Les Eaux à Londres et à Paris

Les Eaux à Londres et à Paris
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 602-622).
Les eaux à Londres et à Paris


L’approvisionnement des gigantesques agglomérations qui constituent les grandes métropoles modernes devient chaque année plus difficile. Pour l’alimentation en eau, dès que la population augmente, que la superficie habitée s’étend, le problème se complique d’autant plus que la population urbaine gaspille l’eau sans souci des efforts accomplis pour lui procurer, à tout moment, le volume nécessaire d’eau limpide et fraîche, exempte de germes dangereux.

Les Parisiens d’aujourd’hui ont conservé la vieille manie qu’avaient déjà leurs ancêtres, de dénigrer, sans jamais l’avoir étudié, ce qui se fait chez eux, et d’exalter, souvent sans le connaître davantage, ce qui se fait chez leurs voisins.

L’exposé du fonctionnement du service des eaux à Londres et à Paris, en facilitant la comparaison des résultats obtenus dans les deux plus grandes capitales de l’Europe, démontrera que, sous ce rapport tout au moins, Paris n’a rien à envier. Il permettra d’admirer comme il convient l’œuvre de Belgrand, continuée, — pour ne citer que les disparus parmi les bons serviteurs de Paris, — par Alphand, Couche, Durand-Claye et Humblot ; œuvre considérable, mais encore inachevée.


I. — LONDRES

Le développement de Londres, comme l’a justement dit Couche, l’ingénieur chargé à la mort de Belgrand du service des eaux de Paris, a dépendu directement des moyens dont on y a disposé pour distribuer l’eau. Tout d’abord la ville est prisonnière le long de la Tamise, dans la zone étroite qui repose sur un sous-sol d’alluvions perméables au-dessus d’une nappe capable d’alimenter des puits. Londres, dans cette période, s’allonge sans pouvoir s’élargir, car, du côté Nord, les argiles compactes, où manque l’eau, opposent à son expansion une barrière qui reste infranchissable jusqu’à ce qu’on ait réussi, au XVIIe siècle, à amener l’eau d’une source relativement éloignée.

Dans la première partie du XVIIIe siècle, la machine à vapeur, encore dans l’enfance, mais plus puissante cependant que la machine hydraulique, rend cet obstacle moins absolu. Une première « pompe à feu » est établie à Chelsea, et Londres s’élargit partout où le sol, ne se relevant que faiblement, permet de distribuer l’eau ainsi obtenue.

En amont du coude de la Tamise, Londres a gagné, vers 1750, dans le sens perpendiculaire au fleuve, c’est-à-dire vers le N.-O., le point qui forme aujourd’hui l’angle extrême d’Hyde-Park. Mais, au Nord, où les déclivités du sol sont plus prononcées, l’extension reste faible ; la zone habitée s’arrête à peu près à la ligne d’Oxford Street et d’Holborn. C’est que ni la pompe à feu, machine encore rudimentaire, ni la canalisation d’alors, faite en bois, ne permettaient d’envoyer l’eau sur des points plus élevés ou plus éloignés.

Mais, grâce à Watt, la machine à vapeur devient réellement puissante et cela précisément au moment où les progrès de la métallurgie permettent de produire des tuyaux de fonte. Londres établit alors de véritables usines élévatoires et substitue la canalisation en fonte aux tuyaux de bois.

L’obstacle est désormais vaincu : l’eau peut être distribuée dans un secteur de plus en plus étendu et la ville prend son essor pour arriver au gigantesque développement actuel, qui semble devoir se continuer encore sans qu’on puisse lui assigner de limites prochaines.

Mais ce service de l’eau n’a pas été centralisé.

Quand le Parlement britannique, au commencement du XVIIe siècle, se saisit de la question de l’alimentation en eau de la capitale de l’Angleterre, il imagina une organisation municipale du service des eaux. Mais l’autorité communale de cette époque, la corporation de la cité de Londres, n’exploita pas le privilège qui lui fut alors légalement conféré. Elle le transféra aux fameux « aventuriers » qui entouraient Jacques Ier et qui formèrent la New River Company. D’autres compagnies d’eaux se constituèrent au fur et à mesure de l’extension de Londres ; elles alimentèrent, à peu près sans contrôle, les habitans jusqu’à l’épidémie terrible de choléra de 1849, au cours de laquelle on dénonça l’eau puisée dans la Tamise, entre Battersea et le pont de Waterloo, comme suspecte de véhiculer la maladie. Une grande activité parlementaire pour réglementer le service des eaux succéda alors au laisser faire primitif, et, des enquêtes menées par les comités du Parlement, sortirent différentes lois, sanctionnant le principe du contrôle technique et financier des compagnies, et prescrivant la réalisation de nouveaux approvisionnemens indépendans des anciens.

La loi concernant les compagnies d’eaux, votée en 1852, en dehors des autorisations pour ces nouveaux travaux, édicta des mesures pour le filtrage, la couverture des réservoirs et prescrivit diverses autres précautions dans la prise des eaux en rivière ou leur distribution. On croyait ainsi assurer la pureté des eaux livrées à la consommation privée. Ce régime naguère été modifié.

Actuellement le service des eaux de Londres est assuré par huit grandes compagnies qui, bien que ne jouissant pas d’un monopole légal, possèdent un monopole de fait, et, évitant de se faire concurrence, desservent chacune un périmètre distinct, plus ou moins étendu, de Londres et de la banlieue. L’aire exploitée (350 milles carrés) est, en effet, beaucoup plus considérable que le territoire (119 milles carrés) placé sous l’autorité du Conseil de comté et qui forme l’agglomération de Londres proprement dite[1]. Les huit compagnies desservent au total 6 020 845 personnes et 894 621 maisons.


Habitans
1° L’East London Cy desservant 204 778 maisons logeant 1 352 512
2° La New River Cy 168 684 — 1 222 959
3° La Southwark et Wauxhall Cy desservant 123 523 — 828 839
4° La Lambeth Cy desservant. 115 211 — 718 916
5° La West Middlesex Cr desservant 84 960 — 628 704
6° La Kent Cy desservant 93 673 — 560 238
7° La Grand Junction Cy desservant. 65 620 — 425 217
8° La Chelsea Cy desservant…. 38 472 — 283 460
Retenons qu’il n’y a à Paris que 86 000 maisons et que la moyenne de la population, par maison, est de 30 à 32 habitans, et quelle est à Londres de 6 à 7 seulement. Ceci indique que le service des eaux est forcément plus étendu, comme distribution, à Londres qu’à Paris.

Le volume total livré en 1900 par ces diverses compagnies d’eaux a été de 76 741 974 268 gallons, soit en moyenne 35 gallons 35 par tête[2]. Les recettes des huit compagnies ont atteint, en 1900, 2 358 451 £, soit 59 550 800 francs et leurs dépenses 1 037 141 £, soit 26 187 800 francs.

Le bénéfice procuré par ces livraisons d’eau atteint la somme de 33 363 000 francs, soit un peu plus de 5 fr. 50 par habitant desservi.

Le tempérament à la fois individualiste et conservateur des Anglo-Saxons se manifeste dans le système adopté par les eaux de Londres comme en beaucoup d’autres points de l’administration locale ou des lois du Royaume-Uni.

Tant que les habitans ont été à peu près bien servis par les Compagnies, ils n’ont pas réclamé d’améliorations dans le service des eaux.

Les diverses Compagnies, peu gênées par les pouvoirs publics, ne se sont guère attachées à livrer des eaux d’une qualité parfaite ; elles ont eu surtout en vue, sans toujours y réussir, de servir tout le monde. Elles développèrent leur outillage et leurs réservoirs un peu au jour le jour, par juxtaposition, parce qu’elles ne s’inquiétaient pas de ce que faisaient leurs concurrentes et que personne ne s’évertua, jusqu’en 1889, date de la création d’un Conseil de comté centralisant l’administration de Londres, à combiner des mesures d’ensemble. Il en résulte qu’aujourd’hui, comme au siècle dernier, Londres tire son alimentation en eau, pour 75 pour 100, des flots opaques de la Tamise, où la marée se fait sentir bien au-delà de Londres, el, pour le reste de la vallée, d’un petit affluent du fleuve, la rivière Lea, ou de puits artésiens forés dans la craie et les sables verts. Il y a maintenant 19 de ces puits artésiens au Nord de la Tamise, et 18 au Sud. Les Compagnies Grand Junction, Southwark Wauxhall, et West Middlesex pompent l’eau de la Tamise à Hampton ; les Compagnies Chelsea et Lambeth ont leurs prises à West Molesey et la Compagnie East London à Sunbury. Cette dernière, cependant, complète son volume, en cas de nécessité, par de l’eau tirée de la Lea.

L’emprunt fait à la vallée de la Lea est double. Il comprend des eaux prises dans le lit même de la rivière et le débit d’une source (Chadwell Spring) qui émerge à 1 600 mètres en aval d’Hertford. Cette source, voisine de la Lea, et trouble aussi souvent que cette rivière, n’est probablement qu’une sorte de dérivation naturelle, analogue à celle du Loiret : elle fournit environ 200 à 230 litres par seconde. Mélangées à celles de la Lea dans un même canal d’amenée, la New River, ces eaux sont un peu améliorées dans leur parcours par l’adjonction d’eau des puits artésiens forés par les Compagnies.

Cette provenance ne permet d’obtenir ni la composition chimique, ni la température moyenne qui font la supériorité des eaux de source dérivées pour Paris. Depuis quelques années pourtant, sauf les eaux extraites des puits forés à travers la craie jusqu’aux sables verts, qu’on distribue à part dans certains quartiers et qui sont naturellement limpides, toutes les eaux que consomme Londres ne sont plus envoyées dans la canalisation qu’après un filtrage, qui en améliore efficacement l’aspect s’il n’en modifie pas considérablement la qualité. Ces eaux sont assez analogues, quoiqu’un peu inférieures, à celles de la Seine ou de la Marne, que les Parisiens n’agréent plus pour leur consommation.

Les Anglais réduisent au minimum l’action des pouvoirs publics, et une exploitation unique, municipalisée, ne pouvait s’établir à Londres avec le fractionnement de la ville entre une quarantaine de pouvoirs locaux. On n’a sérieusement songé à centraliser que depuis 1890.

Les habitans de Londres ont toujours paru médiocrement se soucier de la pureté très relative de leurs eaux de consommation. Cela tient sans doute à ce qu’ils boivent en réalité très peu d’eau : la boisson habituelle de la grande masse est la bière ou le thé. La population riche, qui, chez elle, dans les grands hôtels ou dans les clubs, consomme du vin, semble d’avis, comme le poète latin, que Dieu y a mis d’avance toute l’eau qu’il faut : si d’aventure elle baptise son claret, elle n’use que d’eau soigneusement rafraîchie et préalablement clarifiée.

Belgrand demandait à un ingénieur anglais si l’eau de Londres était bonne : « On dit que non, » répondit ce gentleman, qui, bien qu’habitant Londres depuis cinquante ans, n’avait pas d’opinion personnelle sur la question.

L’eau de rivière est donc admise ou plutôt tolérée sans grand’peine, bien que, d’après des analyses officielles, la quantité totale de matières organiques contenues dans l’eau de la Tamise, telle qu’on la distribue, reste en moyenne de 2mgr,8 par litre, avec des maxima allant jusqu’à 6 milligrammes. Les eaux de la Lea, meilleures, contiennent en moyenne par litre 2mgr,3 de matières organiques ; le maximum ne dépasse pas 4mgr,4.

La pollution du fleuve est inquiétante ; elle ne semble pas diminuer, bien que Londres ait, depuis plus d’un demi-siècle, le bénéfice d’une mesure désirable partout, que Paris et beaucoup d’autres villes réclament depuis 1878 avec insistance et qui est indispensable dans tous les cas où l’on boit l’eau de rivière. Dans un périmètre étendu, les communes situées en amont des prises d’alimentation de Londres sont tenues d’épurer leurs eaux usées avant de les rejeter dans le fleuve. Et l’on tient énergiquement la main à l’observation de cette sage mesure.

Mais c’est ici qu’apparaît le vice inhérent au système. La température des eaux de rivière, filtrées ou brutes, varie naturellement suivant les saisons. Aux périodes de grandes chaleurs, la température de ces eaux reste si élevée que, pour qui ne dispose pas de glace ou d’autres moyens pour la rafraîchir, elle est difficilement buvable. Alors qu’en décembre ou en janvier, l’eau délivrée à Londres ne marque que 3°, 8 centigrades au-dessus de zéro, c’est-à-dire est glaciale, sa température monte souvent en juillet à 22 et 23 degrés centigrades au-dessus de zéro et se maintient, de mai à septembre, entre 14°,5 et 17°, 2 centigrades.

La température de l’eau de source délivrée à Paris se maintient, en toutes saisons, entre 12°, 5 centigrades au-dessus de zéro : c’est ce qui la rend si agréable au palais, et cette fraîcheur constante fait qu’elle se corrompt malaisément.

En dehors de l’inconvénient que nous venons de relever, il y a à reprocher au service des eaux de Londres son irrégularité. Les infortunés habitans des quartiers de l’Est de la métropole anglaise se voient, en été, dès que la consommation augmente notablement, privés de toute distribution d’eau, parfois pendant plusieurs jours de suite. Ces interruptions d’alimentation ont fait adresser de nombreuses protestations au Conseil de comté de Londres, qui, depuis 1889, centralise les grandes questions de l’administration urbaine.

Il est juste de dire que l’approvisionnement régulier de plus de 6 millions d’êtres humains et de plusieurs centaines de mille chevaux ou autres animaux domestiques, espacés sur 45 000 hectares, n’est pas précisément chose simple et aisée ; mais on a supporté à Londres des inégalités de service qu’on n’eût pas si longtemps tolérées en France.

La population de Londres a protesté contre les inégalités d’abondance qui font que toutes les compagnies ne fournissent pas, par tête, les mêmes quantités d’eau pour un prix analogue ; qu’en été les compagnies desservant les quartiers de l’Est laissent leur clientèle absolument privée d’eau pendant de longues périodes. Elle a également protesté contre les inégalités de qualité, car telle région reçoit les eaux fraîches et agréables tirées des puits artésiens, pendant que le quartier voisin n’a que les eaux tièdes et douteuses de la Tamise.

Une transformation du système, ayant pour but la recherche de sources éloignées, notamment dans la région montueuse du pays de Galles, fut envisagée en même temps que la remise du service des eaux au Conseil de comté. Ce dernier a demandé au Parlement l’autorisation de racheter les ouvrages et les canalisations des compagnies et d’exploiter le service des eaux.

Au mois de mai 1897, le gouvernement, peu favorable en principe à cette demande, institua néanmoins une commission royale pour l’étudier. Après une laborieuse enquête, au cours de laquelle sir A. Binnie, ingénieur en chef du Conseil de comté de Londres, développa ses plans de dérivation et ses projets de réorganisation, lord Llandaff, président de la commission, proposa le rejet de cette demande, que le Parlement écarta. Toutefois il signala la nécessité d’établir entre les réservoirs, alors séparés, une canalisation permettant aux diverses compagnies de se prêter assistance pour alimenter les quartiers habituellement dépourvus aux jours d’été, ce que les compagnies ont immédiatement réalisé, car elles se sentent sérieusement menacées dans un avenir plus ou moins éloigné. En effet, la solution finale préconisée par la Commission royale, et agréée en principe par le Parlement, c’est le transfert du service des eaux de Londres à une administration publique spéciale, à créer, formée de trente personnes au maximum, dont le président et le vice-président seraient désignés par le ministère de l’Intérieur (Local government Board). Cette future administration rachèterait les entreprises actuelles à l’amiable ou d’après arbitrage. Les sommes nécessaires à ce rachat et à la réorganisation du service devraient être empruntées sous forme d’obligations à 3 pour 100. Au cas où les produits ne suffiraient pas à assurer le service financier, la future entreprise devrait relever les tarifs. Cette éventualité a jeté un certain froid parmi les partisans des projets ébauchés par le Conseil de comté et l’hostilité contre les compagnies est moins vive. Sir A. Binnie, l’auteur des projets techniques, considéré par beaucoup de gens comme l’homme nécessaire au succès de la réforme, s’est retiré du service du Conseil de comté ; les ingénieurs des compagnies ont amélioré leurs distributions : bref l’expropriation des sociétés actuelles semble ajournée sine die.

Le mode de vente de l’eau est tout à fait différent de celui de Paris. Il repose sur la fourniture à forfait d’une quantité indéterminée. Chaque maison possède un réservoir d’une capacité calculée sur le nombre des habitans et qu’on doit emplir à une heure fixée d’avance, ou bien est alimentée par un robinet libre qui coule à des heures réglementaires. Le prix n’est pas proportionnel à la quantité d’eau consommée, mais à la valeur locative de la maison ou des locaux desservis.

Les compagnies des eaux de Londres font avant tout leurs affaires, et il serait naïf de leur en faire grief. Comme elles livrent de l’eau refoulée et que le prix de l’eau refoulée varie avec la hauteur de refoulement, leurs tarifs sont différens selon le niveau moyen des quartiers et toute prise d’eau établie à plus d’une certaine hauteur au-dessus du pavé de la rue donne lieu à un supplément de taxe. Cette hauteur-limite varie entre 3 et 6 mètres suivant les compagnies, c’est-à-dire affecte le 1er ou le 2e étage. Pour les habitations petites et moyennes, le prix annuel varie entre 4 et 6 pour 100 du loyer ; pour les gros loyers, à partir d’une limite, très différente d’une compagnie à l’autre (de £ 100 à £ 500), le taux diminue de 1 pour 100. Cette progression à rebours, qui avantage les riches consommateurs, est encore accentuée dans les quartiers hauts, par exemple à Lambeth, où la taxe varie de 7,50 pour 100 pour les loyers de 500 francs par an à 5 pour 100 pour ceux de 5 000 francs et au-dessus. Enfin l’eau destinée aux water-closets, salles de bains, ou robinets de service hauts se paye à part, mais toujours en se fondant sur le prix du loyer. Ce tarif est de 2 fr. 50 à 7 fr. 50 dans les quartiers bas ; de 5 à 10 francs dans les quartiers moyens, et de 42 fr. 50 à 18 fr. 75 dans les quartiers hauts pour un premier water-closet, cabinet de bains ou robinet de service haut, et de moitié de ces prix pour les autres quand il y en a plusieurs.

Le tarif de Londres et donc beaucoup plus onéreux que celui de Paris. En revanche, la maison de Londres est beaucoup mieux desservie que celle de Paris. S’il n’est pas difficile sur la qualité de l’eau, le Londonien est exigeant pour la quantité et la commodité des installations de son home. Il n’est pas une maison du type moyen, habitée par l’artisan aisé ou par remployé, qui, sous ce rapport, ne soit de beaucoup supérieure aux appartemens parisiens. Dans une maison de Londres de 1 000 à 1 500 francs de loyer, vous avez presque invariablement deux étages : au rez-de-chaussée, salon, salle à manger, cuisine et buanderie ; au premier, deux ou trois chambres, et toujours une salle de bains, parfaitement installée.

Dans la cuisine sont établis deux robinets, l’un d’eau chaude, l’autre d’eau froide. L’eau chaude vient d’un réservoir d’environ 200 litres, placé au-dessus de la baignoire, où elle arrive par un tuyau qui la fait passer à très faible vitesse dans un réchauffeur établi au fond du foyer de la cuisine. Son chauffage ne coûte rien : il utilise l’action de la flamme et de l’air chaud qui s’échappent par la cheminée. A l’aide de cet ingénieux dispositif, appliqué partout depuis plus de vingt-cinq ans, dans le temps nécessaire à la préparation des repas, l’eau du petit réservoir atteint une température assez élevée et cette masse de 200 litres ne se refroidit pas rapidement.

Sans avoir à s’en occuper, le Londonien a, presque à toute heure, de l’eau chaude pour son bain ; et sa femme ou sa servante en a toujours à sa disposition pour le lavage ou les autres usages domestiques.

Le water-closet est établi d’une façon irréprochable et seules les installations de nos appartemens les plus luxueux peuvent soutenir la comparaison. Dans la cuvette se trouve toujours assez d’eau non seulement pour former fermeture hydraulique et éviter toute odeur, mais pour prévenir tout encrassement.

Dans la buanderie, aux étages, dans la cuisine, le débit des robinets d’eau froide est large. En général, le réservoir d’alimentation d’une maison du type dont nous parlons a une capacité de 600 à 700 litres, ce qui, avec les 200 litres du réservoir spécial à eau chaude, met 900 litres à la disposition de 4 à 6 personnes qui n’auront qu’à étendre la main pour avoir, dans toute l’habitation, de l’eau chaude ou froide à discrétion.

L’inconvénient grave, c’est qu’en été, — à part de rares quartiers recevant des puits artésiens de l’eau fraîche non mélangée, — l’eau est tiède. Cela évite son emploi comme réfrigérant, qui est l’une des principales causes de gaspillage de l’excellente eau de source de Paris. Un autre inconvénient, moindre, tient à l’obligation de remplir son réservoir à une heure déterminée.

Tel est le service des eaux pour la population de Londres.

L’humidité du climat, la fréquence des pluies, ont réduit le service public à sa plus simple expression. Alors qu’à Paris, près de moitié du volume d’eau élevé ou amené journellement est employé au lavage ou à l’arrosement de la voie publique et des promenades, c’est à peine si, à Londres, on y consacre 6 pour 100 de l’eau pompée par les compagnies dans la Tamise.

La proportion des maisons desservies n’est pas davantage comptable dans les deux capitales. A Londres, sur 100 maisons, en 1900, il y en avait 95 desservies en eau ; sur les 86 000 maisons parisiennes, il y en avait encore plus de 15 000 sans aucune prise d’eau, et, dans beaucoup de celles desservies, il n’y avait pas d’eau dans tous les logemens.

Si, avec des eaux médiocres, une agglomération triple, un air lourd, un ciel brumeux chargé de fumée de houille, Londres a une mortalité inférieure à celle de Paris, où le ciel est souvent pur et radieux, où le climat est plus tempéré, où les eaux d’alimentation sont supérieures, cela tient pour beaucoup aux mérites hygiéniques et moraux de la maison anglaise.


II. — PARIS

Paris, ou plutôt Lutèce, fut autrefois alimentée par les sources amenées par les aqueducs gallo-romains de Chaillot et d’Arcueil, dont la destruction remonte, sans doute, à l’invasion des Normands. A dater de cette époque jusqu’au milieu du XIIIe siècle, il n’y eut plus, à proprement dire, de service des eaux.

A la fin du XIIIe siècle, on rétablit de nouveaux aqueducs, pour desservir la capitale, sur les ruines des ouvrages romains de Chaillot ; puis on crée quelques rares fontaines publiques, un peu plus nombreuses dès que les machines hydrauliques permettent d’élever l’eau de la Seine.

Jusqu’au XIVe siècle, en dehors de la Seine et des sources de Belleville, les Parisiens n’avaient que les trois fontaines des Halles, des Innocens, et Maubuée.

A la fin du XVe siècle, ils n’avaient encore que seize fontaines publiques, toutes sur la rive droite de la Seine.

La Ville, en vue d’assurer ses approvisionnemens par voie fluviale, avait bien obtenu de Charles VI le privilège, — confirmé par François Ier, — de faire curer, nettoyer et rendre navigables, tant les rus et rivières de Seyne, Vannes, Ourcq, qu’autres estangs au-dessus et au-dessous de ladicte Ville. Mais ce ne fut qu’au XVIe siècle que les prévôts des marchands songèrent à utiliser ces privilèges.

La Ville commença par faire régulariser la rivière d’Ourcq en vue de l’arrivage à Paris des grains tirés du duché de Valois et du bois de chauffage tiré de la forêt de Retz (devenue Villers-Cotterets). Ce redressement de l’Ourcq, commencé sous François Ier, en 1529, ne fut achevé que sous Louis XIII, en 1636.

Il semble qu’alors la possibilité de distribuer l’eau de l’Ourcq fut envisagée par les magistrats municipaux de Paris. Mais les droits, privilèges et péages que le Bureau de Ville avait temporairement cédés à ses entrepreneurs furent, en 1661, attribués à perpétuité à Philippe de France, duc d’Orléans, frère du roi, à la charge de désintéresser les concessionnaires de la Ville de Paris et de perfectionner la navigation.

L’amenée des eaux de l’Ourcq ne devait être réalisée que deux siècles plus tard.

Le principal agent d’approvisionnement reste, jusqu’aux deux tiers du XIXe siècle, le porteur d’eau, qui apparaît dès la création des premières fontaines de puisage, et dont la figure pittoresque ne disparaît que vers 1880.

Qui pourrait retracer les brigues en vue d’obtenir du Roi une concession, à ces époques de pénurie ? Le volume distribué par les eaux du Roi est infime. Le nombre des privilégiés recevant l’eau à domicile ne dépasse pas vingt à la fin du XVe siècle ; quarante et un concessionnaires sont favorisés au commencement du XVIIe siècle ; il n’y en a encore que deux cents vers 1673 ; et, en 1837, au moment où l’on rachète les concessions pour ébaucher un service public, on ne trouve que 310 distributions à domicile. Les puits, la Seine et la Bièvre alimentaient alors les Parisiens, sans doute plus rebelles aux microbes que leurs descendans. Au milieu du siècle, le volume d’eau distribué à Paris en vingt-quatre heures ne s’élevait pas à plus de 1500 ou 1600 mètres cubes, c’est-à-dire un peu moins que ne consomme à présent un de nos grands caravansérails parisiens. On buvait peu d’eau, et on n’en usait qu’une petite quantité pour les soins de la toilette.

La plus ancienne concession d’eau pour des bains publics remonte à 1730. Les souvenirs légendaires des mœurs des habitués païens des thermes antiques avaient inculqué aux pieuses générations, du moyen âge l’horreur des ablutions. La première concession, du début du XVIIIe siècle, ne permettait pas de fournir plus de trois à quatre bains par jour. Aussi le prix d’un bain était-il de six à douze livres, et les profits de la corporation, assez mal famée, des barbiers-étuvistes avaient-ils bien d’autres causes que la préparation des bains.

Il est juste de dire, à la décharge de nos pères, que Paris se trouve, quant aux eaux distribuables, dans une très mauvaise situation géologique : l’eau du fleuve lui arrive polluée ; les eaux souterraines, aisées à atteindre en forant des puits, sont impropres aux usages domestiques ; et celles des petites sources voisines sont encore d’une qualité inférieure.

Néanmoins la possibilité de se procurer de l’eau à peu près buvable à l’aide de puits peu profonds a certainement été l’une des causes du développement plus rapide de la capitale sur la rive droite de la Seine. De ce côté, Paris a facilement franchi l’enceinte de ses premiers remparts. Il s’étendait déjà, sous Louis XIII, jusqu’à la ligne des grands boulevards, tandis que, sur la rive gauche, à cause de l’impossibilité de se procurer de l’eau, il restait confiné dans l’enceinte de Philippe-Auguste.

La grande pénurie d’eau sur la rive gauche ne fut atténuée qu’après la reconstruction du vieil aqueduc gallo-romain d’Arcueil par Marie de Médicis, en vue de son installation au palais du Luxembourg.

L’alimentation de Paris resta déplorable jusqu’à Napoléon Ier, qui résolut de la transformer par l’établissement du canal de l’Ourcq, dont la création fut décidée en 1802, mais qui ne fut commencé qu’en 1808. L’eau de l’Ourcq est amenée des environs de Soissons par une dérivation de la rivière, canalisée sur 11 kilomètres, entre le port aux Perches et le déversoir de Marouil, où commence le canal proprement dit, qui a environ 90 kilomètres de longueur. Ce canal aboutit au bassin de la Villette. De là, l’eau était dirigée par un aqueduc dit de ceinture au réservoir Monceau, démoli tout dernièrement. Le canal fut mis en service seulement en 1823.

Dès 1850, la situation, un moment supportable grâce à ces eaux de l’Ourcq, était devenue intolérable, dangereuse pour la santé publique. C’est alors qu’on envisagea la possibilité de dériver des eaux de sources plus ou moins éloignées ; mais ce ne fut que quatre ans plus tard que le principe fut adopté.

En 1854, à la suite des études de l’ingénieur Belgrand, — qui a été un véritable bienfaiteur de Paris, — le principe sur lequel repose le système actuel de la distribution des eaux fut admis par la commission qui tenait lieu de Conseil municipal. Il consiste à assurer partout à l’aide de deux canalisations distinctes, le service des particuliers en eau pure, tirée des sources captées au loin, et le service public et industriel en eau de rivière ou de puits artésiens.

Déjà à cette époque, le canal de l’Ourcq, dont Napoléon espérait de si grands bienfaits, utilisé pour la navigation et souillé sur tout son parcours, ne pouvait plus fournir d’eau limpide et salubre.

Il est intéressant de constater que la magistrale conception de la double alimentation, qui marqua pour Paris un progrès notable dans l’hygiène publique, n’est qu’un retour aux idées édilitaires romaines.

Belgrand, né dans l’Aube en 1809, fut, à sa sortie de l’Ecole des ponts et chaussées, ingénieur à Montbaril, dans la Côte-d’Or ; puis à Sens, dans l’Yonne. À la fois bon latiniste et excellent mathématicien, énergique et tenace, observateur et actif, il créa la science de l’hydrologie. Dès ses premiers travaux de jeune ingénieur, il aperçut l’importance prédominante de la constitution géologique du sol sur le régime des eaux.

À Sens, la recherche des vestiges de l’aqueduc romain l’amena à l’étude des principes adoptés par les grands organisateurs de l’ancien monde pour leurs services des eaux en Gaule et à Home. Ces principes, il les fit siens, et sut magistralement, les appliquer. On a retrouvé, — presque intacte, — la cunette de l’antique aqueduc gallo-romain de Sens, dans la vallée de la Vanne, entre la source Saint-Philibert et la ville, sur une longueur de quatorze kilomètres. Cet ouvrage dérivait l’eau de plusieurs sources. Quelques-unes sont actuellement perdues ou taries ; mais trois des sources autrefois captées par les Romains, les sources de Noë, du Miroir-de-Theil et de Saint-Philibert, ont précisément été dérivées par Belgrand pour la Ville de Paris, et l’on peut dire que cette partie de son œuvre est symbolique.

Il est évident, en effet, que la pensée de dériver vers Paris les sources des régions où l’eau jaillit, à des altitudes suffisantes pour l’amener, dans la capitale même ou aux environs immédiats, dans des réservoirs placés aux points hauts, afin de la conduire et de la distribuer par le seul moyen de la gravitation, prit corps dans l’esprit de Belgrand à la suite d’une étude approfondie des travaux réalisés pour alimenter Rome d’eau potable. D’ailleurs, ces belles recherches, il les a retracées dans son ouvrage si curieux : Les travaux souterrains de Paris, et l’influence des idées romaines y est fortement marquée.

Sa conviction ainsi formée, il réussit à la faire partager au baron Haussmann, appelé par Napoléon III à la préfecture de la Seine pour moderniser Paris, et qui, comme préfet de l’Yonne, sut, dès ses débuts, apprécier Belgrand. Haussmann avait été particulièrement séduit par les travaux hardis exécutés très économiquement par Belgrand pour dériver à Avallon l’eau d’une source assez éloignée, lui faisant franchir en siphon une vallée profonde.

Sur la demande du baron Haussmann, Belgrand publia une étude, intitulée : Recherches statistiques sur les sources du bassin de la Seine qu’il est possible de conduire à Paris, qui servit de base aux propositions soumises à l’Empereur, au Conseil municipal et au Corps législatif. On a, tout récemment, critiqué le choix de quelques-unes de ces sources. Peut-être les admirables découvertes de Pasteur et les travaux de ses disciples ont-ils rendu nos hygiénistes par trop difficiles dans le choix des eaux d’alimentation ? L’eau chimiquement pure existe-t-elle dans les entrailles de la terre ?

Les Romains appréciaient la bonne qualité de l’eau par les moyens pratiques qu’on trouvait encore suffisans à l’époque de Belgrand. Ils estimaient celle qui cuisait les légumes sans les durcir, qui ne formait pas de dépôt vaseux, dont l’ébullition n’incrustait pas les parois des récipiens où elle chauffait, et qui était sans odeur ni saveur. D’après Vitruve, avant de dériver une source, on devait se rendre compte de l’état de la population qui en faisait usage. Si les habitans étaient vigoureux, s’ils avaient le teint bien coloré, s’ils n’avaient pas les membres frêles ni les yeux atteints de lippitude, l’eau était considérée comme excellente. Pline le Naturaliste considérait que l’eau de la source Marcia, la meilleure du monde ancien par sa fraîcheur et sa limpidité, avait été donnée à Rome, parmi tant d’autres avantages, par la bienveillance spéciale des dieux.

Belgrand eût été, par les anciens, révéré comme un des génies tutélaires de Paris.

Ses recherches géologiques montrèrent que la capitale, étant entourée d’une lentille de gypse qui gâte l’eau des sources entre Château-Thierry et Meulan, devait recourir à d’autres sources séparées d’elle par des distances considérables, ce qui entraînerait de grandes dépenses de dérivation.

Mais cet ingénieur, que les Conseils municipaux d’après 1871 considéraient comme suspect de sentimens réactionnaires, bien qu’il eût, comme polytechnicien, pris part aux « journées » de 1830, déclarait au baron Haussmann « qu’il n’est pas plus permis de marchander l’eau saine et agréable à l’ouvrier que l’air pur et le bon pain. »

Au moment où Belgrand présentait ses études, le volume des eaux distribuées par vingt-quatre heures à Paris ne dépassait pas, aux jours les plus chargés de l’été, 7 500 mètres cubes. Tirées surtout de la Seine et du canal de l’Ourcq et, pour une petite quantité, de l’aqueduc d’Arcueil, du puits artésien de Grenelle et des sources de Belleville et du Pré-Saint-Gervais, dites du Nord, ces eaux étaient insalubres, désagréables au goût, glaciales en hiver et tièdes en été.

L’eau d’Arcueil, alors, relevée par une petite pompe à vapeur, et l’eau artésienne de Grenelle se mélangeaient à l’eau de Seine dans le réservoir du Panthéon. Les sources du Nord se déversaient dans le réservoir de l’abattoir de Ménilmontant dont l’alimentation, était complétée par le canal de l’Ourcq, où 2 000 mariniers versaient leurs déjections. Beaucoup de maisons du vieux Paris se servaient encore d’anciens puits, alimentés par des nappes fort suspectes. Presque tous les étrangers, en arrivant à Paris, payaient un tribut à cette fâcheuse alimentation.

Belgrand proposa de dériver par jour 86 000 mètres cubes d’eau tirée de la Somme-Soude et des sources voisines de cette petite rivière, qui débouche dans la Marne, sur sa rive gauche, en aval de Châlons. La limpidité, la pureté et la fraîcheur de cette eau sont remarquables. L’aqueduc projeté devait avoir 172 kilomètres, avec une pente totale de 26 mètres ; il devait aboutir à Paris à une altitude de 81 mètres, c’est-à-dire permettre de distribuer aux étages supérieurs des maisons de tous les quartiers cette excellente eau de source. La dépense, — qui semblait alors énorme, — était évaluée de 23 à 25 millions de francs. Depuis, on est heureusement devenu moins timoré, car plus de 375 millions de francs ont été consacrés à la dérivation des sources et à leur distribution.

Belgrand entendait réserver les eaux anciennes au service public : lavage et arrosage, et aux services industriels.

Afin de mieux faire sentir la portée de la transformation conçue, il faut dire que ces eaux anciennes, si défectueuses, manquaient sur nombre de points. L’eau de Seine, les eaux d’Arcueil, de Belleville et des Prés-Saint-Gervais ainsi que l’eau du puits artésien de Grenelle alimentaient les quartiers hauts de l’ancien Paris, c’est-à-dire, sur la rive droite de la Seine, la bande étroite de coteaux qui longe les boulevards extérieurs entre l’ancienne barrière de Charenton et le Trocadéro, et, sur la rive gauche, le coteau du boulevard de l’Hôpital, le plateau du Panthéon, le quartier du Luxembourg et l’étroite zone qui longe le boulevard Montparnasse, au-dessus de la rue de Vaugirard. Mais, dans beaucoup de maisons, l’eau ne pouvait s’élever au-dessus du niveau de la cour. La plupart des locaux des étages étaient uniquement desservis par les porteurs d’eau, généralement robustes enfans du Plateau central, qui traînaient dans les rues, le matin, de grands tonneaux montés sur deux roues, préalablement remplis à la Seine ou aux fontaines marchandes. Le prix habituel était de 0 fr. 10 la « voie » de deux seaux, que le modeste commerçant versait cérémonieusement dans les petites fontaines en grès, munies d’un rudimentaire filtre en pierre poreuse, dont devaient se contenter les infortunées ménagères d’une époque bien récente, mais qui semble à beaucoup de Parisiens lointaine et quasi fabuleuse.

L’annexion, en 1800, des communes comprises dans le mur d’enceinte vint encore compliquer la tâche difficile que s’était tracée la ville de Paris. Il fallait alimenter 500 000 habitans de plus et desservir un périmètre englobant 7 800 hectares.

L’eau distribuée jusqu’alors dans la zone annexée était encore plus détestable que celle du vieux Paris. Puisées en Seine, les eaux que recevaient les habitans de Montmartre, des Batignolles, de La Chapelle et de La Villette n’étaient pas moins répugnantes qu’insalubres.

Belgrand, en dehors des difficultés financières et administratives, avait à compter avec la Compagnie des eaux, formée des diverses sociétés qui exploitaient Paris et la banlieue, et dont les traités n’arrivaient à expiration qu’à longue échéance. Il proposa de réunir en un seul service l’ancien et le nouveau Paris ; de réserver à l’administration municipale exclusivement la tâche d’amener les eaux de source et de les distribuer, d’emmagasiner les eaux de rivière et de les employer au service public, mais de charger la Compagnie des eaux, justement indemnisée pour la rupture de ses traités et la reprise de ses ouvrages, de placer les eaux pour le compte de la Ville, moyennant une commission calculée sur les quantités vendues.

Cette heureuse solution d’un problème qui paraissait inextricable fit l’objet d’un traité entre la ville de Paris et la Compagnie des eaux, ratifié par un décret du 2 septembre 1860, et qui expirera à la fin de 1909.

Tous ces retards avaient suscité des réclamations de la population. Pour aller au plus pressé, Belgrand modifia son plan primitif. Au lieu de dériver la Somme-Soude et ses sources secondaires, il résolut de capter d’abord la plus abondante de ces sources, la Dhuis, qui donnait au minimum 24000 mètres cubes d’eau par jour, et de compléter, par l’adjonction de sources voisines de moindre débit, le volume de 40000 mètres cubes qu’il jugeait immédiatement nécessaire pour l’alimentation en eau de source de Paris agrandi.

La dérivation de la Dhuis fut achevée en 1865. Un aqueduc de 131 kilomètres, aboutissant à un réservoir établi à Ménilmontant, d’une capacité de 100 000 mètres cubes, amena d’abord chaque jour de 22 000 à 25 000 mètres cubes d’eau limpide, fraîche et exquise, volume porté à 45 000 mètres cubes par les dérivations secondaires faites en 1878.

Dès que les Parisiens connurent l’eau de source, limpide, d’une température constante, fraîche en été et non glaciale en hiver, ils n’en voulurent plus d’autre pour la consommation. Les restaurans et les cafés affichaient : eau de la Dhuis ; les propriétaires avisés annonçaient sur leurs immeubles ou sur leurs écriteaux de location : eau de source à tous les étages. Paris réclama davantage d’eau pure, et d’autres adductions durent être opérées.

En 1868, commencèrent les travaux de dérivation de la Vanne, qui furent interrompus en 1870, mais qu’on put cependant achever en 1874. La Vanne prend naissance dans l’Aube à 14 kilomètres de Troyes et va se jeter dans l’Yonne un peu en amont de Sens. Son débit est d’une régularité remarquable.

Les sources captées dans le bassin de la Vanne forment deux groupes : les sources hautes et les sources basses. Alors que les eaux du premier groupe, conformément à la conception initiale de Belgrand, émergeant à une altitude moyenne de 122 mètres au-dessus du niveau de la mer, parviennent jusqu’à Paris par la simple action de la gravité, celles des sources basses, dont l’altitude est comprise entre 93 et 88 mètres, doivent être refoulées, soit par des machines hydrauliques, soit par des pompes à vapeur, dans l’aqueduc collecteur, qui a 173 kilomètres de longueur.

En y comprenant l’adjonction des sources de Cochepies, qui, jaillissent un peu en aval de Villeneuve-sur-Yonne, et qu’un aqueduc secondaire va conduire à l’usine hydraulique de Maillot, sur la Vanne, qui remonte ces eaux dans l’aqueduc principal, l’ensemble des dérivations du bassin de la Vanne fournit environ 130 000 mètres cubes par 24 heures en toutes saisons. C’est dans ce groupe que sont comprises les sources captées autrefois par les Romains pour l’alimentation de Sens et dont l’étude fit naître le projet de Belgrand.

L’eau de la Vanne est arrivée pour la première fois à Paris le 12 août 1874, mais le service régulier n’a été établi que le 11 avril 1875. La dérivation des sources de Cochepies a eu lieu seulement en 1885.

La dépense totale s’est élevée environ à 43 millions de francs, y compris les réservoirs.

L’aqueduc de la Vanne aboutit à Paris sur les hauteurs de Montrouge, à côté du parc de Montsouris, dans un réservoir à deux étages, de 4 hectares de superficie et de 250 000 mètres cubes de capacité. Cet ouvrage, peu connu des Parisiens, est fort curieux à visiter. A la mort de Belgrand, en 1878, le volume des eaux mis chaque jour à la disposition des Parisiens était de 370 000 mètres cubes, dont 122 000 mètres cubes d’eau de la Dhuis et de la Vanne, 105 000 mètres cubes d’eau de l’Ourcq, 88 000 mètres cubes d’eau de la Marne et 7 000 mètres cubes d’eau d’Arcueil et des puits artésiens.

Il avait réussi, en vingt ans, à accroître le volume quotidien disponible de 300 000 mètres cubes et à substituer, pour les trois quarts des distributions, l’eau de source aux eaux de rivière. Mais son œuvre gigantesque était inachevée.

Dès 1881, l’insuffisance du volume disponible en eau de source se manifestait l’été par suite d’une augmentation considérable de la consommation privée, due à l’emploi de l’eau de source comme réfrigérant. L’épidémie de choléra de 1884 attirait à nouveau l’attention du public et des élus sur les graves dangers que peut entraîner la distribution de l’eau de Seine mélangée à l’eau de source pour les usages domestiques ; et, sur la proposition de Couche, le disciple et le successeur de Belgrand, le Conseil municipal décidait l’adduction de nouvelles sources de la région ouest : l’Avre, le Loing, le Lunain, le Durteint et la Voulzie, chantée par Hégésippe Moreau.

En même temps, en vue d’enrayer le gaspillage, on imposa à tous les abonnés l’emploi du compteur pour la distribution.

La dérivation des sources du Loing et du Lunain, autorisée seulement le 21 juillet 1897, est réalisée depuis un an et fournit aux anciens réservoirs un supplément de 50 000 mètres cubes d’eau pure. Celle de l’Avre, commencée en 1891 et achevée au mois de mars 1893, amène aux nouveaux réservoirs établis sur les hauteurs de Montretout, à 107 mètres d’altitude, 100 000 mètres cubes par jour. Toutefois on estime que ce volume supplémentaire est encore insuffisant et qu’il est nécessaire, pour faire face, en toute occasion, aux besoins de la consommation, de se procurer l’eau de nouvelles sources.

On avait un moment songé à dériver les eaux que laisse échapper le lit sablonneux de la Luire, en amont de la perte qui forme le Loiret près d’Orléans. Mais Belgrand, dans son livre Les Eaux, les a disqualifiées en ces termes : « Certaines eaux restent louches pendant des mois entiers de repos ; telle est l’eau de la Loire… » Il n’est donc pas admissible que l’on dérive des eaux ayant, outre les défauts inhérens à toutes les eaux de rivière, ce grave inconvénient qui consiste à rester troubles, louches, pendant des mois.

Il faut espérer que le principe appliqué par Belgrand ne sera pas renié par ses successeurs au service des eaux de Paris, bien qu’ils aient déjà essayé de nous faire revenir à l’eau de rivière filtrée.

La création de filtres à sable à Saint-Maur en 1897, à Ivry en 1899, qui a permis d’épurer, — relativement, — 60 000 mètres cubes d’eau de la Marne et de la Seine, devait fournir un moyen temporaire de parer aux exigences de la consommation aux jours de grande chaleur, en ajoutant cet appoint d’eau de rivière filtrée aux eaux de source. Mais la population n’a pas été satisfaite de cette solution, et il est certain que le principe de la double alimentation, pour la réalisation duquel on a fait de si coûteux sacrifices, devra continuer à dominer le service des eaux de Paris et à proscrire tout mélange d’eau de source et d’eau de rivière.

L’œuvre de Belgrand a eu pour conséquence directe un abaissement notable de la mortalité générale à Paris et plus spécialement de la mortalité zymotique. Si une ou deux sources primitivement captées risquaient d’être contaminées par des infiltrations superficielles, les précautions sont maintenant prises pour empêcher toute souillure, et une inspection incessante des travaux, une surveillance du territoire des sources, aux points de vue hygiénique et médical, permettent d’éviter dorénavant toute contamination. Les campagnes de presse ont obtenu, cette fois, ces excellons résultats. Il n’y a plus le moindre prétexte pour renier l’idée géniale de Belgrand et pour revenir en arrière.

Si le Parisien utilisait aussi bien l’eau pure mise à sa disposition que l’habitant de Londres tire parti de l’eau douteuse de la Tamise et de la Lea ; si les architectes parisiens adoptaient pour nos logemens une distribution d’eau analogue à celle de la maison anglaise, comme le Parisien dispose chaque jour de 300 litres d’eau, dont 100 litres d’eau de qualité parfaite, la supériorité du système de Paris serait éclatante, car le bas prix de vente permet d’employer l’eau avec profusion.

Les tarifs sont, en effet, très modérés.

L’eau de source est payée 0 fr. 35 le mètre cube d’après les indications du compteur, sauf si elle est utilisée, grâce à la pression qu’elle possède, à élever des ascenseurs ou à manœuvrer des machines ; dans ce cas, le prix du mètre cube est porté à 0 fr. 60. Mais des modérations de tarif favorisent les petites bourses dans les conditions suivantes : pour tout immeuble où les loyers matriciels des locaux habitables ne dépassent pas 800 francs, — c’est-à-dire où les loyers réels n’excèdent pas 1000 francs, — le propriétaire peut contracter, pour la totalité de ces locaux, un abonnement à forfait de 6 francs par an pour les logemens d’un loyer au-dessous de 300 francs, de 9 francs pour-ceux d’un loyer de 300 à 400 francs, de 14 francs pour ceux de 400 à 640 francs et de 20 francs pour les logemens déjà d’une certaine importance, de 640 à 800 francs inclusivement.

Ces rabais, établis en faveur des classes ouvrières, ne sont applicables qu’aux consommations ne dépassant pas 20 mètres cubes, par an et par personne ; l’excédent est tarifé à 0 fr. 35 comme pour l’ensemble des consommateurs.

Le prix initial de vente des eaux de rivière est 0 fr. 16 le mètre cube, et ce prix décroît à mesure que le volume consommé est plus considérable.

Quand la ville de Paris disposera des eaux des sources dont quelques-unes sont déjà sa propriété, et dont l’adduction a été étudiée par les successeurs de Belgrand : Couche et Humblot, tous deux aussi disparus ; quand elle aura augmenté la capacité de ses réservoirs de façon à pouvoir intégralement appliquer-le principe de la double canalisation, l’eau de source étant réservée à la consommation privée et aux usages domestiques et les eaux de rivière seulement employées industriellement ou par le service de la voie publique pour le lavage des rues, l’œuvre rêvée par Belgrand sera intégralement réalisée.

Paris posséderait alors toute l’eau désirable pour la santé publique et nécessaire à son hygiène.

Il y aurait malheureusement, pour atteindre ce résultat, quelques dizaines de millions de francs encore à dépenser. Mais ces dépenses-là, qui garantiront la santé des Parisiens en créant pour le budget de Paris des ressources permanentes, qui voudrait les déplorer ?


GASTON CADOUX.

  1. L’aire dans laquelle les compagnies ont le droit d’exploiter les eaux est de 620 milles carrés.
  2. Ou 160 litres ½.