Les Entretiens du comte Czernin d’après le « Livre Rouge » austro-hongrois

Les Entretiens du comte Czernin d’après le « Livre Rouge » austro-hongrois
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 391-413).
LES ENTRETIENS DU COMTE CZERNlN
D’APRÈS LE LIVRE ROUGE AUSTRO-HONGROIS
(22 JUILLET 1914 — 27 AOUT 1916)

Parmi les documens diplomatiques récemment publiés, peu de journaux ont signalé le Livre rouge austro-hongrois sur les affaires roumaines. La brochure (68 pages) est pourtant intéressante à parcourir, car elle contient la correspondance échangée du 22 juillet 1914 au 27 août 1916 entre le Ballplatz et le représentant de l’Autriche-Hongrie à Bucarest. Or, ce diplomate n’était autre que le comte Czernin, un Tchèque devenu aujourd’hui président du Conseil commun et ministre des Affaires étrangères de la monarchie dualiste. Dans les lettres écrites par ce haut personnage qui fut le confident et l’ami de l’archiduc François-Ferdinand, on suit, pour ainsi dire, au jour le jour, pendant plus de deux ans, ses impressions recueillies tant a la Cour qu’auprès des principaux hommes politiques roumains comme aussi ses pronostics tirés de ce qu’il voyait et entendait dire autour de lui. Jamais, il faut lui rendre cette justice, le comte Czernin ne s’est mépris sur les sympathies de la grande majorité des Roumains à notre égard, ni sur leur ardent désir de profiter de « la grande guerre » (suscitée par les Puissances centrales), pour arracher à la Hongrie cette Transylvanie où 1 500 000 « frères séparés » gémissent sous le joug de fer des Magyars. Nous verrons avec quelle clairvoyance il annonça, deux mois avant l’événement et malgré toutes les dénégations du gouvernement de Bucarest, l’époque précise où l’armée roumaine entrerait en campagne. Ajoutons qu’il devait être remarquablement renseigné par ses agens secrets qui le tenaient au courant de ce qui se passait jusque dans les réunions du Conseil des ministres.

Pourtant, au début de la guerre, le diplomate autrichien put espérer que la Roumanie conserverait tout au moins la neutralité. Il savait quelle rancune les Roumains gardaient à la Russie de leur avoir pris la Bessarabie au lendemain de la glorieuse campagne de 1877-78 contre les Turcs. Avant tout, il comptait sur la parole du roi Carol qui, resté très allemand, « très Hohenzollern, » comme lui-même le rappelle sans cesse dans ses Mémoires, s’était trouvé en plein désaccord avec ses sujets et avait même failli perdre sa couronne lors de nos défaites de 1870 [1], mais qui, depuis, avait profité de l’affaire de Bessarabie et de la popularité acquise par lui devant Plevna pour orienter de plus en plus sa politique du côté de la Triplice avec laquelle il s’était lié, dès 1883, par un traité secret plusieurs fois renouvelé depuis.

Cependant, malgré les apparences, la plupart des Roumains n’avaient pas oublié ce qu’ils devaient à la France, et la situation se trouva complètement changée à partir de la mort du roi Carol. Élevé en Roumanie, marié à une princesse anglaise, l’héritier du trône devait oublier moins malaisément ses origines germaniques et « se vaincre lui-même » pour adopter uniquement les vues et les intérêts de son peuple. Dès lors, le comte Czernin n’ose plus espérer que le nouveau souverain résistera longtemps au courant qui porte ses sujets à s’allier à l’Entente. Il emploie tout son art à retarder le moment fatal, espérant encore que des victoires décisives des Puissances centrales obligeront la Roumanie à garder une neutralité bienveillante à l’égard de l’Autriche ; il s’attache à inspirer des craintes salutaires à M. Bratiano et aussi des remords au roi Ferdinand en rappelant à celui-ci les engagemens pris par son oncle, l’impossibilité morale de rompre « le pacte d’honneur » qui le lie.

Le 22 juillet 1914, le comte Berchtold, ministre des Affaires étrangères, chargeait le comte Czernin de même que les autres représentans de la Monarchie dualiste à l’étranger, de communiquer au gouvernement auprès duquel il était accrédité, la note que le Ballplatz allait envoyer à Belgrade, note à laquelle la Serbie était mise en demeure de répondre catégoriquement dans les quarante-huit heures. On se rappelle en quels termes outrageans était rédigé cet ultimatum et les exigences inouïes qui y étaient formulées. Cependant, le gouvernement serbe, désireux d’éviter à tout prix une guerre à laquelle il n’était nullement préparé, céda sur tous les points, sauf deux petites réserves, ajoutant, d’ailleurs, « qu’il était toujours prêt à accepter un accord pacifique et à remettre cette question soit à la décision du Tribunal international de la Haye, soit aux Grandes Puissances. »

Le 26 juillet, malgré la demande pressante du gouvernement russe pour obtenir une prolongation du délai imparti à la Serbie, le gouvernement austro-hongrois rompait brutalement les relations diplomatiques avec Belgrade. Le comte Berchtold, en chargeant le comte Czernin d’annoncer la nouvelle au roi de Roumanie, ajoutait :


Le Roi sait combien Sa Majesté Apostolique a l’amour de la paix et le sentiment de sa haute responsabilité... Malheureusement, il ne reste plus d’espoir de trouver une issue pacifique. L’Autriche-Hongrie ne poursuit aucun plan égoïste en Serbie, mais elle doit défendre ses droits contre un voisin dont toute la politique vise à détacher de la Monarchie les populations des frontières. Il faut en finir.

Nous ne prétendons à aucun agrandissement territorial en Serbie. Aussi avons-nous l’espoir que, si une guerre devient nécessaire, elle pourra être localisée.

Nous attendons de la fidélité du Roi aux traités et de sa haute sagesse qu’il maintienne la Roumanie dans une stricte neutralité. Nous-mêmes, nous souvenant de nos devoirs d’alliés, nous ne prendrons aucune décision pouvant toucher aux intérêts de la Roumanie sans nous être entendus avec elle. Si la Russie prenait une attitude agressive à notre égard, nous compterions sur la loyale coopération de la Roumanie comme étant notre alliée [2].


Le roi Carol, alors fixé dans la résidence d’été de Sinaïa, accueillit cette communication en garantissant la stricte neutralité de la Roumanie dans le conflit austro-serbe ; il se déclara très satisfait des assurances données par le Ballplatz touchant les intérêts roumains.


Mais, ajoute le comte Czernin, en soulignant ce passage de son rapport, au cas où la Russie marcherait contre nous, le Roi m’a dit que nous pourrions, hélas ! difficilement compter sur intervention militaire de la Roumanie.

Jamais je n’avais vu le Roi aussi ému, quand il me déclara que, s’il suivait les mouvemens de son cœur, son armée marcherait aux côtés de la Triple-Alliance, mais il ne pouvait pas : tant de choses avaient changé depuis un an qu’il se trouvait dans l’impossibilité de remplir ses engagemens. Néanmoins, il me chargea de dire à Votre Excellence qu’au cas même où la Russie entrerait dans le conflit, il garderait une stricte neutralité : aucune force au monde ne pourrait lui faire prendre les armes contre la Monarchie (austro-hongroise).


Obstiné pourtant dans son désir d’apporter une assistance efficace à l’Allemagne, Carol prit alors une mesure exceptionnelle : il convoqua un (c Conseil de la Couronne, » — où se trouvaient réunis les anciens présidens du Conseil et les chefs de l’opposition à côté des membres du Cabinet actuel, — pour lui exposer la situation internationale telle qu’il la comprenait- Ce Conseil se tint le 4 août, « au moment où l’opinion du pays était plus excitée que jamais contre la Triple-Alliance. » Le Roi, ainsi qu’il le raconta lui-même au comte Czernin, y avait plaidé chaleureusement la cause de l’intervention, montrant la situation périlleuse où se trouvait la Roumanie et les devoirs qui lui incombaient envers ses alliés.


Après une longue discussion au cours de laquelle le Roi exprima nettement sa manière de voir, le Conseil, contre toute attente (sic), estima, à l’unanimité moins une voix [3], qu’il n’y avait pas casus fœderis [4] et se prononça pour la neutralité. L’attitude de l’Italie a été pour beaucoup dans cette décision. Sa Majesté a protesté énergiquement contre une interprétation aussi mesquine (eine derartige engherzige Auslegung) du traité d’alliance... En fin de compte, il a, du moins, empêché une déclaration formelle de neutralité et exigé que la Roumanie se décidât à défendre ses frontières. Une alliance avec la Russie a été aussi unanimement repoussée comme impossible.

Sa Majesté m’assura qu’Elle conservait le ferme espoir que la Roumanie aurait ainsi les mains libres dans l’avenir et trouverait même moyen d’entrer en action.


A ce rapport le comte Czernin joignait ses réflexions personnelles :


Ici on ne cherche qu’à gagner du temps jusqu’au jour où la guerre européenne aura donné des résultats. Si nous sommes vainqueurs (et c’est bien l’opinion du Roi), la Roumanie se joindra à nous, mais si, contre toute prévision, la fortune nous trahissait, alors le mot d’ordre : « partage de la monarchie » soulèvera de nouveau les passions contre nous, et la Roumanie s’unira à nos ennemis, mais je crois que le Roi abdiquerait plutôt que d’y consentir. Finalement, tout dépend de nos succès sur le théâtre de la guerre.


C’est ce que répète encore, le 8 août, le diplomate autrichien après une conversation avec M. Take Jonesco :


Ce personnage politique bien connu, qui possède une grande influence, est persuadé que la Roumanie restera neutre jusqu’à la fin de la guerre, tandis que M. Bratiano laisse entendre qu’elle pourrait marcher contre la Russie, mais jamais contre nous. Toutefois, il paraît préoccupé du rôle de l’Italie.


Chose curieuse, on ne constate pas, dans les rapports du comte Czernin, que l’opinion roumaine ait été ébranlée par la nouvelle, pourtant impressionnante, des premières victoires et de l’avance allemande sur notre territoire. En revanche, à la date du 13 septembre, il trouve Bratiano fortement impressionné par les succès des Russes en Galicie et il constate qu’un mouvement de plus en plus accentué se manifeste en faveur d’une coopération active avec l’Entente. « La situation s’aggrave de jour en jour, » écrit-il le 19 septembre.


La nouvelle de la retraite de notre armée a rendu plus vivace encore le désir de nous frapper à mort. On craint de laisser passer le moment et d’arriver trop tard pour prendre part à la curée de la monarchie (daher bei der « Aufteilung der Monarchie » nicht mehr mitspeisen zu können). Ce mouvement est naturellement attisé par les millions russes. Le cri : « Allons en Transylvanie ! » (Wir wollen nack Siebenbürgen !) est à l’ordre du jour... Bratiano est toujours abattu et angoissé. Le Roi demeure le seul frein qui puisse encore fonctionner sur cette pente glissante. Patientons et laissons crier les braillards. Du jour où nous aurons le premier succès attendu sur les Russes, tout rentrera ici dans le silence.


A Vienne, on aurait voulu que le comte Czernin obtînt le transit du matériel de guerre autrichien envoyé en Turquie. M. Bratiano répondit à cette ouverture par un refus absolu, déclarant la chose impossible : « il y aurait, disait-il, une explosion de colère dans le pays qui veut la guerre contre l’Autriche. » Le comte Czernin se récria, trouvant « cette manière de voir incompatible avec une neutralité bienveillante, et encore plus avec les devoirs d’un allié. »

Cependant, des manifestations de plus en plus significatives se produisaient « dans la rue, dans la presse et dans l’armée : » des milliers de personnes, appartenant à toutes les classes de la société parcouraient les rues de Bucarest en réclamant l’entrée en campagne et « l’envahissement de la Transylvanie, » séduisant mirage à l’obsession duquel les Roumains devaient succomber deux ans plus tard. L’écho de ces manifestations parvenait au chevet du Roi mourant qui, au fond de son lit d’agonie, était torturé par la vision anticipée de son neveu, — un Hohenzollern ! — tirant l’épée contre l’Allemagne. Vision tragique ! La dernière fois que le comte Czernin put l’aborder, Carol lui dit en pleurant : « Je ne souhaite plus que de mourir pour faire une fin. »


La crainte de devoir manquer à sa parole, d’être amené à une félonie sans exemple dans l’histoire, de se déshonorer, on un mot, lui était si odieuse qu’il paraissait littéralement effondré. Et le vieillard reste seul. Votre Excellence connaît le ministère roumain et sait quel jeu il joue. L’entourage le plus proche du Roi est une gêne pour lui et non une aide [5].


Le 23 septembre, le Roi étant trop malade pour le recevoir, le comte Czernin eut une audience du Prince royal :

Il est singulièrement difficile de donner un compte rendu exact de cette audience. Le prince a si souvent changé d’avis qu’on ne peut guère se fier à ses déclarations. Il commença par me dire que le monde entier voulait la guerre contre nous et il répétait constamment : « Je ne sais comment cela finira. Une seule chose est impossible : la guerre contre la Russie, sinon tout est possible ! »

Le prince qualifiait d’ailleurs cette politique voulue par le peuple de « suicide de la Roumanie : » si la Roumanie marchait avec la Russie, elle deviendrait sa vassale, et, si l’Autriche était victorieuse, la Roumanie se verrait punie de son attitude ; mais, répétait-il, « que faire contre la volonté d’un peuple ? »

Je lui ai répondu : Sa Majesté, mon très gracieux maître, connaît les difficultés de la situation, mais il sait que le prince royal est, tout comme le Roi, un homme d’honneur et, dès lors, incapable d’une aussi misérable trahison.

Alors le Prince royal fut complètement retourné. « Si je faisais cela, déclara-t-il, je me conduirais comme un mauvais drôle (ganz gemeinter Kerl). Avant tout, l’honneur ! L’histoire n’aura pas à enregistrer pareille félonie, etc. » Bref, tout le contraire de ce qu’il avait dit au début. Mon impression est des plus mauvaises : le prince est l’instrument sans volonté de son entourage qui n’inspire aucune confiance.


Le 30 septembre, le roi Carol traçait encore de sa main défaillante ces lignes au comte Czernin :


Le Conseil de la Couronne va se réunir dans quelques jours ; ma santé et le désir de gagner du temps ont fait retarder cette réunion. Il est à souhaiter qu’on s’en tienne à une déclaration de neutralité. Pour l’instant, c’est encore le mieux. Puissent nous arriver bientôt des nouvelles de victoires !


A ce moment, le bruit courait, dans les cercles de la Cour, que le Conseil de la Couronne allait décider l’entrée des troupes roumaines en Transylvanie. « On en parlait déjà comme d’un fait accompli, » ainsi que de l’abdication de Carol et de l’avènement du Prince royal... Quarante-huit heures plus tard, tout était changé : l’opposition venait de s’entendre avec le Cabinet pour maintenir la neutralité et renvoyer les réservistes dans leurs foyers. C’est qu’on se rendait compte de part et d’autre que les jours du Roi étaient comptés... De fait, Carol succomba dans la journée du 10 octobre.

Peu de temps après cet événement, le comte Czernin prévenait son gouvernement que la situation s’était considérablement aggravée. À ce moment même (commencement de novembre 1914), on apprit que l’armée autrichienne avait battu en retraite devant les Russes : le parti de la guerre en profitait pour pousser de nouveau à l’entrée en campagne : « On croit ici à la victoire de la Russie, écrivait le chargé d’affaires autrichien. Une crainte hystérique (hysterische Angst) d’arriver trop tard pour le partage de la Monarchie domine de nouveau chez nos « fidèles » alliés, et nos ennemis en profitent. Depuis la mort du roi Carol, on ne distingue plus ici que deux groupes compacts : les uns disent le moment venu de nous tomber sur le dos ; les autres, nos « amis, » estiment que la situation n’est pas encore mûre : il faut attendre que nous soyons vraiment battus. Je range dans cette catégorie le couple royal et le président du Conseil. » Celui-ci s’excusait de son mieux auprès du comte Czernin en disant que, « pour se maintenir, il devait faire semblant de hurler avec les loups. »

La saison était déjà avancée et la perspective d’une campagne d’hiver calmait l’ardeur des plus belliqueux qui, dans leur impatience, « avaient été sur le point de renverser le Cabinet Bratiano. » Cependant, le diplomate autrichien sentait bien que cette situation ne pouvait se prolonger longtemps. Si le nouveau Roi évitait de lui parler, beaucoup de personnages politiques se montraient moins réservés et le comte Czernin sentait monter de toutes parts les sympathies pour la France ainsi qu’une « haine passionnée » contre les Empires centraux. Ces sentimens se manifestèrent plus ouvertement encore quand, au printemps de 1915, l’Italie se rangea résolument aux côtés de l’Entente. Malheureusement, à la même époque, on apprit l’avance des armées germaniques en Galicie. Le comte Czernin en profita pour agir sur M. Bratiano en lui montrant « l’Autriche et l’Allemagne plus fortes que jamais : On pourra donc, lui disait-il, nous rendre la victoire difficile ; on ne peut plus nous l’arracher. » Le baron Burian, qui venait de succéder au comte Berchtold au Ballplatz, chargea le comte Czernin de faire comprendre à Bucarest que ce serait folie de se mettre du côté des Russes, car même la victoire, s’ils pouvaient jamais l’obtenir, leur donnerait la suprématie dans les Balkans : ce serait la mort de la Roumanie. Mais, après les lourdes défaites que les Russes venaient d’éprouver en Galicie, la Roumanie ne pouvait plus rester neutre ; elle devait apporter son concours armé à l’Autriche.

C’est ce que le comte Czernin tâcha de faire entendre lors d’une longue audience qu’il obtint du roi Ferdinand le 26 mai et dans laquelle il eut soin d’insister sur la perfidie italienne. Le Roi évita de contredire son interlocuteur : il répéta plusieurs fois qu’il ferait tout son possible pour rester neutre, mais en ajoutant que « les souverains constitutionnels ne sont pas les maîtres ; » il ne cacha pas que, si les Autrichiens étaient battus, sa position deviendrait intenable : « La tempête emporterait la dynastie. »

Il y avait à ce moment (26 juin 1915), au dire du comte Czernin, quatre partis politiques à Bucarest : 1° le parti libéral ; 2° le parti Marghiloman ; 3° le groupe Lahovary ; et 4° les Takistes (partisans de Take Jonesco), mais « les numéros 3 et 4 venaient de s’entendre pour l’entrée en action avec la Quadruplice. »

Plusieurs mois se passèrent en discussions au sujet des troupes que la Roumanie avait massées sur ses frontières du côté de l’Autriche. Chaque fois que le comte Czernin pressait M. Bratiano ou le Roi lui-même de rappeler ces troupes, il se heurtait à quelque réponse dilatoire : ou bien ses interlocuteurs alléguaient que, l’Autriche-Hongrie ayant fermé ses frontières à la Roumanie, il était naturel que celle-ci prît des mesures de précaution nécessaires en présence d’une attitude aussi hostile, ou bien l’Autriche ayant levé ces prohibitions, le gouvernement roumain prétextait qu’il ne pouvait rappeler brusquement les régimens sans provoquer une forte émotion dans le pays, ce qu’il fallait éviter. Enfin, le Roi ordonne de ramener les troupes à 10 kilomètres en arrière, mais le comte Czernin apprend bientôt que cet « ordre formel » n’a pas été exécuté et il écrit assez ironiquement au Roi « pour l’informer que ses généraux ignorent les ordres donnés par Sa Majesté (14 septembre 1915). » Tout semble indiquer, à cette date, que la Roumanie est sur le point de mobiliser. Le comte Czernin va donc trouver le président du Conseil pour l’avertir « non à titre officiel, mais en ami, » que la Roumanie se mettrait dans un mauvais cas si elle prenait ce parti, car elle n’est pas dans la même situation que la Grèce. Vienne et Berlin seraient obligées de lui demander des explications. M. Bratiano fait alors observer que la Roumanie est le seul Etat des Balkans qui n’ait pas mobilisé : elle est pourtant bien en droit de se défendre comme les autres ! Czernin n’admet pas cette thèse : « La Roumanie, lui répond-il, n’a aucun prétexte pour chercher à se défendre : vous savez fort bien que ni l’Autriche ni la Bulgarie ne songent à vous attaquer, tandis que, chez vous, un parti puissant pousse sans cesse à la guerre contre l’Autriche ; si des hostilités venaient à se produire, la Roumanie en serait responsable et les suites pourraient être graves. »

M. Bratiano, écrivait le comte Czernin, a paru « visiblement troublé ; il m’a remercié de ma démarche, mais a refusé de faire aucune promesse. »

La démarche du comte Czernin reçut la pleine approbation du Ballplatz. Le baron Burian chargea le ministre plénipotentiaire de renouveler ses avertissemens à M. Bratiano en lui rappelant les grands intérêts politiques qui avaient naguère amené la Roumanie à contracter alliance avec l’Autriche et l’Allemagne. Le but était alors d’opposer un solide rempart à la poussée des Russes, d’abord vers l’Europe centrale et, ensuite, vers les Balkans. Ce but ne pouvait être oublié à l’heure actuelle. Alors que la Bulgarie elle-même avait su s’affranchir de la terreur moscovite, la Roumanie devait avoir l’énergie de rentrer dans la voie que lui indiquaient l’histoire, comme aussi la sagesse et les vrais intérêts du pays.

L’hiver de 1915-1916 se passa ainsi en négociations dilatoires. Enfin, au mois de mars 1916, le comte Czernin fut chargé par le Ballplatz de demander au Roi lui-même, « sous une forme aimable, mais néanmoins pressante », que la Roumanie observât plus strictement la neutralité en protégeant ses frontières du côté de la Russie comme elle les protégeait vis-à-vis des autres Puissances limitrophes. Le Roi répondit à cette démarche par des paroles rassurantes, mais plutôt vagues. Son ministre des Affaires étrangères, M. Porumbaro, ayant fait observer que la Roumanie ne pouvait être tenue pour responsable si les troupes russes envahissaient son territoire par surprise et sans avertissement préalable, le comte Czernin se récria : « Comment parler de surprise alors que, pour la troisième fois, il mettait le gouvernement roumain en garde contre pareille éventualité ? »

Dans les entretiens que le diplomate autrichien eut avec le chef du Cabinet roumain au cours du printemps de 1916, M. Bratiano s’attacha à le convaincre que la terrible guerre qui incendiait l’Europe depuis près de deux ans étant fatalement destinée à « finir en queue de poisson (sic), » la Roumanie devait se féliciter de ne pas être entrée dans la lutte et qu’elle avait tout intérêt à continuer à attendre les événemens jusqu’au jour, — si jamais cela devait arriver, — où la victoire se dessinerait nettement dans l’un des deux camps.


L’Europe, disait-il, est dans un état de fièvre qui lui ôte le jugement. Quant à moi, j’ai gardé mon sang-froid et je n’ai qu’à m’applaudir d’avoir résisté aux conseils de ceux qui voulaient nous entraîner dans la guerre, d’un côté ou de l’autre. Où en serions-nous aujourd’hui ?... Peut-être la situation sera-t-elle complètement changée dans six mois et me verrai-je alors obligé de prendre d’autres résolutions. Pour le moment, tandis que les Grandes Puissances s’épuisent dans une lutte sans précédent dans l’histoire, la Roumanie fait de très bonnes affaires et, sauf quelques têtes exaltées, personne ne se plaint plus dans le pays.


Le comte Czernin déclare qu’il fut suffoqué de la « franchise cynique » avec laquelle M. Bratiano lui donna à entendre que la Roumanie se tournerait contre l’Autriche, son alliée, si celle-ci était battue ; au cas improbable où la guerre aboutirait à un résultat, il croyait bien plutôt à l’écrasement de l’Autriche-Hongrie qu’à celui de la Russie. « J’ai cherché, écrivait le comte Czernin, à combattre ses idées au point de vue moral comme au point de vue rationnel : une guerre sans résultat, lui ai-je dit, est aussi inadmissible pour nous qu’une défaite ; et l’hypothèse d’une coopération de votre part, après que nous aurons obtenu la victoire, est une utopie. »

Cependant le succès de l’offensive russe, qui venait de se produire à ce moment en Galicie, exaltait vivement les esprits, et le comte Czernin, toujours bien informé, écrivait le 25 juin à son chef avoir appris de très bonne source qu’au dernier Conseil les ministres avaient agité la question d’abandonner la neutralité pour s’allier à l’Entente. Il sollicita aussitôt une audience du Roi, et conclut, de l’air embarrassé, des réponses évasives du souverain, que, si rien n’était encore décidé, la Roumanie n’en négociait pas moins « de façon intensive » avec les Puissances de l’Entente et se déciderait vite à entrer en campagne pour peu que les Russes continuassent leur avance en Galicie ; de grandes commandes de munitions avaient été faites en Russie ; la France devait envoyer des batteries lourdes.

Pour prix du concours de la Roumanie, M. Bratiano aurait réclamé :

1° Une offensive générale de l’Entente et une avance victorieuse des forces russes ;

2° Une garantie (Ruckendeckung) contre la Bulgarie ;

3° La Transylvanie, la Bukovine et le Banat ;

4° La Roumanie déclarerait la guerre à l’Autriche-Hongrie seule et non à l’Allemagne ;

5° Des fournitures de munitions et de matériel.

Le comte Czernin savait que la Roumanie ne possédait pas l’artillerie ni les munitions suffisantes et, avec une remarquable prévision, fondée sans doute sur des renseignemens fournis par ses agens secrets, il estimait, à la date du 28 juin 1916, qu’elle n entamerait pas les hostilités avant la seconde quinzaine d’août.

Il n’osait plus compter sur « la faible résistance du Roi qui, disait-il, influencé par M. Bratiano, allait commettre une honteuse trahison contre le sang des Hohenzollern. »

Cependant le président du Conseil, dans un long entretien qu’il eut, le 30 juin, avec le comte Czernin, chercha de nouveau à le convaincre de son vif désir de maintenir la neutralité, faisant valoir le mérite qu’il avait eu à ne pas profiter déjà, à plusieurs reprises, de la situation critique dans laquelle se trouvait la Monarchie autrichienne. « Actuellement encore, il aurait pu prendre possession de la Bukovine et il ne le faisait pas, mais il s’attachait à prouver combien sa situation était difficile, la peine qu’il aurait à lutter contre le sentiment national si l’Autriche ne parvenait pas à arrêter l’offensive russe. Le comte Czernin n’était pas dupe de ces déclarations ; il était persuadé que M. Bratiano ne parlait ainsi que pour mieux masquer ses projets : « Je crois, mandait-il encore dans son télégramme du 30 juin, que l’armée roumaine entrera en campagne dans six à huit semaines, c’est-à-dire aussitôt après les récoltes, quand on aura reçu les munitions envoyées de Russie, car, dans six semaines, dit-on, quinze wagons de fournitures militaires viendront journellement d’Arkangel et de Vladivostok : l’artillerie roumaine pourra alors tirer, en moyenne, 3 000 coups par canon [6]. »

Le comte Czernin chercha à flatter le ministre roumain en lui témoignant son admiration pour la façon habile dont il avait dirigé depuis deux ans les affaires du pays et avait su le préserver d’une catastrophe. « Alors, dit-il, M. Bratiano eut un mot qui a projeté comme une lueur électrique sur ses véritables sentimens : C’est bien vrai ce que vous dites, mais, cette fois, ce n’est plus du tout la même chose. La guerre touche à sa fin [7], et il montra l’Autriche n’ayant plus le nombre d’hommes nécessaire pour lutter contre les masses inépuisables de la Russie. » Le diplomate autrichien chercha naturellement à démontrer à son interlocuteur combien ses pronostics étaient faux : « L’Autriche et l’Allemagne possèdent encore de fortes réserves ; nous restons solides et unis, tandis que des signes évidens de profonde décomposition se manifestent dans le camp ennemi et je sais de science certaine que, déjà dans les prochaines semaines, la situation sera complètement changée. »

Le comte Czernin se rend bien compte alors (30 juin 1916) que M. Bratiano, très décidé à la guerre, « n’attend que l’heure propice pour faire une promenade militaire en Transylvanie ; le fruit ne lui parait pas encore assez mûr... Tout dépend de la tournure que vont prendre les événemens... »

Quelques jours plus tard (7 juillet), le diplomate autrichien, toujours exactement renseigné sur ce qui se passe dans la coulisse, mande à Vienne que les Puissances de l’Entente, devenant de plus en plus pressantes, ont, chacune séparément, menacé la Roumanie de ne pas s’intéresser à elle lors de la conclusion de la paix. Cependant, à la dernière réunion du Conseil des ministres, tous les membres présens, — à part le ministre des Finances, M. Costinesco, qui réclamait la mobilisation immédiate et l’entrée de M. Filipesco (le grand patriote francophile) dans le Cabinet Bratiano, — se sont ralliés à l’avis du président pour conserver encore provisoirement la neutralité...


Tout" indiquait que cette situation d’attente ne pouvait se prolonger longtemps. Le 12 juillet, Czernin signale les ordres donnés aux maires roumains concernant les provisions de vivres en vue d’une prochaine mobilisation ; les lanternes de Bucarest ont été voilées par précaution contre les avions, etc.

Le président du Conseil austro-hongrois tenait le Cabinet de Berlin au courant des informations recueillies par le comte Czernin et le Livre Rouge contient une longue lettre dans laquelle le baron Burian expose, le 18 juillet 1916, au prince de Hohenlohe, la situation telle qu’elle apparaît d’après les renseignemens fournis par le chargé d’affaires autrichien à Bucarest.

Cependant, le comte Czernin continuait à tenir son chef au courant des conversations qu’il avait avec M. Bratiano et les autres ministres : le 26 juillet, — un mois avant de commencer les hostilités, — le chef du Cabinet a encore cherché à le convaincre de ses intentions pacifiques. Il a convenu pourtant qu’au cas où la Monarchie dualiste s’effondrerait, il réclamerait la Transylvanie ; mais pareille éventualité ne se produira pas, car l’Autriche-Hongrie, unie à l’Allemagne, forme un bloc si puissant qu’on ne peut l’écraser. Il était obligé de rester en bons termes avec l’Entente pour en obtenir des munitions ; mais il n’avait pas contracté alliance avec elle, et il donnerait sa démission plutôt que de se jeter dans la guerre. Il lui fallait cependant ménager l’opposition dans le pays, user d’atermoiemens, agir, en un mot, très prudemment de peur de soulever une révolution. Quant à lui, il était persuadé que la guerre durerait encore longtemps et serait sans résultats…

Au lendemain du long entretien, que nous venons de résumer, le comte Czernin obtint une audience du Roi. Le souverain.se tint sur la réserve ; il affirma pourtant avoir les mêmes idées que son oncle, mais avec moins d’autorité. Il chercha de son mieux à rassurer son visiteur, reconnaissant que l’Entente exerçait une très forte pression à Bucarest, ce qui ne voulait pas dire que Bratiano céderait à cette pression, et « quand même Bratiano y céderait, ajouta-t-il, cela n’engagerait pas le Roi. » Sans doute, disait-il, Bratiano voudrait que la Roumanie eût sa part au cas d’un morcellement de la Monarchie dualiste, mais non amener ce morcellement, et, à ce sujet, le souverain établit une distinction considérable (que Czernin trouve bien subtile) entre profiter du partage (dabei sein) et y amener (herbeifuhren)… Il regrettait beaucoup l’état d’excitation et de fièvre dans lequel était le pays. Quant à la Russie « qui possède encore beaucoup d’hommes, mais qui manque d’officiers, » il déclara que la Roumanie ne la laisserait pas envahir son territoire.

Le comte Czernin ne doutait pas de la sincérité du monarque, mais il pensait que Bratiano pourrait lui forcer la main, en le mettant subitement en présence du fait accompli.


Les Roumains ont-ils encore peur ou bien non ? Toute la question politique est là, et le Roi ne nous viendra pas en aide si M. Bratiano n’a plus peur.


Informé de divers côtés des négociations que tramait le président du Conseil roumain avec les Puissances de l’Entente, le baron Burian, en date du 18 juillet, donnait pour instructions au comte Czernin d’agir directement sur le Roi : « bien qu’on ne puisse guère compter sur la force de résistance de sa nature si peu énergique, si impersonnelle, il faut, quand même, tenter auprès du roi Ferdinand une nouvelle démarche, lui mettre sous les yeux le déplorable effet moral que produirait un grossier (krassen) manque de parole de sa part, et lui rappeler que, dès le commencement de la guerre, nous avions fermement résolu, d’accord avec le feu roi Carol, que le maintien de l’alliance ne devait pas être modifié. »

Nous trouvons des détails particulièrement intéressans dans une lettre du 29 juillet 1916, où le comte Czernin raconte à son chef comment il s’y est pris pour provoquer des aveux « d’une étonnante et cynique franchise » de la part de M. Bratiano :


Je lui ai dit que c’était peut-être un des derniers entretiens que nous pourrions avoir ensemble. Alors que, durant mes trois ans de séjour dans ce pays, j’en étais venu à être avec lui sur le pied d’une intime amitié, il serait indigne de nous de ne pas nous expliquer franchement ensemble avant de nous séparer ; je savais qu’il préparait la guerre. Il négociait avec l’Entente ; tous ses intimes annonçaient une mobilisation immédiate. Lui-même excitait tellement l’opinion que Bucarest ressemblait déjà à une maison de fous. Certes, nous n’allions pas reprendre ensemble le vieux thème des devoirs de l’alliance et de la morale en politique, mais il devait savoir que nous envisagions très froidement la perspective d’une déclaration de guerre. Je crois lui avoir dit cela sous une forme adoucie.

M. Bratiano me répondit sur un ton non moins amical : il ne m’avait jamais trompé ; il ne m’avait jamais caché que, si la Monarchie (dualiste) s’effondrait, la Roumanie voulait en profiter (la Roumanie ne peut rester à l’écart) [8]. La Transylvanie, dans ce cas, ne doit pas être laissée aux Hongrois. Ce n’était pas sa politique spéciale, à lui, Bratiano : aucun personnage politique roumain ne pourrait retenir ses compatriotes si les Russes marchaient « contre Budapest. » Le ministre ne croyait pas que cela arrivât ; il croyait plutôt (et là il mentait) à la fin de la guerre en queue de poisson [9], sans changemens territoriaux. Il n’avait pas lu mes rapports à Votre Excellence, mais, suivant ses conjectures, j’avais écrit que lui, Bratiano, tenait un tout autre langage vis-à-vis de l’Entente. C’était exact. Il laissait espérer à l’Entente que la Roumanie prendrait les armes à ses côtés. Mais il le faisait pour des motifs intérieurs, pour empêcher la révolution (ici Bratiano mentait pour la seconde fois), et il ajournait sans cesse l’attaque pour nous laisser le temps d’améliorer notre situation militaire et refroidir ainsi l’ardeur guerrière des Roumains (ce troisième mensonge était absolument grotesque). Il voulait avoir les munitions qu’il avait déjà payées depuis longtemps, et, naturellement, il ne pourrait les recevoir que si l’Entente était bien disposée pour lui. Pour le moment, il ne songeait pas à la guerre, non à cause de ses moyens de défense, mais parce qu’il ne voulait nullement aggraver notre situation, sauf, — comme il l’avait dit, — si nos défaites étaient irréparables. (Cet aveu, qu’il voulait obtenir la Transylvanie sans guerre, cela, en allemand, s’appelle, non pas conquérir, mais voler : à la vérité, cet aveu ne nous apprenait rien de nouveau, mais n’en était pas moins intéressant à recueillir, venant de sa bouche.) De là, M. Bratiano s’épuisa en détails sur les difficultés de sa lutte pour la neutralité et voulut savoir si je m’en rendais bien compte.

J’entrai jusqu’à un certain point dans ses vues. M. Bratiano ne doit pas penser avoir perdu tout moyen de revenir à nous ; il doit croire que nous comptons encore sur lui comme sur une ancre assurée de la neutralité. Mais je lui répliquai naturellement qu’il était très difficile d’accepter sa manière de voir : son idée des « Russes aux portes de Budapest » me paraissait comique. Il ne verrait pas cela et la croyance à une défaite des Puissances centrales pourrait, par la suite, être fatale à la petite Roumanie. Je devais seulement l’avertir que le lion tenu déjà pour mort pourrait, d’un coup de patte, faire de la Roumanie une autre Serbie.

La conversation dura une heure et se termina de la façon la plus amicale, M. Bratiano s’efforçant même de prendre un ton sentimental et cordial.

De tout cela, je conclus : M. Bratiano (je mets de côté ses périphrases mensongères) est convaincu que notre défaite est imminente. Il veut encore attendre un peu. Combien de temps ? Juste autant qu’il nous craindra, pas une minute de plus.

Mais il sait comment nous répondrions à sa trahison, que des troupes allemandes seraient aussi envoyées en Transylvanie et qu’enfin un demi-million de Bulgares lui tomberaient sur le dos.

J’ai causé aussi avec le Roi. Il va sans dire qu’avec lui j’ai dû m’avancer davantage. Nous avons parlé du roi Carol et je lui ai cité ce mot que m’avait dit son regretté oncle : « Si l’Italie vous attaquait, ce serait une cochonnerie (sic) dont un Hohenzollern est incapable. » Le Roi me répondit : « J’ai les mêmes idées que mon oncle, mais vous devez bien penser que je dispose de beaucoup moins d’autorité.

Je répliquai que je pouvais seulement comprendre une chose : Sa Majesté ne peut garantir qu’Elle imposera ses volontés, mais Elle gardera ses volontés, ou bien Elle abdiquera. Le Roi resta muet.

Votre Excellence est assez avertie pour savoir qu’il n’y a pas grande confiance à avoir en Sa Majesté : le Roi est un instrument aux mains de Bratiano.


Le comte Czernin eut encore, dans les premiers jours d’août, plusieurs entrevues avec M. Bratiano. Celui-ci cherchait toujours à le convaincre qu’il ne songeait nullement à abandonner la neutralité et, comme le diplomate autrichien, incrédule, prouvait que, malgré les promesses du ministre, des troupes roumaines continuaient à se masser sur les frontières, M. Bratiano donna devant lui des ordres pour savoir ce qu’il en était. Il se montrait préoccupé des nouveaux succès remportés par les Russes. Le comte Czernin prétendit que ces succès avaient été fort exagérés : « Tant de mensonges ont été répandus pour gagner la Roumanie à la cause de l’Entente ! — C’est vrai, répondit Bratiano ; la Russie fait comme le coq de bruyère qui danse devant ses poules. »

Des mouvemens de troupes n’en continuaient pas moins à se produire le long des frontières, trahissant ainsi les projets du gouvernement roumain.

Le Ballplatz pensa alors que le seul moyen de retenir M. Bratiano était de le rassurer complètement vis-à-vis de la Russie au moment où cette Puissance s’apprêtait à envahir le territoire roumain avec des forces considérables : le baron Burian chargea donc le comte Czernin de transmettre verbalement la communication suivante à Bucarest :


Confiant [10] dans les assertions de M. Bratiano que la Roumanie repousserait par la force toute atteinte armée à sa neutralité, éventualité qui, — à l’instar de l’incident de Marmornitza, — pourrait se renouveler d’un jour à l’autre dans des dimensions bien autrement sérieuses, le gouvernement impérial et royal, dans l’intention d’éclairer et de rassurer dès à présent le gouvernement roumain, lui fait savoir que, dans le cas où le gouvernement roumain ne se trouverait pas ou ne se croirait pas à même de s’opposer efficacement à une invasion armée russe, il prendra de sa part toutes les mesures militaires que la sécurité des frontières austro-hongroises exigerait et qui seraient jugées nécessaires pour rétablir un état de choses qui permettrait à la Roumanie de garder sa neutralité.


Sur la demande du baron Burian, le prince de Hohenlohe envoya de Berlin des instructions semblables au représentant de l’Allemagne à Bucarest.

Le président du Conseil roumain cherchait encore à gagner du temps. Il répondit à cette communication que l’Autriche-Hongrie pourrait l’aider beaucoup à maintenir la neutralité en abandonnant à la Roumanie un territoire en Bukovine.


J’ai évité de répondre directement à cette tentative d’extorsion (Erpressungsversuch), — écrivait le comte Czernin à son chef [11], — parce que j’ignorais les intentions de Votre Excellence à cet égard. J’ai dit seulement que l’idée d’une cession territoriale de notre part pour prix de la neutralité roumaine devait être absolument abandonnée.

En effet, les Roumains pourraient fort bien accepter une telle concession et cependant nous attaquer ensuite, s’ils nous tenaient pour battus, afin d’obtenir encore davantage.

Notre entretien se poursuivit avec des reproches de ma part au sujet des envois de troupes qui se continuaient contre nous. Je parlai cette fois plus clairement encore que de coutume et je dis au ministre « que, s’il voulait avoir la guerre, il l’aurait ; mais qu’il ne devait pas me croire assez niais pour ne pas voir ses préparatifs. » M. Bratiano témoigna alors une émotion visible et, comme toujours, opposa un démenti catégorique aux faits que je lui exposais d’une façon détaillée. Suivant lui, les préparatifs militaires dont je me plaignais avaient été nécessités par des raisons bien connues de politique intérieure et, ultérieurement, par crainte d’une surprise du côté de la Bulgarie. Cette appréhension, disait-il, n’avait rien d’invraisemblable, car il était bien possible que, chez nous comme à Sofia, on voulût se débarrasser de la Roumanie.


Je lui répondis que c’était risible : certes, nous marcherions très énergiquement contre la Roumanie si elle nous attaquait, mais nous ne lui demandions rien d’autre qu’une neutralité correcte et de bonnes relations avec nous. D’ailleurs, il pouvait avoir tout de suite la preuve que je lui disais la vérité : qu’il démobilisât et proclamât publiquement la neutralité définitive (de la Roumanie), et je m’engageais à lui venir en aide en ramenant nos troupes en arrière.

M. Bratiano me répondit que nous avions ici des centaines d’espions qui surveillaient toutes ses mesures tandis qu’il ne pouvait contrôler les mouvemens des troupes ni chez nous ni en Bulgarie. Dès lors, des raisons de politique intérieure lui interdisaient complètement la démobilisation. Je devais « comme auparavant » me fier à lui et bien croire qu’il faisait tout son possible pour garder la neutralité.


Le 9 août, le baron Burian chargea, en effet, le comte Czernin de répondre par un refus exprimé dans les formes les plus aimables à la « tentative d’extorsion » exercée par M. Bratiano. Durant les journées suivantes, bien que de nombreux indices annonçassent la rupture prochaine, des bruits contradictoires coururent encore à Bucarest au sujet des intentions du gouvernement roumain. De Vienne, le baron Burian télégraphie, le 10 août, que, suivant des informations venues de divers côtés, une convention militaire a été conclue entre la Roumanie et la Russie, et que la Roumanie se prépare à conclure aussi une convention avec les quatre Puissances de l’Entente. — « Toutefois, il ne faut pas que M. Bratiano se doute encore que nous sommes au courant de la décision qu’il a prise contre nous. »

Le 11 août, le comte Czernin signale l’appel des classes de 1896 à 1914 : des classes plus anciennes ont reçu l’ordre de se tenir prêtes. Cependant, à la même date et même quelques jours après, le bruit court à Sinaïa que le Roi n’est pas d’accord avec son premier ministre et chercherait à remplacer le Cabinet Bratiano par un Cabinet Majoresco. Le Roi, dit-on, ne refuserait pas de marcher contre les Puissances centrales si elles devaient être battues, mais il ne croit pas à leur défaite, Cependant, comme on annonce le 23 août la prochaine réunion d’un Conseil de la Couronne, le comte Czernin ne doute pas que la Majorité du Conseil ne donne son adhésion à la politique de Bratiano. La réunion ayant été fixée au matin du 27 août, le comte Czernin obtient, l’avant-veille, une audience du Roi et, suivant les instructions qu’il a reçues de Vienne, il exprime, de la façon la plus amicale, son regret devoir la Roumanie décidée à déclarer la guerre à l’Autriche-Hongrie. Cependant, celle-ci n’avait jamais réclamé de la Roumanie que des relations amicales et une neutralité correcte.


Finalement, je fis comprendre à Sa Majesté que, si Elle voulait la guerre, Elle nous trouverait prêts et j’insistai naturellement sur ce que les préparatifs faits par la Roumanie nous forceraient à prendre une attitude énergique. Le Roi répondit de la façon confuse qui lui est habituelle. Il expliqua que la journée du lendemain serait décisive. Quant à lui, il ne voulait pas la guerre, mais il ne pouvait prendre à lui seul une détermination ; celle-ci dépendait du Conseil de la Couronne. Il espérait encore possible de rester neutre ; il ne pouvait me le promettre. Certainement, il ne se sentait pas lié par les arrangemens de Bratiano, mais, d’un autre côté, il croyait que son armée ne voudrait pas arrêter la marche des Russes. Il n’était donc pas complètement maitre de ses résolutions... Il parla en termes chaleureux de M. Majoresco, et craignait que celui-ci ne pût avoir une majorité au Parlement.


L’entretien se poursuivit ainsi pendant une heure sans aboutir à une solution. Toutefois, à tort ou à raison, le comte Czernin en emporta l’impression que le roi Ferdinand aurait voulu garder la neutralité, mais qu’il ne saurait pas résister à la contrainte exercée par Bratiano : « l’Entente, d’accord avec celui-ci, menaçait le Roi d’obtenir au besoin par la force l’entrée des Russes en Roumanie. »

Le comte Czernin eut, dans la nuit du 25 au 26 août, un entretien suprême avec M. Bratiano. Le président du Conseil lui déclara catégoriquement « qu’il voulait, pouvait et devait rester neutre : le Conseil de la Couronne apporterait dès le lendemain la preuve qu’il disait la vérité. Le Conseil avait été convoqué contre le désir de Bratiano ; celui-ci en concluait que Majoresco voulait le déloger. A plusieurs reprises, il répéta que, tant qu’il resterait au pouvoir, la Roumanie n’entrerait en guerre que si elle était attaquée, ce qui ne pouvait vraiment arriver que de la part de la Bulgarie. »

Ces assurances trompeuses semblent avoir fait illusion en Allemagne, si l’on en juge d’après le langage de certains journaux de Berlin dans la deuxième quinzaine d’août 1916. Le comte Czernin, plus sceptique, terminait sa dépêche du 26 août en disant avoir la preuve que maintenant « le Roi lui-même paraissait résolu à la guerre. »


Il ne se trompait pas : le lendemain matin dimanche, 27 août, le Conseil de la Couronne, réuni au palais royal de Cotroceni, décidait, malgré l’opposition irréductible du vieux germanophile M. Carp, l’entrée en guerre de la Roumanie aux côtés des Puissances de l’Entente ; le décret de mobilisation était affiché dans l’après-midi et la nouvelle était notifiée, le soir même au Ballplatz par le ministre de Roumanie à Vienne. Les principaux motifs énoncés dans la déclaration de guerre peuvent se résumer ainsi :


Le gouvernement roumain n’avait jadis adhéré à la Triple-Alliance « que dans un but essentiellement conservateur et défensif. » Aussi, en août 1914, avait-il refusé, comme l’Italie, de s’associer à une déclaration de guerre dont il n’avait pas été prévenu. Dès lors la Triple-Alliance n’existait plus. Pendant cette guerre « faite en dehors de sa volonté et contraire à ses intérêts, » il avait cependant voulu garder la neutralité, eu égard aux assurances données par le gouvernement Impérial et Royal que la Monarchie, en déclarant la guerre à la Serbie, n’avait été inspirée par aucun esprit de conquête, qu’elle ne poursuivait en aucune façon des acquisitions territoriales. Ces assurances ne se sont pas réalisées. On se trouve en présence de situations de fait d’où sortiront de grandes transformations territoriales et des changemens politiques menaçans pour l’avenir de la Roumanie. Celle-ci ne pouvait, d’ailleurs, oublier les liens de sang qui unissent les populations du royaume aux Roumains sujets de la Monarchie austro-hongroise. Ces derniers, malgré toutes les promesses faites, loin d’obtenir les réformes auxquelles ils ont droit, continuent à être traités comme une race inférieure et à subir l’oppression d’une minorité. Deux ans de guerre ont prouvé que l’Autriche-Hongrie, hostile à toute réforme intérieure, persiste à ne pas vouloir faire cesser cette injustice. La Roumanie, sous l’empire de la nécessité de sauvegarder ses intérêts de race, se voit forcée d’entrer en ligne à côté de ceux qui peuvent mieux assurer la réalisation de son unité nationale.


S’il faut en croire la dépêche du comte Czernin qui clôt le Livre Rouge et qui ne put être transmise à Vienne que le 23 septembre, par l’intermédiaire du comte Hadik, ministre d’Autriche à Stockholm, la Russie aurait adressé, le 24 août, au gouvernement roumain un ultimatum contenant, d’une part, de vagues promesses (touchant la Transylvanie, le Banat, la Bukovine [12], probablement aussi les bouches du Danube), et, d’autre part, la menace d’une invasion de 100 000 Russes : « à la Roumanie de choisir si ceux-ci viendraient comme amis ou comme ennemis. » Suivant le comte Czernin, M. Bratiano aurait voulu attendre encore et c’est ce qui explique les assurances qu’il avait données jusqu’au dernier moment au ministre autrichien que la Roumanie resterait neutre. Mais les Puissances de l’Entente l’avaient forcé à déclarer sans plus tarder la guerre à l’Autriche.

Quant au roi Ferdinand de Roumanie, il nous est bien permis de croire qu’il avait été sincère en manifestant, à plusieurs reprises, devant le ministre autrichien, son désir de garder une stricte neutralité et nous ne devons pas nous étonner que ce prince, issu d’une vieille race allemande, ait hésité longtemps avant de se ranger aux vues de son ministre. On a raconté qu’à la veille du jour décisif, il avait montré à la Reine une photographie du château de Sigmaringen en lui disant, les larmes aux yeux : « J’ai joué enfant sous ces beaux arbres-là... je ne les reverrai plus jamais. » On devine quelles tortures morales il dut subir à cette heure suprême. Hésitations, regrets, scrupules dont le souverain constitutionnel, encouragé par la vaillante reine Marie, finit par triompher en déclarant « ne pus vouloir contrarier les volontés de son peuple, ni mettre ses préférences personnelles au-dessus des intérêts du pays. » Vainement les représentans de l’Allemagne et de l’Autriche lui rappelaient-ils sans cesse, depuis deux ans, ses origines germaniques et le traité d’alliance naguère signé par son oncle. Le devoir d’un Hohenzollern devenu roi de Roumanie était d’oublier ces origines et de rompre définitivement une alliance qui n’avait jamais été approuvée par la nation et qui n’avait pas d’existence légale, puisque le Parlement n’avait pas été appelé à la ratifier [13].

« Je me suis vaincu moi-même, a déclaré le Roi dans la réunion du 27 août 1916, et c’est fort de cette victoire que j’ai donné mon approbation à la décision de mon gouvernement. Grâce à mon armée, à mon peuple, au concours de tous, nous ferons la grande Roumanie ! »

Bien que, quelques semaines plus tard, l’événement ait paru démentir cruellement ces prévisions ; bien que, par suite du manque de concours de la Russie, par suite d’infâmes trahisons sur lesquelles il serait prématuré d’insister, une grande partie de la Roumanie subisse aujourd’hui, comme la Belgique et la Serbie, le joug de l’ennemi, nous avons la ferme conviction qu’un avenir, prochain justifiera la décision prise par le roi Ferdinand d’accord avec son peuple et nous ne saurions mieux faire que de clore ces lignes comme nous terminions une étude publiée ici même le 1er novembre 1914 sur le roi Carol : « Carol a été le premier roi de Roumanie ; Ferdinand sera, lui, le premier roi roumain. »


JEHAN DE WITTE.

  1. Voir à ce sujet le livre où, sous le titre : Quinze ans d’histoire (1866-1881), nous avons essayé d’analyser les curieux mémoires du roi Carol (Plon éd.).
  2. C’est nous qui soulignons ce passage.
  3. Celle de M. Carp, l’homme politique connu depuis toujours pour ses opinions germanophiles.
  4. Le traité était, en effet, purement défensif. Il n’avait, d’ailleurs, jamais été ratifié par les Chambres. Aussi quand, pour la première fois dans cette réunion du 4 août 1914, Carol en révéla officiellement l’existence aux membres du Conseil de la Couronne, ceux-ci lui répondirent-ils qu’un pareil traité était sans valeur constitutionnelle et n’engageait tout au plus que la personne privée du Roi.
  5. Lettre du comte Czernin, Sinaïa, 9 octobre 1914, veille de la mort du roi Carol.
  6. Hélas ! nous savons aujourd’hui comment la trahison de M. Sturmer a empêché la Russie de tenir ses promesses !
  7. En français dans le texte.
  8. En français dans le texte.
  9. En français dans le texte.
  10. En français dans le texte.
  11. Télégramme de Bucarest, 8 août 1916.
  12. Rappelons qu’il y a environ 4 millions de Roumains dans ces provinces, dont les deux premières sont sous le joug magyar et dont la troisième, unie jadis à la Moldavie, se trouve incorporée à l’Autriche depuis 1775.
  13. Une preuve qu’en dépit du traité secret l’Allemagne ne comptait guère sur l’alliance roumaine a été donnée récemment par M. Charles Nordmann qui, dans un de ses intéressans articles scientifiques, nous a appris que nos ennemis, en fournissant des canons Krupp à l’armée roumaine, avaient eu soin de « saboter » systématiquement un détail optique fait pour assurer la justesse du tir. « Les Allemands se réservaient naturellement, si la Roumanie marchait avec eux, de corriger cette défectuosité au moment voulu. Au contraire, si elle se déclarait contre eux, le fonctionnement de son artillerie était compromis. » (Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1917, p, 218.)