Calmann Lévy (p. 81-87).



VIII


Quand Roger fut revenu auprès de sa mère, je courus déjeuner à mon tour avec Espérance, qui avait fini de servir ses hôtes et qui vint à côté de moi, mangeant de grand appétit et rayonnant de joie sous sa délicate enveloppe de réserve et de discrétion. Ce jeune homme me charmait de plus en plus ; bientôt il sentit que je l’aimais et me parla avec confiance. Nous avions laissé à table ces convives de bon aloi qui trinquent sans désemparer jusqu’à ce qu’ils tombent. Espérance m’avait suivi dans la chambre de Roger, que je n’avais pas encore eu le temps de remettre en ordre, et de la façon la plus naturelle, sans montrer ni servilité ni orgueil, il m’aidait à faire son lit.

Je ne pus m’empêcher de lui dire :

— Vous faites comme moi, monsieur Espérance, vous acceptez une fonction de hasard. Je ne suis plus valet de chambre depuis longtemps ; mais, quand l’occasion se présente, je sers mon jeune comte avec plaisir. Quant à vous, monsieur le fermier, vous n’avez jamais servi et ne servirez jamais personne que dans les limites de l’hospitalité.

Gaston sourit, et, quittant pour la première fois devant moi son accent rustique :

— Toutes ces différences-là, me dit-il, sont trop subtiles pour moi. Servir ceux qu’on aime est dans l’ordre des choses naturelles, et j’ai toujours servi ici mes parents adoptifs et leurs amis. À la campagne, le serviteur et le maître vivent en égaux, et la preuve, c’est que le valet de ferme épouse souvent la fille du fermier. Cela me fait penser à réparer un oubli, monsieur Charles, je ne vous ai pas demandé votre agrément pour épouser votre filleule, et, à la campagne, où l’on prend les choses au sérieux, un parrain est un second père.

— Oh ! mon cher enfant, m’écriai-je, l’opposition ne viendra pas de moi ; mais est-ce donc une chose décidée que ce mariage ? Vous l’avez annoncé à madame la comtesse, et pourtant le père Michelin, qui me consultait toujours autrefois, ne m’en a encore rien dit.

— Il vous en parlera certainement aujourd’hui ou demain, dès qu’il aura un instant pour respirer. Aujourd’hui, il a eu fort à faire pour se débarrasser d’un prétendant auquel il n’avait pas dit non, un certain Simon, fils du meunier de Saint-Julien, un beau gars, riche pour un paysan, et qui rêvait d’épouser Charlotte. Il se trouve que je suis plus riche que lui, que Charlotte m’aime, et que le père Michelin aime sa fille et moi. Il m’avait donc fait jurer de ne parler à personne de sa promesse jusqu’à ce qu’il eût éconduit le pauvre Simon. À présent, c’est fait, et la consigne est levée, mais pour les amis seulement. Je crois qu’en tout pays il est convenable de n’annoncer un mariage que quand il est prêt à se faire. Le mien n’aura pas d’empêchement, puisque je suis sans famille ; mais il y a quelqu’un que j’aime plus que ma vie, et que je dois consulter.

— M. Alphonse ?

— Oui ; on vous a dit qu’il m’avait élevé ?

— Avec une grande tendresse.

— Je lui dois tout, car je lui dois mon âme, une âme qui eût peut-être dormi sans savoir prendre son vol. Il a toujours voulu mon bonheur, il le voudra encore. Je lui parlerai ce soir au Refuge, c’est-à-dire chez lui. Il m’a dit ce matin qu’il n’y serait pas de la journée.

Je conclus de cette parole dite avec une évidente bonne foi que M. de Salcède était au donjon, dans quelque chambre où ces dames le consultaient à tout propos, en secret, à moins qu’elles ne l’eussent déjà présenté à Roger comme un ami de la baronne. Je ne voulais pas interroger Espérance sur ce chapitre délicat ; mais, tout en causant, j’espérais l’amener avec adresse à me dire tout ce qu’il savait de sa situation. Il n’en savait pas long ou il était très-fort. Il me fut impossible d’en rien tirer de plus qu’il n’en avait dit.

Roger nous surprit, Gaston faisant son feu, moi rangeant ses nippes. Il venait de se débarrasser de son habit noir, tous les visiteurs étant partis, et il demandait son paletot pour passer la soirée à l’aise avec sa mère. Ce fut Gaston qui le lui présenta. Il ne l’avait pas aperçu en entrant, et il eut un moment de surprise.

— Ah ! ah ! monsieur mon futur fermier, dit-il en passant une manche de son vêtement et le regardant en face, c’est vous qui me servez de valet de chambre ? C’est trop d’honneur pour moi.

— C’est pour moi du plaisir, répondit Gaston en tournant les talons pour aller chercher la cravate de couleur de son frère.

Il avait repris l’accent du pays, et je dois dire qu’avec cet accent il avait l’art naturel de se transformer soudainement de la tête aux pieds, comme si en effet il avait deux natures à son service. Roger le suivait des yeux.

— Il est drôle, ce garçon-là, me dit-il à voix basse. Quel effet te fait-il ?

— L’effet d’un excellent enfant et d’un très-brave paysan.

— Pas si paysan que ça ! reprit Roger ; c’est un hybride. — Reste donc, dit-il à Gaston, qui voulait se retirer. Veux-tu fumer un cigare avec nous ?

— Merci, notre maître, je ne sais pas fumer.

— Essaye !

— J’ai essayé, ça m’enivre, et, à mon âge, on n’a pas besoin de ça…

— Pour être fou ? Au fait, tu es fou d’amour, toi, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, répondit Espérance d’un ton doux et sérieux qui fit rire le jeune comte.

— C’est qu’elle est soignée, la promise ! Diable ! tu dois être jaloux d’elle ?

— Non, monsieur, je la connais.

— Alors on pourrait lui en conter ?

— Non, monsieur.

— Que ferais-tu pourtant à celui qui lui demanderait un petit baiser ou deux ?

— Je lui casserais les reins, répondit tranquillement Espérance.

— Ah ! oui-da ! dit Roger en riant, tu m’amuses, toi ! et tu me plais avec ton air de pigeon terrible et tes mains de… Tiens ! quelles petites mains ! Vois donc, Charles, ce ne sont pas là des mains de paysan ?

— Ils ont tous les mains et les pieds petits dans la montagne, répondis-je.

— On dit pourtant que tu es le plus fort du pays, reprit Roger s’adressant à Gaston.

— Jusqu’à ce qu’il en vienne un plus fort, vous par exemple.

— Voyons ! s’écria Roger, qui avait fait beaucoup de gymnastique et qui avait la prétention fondée d’avoir de bons muscles, mets ton coude sur cette table, là, comme moi, et que ta main fasse courber la mienne en arrière.

— Jusqu’à l’épaule ? dit Espérance en souriant.

— Si tu peux ! répondit Roger moqueur.

L’épreuve ne fut pas longue.

— Diable ! dit Roger, et sans me faire de mal ! Souple comme un gant ! c’est la vraie force. Je te rends les armes, mon garçon. Je n’embrasserai pas ta fiancée… sous ton nez du moins.

— Ni autrement, reprit Gaston avec sa douceur accoutumée.

— Tu crois que j’aurais peur ?

— Non, vous n’auriez peur de personne que de vous-même.

— Hein ? Comment dis-tu ça ? s’écria Roger stupéfait, car Espérance avait quitté son accent ; ce qui lui arrivait sans préméditation, quand il sentait le besoin d’exprimer une idée plus élevée que ne le comportait le vocabulaire du paysan.

— Je veux dire, reprit Gaston sans se troubler, qu’avec la figure que vous avez, jamais vous ne ferez une chose lâche et mauvaise.

— Tiens, tiens ! dit Roger ému. Assieds-toi donc là, toi, et dis-moi un peu où tu as appris… à parler et à comprendre.

Je me hâtai de dire à Roger que ce jeune homme avait été élevé par un naturaliste qui habitait le voisinage.

— M. le marquis de Salcède ? dit Roger. On vient de me présenter à lui au donjon.

Et, se penchant à mon oreille, il ajouta :

— L’amant de la baronne, ça saute aux yeux.

— Vous voilà habillé, lui dis-je, il faut retourner auprès de votre mère, qui doit être lasse de visites et pressée de vous voir seul après une séparation de six mois.

— Tu as raison, répondit-il, et je passerai une heure avec elle ; après quoi, je me coucherai de bonne heure, car je suis un peu éreinté encore de ma course de la nuit. — Nous nous reverrons, dit-il à Espérance en lui tendant la main.

— Avec plaisir, répondit le jeune homme d’un ton de cordialité où je vis percer une profonde émotion.

Évidemment le brave cœur adorait déjà son frère, et, décidé à ne jamais lui rien disputer, il se donnait la joie de le servir pour être plus longtemps près de lui.