Les Dieux antiques/Œdipe
ŒDIPE, MYTHE GREC ET LATIN.
(Grec : Oïdipous.)
e grand héros de Thèbes en Béotie
est Œdipe, correspondant (nous le
savons) à Persée d’Argos et à la
Thésée d’Athènes. L’histoire de sa
naissance et de sa première enfance dit
que son père Laios, en latin Laius, reçut
de l’oracle de Delphes le même avertissement
qui fut donné à Acrisios. Œdipe
fut en conséquence exposé, immédiatement
après sa naissance, sur le flanc du
mont Cithéron (Kithairon). Ajoutons
que, comme Dionysos et Persée, il fut
placé dans un coffre, qu’on jeta à la mer. Sauvé
comme les deux héros précités, et mené à Corinthe,
il y passa pour le fils de Polybe et de Mérope. Mais
l’avertissement de l’oracle s’accomplit. Voyageant de
Corinthe à Thèbes, Œdipe rencontra sur la route un
vieillard dans un char, qui lui ordonna de quitter le chemin ; sur son refus, le vieillard le frappa, et fut
immédiatement tué par lui : c’était Laios, son père. Le
héros, poursuivant sa carrière, trouva les Thébains en
proie à une grande détresse, la sécheresse causée par le
Sphinx, qui, assis sur le sommet de la colline dominant
la cité, proférait de sombres énigmes, et ne pouvait être
vaincu que par celui qui en expliquerait le mystère
(fig. 139). Œdipe sauva la cité, en expliquant l’obscur
Fig. 139. — Œdipe et le Sphinx.
énoncé du Sphinx, qui se jeta
avec un farouche rugissement
du haut des falaises ; et le sol
brûlé fut rafraîchi par une
pluie abondante. Une récompense
attendait le jeune homme :
on avait proclamé que
quiconque délivrerait la ville
du monstre épouserait la belle
Jocaste, laquelle se trouvait
être la mère d’Œdipe. Ce mariage
eut lieu : car Œdipe ignorait
quels étaient ses parents :
mais l’Érinnys, qui tire vengeance du meurtre, lança une
peste sur la ville, à cause de la mort de Laios ; et l’oracle de
Delphes imposa aux habitants le devoir de se débarrasser
du coupable. Quand, après de longues recherches, il se découvrit
que c’était Œdipe qui avait tué le vieillard, et qu’il
était marié à sa propre mère, ce héros s’arracha les yeux,
afin de ne pas voir le malheur par lui perpétré ; et Jocaste
mourut dans la chambre nuptiale. Tant de deuil ne mit
pas fin à ces maux terribles ; Até, qui punit les fautes des
enfants envers leurs parents, n’avait pas encore accompli son œuvre. Œdipe erra hors de Thèbes, misérable exilé,
conduit par sa fille Antigone ; puis ses fils Étéocle et Polynice
se disputèrent à qui régnerait sur Thèbes, et allumèrent
une guerre civile. Se rencontrant dans la lutte, ils
se tuèrent l’un l’autre. La destinée effroyable d’Œdipe
touchait à son terme. Venu au bosquet des Euménides,
près d’Athènes, il reçut de Zeus l’avertissement que sa
mort était proche, et envoyant chercher Thésée, lui dit
qu’Athènes serait grande et puissante aussi longtemps
que personne ne saurait où Œdipe gisait enterré. Aussi,
sous le sillon des éclairs et les grondements du tonnerre,
le héros se reposa de sa peine et de ses maux, consolé
jusqu’au dernier instant par le tendre amour de sa fille
Antigone.
Origine de l’histoire. Tout vient de cette idée de
labeurs exécutés au bénéfice d’autrui, laquelle distingue
les légendes d’Héraclès, de Persée, de Thésée, de Bellérophon,
et nombre d’autres ; et de phrases anciennes
parlant du soleil comme s’unissant le soir à celle dont
il était issu le matin. Le récit dut finir d’abord au
mariage d’Œdipe avec Jocaste, juste comme dans les
hymnes sanscrits Indra s’appelle le mari de l’Aurore, et
quelquefois son fils : parce que l’Aurore vient avant que
se lève le Soleil, Indra paraissant l’enfant de Dahana ;
mais vu à son côté, il peut aussi passer pour son mari.
De fait, toute la nature des dieux transparaît dans ces
très-anciens poèmes. « Il n’y a pas de généalogies ou de
mariages en règle entre les dieux et les déesses. Le père
est quelquefois le fils, le frère est le mari, et celle qui
dans un hymne est la mère, est dans l’autre la femme
[1].» Remarque : la dernière partie de l’histoire d’Œdipe ne
s’est pas produite dans l’Inde ; pourquoi ? Parce qu’on
n’avait pas oublié la signification réelle de noms tels
qu’Œdipe et Jocaste. Mais, chez le Grec voyant en
Œdipe et en Jocaste des êtres vivants, l’idée d’un mariage
entre eux devint choquante ; et les horreurs qui en résultent
sont des inventions ayant une cause très-naturelle.
Œdipe se montre comme dominé par une puissance à
laquelle il ne peut pas résister. C’est que le Soleil ne peut
se reposer dans sa marche : l’astre n’agit pas librement ;
et il faut qu’il s’unisse le soir à l’Aurore, de qui il s’est
séparé le matin. Cette notion, appliquée à des actions
humaines, devint l’idée de la Nécessité, appelée par les Grecs
Ananké, ou de la Destinée qu’ils nomment Moïra. Sens
de ce dernier mot Moïra : littéralement une portion ; et
dans Homère, c’est l’être qui assigne aux hommes leur
part de la vie, soumis strictement à Zeus. Aux poèmes
postérieurs, ce personnage devient plus puissant que Zeus
et tous les dieux ; et, selon quelques versions, il y avait
trois sœurs appelées les Moires
[2] (en latin, Fates) : nommément
Clotho, celle qui file le fil de la vie, Lachésis celle
qui le dévide aussi long qu’elle veut, et Athropos, la déité
inexorable qui le coupe. Quant à Até, cause des disputes
mortelles entre les fils d’Œdipe, son nom signifie « folie
malfaisante » ; et dans les poèmes homériques elle n’est
rien de plus : comme telle, Zeus la précipite du ciel, pour
avoir fait naître Eurysthée avant Héraclès. Dans des
temps plus récents, Até devint un sort ou un arrêt
demeurant sur une maison, après l’effusion de sang innocent.
Étudions la parenté d’Œdipe. Jocaste, comme Iole et Iam, est un mot qui désigne la couleur violette, et signifia d’abord les teintes délicates des nuages du matin, ou celles du matin lui-même. Laios représente l’obscurité d’où sort le soleil, et répond à Léto ou Latone, mère de Phoïbos. Le mot est le même que le Dasyu indien, ennemi ; nom appliqué fréquemment à Vritra, l’ennemi d’Indra. Le nom d’Œdipe excite des controverses : quelques-uns croyaient qu’il venait du mot signifiant « aux pieds enflés » ; d’autres s’imaginaient qu’il voulait dire « qui sait l’énigme des pieds », parce que l’on raconte que le Sphinx demandait : « Quelle est la créature qui va sur quatre pieds le matin, sur deux pendant le jour, et sur trois le soir ? » Toutefois aucune de ces notions n’est correcte : et l’on ne connaît pas d’une façon certaine l’origine de cette appellation. Elle peut venir des verbes qui veulent dire enfler ou savoir : mais les deux modes d’explication que l’on vient de mentionner sont les fantaisies d’époques récentes. Les faits ici nous guident seuls, comparés aux vieilles croyances. Ainsi cette exposition d’Œdipe dans son bas âge vient d’une phrase disant originairement : « Les rayons du soleil, à sa naissance, reposent au niveau de la terre, ou sur le flanc de la colline. » Pâris de la sorte est exposé sur l’Ida ; mais l’Ida, dans les vieux poèmes védiques, est un nom de la terre, qu’on appelle la femme de Dyaus, le ciel visible. Ida et Dyaus répondent donc à l’Ouranos et à la Gaia grecs. Poursuivons. Le Sphinx est une créature qui emprisonne la pluie dans les nuages et, de cette façon, cause une sécheresse ; et, son nom signifiant « qui attache ferme » (du mot grec sphingo), cet être, en conséquence, répond exactement à Ahi, ou Échidna, le serpent étouffeur des ténèbres. Longtemps la notion en apparut comme importée d’Égypte, et « sphinx », passa même pour un mot égyptien : explication erronée des âges postérieurs. Les Grecs avaient l’idée et le nom du Sphinx (qu’on appelait aussi Phix, d’un mot apparenté au latin figo, fixer), cela des siècles avant que l’Égypte fût ouverte aux marchands et aux voyageurs helléniques. Le Sphinx grec a la tête d’une femme avec le corps d’une bête, les griffes d’un lion, les ailes d’un oiseau et une queue de serpent, et il peut être représenté dans toute attitude. Seulement, quand les Grecs vinrent en Égypte et trouvèrent des figures présentant la tête d’une femme unie au corps d’un lion, ils les appelèrent du même nom et s’imaginèrent dans la suite tenir l’idée même des Égyptiens. La notion de l’énigme du Sphinx fut suggérée par le murmure et le grondement du tonnerre, que les hommes ne peuvent pas comprendre. Œdipe, lui, devait les comprendre, parce qu’il tient de Phoïbos, le dieu de la lumière, cette sagesse qu’Hermès chercha aussi à obtenir. Ne voyez enfin autre chose dans la mort de ce Sphinx que la victoire d’Indra qui tue son ennemi Vritra ; et immédiatement apporte la pluie à la terre altérée : une averse se répand sur Thèbes, aussitôt que le Sphinx se précipite de la falaise. Inutile, étant donnée l’intuition acquise par le lecteur, de citer les formes sous lesquelles le Sphinx apparaît dans d’autres histoires, comme le Python et Fafnir : il se montre aussi en tant que Typhon et Polyphème.
Détails curieux : le lieu où meurt Œdipe est le bois
sacré des Euménides. Le nom Euménides signifie littéralement
« les êtres bons » : elles sont la même chose que les Erinnyes (Alecto, l’implacable, Mégæra, l’envieuse,
et Tisiphone, vengeresse du sang, celles que l’on connaît
d’ordinaire comme les Furies (fig. 140), Employée par
antiphrase, pareille appellation sert à détourner le courroux
de ces êtres mauvais. Quant au nom des Erinnyes, il
ne veut cependant point dire Furies ; et c’est l’un de ceux
Fig. 140. — Furies.
qu’on ne peut expliquer en
grec (à coup sûr le même mot
que le Saranyû indien, qui est
un nom de l’aurore). Comment
se fit-il que l’aimable Saranyû,
ou le matin, pût se changer en
l’obscur Erinnys des Grecs ?
Voici. Aussi longtemps qu’on
se rappela la signification du
mot, on dit des malfaiteurs
« Saranyû découvrira votre péché »,
voulant dire que la lumière
révélerait leur perversité.
D’où l’Erinnys fut d’abord
l’être qui fait le jour sur les
mauvais actes ; on la représenta
après sous de sombres et terribles couleurs, comme
une personnalité vengeresse.
À la faveur d’explications, multiples et non confuses, dans le méandre desquelles vous ne vous êtes point égarés, proclamons d’un commun accord ce qu’est la mort d’Œdipe ! La mort du soleil, dans les beaux bosquets du Crépuscule (ou jardins des Hyperboréens) représentant le réseau féerique des nuages ; et qui sont les premiers à recevoir et les derniers à perdre la lumière de l’astre, le matin et le soir. Quoique Œdipe expire dans la foudre et l’orage, les Euménides cependant sont bonnes pour lui ; et sa dernière heure est une heure de paix et de tranquillité. Un seul d’entre ses enfants reste jusqu’à la fin avec Œdipe, Antigone, dont le nom désigne la lumière pâle qui naît ou jaillit, à l’opposé du soleil, quand il se couche. Que devint-elle ? Les deux frères s’étant tués l’un l’autre, le corps de Polynice fut rejeté sans sépulture ; et, défiant Créon et ses ordres, Antigone le brûla. Créon ordonna que la jeune fille fût à son tour brûlée vivante ; et quand Hamon, fils de ce prince, la trouva morte, il se tua sur le cadavre virginal.