphonique[7]. »

On ne saurait, je crois, sans rien forcer ni fausser, mieux définir et consacrer la part, souvent incomprise ou méconnue, qu’il est juste d’accorder à Berlioz, symphoniste dramatique, dans la formation de l’idéal wagnérien.


II

Si nouveau qu’ait paru cet idéal, il retenait encore, pour ainsi dire en suspension dans le courant ou dans le torrent de la symphonie, quelques parcelles de l’idéal, que dis-je ! de plus d’un idéal ancien.

Maîtresse autrefois de certaines formes de l’opéra, il s’en faut que la parole soit toujours, dans l’opéra wagnérien, esclave de l’orchestre. En de nombreux passages, elle se dégage et même elle se passe de lui. C’est elle alors qui rapporte à soi, qui rassemble et concentre en soi la force, la lumière et la vie. Il en est ainsi jusque dans les œuvres les plus « avancées, » les plus purement wagnériennes, de Wagner. Au second acte de Siegfried, certains mots du jeune héros étendu sous le tilleul et rêvant à sa naissance, à son enfance orpheline, ces mots-là n’ont besoin d’aucun accompagnement, de nul commentaire instrumental, pour nous attrister et pour nous attendrir. À l’acte suivant, lorsque Siegfried vainqueur apparaît sur la cime des monts ; la colossale polyphonie qui lui fit escorte à travers la flamme, se réduit, s’amincit jusqu’à n’être plus qu’un fil sonore, et, lui-même, d’une voix presque nue et comme dans le vide, prononce, timidement, son premier salut à la solitude des sommets.

Mais c’est Tristan surtout, dont l’unité, moins rigoureuse qu’on ne pourrait le supposer, admet dans l’ordre verbal d’heureux tempéramens. Sans parler de l’interminable soliloque du roi Marke, que d’épisodes, moins longs, où l’orchestre se relâche, s’entr’ouvre, pour laisser poindre et fleurir les mots ! Comme elle est notée aisément, en notes légères, la causerie du premier acte entre Tristan et Brangaene, entre la fidèle messagère et le timonier hautain ! Comme la parole s’y infléchit sans peine, au gré du souple discours que soutient avec réserve un orchestre respectueux ! C’est ici l’un des endroits où l’on croit retrouver le souvenir de ce style moyen, de cette manière de s’exprimer partagée entre le langage et le chant, que les Allemands d’aujourd’hui nomment « Singsprechen » et que les créateurs de l’opéra de Florence appelaient « un canto che parla » ou bien encore : « favellare in musica. » Il arrive même que des passages non plus familiers, mais tragiques, le soient par l’effet et par la puissance du verbe à peu près solitaire. Celle-ci confère à telles répliques de Tristan, de Kurwenal ou du pâtre (troisième acte) leur poignante, leur atroce beauté. Musique verbale, avons-nous dit. Nous dirions quelquefois musique nominale, et, par là, voici ce que nous voudrions dire. Vous savez quelle grandeur, quelle majesté, quelle émotion peut donner Gluck, en quelques notes, au nom de ses personnages, à celui de son Eurydice ou de son Iphigénie. Ecoutez à son tour le Tristan de Wagner, blessé, conviant Iseult à le suivre en son royaume sombre. Vous-même, suivez mot par mot, note par note, son humble requête, et quand viendront les mots : « Das bietet dir Tristan, » voilà ce que t’offre Tristan, » dites si ce nom seul, prononcé, prolongé à l’allemande, ne devient pas, avec la plénitude ou l’infini d’un symbole, le nom de la tristesse elle-même.

Ce serait une autre question, autrement difficile aussi, peut-être plus vaine, de savoir ou seulement de chercher ce qu’il reste du genre ou de l’idéal mélodique dans l’opéra wagnérien. Et d’abord, il s’agirait de s’entendre sur la nature et sur les conditions de la mélodie elle-même, de connaître avec exactitude ce qu’il faut et ce qui suffit pour qu’il y ait véritablement une mélodie et, lorsqu’il n’y en a pas, ou lorsqu’il nous semble ne pas y en avoir, ce qui manque. « Madame, » dit Henri Heine, « avez-vous l’idée d’une idée ? » Une idée, même en musique, n’est pas chose aisée à définir. L’absence de l’idée, ou de la mélodie, il n’est rien qu’on ait reproché davantage à Wagner, comme à bien d’autres, soit avant, soit après lui. Il s’est d’ailleurs expliqué sur ce point aussi dans la Lettre sur la musique, où l’on trouve à la fois l’esthétique et l’histoire, en un mot la conception intégrale de la mélodie wagnérienne. Nous l’aborderons tout à l’heure. Nous verrons, malgré l’apparente contradiction des termes, quelle est cette mélodie, essentiellement symphonique, c’est-à-dire qu’à peine énoncée ou formulée individuellement, elle se développe et se multiplie aussitôt. Il arrive néanmoins, et pour le moment nous ne prétendons rien d’autre, il arrive qu’une mélodie de Wagner, vocale ou instrumentale, se suffise à elle-même, se contente d’elle-même, et que, dans le seul contour de sa forme originelle, sans le transformer ni l’étendre, elle enferme sa complète et définitive beauté. Voilà ce qu’on pourrait appeler, dans l’opéra symphonique, les restes ou les reliques de la mélodie pure, de la mélodie en soi. D’un bout à l’autre de l’œuvre de Wagner, de Tannhäuser à Tristan et à Parsifal, on pourrait en citer, en rappeler (car ils sont connus) d’innombrables exemples. Ce serait premièrement la « romance » de l’Étoile, dans Tannhäuser ; dans Lohengrin ensuite, au second acte, la conclusion toute chantante, accompagnée à l’unisson par l’orchestre, du duo d’Ortrude avec Elsa ; plus loin, dans Lohengrin encore et pendant le duo nuptial, l’invite amoureuse du héros entraînant Elsa vers la fenêtre où montent les parfums de la nuit. S’il est un reproche que les wagnériens plus wagnériens que Wagner adressent au lied du Printemps (premier acte de la Walkyrie), c’est d’être avant tout et plus que tout une mélodie. Accompagné symphoniquement, l’adieu de Wotan à Brünnhilde garderait pourtant, sans l’accompagnement, sa mélodique beauté. Le chant de la forge, au premier acte de Siegfried, a presque, même séparé de l’orchestre, la carrure strophique d’un thème de Haendel, et les triolets n’ajoutent qu’une parure extérieure, une sorte de frissonnante auréole à la cantilène enfantine qui, de la coupole du temple, au premier acte de Parsifal, descend vers le Graal empourpré. Enfin et surtout, qui dira l’effet mélodique, et rien que mélodique d’abord, — puisqu’elle résonne, et se traîne, et gémit, et se soutient seule dans le vaste silence, — de la complainte pastorale et marine par où commence le dernier acte de Tristan ! Mélodie instrumentale ; mais qu’importe ! Mélodie aussi toute différente de la mélodie régulière, symétrique même, de l’ancien opéra. Mélodie libre et comme errante, mais si vaste et si profonde, qu’elle semble s’étendre et s’enfoncer à l’infini. « Die alte Weise, » murmure le mourant, qu’elle éveille, et ces trois mots signifient bien des choses. « Die alte Weise, » la « manière, » ou le « mode » d’autrefois. C’est la chanson de l’enfance, et non pas seulement de l’enfance du héros, mais de l’enfance des hommes, car elle a quelque chose des mélopées de la Grèce ; c’est la chanson populaire, l’universelle chanson, et si peut-être, comme forme, elle n’est plus tout à fait une de ces mélodies que nous avons connues jadis, au fond et toujours elle est bien l’antique, l’éternelle mélodie.

Mais la mélodie de Wagner, à peine créée, aspire à la symphonie ; elle en désire, elle en cherche le contact et le bienfait. Elle veut y entrer, s’y mêler et comme s’y perdre. Dès que la symphonie l’effleure, aussitôt sa beauté s’en accroît et s’en avive étrangement. Contre la note qui chante, il suffira parfois qu’une autre, une seule, se pose. « Luft ! Luft ! de l’air ! » s’écrie Iseult en furie, et la tenture qui fermait le pont du navire s’écarte, et, comme un souffle de brise, l’insouciante chanson du matelot arrive ou plutôt revient jusqu’à la vierge en courroux. Mais un grondement de timbales maintenant s’y ajoute et, pour faire la chanson tout autre, pour en renouveler, en élargir le sens, c’est assez de ce reste de colère au-dessous de ce calme et de cette sérénité. Au dernier acte, même rencontre, et la mélodie du berger, comme celle du matelot tout à l’heure, ne recevra que d’un vulgaire tremolo, c’est-à-dire de l’effet d’orchestre le plus sommaire, un surcroît prodigieux de pathétique et de poésie.

Nous ne voyons ici que le premier abord. Mais les deux élémens ne tardent pas à se fondre et leur pénétration réciproque forme peut-être le caractère par excellence, au moins dans l’ordre musical, du génie wagnérien. Wagner, disions-nous, s’en est expliqué lui-même. Dans sa Lettre sur la musique, il pose avant tout ce principe, « que l’unique forme de la musique est la mélodie, que sans la mélodie la musique ne peut même pas être conçue, que musique et mélodie sont rigoureusement inséparables. Dire d’une musique qu’elle est sans mélodie, cela veut dire seulement, pris dans l’acception la plus élevée : le musicien n’est pas parvenu au parfait dégagement d’une forme saisissante qui gouverne avec sûreté le sentiment. Et ceci indique simplement que le compositeur est destitué de talent, et que ce défaut d’originalité l’a réduit à composer son morceau de phrases mélodiques rebattues, et qui par conséquent laissent l’oreille indifférente. Mais, dans la bouche de l’amateur ignorant, et en présence d’une vraie musique, cet arrêt n’a qu’une signification : c’est qu’on parle d’une certaine forme étroite de la mélodie, laquelle appartient… à l’enfance de l’art musical ; aussi, ne prendre plaisir qu’à cette forme doit-il nous paraître chose vraiment puérile. »

Cette mélodie, au sens large où l’entend Wagner, est, selon Wagner aussi, « le principe de la forme achevée de la symphonie de Beethoven. » Mais elle a pris, dans cette symphonie, un développement extraordinaire ; elle y est devenue parfaite et voici comment. Avant tout, elle s’y est étendue « à toutes les parties de la symphonie, et c’est, à cet égard, la contre-partie de l’opéra italien. En effet, dans l’opéra, la mélodie se trouve par morceaux isolés, entre lesquels s’étendent des intervalles remplis par une musique que nous n’avons pu caractériser autrement que par l’absence de toute mélodie ; car elle n’a rien qui la différencie essentiellement du simple bruit. Chez les prédécesseurs de Beethoven, nous voyons encore ces lacunes fâcheuses s’étendre même dans les morceaux symphoniques entre les motifs mélodiques principaux…

« Les combinaisons de Beethoven, complètement originales et véritables traits de génie, eurent, au contraire, pour but de faire disparaître jusqu’aux dernières traces de ces fatales périodes intermédiaires, et de donner aux liaisons mêmes des mélodies principales tout le caractère de la mélodie… Le résultat, tout nouveau, de ce procédé fut donc d’étendre la mélodie, par le riche développement de tous les motifs qu’elle contient, jusqu’à en faire un morceau de proportions vastes et d’une durée notable : ce morceau n’est autre chose qu’une mélodie unique et rigoureusement continue. » Transportant alors de la symphonie pure au théâtre le procédé qu’il vient d’analyser, Wagner poursuit en ces termes : « Évidemment le symphoniste ne pourrait former cette mélodie, s’il n’avait son organe propre : cet organe est l’orchestre. Mais pour cela il doit en faire un tout autre emploi que le compositeur d’opéra italien, entre les mains duquel l’orchestre n’était qu’une monstrueuse guitare pour accompagner les airs.

« L’orchestre sera, avec le drame tel que je le conçois, dans un rapport à peu près analogue à celui du chœur tragique des Grecs avec l’action dramatique… Seulement, le chœur ne prenait généralement part au drame que par ses réflexions ; il restait étranger à l’action comme aux motifs qui la produisaient. L’orchestre du symphoniste moderne, au contraire, est môle aux motifs de l’action par une participation intime ; car si, d’une part, comme corps d’harmonie, il rend seul possible l’expression précise de la mélodie, d’autre part, il entretient le cours interrompu de la mélodie elle-même ; en sorte que toujours les motifs se font comprendre au cœur avec l’énergie la plus irrésistible. Si nous considérons, et il le faut bien, comme la forme artistique idéale celle qui peut être entièrement comprise sans réflexion et qui fait passer tout droit dans le cœur la conception de l’artiste dans toute sa pureté, si enfin nous reconnaissons cette forme idéale dans le drame musical qui satisfait aux conditions mentionnées jusqu’ici, l’orchestre est le merveilleux instrument au moyen duquel cette forme est réalisable. »

L’orchestre, toujours l’orchestre. Si nous y ajoutons la symphonie, c’est-à-dire le développement, et puis, comme objet ou matière de ce développement, les leitmotive, ceux-ci n’étant d’ailleurs que l’équivalent ou l’expression musicale des motifs psychologiques, motifs d’action ou de passion, mentionnés ci-dessus, il semble bien que l’on trouve là, définis et rassemblés par Wagner lui-même, les principaux élémens dont se compose l’opéra wagnérien.

La symphonie, on le voit, en est l’ouvrière par excellence, ou plutôt la maîtresse et la reine. Rien n’y est en dehors de ses prises ; elle y pourvoit, elle y suffit à tout.

Wagner nous rappelait tout à l’heure « avec quelle fureur désespérée » Beethoven, à l’étroit dans les formes de l’opéra de son temps, « se jette sur l’ouverture. » Tout affranchi qu’il soit de ces formes, que sa propre main a brisées, Wagner lui-même a pourtant besoin encore, comme Beethoven, de ce débouché ou de cet échappement. Les ouvertures de Wagner peuvent se rapporter à deux types : les unes se développent davantage en étendue ; les autres, plutôt en profondeur. Les premières sont plus variées, elles racontent le drame à l’avance ; les dernières, plus serrées et plus unes, plus strictement symphoniques, se bornent à le résumer. L’ouverture du Vaisseau Fantôme, celle de Tannhäuser ou celle des Maîtres Chanteurs, énumère plusieurs thèmes, les oppose ou les combine ; un seul motif est toute la matière, organique et vivante, la cellule génératrice et singulièrement féconde du prélude de Lohengrin comme de celui de Tristan.

Le drame une fois commencé, la symphonie jalouse y fera siennes toutes choses : le dehors et le dedans, le spectacle autant que l’action ; non seulement le caractère ou l’âme des personnages, mais leurs attitudes, leurs gestes, leur silence même, et jusqu’à leur souvenir, quand ils ne seront plus.

Wagner est un grand paysagiste. Musicien de la terre et des eaux, de l’air et de la flamme, le symphoniste de Siegfried, du Rheingold et de la Walkyrie a fait une part en son œuvre à tous les élémens de l’univers. « Un paysage est un état d’âme. » Mais un paysage peut aussi n’être qu’un état des choses. On trouve des exemplaires de l’un et de l’autre genre dans l’opéra wagnérien. Le prélude du Rheingold, purement descriptif, ne décrit que le Rhin. Mais, dès la première scène, les eaux du vieux fleuve s’animent de jeunes rires et d’ébats féminins. Une vue de printemps encadre le second tableau de Tannhäuser ; un décor d’automne, le dernier ; mais leur double beauté s’achève, là, par un cri de repentir, ici, par un sacrifice virginal, héroïque et silencieux. Paysage humain entre tous, le tableau de la retraite et de l’oblation d’Elisabeth est un paysage instrumental, où la voix n’a presque pas de rôle ; c’est un paysage symphonique par l’usage et l’effet de thèmes reproduits et rapprochés. Plus instrumental que symphonique, le prélude du Rheingold consiste moins dans le développement d’un thème que dans la répétition d’un accord et dans un accroissement de sonorité. Continu, monotone à dessein, il n’en imite que mieux l’égalité d’un vaste et paisible courant. Une musique fort différente, plus symphonique également, enveloppe, comme le frisson et le murmure du feuillage, la rêverie de Siegfried et son dialogue avec l’oiseau. Tout autre encore, autour de Brünnhilde endormie, la symphonie pétille, s’allume et finit par s’embraser. Et puis, quelque chose qui n’est plus de la nature, mais de l’humanité, je ne sais quel principe de vie, et d’une vie supérieure, celle ici d’un Siegfried et là d’une Brünnhilde, s’ajoute et donne un surcroît de poésie, d’émotion, aux voix de la forêt comme à celles de la flamme. A travers la création, la créature alors est sensible ; toutes les deux s’accordent et se répondent. Même caractère, même beauté morale dans la symphonie qui répand sur un matin d’avril et sur le front incliné d’une pécheresse repentante l’« enchantement » du Vendredi-Saint. Enfin, s’il est un paysage véritablement wagnérien, c’est bien celui qui s’ébauche et ne fait, pour ainsi dire, que passer au second acte de Tristan ; c’est la forêt, c’est le ruisseau, c’est la chasse. Le dehors, ou le décor, n’est ici qu’un reflet, un écho de l’âme, de la passion d’Iseult, et voilà pourquoi la musique, loin d’y insister, l’indique à peine, en touches légères, fugitives et comme jetées au passage dans le torrent de la symphonie.

L’action aussi, que d’ailleurs elle soit matérielle et visible, ou psychologique et tout intérieure, a trouvé dans la symphonie wagnérienne la plus énergique, la plus puissante interprète. Un épisode comme l’arrivée du cygne, au premier acte de Lohengrin, a peut-être des précédens. Mais tel autre était sans exemple et demeure encore aujourd’hui sans pareil. Songez au premier acte de la Walkyrie, au premier acte de Siegfried, à ce double et gigantesque crescendo de mouvement et de vie, à celle progression de forces diverses qui s’attirent ou se repoussent, qui se joignent ou s’opposent, jusqu’au paroxysme final qui toutes les rassemble et les unifie. Quelle action encore, à la fin du premier acte de Tristan, lorsque, dans un conflit universel, se précipitent, s’entre-croisent et s’entre-choquent les thèmes comme les événemens, comme les âmes, et comme, en chaque âme, les pensées et les passions. Il est très vrai, bien que tout le monde l’ait dit et redit, que la musique de Wagner excelle à représenter le devenir, l’approche, l’urgence, ou la fuite, en un mot l’élément en quelque façon dynamique plutôt que statique de l’être. Souvenez-vous d’Iseult agitant son voile dans la nuit et de la prodigieuse poussée sonore dont le dernier élan jette en ses bras le héros furieusement appelé. Une autre attente, autrement longue, autrement exaspérée, anime, enfièvre l’avant-dernière scène du drame d’amour et de mort. A partir de l’apparition du navire et du cri du berger le signalant jusqu’à l’entrée d’Iseult, une véritable symphonie se déchaîne. L’appel du pâtre en donne le signal, j’allais dire en opère le déclanchement. L’adagio qu’avaient formé les pages précédentes devient scherzo, puis finale. Je n’en connais pas de plus impétueux. Après quelle contemplation, quel transport et quel vertige ! Tous les thèmes antérieurs, entraînés dans le tourbillon, s’y transforment non seulement au gré, mais à l’image de l’émotion, elle-même transformée. L’un, qui soupirait naguère une amoureuse rêverie, chante, hurle maintenant plus que la joie, l’ivresse, la folie d’amour. Tantôt il est lui-même, et tantôt son contraire : entendez qu’au lieu de monter, il descend alors, avec le même rythme, mais avec une violence, une fureur nouvelle. Un autre « motif, » d’amour encore, autrefois intime, intense, s’emporte maintenant et se disloque, secoué brutalement, comme le moribond sur sa couche, par un spasme trop fort et qui le brise. En vérité, ce n’est plus ici l’action, mais, suivant un mot de Gœthe, « la tempête de l’action, » que la symphonie exprime, ou plutôt qu’elle surpasse.

Pour peindre les caractères, elle ne possède pas de moindres ressources ; elle ne déploie ni moins de puissance, ni moins de finesse, et quelquefois même, de subtilité. Sans refaire une théorie aujourd’hui familière à tout le monde, il suffit de rappeler que le leitmotiv, élément, agent de la symphonie, est encore un précieux instrument d’analyse ou de psychologie musicale. Son pouvoir est double : participant de la musique et du langage, il s’adresse à l’esprit et au cœur. Signe rationnel et passionnel tout ensemble, les êtres, les choses nous deviennent par lui connaissables et reconnaissables ; mais il nous les rend sensibles également, si ce n’est davantage. Il y a plus. Infiniment souple et comme ductile ou plastique, le leitmotiv prend des aspects, revêt des formes changeantes, sous lesquelles persiste et se retrouve pourtant l’unité, l’identité du fond, celle d’un personnage ou d’un fait. La symphonie enfin, étant multiple par nature, possède le privilège de pouvoir exprimer les choses non seulement tour à tour, mais ensemble. Elle a pour domaine, autant que la succession, la rencontre des états et des sentimens, leur concours, au besoin leur conflit. Voilà ce qui fait de Wagner, dramaturge symphonique, un des grands maîtres de la musique psychologique ou de la psychologie musicale. En transférant à la musique de théâtre, à la musique appliquée, le génie de la symphonie, de la musique pure, je ne dis pas qu’il ait créé des âmes plus humaines et plus vivantes, mais, il a peut-être exprimé plus fortement ce qu’il y a de complexité, voire de contradiction, dans l’humanité, dans l’âme et dans la vie.

Ainsi la symphonie seule a permis au musicien de Tristan, dans une scène fort longue et cependant unique (premier acte), la représentation intégrale d’une figure comme Iseult. La symphonie encore et surtout a rendu possible, au terme d’un opéra, (Tristan), à la fin de la Götterdämmerung, c’est-à-dire de quatre opéras, cette espèce de synthèse colossale, où l’on dirait que reparaissent et se rassemblent pour la dernière fois tous les élémens et toutes les forces, tous les matériaux et toutes les pensées d’un ordre ou d’un monde gigantesque, idéal et réel en même temps, et qui va finir.

Plus éloquente que la voix, la symphonie de Wagner garde, sans la voix, son éloquence. Elle parle pour ceux qui se taisent, pour ceux que l’excès d’une sensation ou d’un sentiment, lassitude, surprise, amour, douleur ou joie, accable et rend silencieux. Et si d’une certaine manière il est vrai, nous le disions plus haut, que le drame wagnérien continue la Symphonie avec chœurs, de Beethoven, à d’autres égards, nous le voyons à présent, on pourrait soutenir qu’il la contredit et la dément. A la fin de sa carrière, pour remplir son plus vaste dessein et combler en quelque sorte son idéal, Beethoven a douté de l’orchestre et appelé le chant à son secours. Wagner, au contraire, devant l’ineffable, a désespéré de l’accent des lèvres humaines et préféré les voix de la matière, celles du bois et du métal, à celles de la chair et du sang.

Le Vaisseau Fantôme offre le premier exemple de ces silences parlans. Au troisième acte de Tannhäuser, l’orchestre accompagne et commente la muette sortie d’Elisabeth. Il rappelle et rapproche autour d’elle deux thèmes du passé, celui de son duo avec Tannhäuser et celui du chant d’amour de Wolfram. La symphonie ainsi nous remémore et la félicité trop brève de la jeune fille, et le chaste hommage qui lui fut, avant l’outrage impur, autrefois adressé. Dans la scène de l’interrogatoire, de Lohengrin, l’orchestre seul répond d’abord, à la place d’Elsa accusée de fratricide. Le duo nuptial, du même opéra, s’achève par un épilogue tout instrumental et qui donne une impression étrangement forte de désolation et de ruine.

Les drames suivans abondent en beautés du même genre : « chansons de gestes, » que l’orchestre chante, mais tableaux vivans, que fait vivre la symphonie seule, à la pantomime unie. Sous une hutte de branchages, devant un feu qui meurt, je vois Sieglinde apporter à boire à Siegmund épuisé ; j’entends le murmure et le courant des violoncelles, aussi pur, aussi frais que l’eau même de la muette libation. Muet pareillement, l’embrassement passionné, frénétique, dont l’orchestre entier, avec Wotan lui-même et plus ardemment encore, enveloppe Brünnhilde punie et pardonnée. Quelques instans après, c’est dans le silence toujours que le dieu consommera le paternel sacrifice, et, comme son étreinte suprême, taciturne sera son dernier baiser. En même temps que ses lèvres, l’orchestre seul le déposera sur les paupières virginales, d’où certains accords, descendans et chromatiques, sembleront aspirer lentement la lumière, la vie et la divinité.

Non moins que les dieux de Wagner, ses héros humains, un Tristan, un Parsifal, savent être sublimes en silence, par un silence que la symphonie anime et remplit. Absens même, la symphonie les évoque, et quelquefois elle nous les représente plus héroïques peut-être qu’ils ne paraîtraient et ne parleraient devant nous. La musique seule de la chevauchée des Walkyries défie et dépasse de très haut toute mise en scène. Où pourrions-nous voir, entendre Siegfried aussi grand que le figure à notre imagination l’épisode de la « traversée du feu, » ou que la marche funèbre de la Götterdämmerung le rappelle à notre souvenir ! On dit la « marche, » mais c’est l’oraison funèbre qu’on devrait dire. Voilà peut-être le triomphe de la symphonie au théâtre, de la symphonie reprenant à grands traits et comme en un prodigieux raccourci, la vie et la fortune d’un personnage d’épopée.


Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles !


Dans l’histoire du drame musical, je n’en sais pas de plus belles. Le héros qui n’est plus survit, revit tout entier dans les sons. Rien de lui n’est oublié ; que dis-je ! tout de lui se transfigure et s’immortalise. Voici toute sa carrière et tout son destin, la gloire de son origine, les rêves de sa jeunesse et les exploits de sa maturité, tous les fastes de sa gloire et jusqu’au tragique éclat de sa ruine. Il est mort, et la symphonie, qui jamais ne l’abandonna vivant, le suit au-delà du trépas, le garde et le consacre. C’est le cas de répéter, et de reprendre pour devise d’une époque et d’une forme d’art, le vieux mot, si souvent cité, du moyen âge : Symphonialis est anima. La symphonie est l’âme du drame wagnérien, et l’âme délivrée des héros de Wagner demeure, à jamais, symphonie.


III

Est-ce à dire que l’opéra symphonique ait fixé pour toujours le type de l’opéra ? Non sans doute, et les paroles d’un Wagner même passeront. Chez nous, après avoir longtemps refusé de les entendre, on les a reçues et tenues, longtemps aussi, pour paroles d’Évangile. Parmi les musiciens de France, et non les moindres, d’aucuns se sont fait gloire d’obéir au commandement nouveau. Telle page, sinon tel chapitre de l’histoire contemporaine de notre art, semblerait copiée, ou traduite au moins, de l’allemand. Depuis quelques années, il semble que nous revenions à nous et que notre organisme élimine le principe, — je ne dis pas le poison, — wagnérien. Des symptômes apparaissent. L’avènement d’une œuvre telle que Pelléas et Mélisande, — à n’en considérer d’ailleurs que la nature et non le mérite, — n’est pas le moins significatif. Un excellent historien de la musique écrivait récemment : « La victoire de Pelléas et Mélisande marque une réaction légitime, naturelle, fatale, — je dirai même vitale, — du génie français contre l’art étranger, surtout contre l’art wagnérien et contre ses maladroits représentans en France.

« Le drame wagnérien répond-il, d’une façon parfaite, au génie allemand ? Je n’en crois rien ; mais c’est là une question que je laisse à débattre aux musiciens allemands. Pour nous, ce que nous avons le droit d’affirmer, c’est que le drame wagnérien ne répond en rien à l’esprit français : ni à son goût artistique, ni à sa conception du théâtre, ni à son tempérament musical. Il a pu s’imposer par conquête, il a pu, il peut encore dominer l’esprit français par le droit du génie victorieux ; rien ne peut faire qu’il ne soit et ne demeure un étranger chez nous[8]. »

Resterait à savoir, — et nous ne traitons pas ici la question, — si Pelléas et Mélisande, à plus d’un égard, est une œuvre aussi française que cela, si le changement qu’elle apporte ou qu’elle annonce est bien celui qu’il aurait fallu, qu’il faut encore souhaiter. Une chose au moins est certaine, c’est que le drame musical, une fois de plus, semble près de se transformer. Le rapport qui le constitue essentiellement (le rapport entre la poésie et la musique) est peut-être un problème éternel. Wagner en a proposé une solution : la solution par l’orchestre, par la symphonie, la solution par le nombre. Musique-foule, avait dit naguère, et très profondément, Amiel, parlant de la musique de Wagner. En cela cette musique est bien de son temps, et du nôtre ; elle y correspond, elle en rend témoignage. Mais d’autres époques pourront susciter d’autres témoins, et les croire. Après la pluralité, il n’est pas impossible que l’unité reprenne l’avantage. Pour nous, au terme de ces études, si nous regardons en arrière et si nous mesurons le chemin, nous verrons qu’il nous a conduit à l’opposé de notre point de départ. Depuis la monodie vocale de l’antiquité jusqu’à la polyphonie instrumentale moderne, toute l’évolution de la musique, en dépit de quelques arrêts ou de quelques retours, a tendu vers l’accroissement du nombre. Et sans doute il ne viendrait à l’esprit de personne de préférer ou de comparer seulement quelques mesures de je ne sais quelle cantilène hellénique à la scène finale du Crépuscule des Dieux. Il y a trop loin entre les deux termes de la comparaison, et l’un surtout nous est trop étranger. Mais les anciens et simples chefs-d’œuvre, ceux qui nous sont connus, familiers même, ont-ils donc été surpassés par les chefs-d’œuvre, plus complexes, de notre temps ? Remontons au-delà, bien au-delà des mélodies de Mozart ou des récitatifs de Gluck ; allons jusqu’à toi répons de Palestrina, jusqu’à tel offertoire de la liturgie grégorienne. Alors que déciderons-nous ? Ceci peut-être, que le mot de progrès, en art, cache une équivoque, si ce n’est un mensonge. Qui donc, ayant à juger, ou, comme on dit, à « situer » dans l’histoire l’œuvre gigantesque d’un Richard Wagner, ne s’arrêterait, ainsi qu’il nous est arrivé de le faire, à méditer sur cette page, récemment parue ici même, d’Eugène Fromentin, « Avant de posséder tous ses organes, l’art de peindre était vraiment admirable… N’a-t-il pas perdu autant que gagné à trouver des moyens d’expression plus savans ? En devenant plus parfait, est-il devenu plus profond ? Enfin n’est-il pas sorti de ses voies juste au moment de son plein épanouissement ? C’est ridicule à dire, mais on voudrait qu’il eût acquis toute sa science en gardant toute son ingénuité ; qu’il fût plus abondant, plus ample, plus capable de seconder les imaginations les plus larges et les plus hautes ; plus souple pour servir aussi plus de tempéramens divers et revêtir plus d’idées ; et que cependant il eût encore la chaleur intime et profonde, la sincérité grave et recueillie des premiers âges… C’est l’éternelle histoire de la jeunesse, jeunesse de tout, des races, des générations, des individus. » Autant que de la peinture, ne saurait-on parler ainsi de la musique à travers les siècles ? Et surtout quand on vient de considérer le siècle qui s’achève et la musique de Wagner, cette musique où se sont multipliés à l’infini les élémens et les organes, les moyens et les effets, alors il est permis de douter et de se rappeler, sinon pour y souscrire, au moins pour y rêver, d’autres paroles encore que celles de Fromentin, plus vieilles et plus profondes : « Mulliplicasti gentem, non magnificasti lætitiam. Vous avez multiplié la foule, vous n’avez point accru la joie. »


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Carducci.
  2. Sur Monteverde, précurseur de Wagner, consulter l’ouvrage de M. Romain Rolland : Histoire de l’Opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, ch. IV.
  3. Voyez l’ouvrage de M. Romain Rolland : Musiciens d’autrefois (Notes sur Lully). Paris, Hachette, 1908.
  4. Rameau, par M. Lionel de la Laurencie, dans la Collection ; les Musiciens célèbres. Paris, Laurens, 1908.
  5. Rameau, par M. Louis Laloy, dans la collection ; les Maîtres de la musique, Paris, Alcan, 1908.
  6. Cité par M. Ad. Boschot : Un romantique sous Louis-Philippe. — Hector Berlioz, Paris, Plon, 1908.
  7. M. Ad. Boschot, Ibid.
  8. M. Romain Rolland : Musiciens d’aujourd’hui, 1 vol., Hachette, 1908.