F. Alcan / Payot et Cie (p. 38-65).

CHAPITRE II

DÉFINITIONS


Les droits de l’humanité : les lecteurs que nous ambitionnons d’atteindre et dont nous voudrions nous rendre digne sont des esprits simples, des esprits droits, qui cherchent sérieusement la vérité. De tels lecteurs nous sauront gré de commencer par définir les termes dont nous nous servons.


I


Qu’est-ce donc qu’un droit ? Un droit, dirons-nous, est une faculté qui peut nous être contestée, mais dont il n’est pas juste de nous priver et dont la loi doit nous garantir l’exercice. Le droit d’un pays est une législation à laquelle tous les habitants du territoire sont contraints d’obéir par la force que l’État possède ; mais on désigne sous le nom de droit naturel l’ensemble des règles dont la justice paraît réclamer l’adoption dans tous les pays. Nier l’existence d’un droit naturel, c’est donc nier la justice et poser en fait qu’il n’y a de règle du permis que l’arbitraire du législateur, c’est-à-dire de celui qui, dans un moment et dans un lieu donné, dispose de la plus grande force matérielle. Nier le droit naturel, c’est supprimer toute différence entre un pouvoir de fait et l’autorité légitime. C’est donc réduire le droit positif à n’être qu’un cas de force majeure, et si l’obligation de tenir un engagement contracté n’est pas de droit naturel, l’expression de droit historique, dont on fait de nos jours un si large emploi, n’est qu’une expression contradictoire. Notre titre nous place donc sur le terrain du droit naturel, il embrasse les compétences qu’un être humain peut s’attribuer suivant la justice, il annonce chez nous l’intention de formuler la manière dont, éclairé par l’expérience et par la réflexion, notre siècle expirant conçoit la justice.


II


Les droits de l’humanité. Ce titre n’est pas aussi clair que nous l’aurions désiré. Il semble s’appliquer à des droits que posséderait l’espèce comme telle, par opposition aux individus. De tels droits, s’il en existe, n’appartiennent pas à l’ordre des choses terrestres. En mettant, comme on l’avait pensé d’abord, « les droits de l’homme et de l’humanité », on ne ferait que pousser davantage à cette interprétation erronée. Les droits de l’homme, telle est l’expression consacrée pour désigner la matière de ces réflexions ; c’est aussi la plus exacte et la plus simple. Si nous y renonçons, c’est qu’elle prête malheureusement à la plus fâcheuse des équivoques. Le sacrifice nous en est imposé par l’ambiguïté significative du mot homme en français, ainsi que du terme correspondant en anglais et dans plusieurs autres langues de l’Europe ; si nous écrivions en allemand, Menschenrechte nous aurait suffi, et cependant les peuples germaniques ne sont pas moins intéressés que les autres à tirer au clair la question de savoir de qui l’humanité se compose. Les déclarations de 1789 ne font point mention des femmes. Celles-ci auraient eu peut-être sujet de s’en féliciter, s’il eût été possible de voir dans un tel silence une manière de reconnaître l’égalité juridique des deux sexes ; mais comme la suite des faits exclut absolument une pareille interprétation, il reste que le mot homme ne comprend pas la moitié faible de l’espèce dans cet acte solennel, suivant lequel la femme n’a par conséquent aucun droit quelconque. Il n’y a pas d’autre explication possible, et la législation ultérieure, d’accord avec la législation précédente, montre surabondamment que la dernière interprétation nous donne le sens véritable. Tout le champ que la loi concède au sexe asservi quant à la production et à la gestion des biens est mesuré soigneusement dans l’intérêt du sexe maître, qui ne pouvait pas serrer le nœud davantage sans s’imposer l’obligation de nourrir les femmes, ou sans accorder aux familles le droit de les supprimer ou de les laisser vivre suivant leurs convenances particulières. Ces deux alternatives n’étaient pas conformes à son intérêt. Mieux valait pour lui laisser la femme, dont il a besoin, gagner son entretien elle-même, dans une dépendance qui lui permît toujours de disposer d’elle à son gré. D’un côté tous les droits, aucun de l’autre : tel est l’ordre légal entre ces deux classes d’êtres appelés par la nature à vivre dans l’intimité et dans la réciprocité les plus entières ; école de violence et d’orgueil pour l’une, pour l’autre école de mensonge et de séduction, impossibilité pour toutes les deux, faute d’apprentissage et d’exercice, de développer harmoniquement l’ensemble de leurs facultés. Cette conception du genre humain forme la base et sera l’éternel opprobre d’un ordre de choses que le jugement infirme du plus grand nombre nous permet encore d’appeler civilisation. Nous aspirons à la liberté, et nous maintenons l’esclavage à la racine de toutes nos institutions. Nous nous piquons de justice, et sans nous en affecter, sans presque même nous en douter, nous consentons à ce qu’une moitié de l’humanité soit vouée à servir l’autre. Nous célébrons la paix, et jusque dans les plus intimes tendresses qui l’alimentent, notre existence repose en plein sur le droit du plus fort. Ces contradictions ne nous condamnent-elles pas à l’impuissance ?

On laisse donc à la femme seule le droit de posséder et d’acquérir, on lui accorde la licence de travailler à son compte, et par conséquent de contracter ; mais sa compétence ne va pas plus loin ; tandis que pour les biens de la femme mariée, la gestion et la jouissance en appartiennent à son mari, qui dispose également de son travail. Considérée collectivement la femme reçoit sa loi de l’autre sexe purement et simplement, sans exercer sur elle aucun contrôle ; et cette loi place individuellement la femme sous la dépendance du représentant de l’autre sexe dans la famille. Les semblants de droits dont elle jouit sont toujours à bien plaire ; à proprement parler elle est sans droits, et si les choses sont bien ainsi, quoique d’ailleurs il y ait des droits inhérents à la qualité d’homme, la femme n’appartiendrait pas à l’humanité.


Qu’en faut-il penser ?

Une évidence impérieuse porte cette question au premier rang, non-seulement dans l’ordre logique, mais aussi dans l’ordre d’importance. Pour qu’il soit possible de connaître et d’établir les droits de l’homme, il faut savoir à qui la qualité d’homme appartient. Eh ! bien, au mépris des vieilles lois et des vieilles coutumes, en dépit du code Napoléon et de la pratique universelle, nous osons penser que les femmes rentrent dans l’humanité, qui sans elles n’existerait point. Il est vrai que l’humanité n’existerait pas non plus sans l’air, sans l’eau, sans la terre et sans les végétaux que la terre porte, il est encore vrai qu’elle n’irait pas bien loin sans le feu, ni sans les animaux domestiques, peut-être même — question délicate, — n’aurait-elle pas pu se multiplier beaucoup sans nourriture animale, bien que son système dentaire ne la classe pas dans l’ordre des carnassiers. Mais si la femme est nécessaire à l’humanité, ce n’est pas seulement à titre d’instrument et de matière, c’est à titre de partie intégrante.

Les femmes ont une âme, quoi qu’en aient pu dire certains docteurs de l’Église, et l’âme de la femme est essentielle à l’âme de l’humanité pour l’exercice de ses fonctions les plus élevées. Il n’y a pas d’homme vraiment supérieur qui ne contienne une âme de femme. Sans elle il n’entendrait pas l’humanité, ni ne pourrait s’en faire entendre. Réciproquement il n’y a pas de femme propre à sa tâche de femme qui n’ait part aux mâles vertus. L’homme et la femme se complètent comme la tige et la feuille, non comme la statue et le piédestal ; ils sont différents, ils s’opposent, mais ils ne sont pas inégaux. Et s’il est opportun quelquefois de tenir compte de ces différences, ce ne peut être qu’en vue d’une pleine réciprocité. Pour le moment nous n’avons pas à nous en occuper.


III


Le premier droit, base de tous les autres, c’est le droit à la vie ; et comme, à le considérer dans son ensemble, le genre humain ne peut subsister que par le travail, chacun de ses membres a droit au travail, par où nous n’entendons pas que la société soit tenue de lui procurer une occupation rémunératrice, mais qu’elle doit éloigner de lui tout obstacle à l’exercice de ses facultés provenant de la volonté d’autres hommes, et ne pas lui refuser, du moins sans compensation, l’usage des instruments de travail offerts au genre humain par la nature. Le droit à la vie, la nécessité du travail, le droit au travail sont communs aux deux sexes, séparément et conjointement, car l’obligation d’entretenir leur femme n’atteint que les maris privilégiés.

L’entière dépendance économique d’un sexe vis-à-vis de l’autre ne se conçoit que sous la forme d’une servitude où le maître posséderait sur ses esclaves un droit illimité de vie et de mort, régime incompatible avec toute civilisation. Il vaut donc mieux que la femme gagne sa vie et qu’elle ait la responsabilité d’elle-même. Sa faiblesse musculaire, les interruptions de travail inséparables de ses fonctions naturelles la placent sous ce rapport dans une incorrigible infériorité. Il n’est pas juste, et sous aucun prétexte il ne saurait être permis d’aggraver cette condition par des infériorités artificielles. Si la femme n’est pas propre à certains métiers, l’expérience ne tardera pas à l’en instruire et le départ se fera naturellement. Aujourd’hui, sans doute, la nécessité contraint les populations ouvrières à faire toutes les besognes qui leur donnent un morceau de pain, et pourvu que l’ouvrage se fasse, l’entrepreneur s’inquiète médiocrement de savoir quel en est l’effet sur la santé physique et morale de ceux qui l’exécutent, moins encore sur la condition des générations à venir. Aussi comprend-on bien l’intérêt d’une loi qui défendrait d’employer les femmes à certains ouvrages, à certaines heures, en certains temps et en certains lieux, aux travaux dans les mines par exemple, ou encore aux travaux de nuit. De telles mesures peuvent être approuvées et recommandées lorsqu’il ressort de l’ensemble des circonstances que l’exclusion des femmes relèvera la position économique des hommes et des familles chargées de leur entretien, de sorte que leur propre condition s’en trouve réellement améliorée, mais non lorsque cette exclusion les prive de leur travail, si déplorable qu’il puisse être, sans les protéger efficacement contre le besoin. C’est affaire d’intelligence et de bonne foi dans l’appréciation des cas donnés. Aussi n’essayerons-nous pas d’apprécier les dispositions sur le service des femmes dans les ateliers auxquelles s’est arrêtée la conférence internationale de Berlin. Limiter la durée du travail qu’il est permis d’accorder aux femmes sans poser aucune obligation correspondante à l’égard de leurs concurrents déjà si favorisés, nous semble un bienfait équivoque. Sans aborder la critique des détails, le principe à l’énoncé duquel il convient ici de nous borner, c’est que l’infériorité du sexe féminin, son incapacité relative, l’impropriété de certaines occupations aux convenances esthétiques et morales dont notre éducation nous fournit l’idée, ne sauraient justifier l’exclusion de la femme de quelque travail que ce soit. Lui attribuer des devoirs, c’est reconnaître sa personnalité, c’est accorder qu’elle est un but. Ce point admis, si la société ne se charge pas de pourvoir à sa subsistance, elle ne peut pas sans se contredire et sans violer les plus simples éléments de la justice, lui disputer et lui rogner les moyens d’y vaquer elle-même. La sollicitude pour ses intérêts et pour sa dignité qui lui ferme une ressource quelconque sans lui fournir d’équivalent n’est le plus souvent que l’hypocrisie des privilégiés qui défendent leur possession.

Le règlement de la prostitution qui fait légalement de la femme sans pain un être sans droit n’a pu se produire qu’en raison de la nécessité permanente qui contraint des milliers de femmes d’offrir en échange de leur entretien la seule chose qu’elles possèdent. Quel qu’en soit le motif ou le prétexte, toutes les restrictions que la loi civile ou l’opinion met au travail des femmes dans quelque domaine que ce soit, tend à grossir le chiffre de la prostitution. Ces vérités sont si claires, si palpables, si écrasantes qu’elles pénètrent irrésistiblement dans les consciences et tendent de plus en plus à diriger la conduite des particuliers et des gouvernements, malgré l’opposition des préjugés et des intérêts. Qu’ils le confessent ou qu’ils s’en défendent, les hommes sont toujours disposés à résoudre les questions touchant l’autre sexe conformément à leurs intérêts particuliers ; mais dans les classes les plus nombreuses, qui sont aujourd’hui les classes dominantes, les pères de famille sont intéressés à ce que leurs filles trouvent le moyen de s’entretenir honnêtement, aussi n’est-il pas besoin d’en dire plus. L’émancipation économique de la femme, la parfaite égalité des deux sexes au point de vue du droit civil nous apparaissent au seuil des temps nouveaux qui se dévoilent comme une cause jugée et gagnée ; inutile d’insister pour y faire voir une conséquence indissolublement attachée à notre définition même de l’humanité.


IV


L’infériorité du sexe féminin, sur laquelle on fonde généralement son asservissement juridique, n’est qu’une infériorité musculaire, fondement du droit du plus fort. Le cerveau de la femme est aussi pesant, aussi volumineux que celui de son compagnon, proportionnellement au poids et au volume respectifs de leurs corps. Les différences psychologiques observées dans les classes supérieures de la société seulement, où les hommes reçoivent une instruction méthodique et approfondie dont les filles ont été jusqu’à ces derniers temps systématiquement écartées, n’auraient peut-être pas besoin d’une autre explication, et dans les classes vouées au travail manuel, qui composent la grande masse du corps politique, on ne constate pas d’infériorité pareille, bien loin de là.

Cependant nous ne songeons pas à contester que l’âme d’un sexe ne diffère moralement de l’âme de l’autre. Une pareille identité ne répondrait pas à la diversité de leurs fonctions naturelles ; l’observation ne parle pas en faveur d’une thèse qui, loin d’être indispensable à nos conclusions, tendrait plutôt à les affaiblir. Si les sexes ne différaient l’un de l’autre que par la force des bras, la complète subordination du plus faible serait toujours un mal sans doute, mais un moindre mal que celui qu’elle nous inflige en réalité.

Les sexes diffèrent parce qu’ils se complètent. Habile et soigneuse dans l’exécution d’un plan tracé, la femme a moins d’initiative, moins d’invention. Sans savoir le dessin ni les mathématiques, de simples ouvriers ont maintes fois trouvé le moyen de simplifier leur besogne en perfectionnant leurs outils, ou même de créer de nouvelles machines ; on n’en pourrait, semble-t-il, pas dire autant des ouvrières, leurs inventions ont fait peu de bruit. Dans les classes lettrées, les femmes s’exercent à la musique autant et plus que les hommes. Depuis peu d’années elles abordent la composition ; quelques-unes ont même fait représenter des opéras, mais elles n’ont pas donné de rivaux à Beethoven ou à Bellini, voire à Boieldieu. La jeune fille, en revanche, voit tout au travers du garçon qui, lui, ne la comprend pas. D’instinct elle possède la connaissance des motifs et des caractères, ce qui lui confère une véritable supériorité dans les fonctions administratives, lorsqu’elle trouve l’occasion de s’y employer. Plus fine, c’est-à-dire apercevant mieux ce qui se passe autour d’elle, elle est aussi plus adroite lorsqu’il s’agit d’introduire dans ce milieu son élément personnel, d’y faire accepter sa manière de voir et d’agir, de s’y faire agréer elle-même. Peut-être frappe-t-elle un coup moins fort, mais elle met le tranchant du coin sur la bûche et ne cherche pas à le faire entrer par le gros bout. Combien d’hommes font ce qu’elle veut tout en croyant suivre leurs propres idées.

L’intelligence de l’homme analyse, elle abstrait et se plait à suivre les conséquences de l’idée abstraite, la femme embrasse instinctivement et d’un seul regard les éléments de la situation qu’elle examine : où l’homme cherche le texte applicable, la femme suivra l’équité, c’est-à-dire la charité lorsqu’elle est bonne, et lorsqu’elle ne l’est pas, son propre intérêt ou ses préférences. Nous la verrions siéger au corps législatif avec plus de confiance qu’au tribunal ; et cependant lorsqu’une accusée se trouve à la barre d’un jury purement masculin, est-ce bien encore le jugement par les pairs dont l’institution du jury devait procurer la garantie, et peut-on raisonnablement nourrir l’espoir que les motifs de l’action seront bien compris ?

L’homme sort, il combat, il invente, il acquiert ; la femme reste au logis, près des enfants, lorsqu’elle possède un logis, des enfants et du pain ; elle pacifie, elle exécute les desseins mûris ; elle épargne, elle administre les biens amassés et garde le trésor des traditions ; l’homme est naturellement le principe novateur, la femme est naturellement le principe conservateur dans l’humanité.

Ces observations ne sont pas neuves ; si d’aventure elles se trouvaient justes, il en suivrait des conséquences que notre civilisation n’a pas tirées. Le progrès nous est nécessaire, car tout ici-bas n’est pas aujourd’hui pour le mieux ; d’ailleurs, pour peu qu’ils observent et qu’ils réfléchissent, les admirateurs les plus convaincus du présent ou du passé se convaincront aisément que la stabilité n’est pas possible en ce monde : donc Progrès, mais le mouvement perpétuel n’est pas le progrès, attendu qu’il ne saurait rien produire. Il faut que chaque être et chaque institution aient le temps d’opérer leurs effets. Le progrès réel n’est possible que sous la condition d’une fonction retardatrice, qui permette à chaque invention de donner ses fruits et d’être ainsi vérifiée avant de greffer sur elle une autre invention. Inventer, imiter, c’est bien le tout de la vie. Si le rôle masculin est l’invention, le rôle féminin est l’épreuve et l’imitation, mère de la tradition. Mais alors n’est-il pas clair qu’on gâche tout lorsqu’on s’applique à confiner chaque sexe dans un département particulier ? N’est-il pas évident, au contraire, que leurs influences doivent se combiner et se marier dans l’industrie, dans l’éducation, dans l’art, dans la culture scientifique, dans l’Église et dans l’État, en un mot dans toutes les sphères de l’existence ?


V


Au surplus, à quelque conclusion qu’on s’arrête sur l’identité des génies ou sur leur différence ; que la différence aperçue implique ou non la supériorité d’un sexe sur l’autre, questions qui seront longtemps encore controversées, il reste certain que nous avons tous une mère, il reste certain que les qualités acquises par les parents se transmettent en partie à leurs enfants, de sorte qu’on naît généralement plus vigoureux dans une famille de laboureurs, plus adroit dans une famille de mécaniciens ou d’horlogers, qu’on naît souvent peintre de parents peintres et musicien de musiciens. Il reste certain que les aptitudes et les dispositions des mères ne se transmettent point exclusivement à leurs filles et celles des pères à leurs fils, mais que les qualités des deux parents et des ancêtres masculins et féminins des deux parents sont indifféremment transmises aux descendants des deux sexes, si même il n’y a pas croisement, comme on croit l’avoir observé souvent, et si les garçons ne ressemblent pas davantage à leur mère, particulièrement ceux qui sont arrivés à quelque éminence par leurs talents ou par leurs vertus. Il reste enfin que la mère est la commune éducatrice des deux sexes durant l’âge où les impressions sont les plus vives, où la mémoire est la plus forte, où la personnalité se constitue.

Dès lors il est clair que la culture intellectuelle et morale des mères exerce une influence décisive sur les capacités de tous leurs enfants ; il est clair que les progrès ou le déclin des générations futures, que l’avenir de l’humanité dans son ensemble dépend au moins pour moitié du développement acquis par les femmes. Mais les seules facultés qui se développent sont les facultés qu’on exerce, celles que vous comprimez chez votre compagne, vous les rabougrissez d’avance chez vos successeurs. Si l’éducation des femmes les rend frivoles, elles feront passer la frivolité dans le sang de tous leurs enfants. Malgré ses timidités apparentes, souvent affectées, la femme est plus brave que l’homme, puisqu’en se mariant, elle marche au-devant de douleurs certaines et s’expose sciemment au péril de mort. Aussi le courage physique ne décline-t-il pas sous leur influence, mais si leur position dans la famille les contraint à se protéger par la ruse et par le mensonge, la sollicitude la plus éclairée et la plus tendre ne leur fera pas transmettre des instincts de franchise en héritage à leurs fils. Nul sans doute n’imaginera que leur condition de dépendance et d’impuissance dans la société civile soit de nature à faire naître chez leurs enfants ce courage viril, cette énergie, dont le défaut se fait sentir de nos jours à peu près partout.

Ce sont donc les qualités essentielles d’un être intelligent et libre, la raison et la volonté que l’éducation, dans l’intérêt de l’humanité tout entière, devrait s’appliquer avant toutes choses à cultiver dans l’éducation féminine, et non des charmes qui, vus de près, sont des défauts. Ici encore, les différences se feront assez jour d’elles-mêmes, nul besoin de les exagérer par une culture artificielle.

Et ces facultés sérieuses, ces talents de direction, d’administration qu’il convient de développer, ils s’atrophieront en dépit de l’éducation la plus rationnelle, s’ils n’ont pas l’occasion de se déployer dans la vie. Il faut que les mères s’exercent à toutes les tâches où les portent leurs facultés, si l’on veut mettre leurs enfants en état de les mieux remplir.

Enfin que l’esprit des deux sexes soit pareil ou qu’il diffère, que cette différence hypothétique implique ou non l’infériorité de l’un des deux, ceci du moins est incontestable : le sexe asservi compte dans ses rangs un nombre quelconque de capacités éminentes, et ces capacités sont généralement perdues pour la société dans son ensemble, si même, à défaut d’un emploi légitime, elles ne se dépensent pas dans quelque emploi malfaisant. N’y eût-il qu’un esprit supérieur parmi les femmes contre dix chez leurs souverains, ce serait toujours dix pour cent de ses forces morales et sociales que la société perd en se privant de leur concours. Et dix pour cent serait-il une quantité négligeable ? Sommes-nous trop riches en talents et en vertus ? Avons-nous, dans la république, des sujets capables pour tous les emplois ? On ne peut répondre à cette question que par un soupir ou par un cri.

Donc en réclamant le droit de la femme, c’est-à-dire l’égalité, en demandant pour la femme l’accès à tous les emplois[1] ce n’est pas l’intérêt de la femme, c’est l’intérêt de son maître aveugle, de son maître infatué, de son maître imbécile, c’est l’intérêt de l’humanité tout entière que nous défendons. Jusqu’ici la loi sur la femme a été faite dans l’intérêt exclusif des hommes, à tel point qu’un grand nombre de ceux-ci ne comprennent pas qu’il puisse en être autrement. Mais cet égoïsme va contre son but ; en asservissant la femme, en mutilant l’esprit de la femme, l’homme se rend lui-même impuissant et malheureux.

Ceci est la plus grande question pratique imaginable. Il s’agit d’une moitié de l’humanité, il s’agit de la constitution même de l’humanité tout entière. Les questions de culte et d’éducation, de morale et d’art, de travail et de paix sociale, d’arbitrage et de paix internationale y sont renfermées. Aucune d’elles ne saurait être abordée avec succès tant qu’on ne sait pas de quoi l’humanité se compose et qui a qualité pour statuer. Les détenteurs des privilèges s’en doutent bien. L’immensité des intérêts engagés fait la force de ceux qui se refusent à la justice, et la franchise avec laquelle nous l’accusons est probablement maladroite. Mieux vaudrait peut-être, comme l’a fait entendre avec beaucoup de tact et d’esprit Mme Goegg au Congrès d’Émancipation de Paris, introduire le clou par la pointe, en concentrant l’effort sur les abus les plus révoltants. Notre excuse c’est que nous ne sommes pas des stratèges, mais des soldats. Le drapeau flotte, le soleil luit, la question se pose partout, elle avance partout, dans les pays neufs elle est presque liquidée. Le vin est tiré, il faut le boire.

Nous concluons donc que la différence des sexes est naturelle, non juridique. Nous estimons que la femme appartient à l’humanité, nous revendiquons pour elle tous les droits de l’humanité.



  1. Des médecins dont nous ne discutons point la compétence disent que par un travail intellectuel intense la jeune fille se rend impropre à la maternité. C’est fort possible ; mais il n’est pas nécessaire, il n’est pas même opportun que toutes les femmes deviennent mères. Il appartient à chacune de choisir pour soi. Mais une culture, un exercice suffisant au plein développement de l’intelligence et du caractère ne sauraient nuire par eux-mêmes à l’intégrité des fonctions corporelles.