J. Rothschild, éditeur (p. 180-187).
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ŒDIPE, MYTHE GREC ET LATIN.
(Grec : Oïdipous.)





Le grand héros de Thèbes en Béotie est Œdipe, correspondant (nous le savons) à Persée d’Argos et à la Thésée d’Athènes. L’histoire de sa naissance et de sa première enfance dit que son père Laios, en latin Laius, reçut de l’oracle de Delphes le même avertissement qui fut donné à Acrisios. Œdipe fut en conséquence exposé, immédiatement après sa naissance, sur le flanc du mont Cithéron (Kithairon). Ajoutons que, comme Dionysos et Persée, il fut placé dans un coffre, qu’on jeta à la mer. Sauvé comme les deux héros précités, et mené à Corinthe, il y passa pour le fils de Polybe et de Mérope. Mais l’avertissement de l’oracle s’accomplit. Voyageant de Corinthe à Thèbes, Œdipe rencontra sur la route un vieillard dans un char, qui lui ordonna de quitter le chemin ; sur son refus, le vieillard le frappa, et fut immédiatement tué par lui : c’était Laios, son père. Le héros, poursuivant sa carrière, trouva les Thébains en proie à une grande détresse, la sécheresse causée par le Sphinx, qui, assis sur le sommet de la colline dominant la cité, proférait de sombres énigmes, et ne pouvait être vaincu que par celui qui en expliquerait le mystère (fig. 139). Œdipe sauva la cité, en expliquant l’obscur Fig. 139. — Œdipe et le Sphinx.
énoncé du Sphinx, qui se jeta avec un farouche rugissement du haut des falaises ; et le sol brûlé fut rafraîchi par une pluie abondante. Une récompense attendait le jeune homme : on avait proclamé que quiconque délivrerait la ville du monstre épouserait la belle Jocaste, laquelle se trouvait être la mère d’Œdipe. Ce mariage eut lieu : car Œdipe ignorait quels étaient ses parents : mais l’Érinnys, qui tire vengeance du meurtre, lança une peste sur la ville, à cause de la mort de Laios ; et l’oracle de Delphes imposa aux habitants le devoir de se débarrasser du coupable. Quand, après de longues recherches, il se découvrit que c’était Œdipe qui avait tué le vieillard, et qu’il était marié à sa propre mère, ce héros s’arracha les yeux, afin de ne pas voir le malheur par lui perpétré ; et Jocaste mourut dans la chambre nuptiale. Tant de deuil ne mit pas fin à ces maux terribles ; Até, qui punit les fautes des enfants envers leurs parents, n’avait pas encore accompli son œuvre. Œdipe erra hors de Thèbes, misérable exilé, conduit par sa fille Antigone ; puis ses fils Étéocle et Polynice se disputèrent à qui régnerait sur Thèbes, et allumèrent une guerre civile. Se rencontrant dans la lutte, ils se tuèrent l’un l’autre. La destinée effroyable d’Œdipe touchait à son terme. Venu au bosquet des Euménides, près d’Athènes, il reçut de Zeus l’avertissement que sa mort était proche, et envoyant chercher Thésée, lui dit qu’Athènes serait grande et puissante aussi longtemps que personne ne saurait où Œdipe gisait enterré. Aussi, sous le sillon des éclairs et les grondements du tonnerre, le héros se reposa de sa peine et de ses maux, consolé jusqu’au dernier instant par le tendre amour de sa fille Antigone.

Origine de l’histoire. Tout vient de cette idée de labeurs exécutés au bénéfice d’autrui, laquelle distingue les légendes d’Héraclès, de Persée, de Thésée, de Bellérophon, et nombre d’autres ; et de phrases anciennes parlant du soleil comme s’unissant le soir à celle dont il était issu le matin. Le récit dut finir d’abord au mariage d’Œdipe avec Jocaste, juste comme dans les hymnes sanscrits Indra s’appelle le mari de l’Aurore, et quelquefois son fils : parce que l’Aurore vient avant que se lève le Soleil, Indra paraissant l’enfant de Dahana ; mais vu à son côté, il peut aussi passer pour son mari. De fait, toute la nature des dieux transparaît dans ces très-anciens poèmes. « Il n’y a pas de généalogies ou de mariages en règle entre les dieux et les déesses. Le père est quelquefois le fils, le frère est le mari, et celle qui dans un hymne est la mère, est dans l’autre la femme [1]Remarque : la dernière partie de l’histoire d’Œdipe ne s’est pas produite dans l’Inde ; pourquoi ? Parce qu’on n’avait pas oublié la signification réelle de noms tels qu’Œdipe et Jocaste. Mais, chez le Grec voyant en Œdipe et en Jocaste des êtres vivants, l’idée d’un mariage entre eux devint choquante ; et les horreurs qui en résultent sont des inventions ayant une cause très-naturelle. Œdipe se montre comme dominé par une puissance à laquelle il ne peut pas résister. C’est que le Soleil ne peut se reposer dans sa marche : l’astre n’agit pas librement ; et il faut qu’il s’unisse le soir à l’Aurore, de qui il s’est séparé le matin. Cette notion, appliquée à des actions humaines, devint l’idée de la Nécessité, appelée par les Grecs Ananké, ou de la Destinée qu’ils nomment Moïra. Sens de ce dernier mot Moïra : littéralement une portion ; et dans Homère, c’est l’être qui assigne aux hommes leur part de la vie, soumis strictement à Zeus. Aux poèmes postérieurs, ce personnage devient plus puissant que Zeus et tous les dieux ; et, selon quelques versions, il y avait trois sœurs appelées les Moires [2] (en latin, Fates) : nommément Clotho, celle qui file le fil de la vie, Lachésis celle qui le dévide aussi long qu’elle veut, et Athropos, la déité inexorable qui le coupe. Quant à Até, cause des disputes mortelles entre les fils d’Œdipe, son nom signifie « folie malfaisante » ; et dans les poèmes homériques elle n’est rien de plus : comme telle, Zeus la précipite du ciel, pour avoir fait naître Eurysthée avant Héraclès. Dans des temps plus récents, Até devint un sort ou un arrêt demeurant sur une maison, après l’effusion de sang innocent.

Étudions la parenté d’Œdipe. Jocaste, comme Iole et Iam, est un mot qui désigne la couleur violette, et signifia d’abord les teintes délicates des nuages du matin, ou celles du matin lui-même. Laios représente l’obscurité d’où sort le soleil, et répond à Léto ou Latone, mère de Phoïbos. Le mot est le même que le Dasyu indien, ennemi ; nom appliqué fréquemment à Vritra, l’ennemi d’Indra. Le nom d’Œdipe excite des controverses : quelques-uns croyaient qu’il venait du mot signifiant « aux pieds enflés » ; d’autres s’imaginaient qu’il voulait dire « qui sait l’énigme des pieds », parce que l’on raconte que le Sphinx demandait : « Quelle est la créature qui va sur quatre pieds le matin, sur deux pendant le jour, et sur trois le soir ? » Toutefois aucune de ces notions n’est correcte : et l’on ne connaît pas d’une façon certaine l’origine de cette appellation. Elle peut venir des verbes qui veulent dire enfler ou savoir : mais les deux modes d’explication que l’on vient de mentionner sont les fantaisies d’époques récentes. Les faits ici nous guident seuls, comparés aux vieilles croyances. Ainsi cette exposition d’Œdipe dans son bas âge vient d’une phrase disant originairement : « Les rayons du soleil, à sa naissance, reposent au niveau de la terre, ou sur le flanc de la colline. » Pâris de la sorte est exposé sur l’Ida ; mais l’Ida, dans les vieux poèmes védiques, est un nom de la terre, qu’on appelle la femme de Dyaus, le ciel visible. Ida et Dyaus répondent donc à l’Ouranos et à la Gaia grecs. Poursuivons. Le Sphinx est une créature qui emprisonne la pluie dans les nuages et, de cette façon, cause une sécheresse ; et, son nom signifiant « qui attache ferme » (du mot grec sphingo), cet être, en conséquence, répond exactement à Ahi, ou Échidna, le serpent étouffeur des ténèbres. Longtemps la notion en apparut comme importée d’Égypte, et « sphinx », passa même pour un mot égyptien : explication erronée des âges postérieurs. Les Grecs avaient l’idée et le nom du Sphinx (qu’on appelait aussi Phix, d’un mot apparenté au latin figo, fixer), cela des siècles avant que l’Égypte fût ouverte aux marchands et aux voyageurs helléniques. Le Sphinx grec a la tête d’une femme avec le corps d’une bête, les griffes d’un lion, les ailes d’un oiseau et une queue de serpent, et il peut être représenté dans toute attitude. Seulement, quand les Grecs vinrent en Égypte et trouvèrent des figures présentant la tête d’une femme unie au corps d’un lion, ils les appelèrent du même nom et s’imaginèrent dans la suite tenir l’idée même des Égyptiens. La notion de l’énigme du Sphinx fut suggérée par le murmure et le grondement du tonnerre, que les hommes ne peuvent pas comprendre. Œdipe, lui, devait les comprendre, parce qu’il tient de Phoïbos, le dieu de la lumière, cette sagesse qu’Hermès chercha aussi à obtenir. Ne voyez enfin autre chose dans la mort de ce Sphinx que la victoire d’Indra qui tue son ennemi Vritra ; et immédiatement apporte la pluie à la terre altérée : une averse se répand sur Thèbes, aussitôt que le Sphinx se précipite de la falaise. Inutile, étant donnée l’intuition acquise par le lecteur, de citer les formes sous lesquelles le Sphinx apparaît dans d’autres histoires, comme le Python et Fafnir : il se montre aussi en tant que Typhon et Polyphème.

Détails curieux : le lieu où meurt Œdipe est le bois sacré des Euménides. Le nom Euménides signifie littéralement « les êtres bons » : elles sont la même chose que les Erinnyes (Alecto, l’implacable, Mégæra, l’envieuse, et Tisiphone, vengeresse du sang, celles que l’on connaît d’ordinaire comme les Furies (fig. 140), Employée par antiphrase, pareille appellation sert à détourner le courroux de ces êtres mauvais. Quant au nom des Erinnyes, il ne veut cependant point dire Furies ; et c’est l’un de ceux Fig. 140. — Furies.
qu’on ne peut expliquer en grec (à coup sûr le même mot que le Saranyû indien, qui est un nom de l’aurore). Comment se fit-il que l’aimable Saranyû, ou le matin, pût se changer en l’obscur Erinnys des Grecs ? Voici. Aussi longtemps qu’on se rappela la signification du mot, on dit des malfaiteurs « Saranyû découvrira votre péché », voulant dire que la lumière révélerait leur perversité. D’où l’Erinnys fut d’abord l’être qui fait le jour sur les mauvais actes ; on la représenta après sous de sombres et terribles couleurs, comme une personnalité vengeresse.

À la faveur d’explications, multiples et non confuses, dans le méandre desquelles vous ne vous êtes point égarés, proclamons d’un commun accord ce qu’est la mort d’Œdipe ! La mort du soleil, dans les beaux bosquets du Crépuscule (ou jardins des Hyperboréens) représentant le réseau féerique des nuages ; et qui sont les premiers à recevoir et les derniers à perdre la lumière de l’astre, le matin et le soir. Quoique Œdipe expire dans la foudre et l’orage, les Euménides cependant sont bonnes pour lui ; et sa dernière heure est une heure de paix et de tranquillité. Un seul d’entre ses enfants reste jusqu’à la fin avec Œdipe, Antigone, dont le nom désigne la lumière pâle qui naît ou jaillit, à l’opposé du soleil, quand il se couche. Que devint-elle ? Les deux frères s’étant tués l’un l’autre, le corps de Polynice fut rejeté sans sépulture ; et, défiant Créon et ses ordres, Antigone le brûla. Créon ordonna que la jeune fille fût à son tour brûlée vivante ; et quand Hamon, fils de ce prince, la trouva morte, il se tua sur le cadavre virginal.




  1. Introduction.
  2. Les Parques.