Les Dieux antiques/Le Conte de Troie

J. Rothschild, éditeur (p. 254-279).

Rapt d’Hélène.



LE CONTE DE TROIE.


La Guerre. — Le conte de Troie ou d’Ilion consiste en cette série de légendes dont l’ensemble forme l’histoire mythique de Pâris, d’Hélène, d’Achille et d’Odyssée, l’Ulysse latin. Sachez bien qu’il n’est point, tout entier, contenu dans l’Iliade et l’Odyssée, appelées généralement les poèmes de Homère ; mais certaines expressions et des allusions semées tout le long des poèmes, semblent indiquer que les poètes savaient nombre d’incidents dont ils ne se souciaient pas toujours de parler.

Le début de cette légende, c’est la naissance de Pâris, dont la mère, Hécabé ou Hécube (fig. 213), rêva que son fils était « une torche destinée à détruire la terre d’Ilion ». Conséquence de ce rêve : l’enfant fut exposé sur le flanc couvert de bruyère du mont Ida, mais un berger le sauva ; grandissant beau, brave et généreux, il fut appelé Alexandre, le secours des hommes.

La reconnaissance de Pâris par sa famille offre un épisode d’une grande beauté. Le père du héros, Priam, ordonna qu’on offrît un sacrifice pour le repos de Pâris dans l’Hadès ; et les serviteurs choisirent le taureau favori de Pâris : or le jeune homme les suivit et fut le vainqueur à ses propres jeux funéraires. Personne ne le reconnaissant, sa sœur Cassandre, à qui Phoïbos avait accordé le don de seconde vue avec cette restriction, qu’on ne croirait pas à ses prophéties, dit à tous quel était le vainqueur.

Pâris ne resta pas à Troie ; il refusa de demeurer avec Fig. 213. — Hécube.
ceux qui l’avaient traité si cruellement dans sa première enfance, et c’est dans les cavernes de l’Ida qu’il gagna Œnone, la belle enfant du cours d’eau le Cébrène, et en fit son épouse. L’adolescent demeura avec Œnone, jusqu’à ce qu’il partît pour Sparte avec Ménélas. Voici comment. À la fête des noces de Pelée et de Thétis, mère d’Achille, Éris, la Discorde, que l’on n’avait pas invitée avec les autres dieux, jeta sur la table une pomme d’or, don à la plus belle des assistantes. Héré, Athéné et Aphrodite prétendirent à la pomme ; et Zeus fit Pâris arbitre. Par lui, le prix fut donné à Aphrodite, qui, en retour, lui promit la plus aimable de toutes les vierges, Hélène, pour femme. Une cruelle disette échut à Sparte quelque temps après ; et l’oracle de Delphes dit que les habitants ne seraient délivrés du fléau que s’ils rapportaient les os des enfants de Prométhée. Ménélas, le roi, vint pour cela à Ilion, et s’en Fig. 214. — Ménélas (bas-relief).
Fig. 215. — Nestor (bas-relief).
retourna avec Pâris ; celui-ci vit Hélène la belle à Sparte, et, obtenant son amour, l’emmena à Troie.

Ménélas supporta mal la perte d’Hélène (fig. 214) : il résolut de l’arracher des bras de Pâris, et invita Agamemnon, roi de Mycènes, et d’autres chefs à prendre part à l’expédition. Mentionnons les noms de quelques-uns de ces chefs. Nestor (fig. 215), le sage gouverneur de Pylos ; Ajax, fils de Télamon (fig. 216) ; Ascalaphe et Ialmène, fils d’Arès ; Diomède, fils de Tydée, et Fig. 216. — Ajax (camée).
Admète, mari d’Alceste. Mais les plus grands de tous étaient Achille, fils de Pélée et de la nymphe de mer Thétis, et Odyssée ou Ulysse, fils de Laertes, qui régnait sur Ithaque.

On alla à Troie par mer : mais la flotte subit une accalmie à Aulis ; et Calchas, le devin, affirmant que la cause de l’accalmie était la colère d’Artémis pour un cerf tué dans son bosquet sacré, déclara en outre que le sacrifice d’Iphigénie, fille d’Agamemnon, pouvait seul apaiser la déesse. Calchas prophétisa au sacrifice d’Iphigénie (fig. 217) : il dit que les Achéens combattraient en vain neuf années devant Ilion ; mais la dixième verrait la prise de la ville.

Troie fut défendue principalement par Hector, fils de Priam et frère de Pâris, aidé des chefs des cités voisines, entre qui : Énée (fig. 218), fils d’Anchise ; Pandaros, fils de Lycaon, et porteur de l’arc d’Apollon ; et Sarpédon, qui, avec son ami Glaucos, amena les Lyciens des bords du Xanthe, connu pour ses tourbillons. Fig. 217. — Sacrifice d’Iphigénie (bas-relief).

Attardons-nous au sacrifice : eut-il lieu ? Oui, selon l’histoire homérique : mais tels racontent qu’Artémis elle-même sauva Iphigénie, qui devint la prêtresse de la déesse ; d’autres disent qu’Artémis et Iphigénie étaient un même personnage.

Conséquences : Até, qui venge le sang versé des innocents, plana sur la maison d’Agamemnon, jusqu’à ce qu’elle eût fait mourir le roi de la main de sa femme Clytemnestre (fig. 220), et Clytemnestre de la main de son fils Oreste(fig. 219 et 222), meurtrier encore d’Égysthe, qui souillait la couche royale d’Agamemnon.

Étudions, isolément, quelques héros. Sarpédon a son histoire : comme Achille, Méléagre, Sigurd et d’autres mythes, il est voué à une mort précoce, que Zeus, son père, essaye en vain de détourner. Le voilà, combattant bravement, percé par la lance de Patrocle, ami d’Achille ; les larmes de Zeus (ou du Ciel) tombèrent en larges gouttes de pluie, à cause d’un sort qui n’était pas celui de cet âge. Phoïbos baigna enfin le cadavre de Sarpédon dans les eaux pures du Simoïs ; et Hypnos et Thanatos Fig. 218. — Énée.
(le Sommeil et la Mort), sur l’ordre de Zeus, le portèrent, à travers les heures tranquilles de la nuit, dans sa demeure lointaine de Libye.

Vous devinez la signification de cette histoire ? Sarpédon est un nom issu de la même racine qu’Hermès, Hélène, Erinnys, Saranya, et notre mot « serpent » ; et indique la lumière du matin quand elle rampe à travers le ciel. Ce guerrier est, comme Phoïbos, roi de Lycie (la terre brillante, nom qui appartient à la même famille que Délos, Ortygie, Argos, l’Arcadie, Athènes, la Phénicie et l’Éthiopie) : le Xanthe la traverse, fleuve doré de la lumière.

L’ami du héros s’appelle Glaucos, le brillant. La mort de Sarpédon et l’enlèvement de son corps, pendant la nuit, répondent au voyage nocturne d’Hélios dans sa coupe ou son vaisseau d’or le long du fleuve Océan, qui coule autour du monde des hommes : et la même idée, légèrement altérée, se retrouve dans le voyage des Argonautes à la recherche de la Toison d’Or, ou de la clarté du soleil dérobée. Fig. 219. — Oreste tue Clytemnestre.
Fig. 220. — Clytemnestretue Agumemnon (bas-relief).

Un autre héros troyen qui ressemble de près à Sarpédon, c’est Memnon (fig. 222) : comme lui, ce fils d’Éos (le matin) dont la jalousie cause la mort de la belle Procris vient d’Éthiopie, la terre étincelante. Comme lui, il est voué à une mort précoce ; et quand la lance d’Achille le perce, les larmes d’Éos tombent du ciel en rosée matinale. Éos enfin va devant Zeus, et le supplie d’évoquer Memnon de l’Hadès ; Zeus exauce sa demande : en conséquence, Memnon s’élève avec Éos dans l’Olympe, comme le soleil du pays obscur de la nuit, au matin.

Qui était le père de Memnon ? Tithon, dont Éos, selon Fig. 221. — Oreste (bas-relief).
la phrase mythique, quittait chaque matin la couche pour rapporter la clarté du jour aux fils des hommes, Éos obtint pour lui le privilège de l’immortalité ; mais comme elle oublia de demander une jeunesse perpétuelle, Tithon se décrépit et fut condamné à une vieillesse sans terme.

L’apparition d’Achille dans la guerre de Troie n’est pas moins frappante. Quoique, par tous ses traits principaux, connexe de celle de Méléagre, analogue encore à bien d’autres contes, elle paraît avoir fourni son fondement à la légende homérique, telle que nous la connaissons, plus classique et plus achevée. Quel est, en effet, le sujet de l’Iliade ? Raconter la colère d’Achille. La cause de cette Fig. 222. — Memnon.
Fig. 223. — Achille.
colère, la voici : Achille aime Briséis, qu’Agamemnon, forcé de rendre Chryséis à son père, enlève de la tente du héros. Achille, furieux, fait le vœu solennel de ne pas prendre part davantage à la guerre, disant aux chefs qu’ils ressentiraient promptement son absence de la lutte. Prédiction qui ne s’accomplit pas tout d’abord, suivant le poème appelé maintenant dans son ensemble l’Iliade : lequel continue et montre, au cours de plusieurs livres, que les héros achéens se passèrent parfaitement d’Achille et obtinrent de grandes victoires sur les Troyens.

Parenthèse. Une conclusion résulte clairement de pareille contradiction, et s’impose : c’est que ce poème de l’Iliade comprend deux poèmes rattachés l’un à l’autre, et que l’un rapporte les exploits des chefs, et est véritablement l’Iliade, tandis que l’autre dépeint la colère d’Achille et serait véritablement l’Achilléide. La colère d’Achille ne s’apaisa point, toutefois, avant que les Achéens se vissent réduits à une très-grande détresse, et obligés de solliciter humblement l’aide du guerrier courroucé, alors en proie à sa terrible manie. Odyssée et d’autres l’abordèrent, Phœnix à leur tête ; et Phœnix, qui avait été le précepteur d’Achille dans son enfance, cita à celui-ci l’histoire de Méléagre Fig. 224. — Combat de Patrocle.
comme un exemple des grands maux que porte en soi une colère désordonnée.

Rien ne peut d’abord apaiser Achille (fig. 223) : il insiste pour qu’Agamemnon, qui lui a fait tort, fasse amende par une humble soumission et même par le renvoi de Briséis. Agamemnon, d’autre part, ne se soumet pas immédiatement : et les désastres des Achéens émurent Patrocle au point qu’il alla vers la tente du guerrier solitaire et le supplia de le laisser, lui, Patrocle, sortir sur le char d’Achille et avec l’armure d’Achille, et vaincre les Troyens (fig. 224). L’ami écouta la prière de l’ami, mais lui donna en même temps l’ordre exprès de combattre en plaine, et de ne pas mener le char contre la ville. Patrocle n’obéit pas entièrement à cet ordre : et c’est ainsi que, après avoir tué Sarpédon, il fut lui-même accablé et tué par Hector, qui dépouilla son corps de l’armure étincelante. Achille, à la nouvelle de cette mort, s’arracha les cheveux ; et, déchirant ses vêtements, se coucha en pleurant dans la poussière. Ce que les prières et les supplications avaient été impuissantes à obtenir, lui fut arraché par sa douleur accablante et sa rage. Achille jura de se venger d’Hector, et de sacrifier douze jeunes gens troyens sur le bûcher funèbre de son ami.

Mais comment aller combattre sans son armure ? À la prière de Thétis, Héphaïstos forgea pour Achille une nouvelle armure, qui le portait comme comme l’aile porte un oiseau. Quant à sa lance et à son épée, elles étaient encore dans sa tente : car aucune main mortelle ne pouvait manier ces armes que celle d’Achille.

Thétis donna à son fils cet avertissement quand il jura d’avoir la vie de Hector : que son propre trépas suivrait de près celui d’Hector. La réponse d’Achille fut qu’il serait très-content de mourir de la mort d’Héraclès, si seulement Hector mourait avant lui. Prophétique lui-même, le cheval Xanthos, quand le héros monta sur son char et commanda à ses coursiers immortels de le ramener sauf du champ de bataille, inclina la tête, et dit à son maître que celui-ci était presque au terme de sa vie.

L’effet produit par la réapparition d’Achille fut extraordinaire. À la lueur de ses yeux et au son de sa voix, les Troyens furent remplis de crainte ; et ils tremblèrent quand les Myrmidons, ou ceux qui suivaient Achille, s’élancèrent au combat comme des loups ayant des mâchoires couleur de sang et avides de carnage.

Issue du combat : Hector, après avoir bravement lutté, tomba percé par la lance infaillible d’Achille, qui foula son corps aux pieds. Liés à son char, il traîna avec fureur ces restes à terre, jusqu’à ce que personne ne pût reconnaître dans les traits mutilés le beau visage d’Hector.

Tant de deuil n’apaisa pas encore la colère d’Achille. La mort d’Hector et le retour de Briséis, pure comme à son enlèvement, ne le satisfirent même pas. Il fallut que son vœu s’accomplît : et le sang de douze jeunes Troyens coula et rougit l’autel du sacrifice dans les jeux funéraires en l’honneur de Patrocle. Le père d’Hector, l’antique Priam, guidé par Hermès, vint à Achille ; et embrassant ses genoux, implora du héros le corps de son enfant, sur lequel Phoïbos Apollon avait étendu son bouclier d’or pour voiler toute trace douloureuse. Le cadavre fut donc rapporté à Ilion, où la femme d’Hector, Andromaque, pleura amèrement sa perte, tandis que tous les Troyens gémirent sur celui qui avait si bravement combattu pour eux.

À ce point cesse le poème appelé l’Iliade ; mais dans l’Odyssée nous apprenons qu’Achille fut tué par Pâris et Phoïbos Apollon, aux portes Scée ou occidentales ; Thétis, avec ses nymphes de mer, s’éleva de l’eau, et enveloppa de robes brillantes le corps de son fils. Après de nombreux jours révolus, les Achéens placèrent le héros sur un bûcher. On déposa ses cendres dans une urne d’or, travaillée par Héphaïstos ; et, sur cette urne enfouie, on éleva un grand tertre, que les hommes pussent voir de loin quand ils navigueraient sur le vaste Hellespont.

Entre temps, ce mot de « vaste » appliqué à l’Hellespont nous montre ceci, que l’Hellespont de l’Iliade n’est pas le détroit resserré entre Sestos et Abydos ; mais que c’est le nom d’une ample mer, apparentée sans doute à un peuple appelé Helli ou Selli, qui habitait ses rivages ou le traversa dans une migration de l’Est à l’Ouest.

Revenons au poème : la mort d’Achille ne mit pas fin à la guerre : les Achéens eurent encore à se battre jusqu’à l’accomplissement de la dixième année. Ils prirent alors Ilion et la brûlèrent, et tuèrent Priam et son peuple. Pâris lui-même, percé par les flèches empoisonnées de Philoctète, s’enfuit vers l’Ida, où, lorsqu’il expirait, Œnone lui apparut, belle et aimante comme toujours. Mais quoique cet amour pût le consoler, il ne pouvait guérir d’une blessure faite par les armes d’Héraclès. Le héros mourant donc sur l’Ida, et Œnone sur son bûcher funèbre.

Alors qu’est-ce que ce merveilleux siège de Troie ? C’est : « une répétition du siège quotidien de l’Est par les puissances solaires, à qui, chaque soir, sont volés leurs trésors les plus brillants dans l’Ouest ». Le trésor volé de l’Iliade est Hélène, dont le nom est le même que le Sarama indien, pour l’Aurore ; d’où est également dérivé le mot d’Hermias ou d’Hermès. Le nom de Pâris se retrouve dans les vieux poèmes sanscrits, sous la forme du nom de Pani, le trompeur, qui, lorsque Saramâ vient chercher les vaches d’Indra, la supplie de rester avec lui. Cette Saramâ refuse, mais elle accepte de boire du lait : la désobéissance passagère de Saramâ aux ordres donnés est le germe de cette infidélité d’Hélène, qui cause la guerre de Troie.

Que d’autres noms communs encore aux légendes grecques et indiennes ! Achille est le héros solaire Aharyu : tandis que Briséis, qui est une des captives prises par les Achéens, est un rejeton de Brisaya, vaincue par les puissances brillantes, dans le Véda, avant d’avoir pu recouvrer les trésors volés par Pani.

Remarquons particulièrement dans ce Conte de la guerre de Troie, la fusion d’idées très-différentes. Car, en tant que dérobant Hélène à Sparte occidentale, ou aidant à ce vol, Pâris et tous les Troyens représentent le pouvoir ténébreux de la Nuit qui dérobe le beau crépuscule au ciel de l’Ouest, Mais dans la vie de beaucoup d’entre les chefs troyens, comme dans celle de Pâris lui-même, se trouve une répétition de la vie de Méléagre, de Sigurd, et d’autres héros solaires. Voici dans quel rapport se tiennent ces chefs, les uns vis-à-vis des autres. Rappelez-vous que comme Héraclès se voit forcé de servir Eurysthée et Persée, d’exécuter les ordres de Polydecte, de même Achille déclare qu’il ne se bat pas pour une querelle personnelle, mais que toutes les dépouilles conquises par sa lance sont à Agamemnon et à ses alliés. Ainsi que Phoïbos, Persée, Thésée et d’autres, ce héros a une lance infaillible, et son épée tue tous ceux sur qui elle s’abat. Il aime Briséis, mais bientôt il est séparé d’elle, comme Sigurd l’est de Brunehilde. Le vœu d’Achille quand on lui prend Briséis est frappant ! le guerrier jure de ne pas aider plus longtemps les Achéens : en d’autres mots, le soleil se voile la face derrière les nuages. On ne voit plus de rayons d’or quand le visage du soleil est voilé : et les Myrmidons ne paraissent plus sur le champ de bataille quand leur chef pend sa lance et son bouclier dans sa tente. Pourquoi les Myrmidons sont-ils comparés à des loups ? détail curieux : pour ce même motif qui suggéra l’idée que Lycaon et ses fils furent changés en loups. Le mot grec lukoï, loups, est le même, quant au son, que leukoï, brillants : et comme on traitait de « leukoï » les rayons du soleil, les Myrmidons, qui sont simplement les rayons du soleil, ont été, lorsque le sens de cette qualification s’oblitéra partiellement, comparés à des loups aux yeux luisants et aux mâchoires rouges comme le sang. Patrocle, lui, apparaît comme un faible reflet de la splendeur d’Achille ; et il est, vis-à-vis de lui, ce qu’est, précisément, Phaéthon à Hélios, ou Télémaque à Odyssée (ou Ulysse). Une analogie nous le montre : Phaéthon ne doit pas fouetter les chevaux du soleil, ainsi Patrocle ne doit pas conduire les chevaux d’Achille dans un chemin différent de celui qui lui a été indiqué. Tous deux désobéissent, et ils périssent tous deux.

La lutte qui suit la mort de Patrocle représente visiblement le combat que les nuages se livrent au-dessus du soleil, dont ils ont, pendant un moment, éteint la clarté. Et cette vengeance d’Achille, n’y voyez-vous pas la victoire du soleil, quand, à la fin d’un jour d’orage, il émerge des vapeurs et foule les nuages qui ont voilé ses splendeurs ? Les fleuves de sang humain versés sur l’autel du sacrifice, sont les nuages déchirés et cramoisis qui s’écoulent dans le ciel de pourpre, aux heures du soir. Je note que le corps de Patrocle est préservé de la corruption : ainsi, malgré qu’Héraclès meure dans les bras d’Iole, le conte parle toujours d’elle et de lui comme de nobles êtres, vainqueurs à la fin des puissances auxquelles ils semblent d’abord soumis. Pareillement, Thétis assure à Achille que, Patrocle resté sans sépulture une année, le visage de ce héros montrera, même après ce temps, une beauté qui sera plus glorieuse et plus touchante.

La restitution de Briséis, c’est le retour d’Iole à Héraclès, d’Œnone à Pâris et de Brunehilde à Sigurd. Un conflit précède la mort d’Hector ; voyez-y la bataille énorme des vapeurs et du soleil, lequel semble fouler l’obscurité, juste comme Achille foule le corps d’Hector tué ; enfin, comme la victoire du soleil a lieu quand l’astre s’enfonce dans la mer, on raconte de même que la mort d’Achille suit de très-près celle d’Hector. À la mort d’Achille, plus tard, Troyens et Achéens se battirent avec fureur sur son corps. Pourquoi ? L’idée qui suggéra cette légende est celle d’un soir d’orage, alors que les nuages semblent combattre sur le soleil mort.

Qu’avons-nous donc à apprendre de tout ceci ? Que les principaux incidents de l’histoire, et même les principaux traits de caractère des principaux héros, s’offrirent, tout préparés, aux poètes homériques. Les chanteurs pouvaient laisser de côté un incident, celui-ci ou celui-là ; mais n’étaient libres d’altérer le caractère d’aucun. Oui, ils doivent décrire Achille combattant dans une querelle qui ne lui est pas propre — frustré de Briséis — fou de colère et de chagrin à cause de sa perte — se cachant dans sa tente, — envoyant Patrocle au lieu de paraître lui-même sur le champ de bataille — versant le sang de victimes humaines près du bûcher funèbre de son ami, et mourant de bonne heure après sa carrière brillante et troublée. Ce dernier fait explique le caractère d’Achille tout entier, qui, regardé comme le caractère d’un chef achéen, ne serait point vrai : manquant de rapport non-seulement avec le caractère national du peuple, mais encore avec la nature humaine. Tel qu’il est dessiné dans l’Iliade, le type n’est pas celui d’un Achéen, et de plus il est inhumain. Nul n’a de preuve que les chefs achéens aient fait expier aux innocents les méfaits des coupables, ou n’aient eu aucun sens du devoir ni aucune sympathie pour les souffrances de ceux qui ne leur avaient jamais fait injure : qu’ils offrissent des sacrifices humains ni qu’ils mutilassent les corps de braves ennemis tués par eux. Toutefois pareilles histoires ne pouvaient manquer d’apparaître, quand des phrases qui avaient d’abord désigné simplement les actes variés du soleil, vinrent à être interprétées comme les actes, bons ou mauvais, d’êtres humains.

Le Retour. — Que voir dans le retour de Troie, sinon un événement qui répond exactement au retour de Jason et de ses compagnons, quittant la Colchide : ceux-ci rapportent la toison d’or, comme Ménélas amène de Sparte Hélène. Les légendes sont identiques, sauf qu’elles représentent des héros revenant de l’Est dans l’Ouest : par exemple, les incidents, les noms des personnes et des lieux, changent presque à volonté. On montrait les tombes d’Odyssée (fig. 225), l’Ulysse latin, d’Énée et de beaucoup d’autres, en différents lieux ; car il était facile de faire voyager ces mythes dans une contrée ou dans l’autre. Le plus importants des chefs revenus de Troie est Odyssée (Ulysse), dont l’Odyssée, poème appelé de son nom, nous donne l’histoire et les pérégrinations ; cette histoire reproduit exactement celle d’Héraclès et de Persée. Or il en doit être ainsi, car le retour de Troie en Achaïe représente la marche du jour de l’Est à l’Ouest.

À quoi cela peut-il se reconnaître ? Fig. 225. — Odyssée ou Ulysse.
me demandez-vous : à ce qui suit. Comme Indra perd bientôt Dahana de vue ; comme Œdipe, dans sa première enfance, est séparé de Jocaste ; comme Sigurd doit laisser Brunehilde presque immédiatement après l’avoir conquise ; comme Orphée se voit ravir Eurydice, et Achille, Briséis ; ainsi Odyssée, bientôt après avoir épousé Pénélope, doit la laisser pour aller à la guerre de Troie ; et quand Hélène se laisse gagner à quitter Pâris, ce voyageur se remet en route comme le soleil, qui de l’Est va à son gîte en l’Ouest.

Voyage plein d’alternatives étranges de bonheur et de misère, de succès et de revers, finissant par une complète victoire ; comme les ombres et les éclaircies d’un jour orageux, sombre, lourd, sont parfois dispersées par le soleil, après avoir longtemps compromis sa gloire.

Ce que nous apprend ce récit, écoutez. Qu’Odyssée est parallèle à Achille : de la carrière de qui celle du chef d’Ithaque offre une répétition exacte (la différence principale étant qu’Achille est le soleil dans sa force, tandis que le caractère d’Odyssée est celui de Phoïbos, d’Asclépios, d’Iam et de Médée, possesseurs avant tout d’une sagesse merveilleuse et surhumaine). L’idée dominante de l’esprit d’Odyssée, l’intense désir qui devient son aspiration constante, c’est d’être de nouveau près de sa femme, laissée, il y a longtemps déjà, dans la fleur de sa jeune beauté. Malgré que, voyageant vers l’île, Fig. 226. — Lotophages.
sa patrie, il soit souvent tenté de séjourner en route, rien ne peut le faire départir de son dessein. Pourquoi ? Parce qu’Hélios ou le soleil ne peut se détourner de la marche qui lui est assignée, que ce soit dans son cours diurne ou nocturne.

Les premiers dangers rencontrés par Odyssée à son retour à Ithaque naquirent d’un conflit avec un peuple appelé les Cicones, qui détruisit à sa flotte six hommes par vaisseau. Le navigateur aborda ensuite à la terre des Lotophages (fig, 226), qui passaient leur vie dans un songe délicieux, mangeant le fruit du lotus, lequel fait oublier la patrie à ceux qui en goûtent. Odyssée dut là attacher quelques-uns de ses hommes qui désobéirent à son avertissement de ne pas toucher au fruit, puis les tirer avec les cordes jusqu’à leurs vaisseaux. Une terrible tempête porta ensuite la flotte au pays des Cyclopes, géants n’ayant qu’un œil au milieu du front. Avec plusieurs de ses compagnons, Odyssée franchit le seuil d’une caverne où étaient accumulées d’amples provisions de fromage et de lait : mais avant qu’ils pussent s’échapper, le cyclope Polyphème, fils de Poséidon, entra, et ferma l’issue avec un grand rocher qu’eux ne savaient mouvoir. Le feu qu’y alluma ce personnage éclaira la forme d’Odyssée et de ses Fig. 227. — Circé change en porces les compagnons d’Odyssée (Ulysse).
hommes, et Polyphème en fit cuire et en dévora deux. Odyssée, à qui Polyphème demanda son nom, répondit : Outis, en grec Personne. Lors donc que les autres Cyclopes vinrent demander à Polyphème pourquoi il rugissait si fort, il leur hurla qu’on lui faisait du mal ; et qui lui faisait ce mal ? « Personne ». Croyant qu’il n’y avait rien, ils s’en allèrent en leurs demeures.

L’aventure suivante n’est pas moins intéressante. Ayant échappé avec difficulté aux Trygoniens cannibales, le héros vint à Aïa, où la belle Circé changea nombre de ses hommes en porcs (fig. 227), mais se vit forcée par Odyssée de leur restituer leur forme première, celui-ci ayant reçu d’Hermès une herbe qui rendait sans puissance les charmes de la magicienne.

Les dangers ne cessent point là. Circé avertit le héros du péril plus grand des Sirènes, qui, assises dans leurs grottes vertes et fraîches, persuadaient aux marins de passage de venir se reposer et d’oublier tout labeur et leurs peines. Ceux qui cédaient au sortilège contenu dans la douce musique de ces nymphes, voyaient leurs vaisseaux lancés et mis en pièces contre les rochers. Odyssée, en conséquence, boucha les oreilles de ses matelots avec de la cire : comme il désirait entendre, lui, le chant des charmeresses, il se fit attacher étroitement au mât, et, de la sorte, conjura le péril. Toutefois il eut à lutter ferme pour sa liberté, quand l’écho de la berçante musique monta doucement dans l’air chaud et privé de souffle. Perte, après cela, de beaucoup d’hommes, dévorés par les deux monstres Scylla et Charybde, qui les absorbèrent dans leurs horribles tourbillons. Le reste de l’équipage disparut dans une tempête, après avoir tué quelques têtes du bétail d’Hélios, que Phaétuse et Lampetie, les filles brillante et étincelante, du premier Matin menaient en Trinacrie. Odyssée, secoué pendant bien des heures sur la mer, fut jeté à demi mort sur le rivage d’Ogygie. La belle Calypso le mena avec amour dans sa grotte, et l’y garda sept ans, bien qu’il lui tardât, cette fois encore, d’être chez lui. Hermès, enfin, ordonna à la nymphe de laisser aller son captif ; et elle l’aida à construire un radeau, qui le mena à quelque distance sur la mer : mais une autre tempête l’entraîna, et il fut jeté, sanglant et inanimé, sur le rivage de Phénicie. Plus tard il entendit, en revenant à lui, les voix joyeuses des filles qui jouaient sur la plage pendant que séchaient les vêtements lavés par elles. C’étaient des vierges venues avec Nausicaa, la belle enfant du roi Alcinoüs, et d’Arété, sa femme. Odyssée, guidé par Nausicaa, vint au palais de ce Fig. 228. — Pénélope.
prince, situé dans un glorieux jardin où les feuilles ne se fanaient jamais, et où des fruits étincelaient toute l’année aux branches. Mais plus charmante que tout était Nausicaa, dans sa jeunesse et sa pureté. Le voyageur fut, en ce lieu, traité avec bonté, et le roi lui offrit sa fille en mariage. Odyssée n’avait qu’un désir au cœur, c’était de voir encore Pénélope ; aussi fut-il conduit, dans un vaisseau phéacien, au rivage d’Ithaque, qu’il aborda seul et sous un déguisement.

Voici dans quel état il trouva sa maison. Son père Laerte, selon le récit fait dès l’abord par le porcher Eumée, vivait dans une misère sordide : une foule de chefs venus pour faire leur cour à Pénélope, avaient élu domicile au logis, et quelques serviteurs se liguaient avec eux pour dévorer les biens de l’absent. Elle, Pénélope (fig. 228), enfin, qui a promis de donner à ces prétendants une réponse quand elle aura achevé sa toile, diffère toujours cet instant en défaisant, la nuit, la portion de la trame tissée pendant le jour.

Odyssée entra dans la salle de son propre palais déguisé en mendiant, et, provoqué par quelques-uns des prétendants, il les défia à bander un arc suspendu au mur. C’était l’arc même du héros, que lui seul était capable de bander. Ils s’essayèrent en vain à le ployer ; mais quand le mendiant y mit la main, on entendit dans les cieux le tonnerre de Zeus, et ces intrus commencèrent à tomber un à un sous les flèches infaillibles. Télémaque avait laissé la porte de sa chambre entrebâillée ; plusieurs des chefs, saisissant les armes trouvées dans ce lieu, serrèrent de près Odyssée. Ils ne purent frapper le maître lui-même, mais Télémaque fut blessé, non pas mortellement cependant, comme Patrocle. À ce moment critique, Athéné vint en aide aux deux héros, et dispersa leurs ennemis avec son aveuglante égide. On rejeta les cadavres comme une dépouille refusée ; mais Odyssée assouvit toute sa rage sur le fils de Dolios, Mélanthios, comme Achille foula aux pieds le corps d’Hector. Il appela en dernier lieu toutes les femmes qui avaient favorisé les prétendants, et les pendit par les pieds à une poutre en travers de la grande salle. Le héros fut de nouveau uni à Pénélope, pour qui il avait, mainte année auparavant, fait de ses mains la belle chambre nuptiale, lieu de son repos après le grand massacre.

Savez-vous une histoire à qui ce conte ressemble de près ? Vous n’évoquerez pas tout de suite, à cause de mainte altération, la légende d’Achille à laquelle cette légende est parallèle. On tire, dans l’une et dans l’autre, une vengeance excessive d’un tort comparativement léger : dans le cas d’Odyssée, vraiment, le tort se bornait à l’intrusion des prétendants en sa maison. Arrivons à de plus minutieux détails. Tous deux, les héros, ont des armes que, seuls, ils peuvent manier ; tous deux sont aidés par Athéné ; tous deux ont, l’un dans Patrocle, l’autre dans Télémaque, un faible reflet de leur force ; tous deux font vœu d’accomplir une vengeance mortelle, foulent aux pieds et défigurent leur ennemi massacré ; ils ont presque le dessous à un moment de la lutte, et ils ont leur temps de repos et de quiétude après un terrible conflit.

Réflexions faites déjà autre part. Odyssée se sert de flèches empoisonnées, il vise et tue un homme par derrière, sans l’avertir ; il dit des mensonges toutes les fois qu’il sied à son dessein de le faire, il extermine une bande entière de chefs qui ne lui avaient pas fait grand tort, et ensuite pend « comme des moineaux à une corde », dit le poète homérique, une troupe de femmes, simplement parce qu’elles n’ont pas résisté aux demandes des prétendants. Morale de tout ceci : ne persistons point à regarder comme un modèle humain un être dont l’histoire a pris naissance dans les phrases qui sont aussi le fondement de la légende d’Achille.

Quant à Pénélope avec sa toile, elle est la tisseuse, trait commun à elle et à Hélios dans l’histoire de Médée : mais la trame, bien que souvent commencée, ne peut être achevée jusqu’au retour d’Odyssée, en raison de ce fait que la trame des nuages du matin ne reparaît qu’à la tombée du soleil.

Si nous arrivons à la signiflcation des noms, nous verrons que celui d’Odyssée a un sens propre. Quand la vieille nourrice du héros le reconnaît, dans le bain, à la trace laissée à sa jambe droite par la morsure d’un sanglier en sa première jeunesse, elle lui dit qu’il reçut ce nom d’Odyssée comme exprimant la haine généralement ressentie pour son grand-père Autolycos. Interprétation peu correcte, quoique le nom puisse se rattacher à un verbe grec signifiant « être en colère ». La vieille nourrice ignorait l’étymologie de son propre nom : Euryclée, comme Euryanasse, Europe et nombre d’autres, est simplement un nom de l’Aurore, qui est nourrice du soleil ; et la blessure faite par le sanglier se répète, exactement, dans l’histoire d’Adonis. Le nom d’ Autolycos, à son tour, comme celui de Lycaon, désigne simplement la clarté, tandis qu’Odyssée est le soleil courroucé qui se cache derrière les nuages épais. Ainsi déguisé, il approche de sa demeure, c’est-à-dire que l’obscurité est plus grande avant le commencement même de sa dernière lutte. Beaucoup, sinon la plupart des noms de cette fable, s’éclairent entre eux ainsi : Odyssée a un chien, Argos (le blanc ou le brillant), l’animal même qui apparaît au côté d’Artémis dans la légende de Procris. Les serviteurs qui aident les prétendants portent des noms tels que Mélantho, le noir, ou les enfants de Dolios, l’obscurité traîtresse ; le mot enfin de Télémaque, comme ceux de Téléphos et Téléphasse, représente la lumière dardée au loin de Phoïbos Hecœrgos. Une fois de plus, il sied de répéter ce que nous apprennent généralement de telles ressemblances : que les phrases représentant les aspects infiniment variés du monde extérieur, fournissaient des matériaux inépuisables avec lesquels on put construire de splendides poèmes. Pour commencer, les poètes homériques travaillèrent, avec un succès merveilleux, sur ces matériaux, qui formeront aussi le cadre des grands poèmes d’autres contrées : ce fait se prouve par les coïncidences étonnantes des mêmes incidents, aussi bien que des noms et des caractères existant entre l’Iliade et l’Odyssée, le Chant des Nibelungen et l’Epopée perse de Firdusi. Qu’il y ait des faits réels mêlés à des contes de Pâris et d’Hélène, d’Achille et d’Odyssée, rien ne peut contredire à cette façon de penser. Nous savons que la plupart des incidents qui appartiennent à ces histoires n’ont jamais pu avoir lieu : nous savons qu’Aphrodite et Athéné ne se sont jamais mêlées à des combats entre les mortels, et que l’armure d’aucun chef achéen n’a jamais été forgée sur l’enclume d’Héphaïstos. Mais on peut (dira quelqu’un) écarter tous les événements merveilleux de l’histoire, et entreprendre de narrer une guerre sans Thétis et Hélène, ou Sarpédon et Memnon, ou Xanthos et Balios ? Soit. Vous aurez alors (comme dans la préface de Thucydide) le récit de quelque chose qui peut avoir eu lieu, mais qu’aucune garantie ne me permet d’envisager comme un fait historique. Les noms et les incidents du mythe appartiennent au beau pays des nuages, où Ilion, comme une vapeur, s’élevait avec ses tours ; et c’est peine perdue de chercher en Europe et en Asie, la Phénicie, Ortygie, la Lycie, la Phéacie, Délos, la Trinacie, l’Arcadie et l’Ethiopie où voyage Hélios dans l’orage et le calme, dans la splendeur et l’assombrissement, le long des mers bleues du ciel.