Traduction par J.-E. Voïnesco.
Les DoïnasJoël CherbuliezLittérature roumaine (p. 41-43).




VI

LES TROIS ARCHERS

OU L’AUTEL DU MONASTÈRE DE PUTNA


Le prince Étienne, ce grand héros qui a jeté la terre parmi les païens, veut aujourd’hui élever un monument sacré en l’honneur de la chrétienté, et, suivi de ses vaillants Romains, il vient lui-même choisir sur les bords de la Putna, l’emplacement du saint autel.

Une foule immense l’accompagne et se répand sur les collines, comme les vapeurs qui s’étendent sur la surface des marais au coucher du soleil. De vaillants capitaines, couverts d’armures étincelantes, sont là sur leurs coursiers sauvages, et semblent attendre fièrement le signal des combats.

Le glorieux drapeau de la Moldavie flotte majestueusement dans les airs ; la montagne retentit des sons prolongés du boutchoum[1], et la vallée résonne des chants des cornemuses.

Voilà que près d’une colline le prince Étienne s’est arrêté : tout se tait ; le peuple reste immobile, les regards fixés sur lui.

Trois guerriers portant des arcs montent sur la colline ; deux d’entre eux, pareils au sapin des montagnes, ont l’aspect fier et terrible du bison de notre pays ; ils portent la glouga[2] sur l’épaule, le glaive à la ceinture, et sur leur front un vaste bonnet de peau de mouton se courbe et se mêle aux boucles noires de leur chevelure.

Souvent ces deux archers, de leurs flèches lancées jusqu’aux nuages, ont arrêté l’aigle dans son vol à travers les feux des éclairs.

Bien des bêtes fauves au fond des forêts, bien des ennemis jeunes et hardis au sein des combats ont senti pénétrer dans leurs fronts et dans leurs cœurs les flèches mortelles de ces deux guerriers.

Car ce sont les dignes archers du prince Étienne-le-Grand, qui prépare son arc en ce moment pour joûter avec eux.

« Enfants, tendez vos arcs… je veux aujourd’hui joûter moi-même avec vous. » Ainsi parle le prince Étienne ; aussitôt les deux vaillants s’inclinent, tendent leurs arcs et tirent ; leurs flèches volent, déchirent rapidement l’air qui siffle et s’enflamme ; elles vont, elles vont comme la pensée et l’œil distingue à peine au loin, bien loin, la place où elles finissent par tomber.

Un immense hourra s’élève du sein de la foule et monte jusqu’au ciel ; la montagne retentit de ce bruit et semble hurler dans ses profondeurs.

« Joie et santé à vous, mes enfants, » dit aux archers le prince Étienne ; puis, la corde de son arc vibre, la flèche traverse l’espace comme un éclair[3], elle disparaît, dépasse le but des deux autres flèches, et va se briser contre le tronc d’un vieux platane.

« Là sera l’autel, » s’écrie le monarque glorieux, et, s’appuyant sur son arc de bataille, il incline son front devant le seigneur Dieu.

« Vive le prince Étienne ! » crie de nouveau la foule saisie d’admiration, puis elle tombe à genoux sur l’herbe de la vallée, pendant que les hourras montent au ciel.

  1. Long tuyau en bois de cerisier dont les bergers de la Romanie tirent des sons mélodieux que l’on entend à de très-grandes distances. Anciennement le boutchoum servait à donner le signal des combats.
  2. Manteau en peau de mouton.
  3. « Sbîrnîe córda din arcu’ĭ, fulgerĕ sagéta’n vînt. »

    Ce vers est intraduisible ; à la lettre cela voudrait dire : « La corde de son arc vibre, et la flèche en partant jette des flammes comme la foudre. »