Les Deux Jumeaux, poème de Jasmin

Les Deux Jumeaux, poème de Jasmin
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 908-923).

LES


DEUX JUMEAUX,


POEME INEDIT DE JASMIN.[1]




Il y a de nos jours un instinct généreux, élevé, qui pousse les meilleurs esprits à s’attacher au passé avec vénération, à rechercher dans la poussière des siècles tout ce qui a pu avoir un instant de vie, une heure d’éclat. Retour pieux dont l’histoire littéraire profite autant que l’histoire politique ? Les causes vaincues plaisent surtout au génie moderne comme elles plaisaient à la magnanimité de Caton. On aime à remonter le cours des âges pour y découvrir les élémens obscurs qui sont venus se confondre dans nos états nouveaux ; les coutumes provinciales, à mesure qu’elles s’effacent, semblent reprendre un intérêt plus charmant ; les poésies qui peignent ces existences locales, portent le reflet de ces mœurs évanouies ou menacées d’une prochaine destruction, sont avidement, recueillies ; les langues, autrefois florissantes et qui tendent à disparaître, ont l’attrait pour la science curieuse de toutes les variations de l’esprit humain. Dans cet ordre d’études, les travaux de M. Raynouard et de M. Fauriel sur l’époque romane peuvent être mis au premier rang. Or, il s’est trouvé que cette laborieuse et féconde reconstruction d’une littérature de bonne heure arrêtée dans son essor coïncidait avec une manifestation nouvelle de cet ancien génie. Cette langue que l’érudition de son abaissement, discutait comme une chose morte, un homme doué des plus heureux dons, Jasmin, la faisait revivre et lui prêtait une grace inattendue.

Certes, depuis le temps où chantait Bertrand de Born jusqu’à Jasmin, il s’est accompli des événemens qui réduisent l’importance d’un tel fait, qui lui donnent du moins un caractère très exceptionnel. Je ne méconnais pas les altérations, les changemens inévitables qu’a dû subir la langue maniée avec tant d’habileté par le poète méridional. L’instrument subsiste toujours pourtant, et rend encore des sons harmonieux. Déchue de sa splendeur, de son droit de cité, pour ainsi dire, cette langue, qui fut la langue des cours, est restée dans le peuple, qui est plus fidèle qu’on ne pense à ses traditions. Dans ce pays de France, qui offre au monde le type de l’unité, on serait étonné peut-être en apprenant qu’il existe des populations pour lesquelles le mot de franciman a un sens équivalent à celui d’anglomane pour nous. Le franciman et le paysan qui se pique d’abandonner les vieilles coutumes et de parler le français, tandis que les masses conservent leur langage traditionnel et semblent n’entendre que celui-là. Faut-il trouver étrange cette persistance ? Jasmin le dit très bien dans la sérieuse et brillante épître à M. Dumon sur les destinées de son idiome. « C’est la langue du travail ; à la ville, dans la campagne, on la trouve dans chaque maison ; elle y reçoit l’homme au berceau, et jusqu’au tombeau l’accompagne… Oh ! dans notre pays, c’est une magie ! Le peuple qui aime à chanter vous jette, sans s’en douter, de grosses poignées de poésie. Aussi garde-t-il sa langue, elle est faite à son allure. Maintenant, vous autres messieurs, franchissez la barrière ! Venez ! plantez un mur d’une triple épaisseur entre les lèvres de la nourrice et l’oreille du nourrisson… » Et il ajoute, en parlant de la petite patrie méridionale, ce vers touchant : « Otez-lui sa misère et laissez lui sa langue ! » Jasmin résume sa pensée dans une admirable comparaison. « …Au milieu de notre promenade, dit-il, tous ces vieux ormes qu’Agen a vus grandir ressemblent, en nous tressant une voûte élevée, à des géans alignés qui se donnent la main. Eh bien ! l’un d’eux, un jour d’orage, trembla, se ploya, abaissa son feuillage : le coup d’œil en fut gâté, et aussitôt nos gouvernans d’envoyer pioches et piocheurs pour l’arracher sans pitié. Mais les travailleurs se lassèrent, les outils se démanchèrent, et l’arbre, restant debout, brava hommes, pioches, gouvernans et tout. Oh ! c’est que l’orme avait, malgré ses vieilles branches, autant de racines que de feuilles… Depuis, plus que jamais, on voit son panache verdoyer ; les oiseaux sont revenus y chanter, et, sous l’ombragé de son beau bouquet, tous, chaque été, y chanteront long-temps. Ainsi en sera-t-il de cette enchanteresse, de cette langue harmonieuse, notre seconde mère ?… » Qu’on laisse de côté cette immense question de l’avenir : il sied à Jasmin d’avoir foi en sa langue ; c’est un témoignage de l’originalité, de la spontanéité de son inspiration. C’est ce qui prouve que sa poésie n’est point le jeu équivoque d’un esprit qui s’amure aux mystifications de l’archaïsme.

Jasmin, il y a peu d’années encore, n’était guère connu ailleurs que dans le midi ; lui-même, il redoutait de passer la Loire ; il pouvait craindre que le langage de sa muse naïve ne fût point compris. L’épreuve a été faite cependant, et on sait combien l’issue en a été heureuse. C’est que le talent de l’auteur des Souvenirs n’a cessé de grandir, de se fortifier. Jasmin ne s’est point arrêté qu’il n’eût trouvé sa véritable voie, et il l’a trouvée réellement. Une maturité féconde de l’intelligence répond, en lui, à la maturité de l’âge. Il eût été indifférent, sans aucun doute, qu’un ouvrier de plus vînt rimer quelques chansons politiques, qu’un pauvre coiffeur d’une ville méridionale torturât sa langue pour lui faire exprimer quelques-unes de ces pensées qui sont devenues le fonds commun de toutes les littératures, mais Jasmin, après avoir d’abord payé ce tribut à l’imitation, a compris bien vite que là n’était point la poésie pour lui : un infaillible instinct l’a détourné de ce procédé vulgaire qui n’eût pas été moins fatal à la renommée de l’homme qu’à sa langue même. Vrai fils du midi, enfant du peuple, Jasmin a senti qu’il ne devait pas contraindre sa nature. Il a jeté au vent, pour ainsi parler, ces souvenirs qu’avait laissés dans son esprit quelque lecture faite à la dérobée de Béranger ou de Florian ; et a cherché son inspiration en lui-même, dans ce qui l’entourait. Les scènes de son enfance éprouvée par la misère, il les a rappelée dans un poème qui vivra tant qu’il y aura des ames délicates capables de goûter ce charmant mélange d’une gaieté heureuse, innocente, et d’une douce méanco1ie, dans les Souvenirs. Il s’est appliqué à peindre les mœurs populaires méridionales, et il les a peintes à la manière des grands poètes. Sous ces couleurs locales, si vivement accentuées, on sent vivre l’éternelle nature humaine, celle qui est de tous les temps et de tous les pays. Peu de poètes ont au même degré le don de l’émotion ; peu d’écrivains s’entendent aussi bien à surprendre le secret des passions, à analyser un sentiment naïf et énergique. Et ces qualités essentielles, elles existent pour celui qui lit à tête reposée les ouvrages de Jasmin comme pour celui qui l’écoute et se laisse bercer par son enivrante parole. Des plumes excellentes ont fait connaître les productions successives du poète méridional, l’Aveugle de Castelcuillé, Françounetto, Marthe l’innocente. Jasmin va aujourd’hui ajouter une fleur nouvelle à ce bouquet de poésie ; il persiste dans la route qu’il s’est ouverte. Les Deux Jumeaux sont le fruit d’une inspiration franchement originale et entièrement maître d’elle-même. Ce sera un succès de plus pour cette langue que l’auteur des Souvenirs s’efforce de réhabiliter. Quelle que soit d’ailleurs la destinée future de l’idiome, qu’importe, puisqu’il reçoit aujourd’hui un lustre nouveau ? Toujours est-il qu’il s’est trouvé assez vivant pour suffire à un des plus heureux inventeurs de notre temps, et que, dût-il périr, les commentateurs ne manqueraient pas pour perpétuer le souvenir de cette résurrection imprévue. Ce sera un épisode du plus attachant intérêt dans l’histoire littéraire de cette époque si féconde en essais de tout genre, — épisode où rien ne manquera, car ici la poésie n’est pas seulement dans des œuvres exceptionnelles, elle est dans l’homme en même temps, dans son caractère, dans ses habitudes, dans son passé, dans ses actions de chaque jour.

L’existence même de Jasmin, maintenant qu’elle est sortie de cette ombre de la misère qui a pesé sur sa jeunesse sans la flétrir, cette existence présente, dis-je, est encore un poème plein d’une pittoresque animation. Rien n’est plus varie et, peut-on ajouter, plus richement varié que la vie de ce rapsode populaire. On a pu le voir à Paris, heureux et charmé de l’accueil qui lui fut fait ; il mettait une sorte d’amour-propre national à triompher ; il laissait éclater une joie d’enfant lorsqu’il excitait ce frémissement qui lui révélait que sa muse, bien qu’étrangère, avait des accens entendus de tous. Mais c’est dans le midi qu’il faut le suivre ; là il est sûr que chaque mot sera compris, que chaque délicatesse de la langue sera sentie ; là, point de traduction préparatoire qui trahisse sa pensée, ainsi que le disait Byron. Il n’a qu’à parler pour qu’on se plaise à l’écouter. Jasmin est le héros de toutes les fêtes méridionales ; il rend à ces fêtes un peu de leur antique poésie. Il va d’une ville à l’autre, de Bordeaux jusqu’à Béziers, et toutes lui envoient des couronnes. Celle-ci qui fut une des métropoles de la gaie science, Toulouse, lui vote une branche de laurier qu’une jeune personne se charge de lui porter ; et, comme il faut que les joies les pus pures se rencontrent toujours avec les douleurs, c’est justement à l’heure ou le poète est au chevet de sa mère mourante qu’il reçoit ce don brillant. Celle-là lui décerne une coupe d’or. C’est sous toutes les formes que la sympathie publique s’offre à lui, chacun de ces présens est un trophée et rappelle une victoire, une journée où la gloire populaire de l’auteur de Marthe fût adoptée par quelque cité nouvelle. Rien ne fait mieux comprendre la vie des troubadours d’autrefois Il y a cependant une différence entre Jasmin et cet antique pèlerin, qui quelquefois soufflait la guerre dans les manoirs féodaux, appelait les chevaliers au combat, et plus souvent promenait son heureuse et vagabonde insouciance, chantait le plaisir, charmait les cours du midi par des vers d’amour, par des disputes poétiques sur tous les raffinemens de la passion, par le récit d’aventures romanesques. Les temps ont changé ; ce n’est plus dans une cour d’amour que Jasmin peut venir amuser par ses inventions les esprits inoccupés : ces conditions heureuses n’existent plus, et le poète d’aujourd’hui est fils de son tems. Il ne discute pas quelque point épuisé du gay savoir ; mais, en donnant à sa poésie un but plus sérieux, plus en harmonie avec l’époque, en passionnant le public méridional par l’intérêt de ses vives compositions. Il fait tourner à l’avantage de toutes les misères les sympathies qui l’accueillent. Il y a dans tous ses succès une part pour les pauvres ; c’est la muse qui vient tendre la sébile pour soulager ceux qui ont faim et ceux qui ont soif. Jasmin est, à vrai dire, le troubadour de la charité ; les sommes qui ont été recueillies pour les malheureux avec son secours sont considérables. Croirait-on que par le prestige de son talent il a fait ramasser de quoi bâtir une église dans un pauvre hameau du Périgord qui attendait vainement un bienfait ? L’inspiration servant à élever un temple à la foi religieuse, n’est-ce point la poésie la plus pure mise en action ? Aussi Jasmin est-il recherché et fêté. Ce sont ces motifs qui rendent plus dignes et plus touchantes les ovations dont il est l’objet.

Qu’on ne pense pas cependant que cette vie qui est bien sérieusement la vie d’un homme de nos jours, avec ses accidens, avec sa variété, ait rien enlevé au caractère primitif de Jasmin. Qu’on ne se figure pas voir en lui un héros de soirées à bénéfice ; qu’on ne croie pas que l’habitude du succès ait altéré son heureux naturel. L’auteur de l’Aveugle est resté ce qu’il était, et ce n’est pas sa moindre gloire ; il travaille, il fait des vers, il voyage, va des plus pauvres demeures dans les salons élégans, et c’est toujours le même homme, franc, simple, naïf, plein de saillies étincelantes, sensible comme un enfant, toujours à sa place parce qu’il est toujours naturel. Si, en arrivant à Agen, près de cette voûte de feuillage formée par des arbres séculaires qui porte le nom du Gravier, vous l’allez voir dans sa boutique, où rien n’est changé, vous pourrez croire que c’est la une ostentation particulière à ceux qui se sont élevés par le génie au-dessus d’une condition obscure, que c’est une scène apprêtée dont le but est de piquer la curiosité par la comparaison de la gloire présente de l’homme avec son humble origine et ses premiers travaux ; il n’en est rien ; en connaissant Jasmin, je ne me figure pas qu’il fut autre, le jour où il allait à Neuilly présenter au roi sa muse gasconne, qu’il n’est habituellement dans son foyer familier. Cela, en vérité, suffisait bien d’ailleurs, car Jasmin, dans son naturel, est plein de délicatesses charmantes ; il a un tact peu commun à l’aide duquel il fait aimer sa pétulance méridionale ; il a une élévation de cœur qui le met au niveau de tous les hasards de la vie. Je ne saurais oublier la joie que ressentait un homme dont le souvenir est aussi cher que sa place fut grande dans la littérature contemporaine, Nodier en écoutant Jasmin, en suivant chacun de ses mouvemens, en surprenant les richesses de cette organisation d’élite. Ce qui le frappait, outre les signes incontestables de la poésie, c’était le développement de cette libre nature, c’était l’originalité franche et indélébile de ce caractère plein de saillies imprévues. L’un des premiers, l’auteur de Thérèse Aubert avait deviné de loin et salué le poète dans Jasmin ; il trouvait l’homme au moins aussi étonnant. C’était un sentiment de sollicitude enthousiaste qu’avait conçu Nodier, car son affection même se mêlait de quelques craintes ; il tremblait de voir ces heureux instincts s’atténuer, se corrompre au contact de Paris ; il ignorait encore qu’une des qualités distinctes de Jasmin, dans son exaltation méridionale, c’est un admirable bon sens qui le guide à travers les écueils où il pourrait se herter, qui lui révèle très bien notamment que son vrai théâtre est le midi, que son plus beau trône est dans cette humble boutique où son génie s’est formé, où il a vécu où il a rêvé, et dont il a fait l’asile inviolable de sa muse populaire.

S’il fut jamais vrai que le poète s’explique par la connaissance de l’homme, c’est certainement de Jasmin que cela se peut dire. Il n’est pas un de ces traits qu’on peut noter en lui, qu’il ne soit facile de retrouver dans ses vers. Dans cette existence hier malheureuse, aujourd’hui prospère, n’aperçoit-on pas le secret de ce mélange de larmes et de sourire qui distingue sa poésie ? On dirait que cette vie accidentée qu’il mène se reflète dans son talent, qui aime à mettre en action les moindres pensées. Jasmin, est un éminent poète lyrique ; mais une de ses tendances, en même temps, c’est de tout réduire en drame. Certes, peu de morceaux égalent, pour la richesse des couleurs et des sentimens, sa pièce de la Charité (la Caritat) ; on ne m’en voudra pas d’en citer un fragment dans l’original même :

… La grandou de Diou. non luzis enpenado
Qu’en fan la caritat, dambé soun soureillet,
De la calourado
De soun halenado,
A la terro aymado,
L’hiver quand a fret ;
Ou d’une plejado
De sa foun sacrado,
L’estiou quand a set !
Que l’homme fasque atal : y’a de penos cruelos
Que se sarron pertout entremièy dios parets ;
Qu’angue las derrouqua dins lous crambots estrets ;
Et qu’aoulot de counta lous astres, las estelos,
Ah ! que counte aci bas lou noumbre des paourets !

…La grandeur de Dieu ne luit tout entière
Qu’en faisant la charité, avec son soleil,
D’une bouffée
De sa chaude baleine,

A la terre aimée,
L’hiver quand elle a froid ;
Ou d’une ondée
De sa fontaine sacrée,
L’été quand elle a soif !
Que l’homme fasse ainsi ; il y a des peines cruelles
Qui se cachent partout entre deux murailles ;
Qu’il aille les déterrer dans leurs chambres étroites,
Et qu’au lieu de compter les astres, les étoiles,
Ah ! qu’il compte ici-bas le nombre des pauvres !

Voyez à côté, cependant, ce petit poème, le Médecin des pauvres, dont l’idée n’est point différente. Ici, ce n’est plus la riche effusion lyrique, c’est un récit tout simple, tout émouvant, c’est un drame sur la charité, sur la bienfaisance. Jasmin met en scène un homme qui est la providence des pauvres et qui a vécu bien véritablement à Agen, — car l’auteur de Françounetto ne fait ainsi le plus souvent que poétiser la réalité. Deux jeunes filles se rencontrent, l’une gaie, souriante, heureuse, l’autre triste, chagrine et les yeux en larmes. Il se trouve que la première doit son bonheur au médecin des pauvres, qui a ramené la prospérité dans sa famille, tandis que l’autre à son frère qui meurt dans l’abandon et le dénûment. Toutes deux courent alors vers la maison du bienfaiteur des malheureux ; mais, hélas ! elles ne trouvent, en arrivant, que le convoi funèbre de cet homme ; dont la vie fut consacrée à la charité. Ce n’est là qu’une sèche et courte analyse de ce poème d’un si dramatique intérêt ; il faudrait le lire dans l’original pour en goûter les pures et sérieuses beautés.

Le même naturel, qui se manifesté avec tant de grace dans la personne de Jasmin, brille au plus haut point dans ses ouvrages. Rien n’est forcé, rien n’est prétentieux ; tout est simple et vrai. C’est sans effort qu’il est poète ; il ne cherche point certes à mêler une inspiration d’emprunt à son inspiration populaire ; il est assez riche sans cela. Qu’on ne lui parle pas de classique ou de romantique : ce sont des mots qu’il ne comprendrait pas, et dont il serait bien capable de rire, tant il est peu respectueux envers cette souveraine logomachie. Son unique conseillère, à lui, c’est la nature. Et ce qui n’est pas moins surprenant, c’est que livré à lui-même, sans aucune étude, n’ayant d’autre guide que son propre instinct, il a poussé l’art jusqu’à la perfection. Nul, mieux que lui, ne mesure la convenance de l’expression ; il n’est pas de poète plus riche et plus concis en même temps ; dans ses œuvres, on trouverait difficilement un mot à ajouter, un mot à retrancher. Chacune de ses compositions est achevée et a ce brillant relief qui est le secret du génie. On peut toujours compter sur la délicatesse du poète dans le développement de ses inventions. Soyez sûr qu’un tact infaillible l’avertira au moment où il risquerait de se laisser aller à quelque peinture vulgaire. Je me souviens des craintes d’un homme de goût en entendant Jasmin lire l’Aveugle de Catelcuillè. La pauvre aveugle qui a tout perdu, qui se débat tristement dans sa nuit éternellement noire, forcée de dire adieu au jour et à l’amour qui est la lumière du cœur, veut assister au mariage de son infidèle fiancé ; elle s’est promis toutefois de ne pas survivre à ce cruel abandon ; et elle cache un couteau sous le mouchoir qui couvre son sein pour aller se tuer dans l’église même. C’était cette scène qui apparaissait comme une redoutable épreuve pour le talent du poète : ce suicide semblait déparer l’ensemble de l’œuvre ; ce couteau allait dénouer l’action comme un mélodrame vulgaire, mais, au moment fatal, ce n’est plus le couteau, c’est la douleur qui tue la jeune fille. Un ange vient. Arracher son ame vierge à ce corps souffrant pour l’emporter au ciel. Mystérieuse et poétique fin où la fatalité, aveugle d’ordinaire, se montre clémente, intelligente, en tranchant des jours qui ne pourraient plus connaître le bonheur ! C’est là le mérite de Jasmin, de multiplier ces scènes touchantes dont l’intérêt reste toujours, élevé et pur.

Il y a dans les œuvres du poète méridional toute une partie, entièrement personnelle qui égale les plus beaux essais, de poésie intime. Jasmin excelle à développer quelque circonstance de sa vie, quelque sentiment qui lui est propre ; c’est un procédé qui lui est commun avec de grands écrivains de notre temps. Cependant sa poésie intime conserve un caractère original ; elle est triste sans amertume, comme elle est railleuse sans méchanceté ; c’est une philosophie douce et consolante qui se répand sur toutes choses, qui repose et qui émeut et fait vibrer tour à tour toutes les cordes de la nature humaine. On a pu remarquer dans Jasmin, en lisant quelques-unes de ses pièces, un peu du Gaulois Marot ; ce ne serait pas trop dire souvent que de le comparer à Horace, — un Horace populaire qui se peint tout entier avec délices dans ses écrits. Il a surtout du poète romain cet art merveilleux de condenser la pensée de décrire avec précision, sans oublier un seul trait dans ses peintures, et il en a aussi le sentiment. C’est ce qui fait que sa poésie intime à des couleurs et des accens particuliers. Cette portion de es œuvres commence aux Souvenirs, où revit toute sa jeunesse ; elle se continue dans plusieurs épîtres d’une haute valeur, notamment dans celle à un agriculteur de Toulouse qui lui conseillait de venir faire fortune à Paris. Oh ! que Jasmin est mieux inspiré et qu’il répond victorieusement en faisant un retour sur lui-même ! « . Sitôt, dit-il, qu’on entend dans l’été – ce joli zigo ! ziou ! ziou ! – de la sautillante cigale, — le passereau s’échappe et déserte le nid - où il sentit pousser des plumes à ses ailes. — L’homme sage n’est pas ainsi ; — il aime toujours la vieille maison — où on le berça dans le jeune âge. — Il aime, quand il voit tout verdoyer, — homme fait, d’aller rêver - sur le gazon moelleux qu’il foula tout enfant. »

… L’homme sagé n’es pas atal ;
Aymo toutjour lou biel oustal
Oùn lou bresseron al jouyne atgé.
Aymo, quand bey tout berdeja,
Home fèy, d’ana saouneja.
Sul gazoun tout mouflet que traouillèt tout maynatgé.


Une pièce récente de Jasmin et qui n’a reçu encore qu’une demi-publicité est le plus beau fruit peut-être de cette inspiration. Je veux parler d’un morceau adressé à une dame, et intitulé Ma Vigneè (Ma Bigno). Le poète agenais n’envisage pas le sujet comme l’eût fait sans doute Anacréon. Qu’on ne s’effraie pas du titre qui sent le caveau, Cette vigne existe bien réellement. Jasmin l’a achetée à Agen avec un peu de cet argent que la poésie a amené dans sa boutique ; et, comme il le dit, sa muse s’est faite ainsi propriétaire, — fazendèro, mot qu’on ne peut rendre. — Elle est bien petite ; il en faudrait cent comme cela pour faire une lieue ; telle qu’elle est pourtant, il la rêva vingt ans ; elle est sa joie ; il compte les arbres, les ceps de vigne, il vante les fruits surtout, et de là il arrive à faire la plus riche description du pays :

… Dins lo nord abès de grandes caouzos,
De gleizos de palays que mounton haou, bien haou,
Et lou trabal de l’homme ès may bel chè bous-aou ;
Mais benès fa quatre ou cinq paouzos
Sus bors de la Garono ; as bès jours de l’estiou,
Beyrès que lou trabal de Diou
En lot n’es tan bel coumo aciou !
Abèn de rocs bestits en belours que berdejon,
De planos que toutjour daouregon,
De coumbos oun bebèn un ayre sanitous ;
Et quand nous passejan, partout traouillan de flous !
La campagno à Paris, a bé flous et pelouzo
Mais és trop grando damo, es tristo, droumillouzo ;
Aci, milo oustalets rizon sul hors d’un riou ;
Nostre ciel es rizen, tout s’amuzo, tout biou !
Dunpey lou mes de may, quand lou bel ten s’atindo,
Penden sies mes dins i’ayre une musico tindo ;
A milo roussignols cent pastous fan rampeou ;
Et touts canton l’amou, l’amou qu’es toutjour neou ;
Bostre gran-opera surprés fayo silenço
Quand lou jour de la nèy esquisso lou ridèou,
Et que debat un cièl que s’alumo talèou,

Escoutat del boun diou, nostre councer coummenço !
Quas refrins ! quinos bouès ! tenè, sy fan aney ;
Un canto pel la costo ; un aoùtre pel barèy.

Aquellos mountagnos
Que tan haoutos soun
M’empachon de beyre
Mas amous oun soun,
Bay cha-bous, mountagnos,
Plànos, haousa bous,
Perque posqui beyre
Oun soun mas amous.

El milo bouès, atal, brounzinan dins lous ayres,
Ban a trabès lous rideous blus
Fa rire lous angés lassus ;
La terro embaoumo lons cantayrès ;
Lous roussignols, sus brens en flou,
Canton may fort à qui millou ;
Tout bay justé, et pourtan digun bat la mesuro ;
Et per entendé tout, tan que lou councer duro,
Ma bigno es un sieti d’aounou,
Car plani de sul tap oun ma groto s’entrouno,
Sul paradis d’Agen, la coumbo de Berouno.


J’ajoute une traduction, la plus littérale possible :

« … Dans le Nord, vous avez de grandes choses, — des églises, des palais qui s’élèvent bien haut, et le travail de l’homme est plus beau chez vous ; — mais venez faire quatre ou cinq pauses sur les bords de la Garonne, aux beaux jours de l’été, — vous verrez que le travail de Dieu - nulle part n’est plus beau qu’ici ; — Nous avons des rocs revêtus de velours qui verdoient, — des plaines qui sont toujours dorées, — des combes où nous buvons un air salubre, - et, quand nous nous promenons, partout nous foulons les fleurs. — La campagne, à Paris, a bien des fleurs et des pelouses, — mais elle est trop grande dame ; elle est triste, somnolente. – Ici, mille petites maisons s’égaient sur le bord d’un ruisseau ; — notre ciel est riant, tout s’amuse, tout vit ! — Depuis le mois de mai, quand le beau temps arrive, — pendant six mois dans l’air une musique vibre. — A mille rossignols cent bergers font concurrence, — et tous chantent l’amour, l’amour qui est toujours nouveau. — Votre grand Opéra, surpris, ferait silence, quand le jour de la nuit déchire le rideau, — et que, sous un ciel qui s’enflammeè aussitôt, — écouté du bon Dieu, notre concert commence ! — Quels refrains ! quelle voix ! tenez, — l’un chante le long de la côte, l’autre dans les guérets : — Ces montagnes, — qui sont si hautes, — m’empêchent de voir - où sont mes amours. – Baissez-vous, montagnes, — plaines, haussez-vous, — afin que je puisse voir - où sont mes amours. — Et mille voix, ainsi, résonnant dans les airs, — vont, à travers les rideaux bleus, — réjouir les anges là-haut. — La terre embaume les chanteurs ; — les rossignols, sur les branches fleuries, — chantent à qui mieux mieux. – Tout est juste, et pourtant personne ne bat la mesure. – Eh bien ! pour tout entendre, tant que le concert dure, — ma vigne est une place d’honneur, — car je plane, du haut du tertre où j’ai ma grotte, — sur le paradis d’Agen, le combe de Berouno… »


N’y a-t-il, dans cette poésie, avec des développemens nouveaux, quelque chose de semblable à ce tendre sentiment qui faisait dire à Horace : « Ce coin de terre me plaît au-dessus de tous les autres ! » Certes, le pays qui inspire de pareils vers est digne d’être aimé, digne d’être préféré de ceux qui y vivent ; il mérite bien aussi que ceux qui en sont éloignés par le hasard tournent toujours vers lui un regard d’envie et de regret, comme on dit que les Mores chassés de l’Andalousie se souvenaient en rêvant de Grenade, comme la pâle Mignon, dans les brumes du Nord, chantait encore la contrée où les citronniers fleurissent.

Tout ceci ne m’éloigne pas autant qu’on le pourrait croire du nouveau poème de Jasmin ; j’y reviens au contraire naturellement, après avoir résumé les qualités du poète, après avoir essayé de montrer son talent tel qu’il est, tout à tour lyrique et dramatique : c’est ce double caractère qui se retrouve encore dans son nouvel ouvrage. Les Deux Jumeaux (lous dus Bessous) ne sont pas peut-être aussi considérables que Françounetto : le poème compte à peine deux cent cinquante vers ; mais il porte la même empreinte que les compositions antérieures de Jasmin. Dans les proportions que l’auteur lui a données, c’est la même alliance de naturel et d’art ; c’est la même facilité d’invention, le même éclat précis de langage, si l’on peut ainsi parler, et il y a aussi cette variété de tableaux où le poète aime à se jouer. Jasmin, en effet, est un des hommes dont les œuvres pourraient fournir le plus au pinceau d’un peintre de genre. Il y a un sentiment moral, élevé dans les Deux Jumeaux : c’est la mise en action du dévouement fraternel ; c’est l’histoire de deux existences qui se développent parallèlement, qui, au lieu de se partager le bonheur, sont destines à se heurter et se sacrifient volontairement l’une à l’autre sans bruit, sans ostentation, sans cette hypocrite vanité de la vertu, mais non sans de secrets déchiremens. L’idée au fond, n’est pas neuve, peut-on dire ; les frères ennemis sont une vieille histoire : oui, sans doute ; mais ce qui est moins usé, c’est le spectacle de deux cœurs jeunes, pleins de feu, subitement agités d’une même passion et en qui l’amour ne tue pas l’amitié, qui ne songent pas seulement à se haïr, et, se passant pour ainsi dire la coupe du sacrifice, goûtent l’un après l’autre la volupté amère et douce du dévouement.

Jasmin a dédié les Deux Jumeaux à M. De Salvandy, grand maître des savans, comme il dit. Il a répondu en poète au ministre qui sait honorer les poètes, qui aime à rendre aux lettres ce qu’elles firent pour lui Rien n’est gracieux d’ordinaire comme les dédicaces du rapsode méridional ; c’est comme le prologue du drame. Cette histoire d’amour qu’il va redire, c’est une pauvre vieille qui la lui conta un soir dans sa petite maison, tandis que la feuille tombait en gémissant, et elle lui fit venir les larmes aux yeux. « Aussi bien aujourd’hui, ajoute-t-il, le tomber de la feuille s’harmonise avec les douleurs. »

… Lou toumba de la feillo
S’abarejo dan las doulous.

Le temps est propice donc pour chanter les tristesses ; c’est le moment où la veille est assez longue pour répéter les ballades, les récits mélancoliques et tendres, et Jasmin n’y manque pas. Le drame des Deux Jumeaux se passe en 1804, comme si le poète s’était plu dans le contraste de la solennité de l’époque et de la naïveté d’une histoire d’amour. Il y a dès le début une fraîcheur qui repose, et qui, certes, rejette l’esprit loin des scènes du couronnement. Il est difficile d’ailleurs de mieux entrer dans son sujet.

Dins uno coumbo ayréjado, poulido
Touto Claou fido
De frut, de flous,
Pret d’uno may de bouno houro abeouzado
Abion grandit al ben fres de la prado,
As caous poutous
Dus frays bessous.

Homes, abion coumo del ten maynatge
Memo bizatge
Et memo corp ;
Soun ressemblens coumo soun dios estelos
Dios pimparelos
Dus pimpouns-d’or.

Ebé ! Del co, se semblon may enquero
Ço q’un atten l’aoutré tabé l’espéro
Ou l’esperèt.
Cadun d’es, per soun fray, mouriyo sans regret,
Des jotz et pes plazes ban sul la mèmo routo ;
L’un acos l’aoutre en tout : quan nasqueron sans douto
L’amo de fet
Quié per un debalèt
Se partatget !

« Dans une vallée aérée, jolie, — toute farcie - de fruits, de fleurs ; — près d’une mère de bonne heure aveuvée, — avaient grandi au vent frais de la prairie, — aux chauds baiser, — deux frères jumeaux. — Hommes, ils avaient, comme du temps enfant, — même visage - et même corps. — Ils se ressemblent comme font deux étoiles, — deux marguerites, — deux boutons d’or. — Eh bien ! du cœur, ils se ressemblent plus encore. — Ce que l’un attend, l’autre aussi l’espère, — ou l’espéra. — Chacun d’eux, pour son frère, mourrait sans regret ; — pour les jeux, les plaisirs, ils vont sur la même route ; — l’un, c’est l’autre en tout : lorsqu’ils naquirent, sans doute, — l’ame de feu, — qui pour un descendit, — se partagea. »


Ces deux jumeaux, ce sont André et Paul. Leur mère était fière de tant de jeunesse et de beauté, et, tandis que tout le monde se méprenait en les voyant séparément, elle seule pouvait les reconnaître. Je me trompe : il y a quelque chose d’aussi clairvoyant que la sollicitude maternelle, c’est l’amour, lorsqu’il naît dans le cœur d’une jeune fille. André était aussi reconnaissable pour Angéline que pour sa mère. Les cœurs des deux jeunes gens se nouèrent, dit le poète, et il est aisé de deviner tous les ravissemens de cette passion naissante et encore enveloppé de mystère ; mais le bonheur est difficile à cacher, surtout, hélas ! lorsque le désespoir doit en résulter pour un autre. Oh ! alors, il se trahit plus vite encore. En voyant l’amour briller dans les regards d’André et d’Angéline, Paul, qui aime aussi la jeune fille ; devient silencieux, triste lui qui nourrissait secrètement l’espoir d’épouser Angéline dès qu’il aurait échappé à la conscription, il voit tout à coup son rêve brisé ; il languit désormais, il meurt de cette cruelle maladie d’amour ; ses joues pâlissent, sa vie s’éteint. Vainement sa mère pleure, prie, et « de son prier si triste, ainsi que le dit le poète, fait un instant reculer la mort. » Paul, emportant son secret, va périr, lorsque dans la fièvre il laisse échapper un nom, — le nom d’Angeline. Aussitôt l’œil d’André luit d’un feu étrange ; un sourire angélique effleure ses lèvres ; il voit un instant la jeune fille, puis la ramène au chevet de son frère en lui disant : « Frère, guéris, Angéline t’en prie ; regarde-la, tu verras son sourire, elle t’aime de cœur. Toute cette année, chaque jour, n’osant pas te le dire, comme une sœur elle me le disait. » L’agonisant revient à la vie, en effet, il rouvre les yeux à la lumière et retrouve insensiblement la santé. Angéline lui laisse tout croire ; se dévoue, elle aussi, et lui livre sa main, tandis qu’André, la gaieté sur le front et la mort dans l’ame, prend un habit de soldat, et va au-devant de la mitraille, ce qui n’était guère difficile à rencontrer en ce temps-là. C’est ici que finit la première pause. Ce chant, je dois le dire, me paraît le meilleur du poème ; cette action, qui semble si peu de chose, Jasmin l’a rendue saisissante par les traits de passion qu’il y a semés, par les vives couleurs dont il a revêtu ces peintures. Ce drame si simple prend de la grandeur. Le dévouement d’André, payant de son bonheur la vie de son frère, laisse dans le cœur je ne sais quelle émotion généreuse qui le trouble et le satisfait en même temps. L’un des jumeaux a accompli son sacrifice ; pour réaliser la pensée du poète, ce sera bientôt à Paul d’accomplir le sien.

Le second chant des Deux Jumeaux montre André, non pas mort, comme il l’espérait, mais sombre, impassible, toujours prêt à braver le péril, au milieu des soldats de l’empereur. « En ce temps, dit le poète, l’empereur, qui intronisait la guerre, obscurcissait le nom des plus fameux soldats, faisait plier les rois, boulversait la terre, et ensuite lui jetait la paix… » André est un des soldats de cette garde immortelle qui était la digne escorte du nouveau triomphateur ; cependant il ne cesse de tourner les yeux vers le village. Blessé, la pensée qui l’occupe encore pendant la nuit qui précède un grand combat, c’est le souvenir d’Angéline, et dans le silence du camp endormi il laisse échapper un chant d’amour en contemplant le ciel avec supplication. C’est un chant pareil à celui des Hirondelles dans Marthe ; mais ici ce sont les étoiles qui sont les confidentes de l’amant :

Estelo
D’Angelo
Ses belo
Aney.
La ney
Es claro ;
La beyras toutaro
Sul sieti qu’ey fey :
Perqu’es un crime de lli’escrioure
Digo-li que toutjour Andrè saguet l’ayma
Que nou pot l’oublida per bioure,
Que bay mouri per l’oublida !

Mais s’elo m’oublido
A peno aouras bis.
Ma bito escantido ;
Luts del paradis,
Estelo
D’Angelo
Pla belo
Sayos
Sé cado tantos
Toutjour li dizios :
Andrè nou dibet pas t’escriourè.

Mais el aoumen saguet ayma :
Nou pousquet t’oublida per biouré
Et mourisquet per t’oublida !

« Étoile. — d’Angèle, tu es belle — ce soir. — La nuit — est claire ; — tu la verras tout à l’heure — sur le siége que je lui fis. — Puisque c’est un crime de lui écrire ; — dis-lui que toujours André sut l’aimer, — qu’il ne put l’oublier pour vivre, — qu’il va mourir pour l’oublier !

« Mais, si elle m’oublie, — à peine auras-tu vu — ma vie éteinte ; lumière du paradis, — étoile — d’Angèle. — bien belle tu serais — si chaque soir — toujours tu lui disais : — André ne dut pas t’écrire, — mais lui, au moins sut t’aimer ; — il ne put t’oublier pour vivre, — et il mourut pour t’oublier ! »


On comprend combien une traduction doit donner une faible idée de l’harmonie de ces vers, combien il est impossible de remplacer la mélodie de ce rhythme, qui produit la même impression que certaines strophes de M. de Lamartine. — Ainsi chante André tandis que le combat se prépare. Dans sa vallée natale, cependant, que se passe-t-il ? Paul est-il heureux désormais ? Non, « le malheur d’André, le malheur d’Angéline, n’ont pas fait son bonheur. » Trompé d’abord par le sacrifice de la jeune fille, il découvre bientôt la vérité ; son triple bandeau tombe… et alors il sent quel martyre il a imposé, sans le savoir, à Angéline, à son frère. Paul dit adieu, lui aussi, au village, pour aller mourir à la place d’André. Il arrive assez tôt pour prendre part à la bataille ; il se jette au milieu du feu, et, au moment où il est frappé, Paul retrouve son frère. « Frère ! frère ! qu’as-tu fait ? dit celui-ci. — Mon devoir, il le fallait : depuis un an, tu as pris ma place, et je suis venu prendre la tienne. » Puis il ajoute les mêmes paroles que lui avait autrefois adressées André : « Frère à ton tour, guéris ; Angéline t’en prie ; elle n’est plus ta sœur ; tu verras son sourire ; elle t’aime de cœur. Toute cette année, chaque jour, n’osant pas me le dire, son œil mourant me le disait… » Paul meurt en disant ces mots.

« … André revint à la triste demeure ; — Angéline pleura… ensuite elle ne pleura plus ; — mais la mère ne put changer comme la jeune femme ; — celle-ci — n’en aimait qu’un, la mère en aimait deux ! »

Jasmin finit son poème par ce derniers vers d’une sensibilité si touchante, qui fait la part de l’éternelle douleur, même à côté des joies renaissantes des deux amans. Il peint en un mot cette plaie inguérissable de la mère qui a perdu un enfant et qui ne veut pas être consolée. Je n’ai point dissimulé que la première partie des Deux Jumeaux me paraissait préférable à la seconde. Ces simples héros se perdent, en effet, dans ces batailles, et il faut un peu de bonne volonté pour qu’ils se retrouvent au milieu de ce choc gigantesque d’hommes et se donnent le dernier baiser fraternel. Il ne m’en coûte pas d’entrer dans ces détails avec Jasmin, parce que je sais le prix qu’il attache aux remarques sincères, parce que c’est un droit qu’on ses amis d’être jaloux de la perfection de ses œuvres.

Cela dit cependant, on pourrait ajouter que dans ses portions vraiment inattaquables, le poème des Deux Jumeaux décèle encore un progrès, car la constance dans une voie excellente produit par elle-même un incessant progrès. L’esprit y gagne chaque jour plus de sûreté, à mesure qu’on se familiarise avec la nature, on l’aime davantage, on en surprend mieux les secrets, on aperçoit plus clairement ses aspects divers et infinis. L’étude des vrais penchans de l’ame, des éternels sentimens humains, rajeunit sans cesse le talent ; telle est la source féconde de la poésie de Jasmin. Aussi ce vif instinct du vrai lui dicte plus d’une parole qui pourrait avoir de l’autorité, pour tous : « la franche poésie maintenant est comprise et revient, dit-il dans une épître à un de ses compatriotes ; des hommes à grand renom, pour ne ressembler à personne ; du vrai, du naturel franchirent la borne, et le monde entraîné la sauta à pieds joints Mais là-bas, qu’ont-ils trouvé ? Au lieu de feu, de la fumée, une laide et fausse nature, un ciel sans robe bleue, un soleil sans chaleur, de gros épis sans blé et des fleurs sans parfum. — Aussi, voyez la foule ! elle revient dans la bonne route. Ah ! fleurissons-la chaque jour pour qu’elle y vienne plus vite et qu’elle y puisse rester… » C’est en persévérant dans cette route que Jasmin, ainsi que le lui a dit M. de Salvandy en acceptant la dédicace des Deux Jumeaux, ne cessera de nous faire goûter ces délices incomparables d’une poésie harmonieuse qui de l’oreille arrivent si profondément au cœur et à la pensée.


CH. DE MAZADE.

  1. Les Deux Jumeaux seront publiés à la librairie de Comon, quai Malaquais, où se trouvent tous les ouvrages de Jasmin.