Calmann Lévy (p. 22-29).



III


Ces confidences de madame de Flamarande firent naître en moi une idée que je crus très-bonne. Je la voyais prête à céder aux suggestions de M. de Salcède, qui voulait adopter Gaston et ne lui jamais révéler ses droits légaux au nom et à la fortune des Flamarande. La mère hésitait pourtant encore, s’attachant à un reste d’illusion sur le pardon possible de son époux, et répugnant évidemment à l’espèce d’aveu impliqué dans l’adoption de son fils par son amant.

Ces craintes comme ces espérances me semblaient également vaines. Jamais M. de Flamarande ne reviendrait sur sa décision, et ma conviction me défendait d’y travailler. Madame de Flamarande n’avouait rien en gardant le secret de sa maternité, et tout était mieux ainsi. Roger restait à jamais le fils unique, ce qui était le but unique de mon action dans la famille.

Mais, en se faisant connaître à son fils aîné, la comtesse avait créé un précédent redoutable. Était-il possible qu’il la prît pour une paysanne sous un déguisement si peu approprié à son genre de beauté ? Elle m’avait raconté qu’il n’avait jamais cherché à rien savoir d’elle, et que, même à mesure qu’il avait grandi et compris les choses de la vie, il avait désiré ne rien savoir de lui-même. Il se trouvait heureux de voir sa mère, il l’adorait ; il n’admettait pas qu’elle eût à se justifier de quelque soupçon que ce fût de sa part ; enfin, merveilleusement endoctriné par le marquis de Salcède, il n’avait aucune ambition, aucune curiosité, et son amour filial s’appuyait sur la rigidité d’une sorte de religion romanesque au-dessus de toutes les considérations et de toutes les préoccupations sociales.

Malgré toutes ces précautions, le premier hasard venu pouvait lui faire rencontrer la comtesse de Flamarande et reconnaître sa mère. Dès lors toutes choses pouvaient changer de face à ses yeux. Je suis très-sceptique, je ne crois pas aux éternels enthousiasmes de la jeunesse. Cette découverte devait, à mon sens, éveiller son ambition et compromettre la sécurité de son frère. Qui sait si alors, par crainte du scandale, M. de Flamarande n’eût pas consenti à laisser publier la déclaration qu’il m’avait confiée, sauf à ne jamais admettre ce fils illégitime dans son intimité et à éloigner Roger de sa mère et de lui ?

Il me sembla qu’Espérance, marié avec Charlotte sous un nom quelconque qui lui serait attribué par un acte de notoriété établi à la mairie de Flamarande, endosserait forcément un nouvel état civil et aurait plus de peine à prouver qu’il était l’enfant né à Sévines et nourri à Nice. Que mes calculs fussent justes ou non, il y avait là quelque chose à tenter. Je savais par madame de Flamarande que Michelin n’était pas contraire au mariage de sa fille avec Espérance, qui était en somme un bon parti quant aux ressources présentes (je faisais toujours toucher la pension), mais dont l’absence de nom et de famille avouée lui répugnait un peu. Michelin avait des idées aristocratiques dans son genre. Il avait découvert, dans de vieux actes, que ses ancêtres avaient régi la ferme et habité le manoir de Flamarande dans des temps reculés ; il se croyait presque noble, et, voyant tomber sa postérité en quenouille, il ne trouvait pas que le nom d’Espérance pût conserver l’antique lustre de celui de Michelin.

Il y avait une chose bien simple à faire, c’est que M. de Salcède reconnût Espérance pour son fils ou procédât à son adoption pour lui faciliter le mariage ; mais M. de Salcède approuverait-il ce mariage, voilà ce que je ne pouvais pas savoir, ce que madame elle-même ne savait pas, n’ayant pas encore attaché une grande importance à l’inclination du jeune homme.

Une autre chose plus simple encore, c’était que Michelin attribuât par contrat de mariage son glorieux nom à l’enfant qu’il avait élevé. Pour l’y décider, M. de Flamarande pouvait bien faire un petit sacrifice. Une dot de quarante ou cinquante mille francs serait pour Espérance une fortune devant laquelle tout scrupule s’évanouirait. Je pouvais faire parvenir ce don anonyme à l’insu de tous. Peut-être alors M. de Salcède se déclarerait-il le père réel ou adoptif, soit pour empêcher le mariage, soit pour le consacrer.

Dès que ce dessein fut conçu, il me passionna et me fit recouvrer mon ancienne activité. Peut-être que, comme on me l’a reproché plus tard, je cédais à un besoin d’intrigue qui était en moi une fatalité et me faisait dépérir dans l’inaction de la vie passive. Quant à moi, je pensais fermement servir Roger et agir providentiellement sur les destinées de la famille.

Il me fallait l’assentiment de M. de Flamarande, et il n’y avait pas de temps à perdre, car la comtesse, profitant de l’absence de Roger, se disposait à partir pour Montesparre. Je la priai de différer de quelques jours et prétendis que j’allais faire une dernière tentative auprès de son mari. Cette offre répondait tellement à son désir, qu’elle m’en témoigna sa reconnaissance et pressa mon départ pour Londres. Là m’attendait la rencontre d’un événement qui devait tout remettre en question. M. de Flamarande était gravement malade ; l’hépathie avait fait soudainement d’effrayants progrès. Je le trouvai au lit, en proie à de vives douleurs. Sa figure décomposée était couleur de terre. Il avait tout d’un coup vieilli de vingt ans. Dès le premier coup d’œil, je le jugeai perdu.

Il voulut me parler tout de suite, et, malgré ses souffrances, il ordonna de me laisser seul avec lui.

— Le temps presse, me dit-il. Je sais que je suis condamné. N’écrivez pas à ma femme ; je ne puis la recevoir ici. Vous dites que mon fils est à Moscou ou à Odessa. Il n’arriverait pas à temps pour me voir. Il m’écrit peu et ne me marque pas un grand attachement. Moi, je regrette de ne pouvoir faire de lui le cas que j’aurais souhaité. Il y a une fatalité, Charles, j’ai voulu aimer exclusivement Roger, et je n’ai trouvé en lui rien de ce que j’eusse exigé. Je quitte la vie sans regret. Depuis quelques années, le spleen anglais s’est emparé de moi. Peut-être me serais-je brûlé la cervelle, si la maladie ne se fût chargée de me délivrer de l’existence. Avant de mourir, je tenais à vous voir. Vous venez à propos. Avez-vous toujours la déclaration relative à Gaston que vous m’avez fait signer ?

Je craignis qu’il ne voulût la confirmer. Il me paraissait prévenu contre Roger. J’eus peur pour mon cher enfant. Je répondis que, dans une course auprès de Ménouville, où mon cheval m’avait emporté dans la rivière, j’avais été mouillé au point que les papiers que j’avais sur moi avaient été anéantis.

J’avais eu tort de m’inquiéter. Le comte se montra très-content de l’aventure.

— J’espère, me dit-il, que vous ne me trompez pas ; mais, quoi qu’il en soit et quoi qu’il arrive, jurez-moi sur votre salut éternel et par le nom du Christ que jamais vous ne produirez cette pièce en faveur de l’enfant étranger.

Je le jurai par l’amour que je portais au fils légitime.

— Vous n’avez pas hésité, reprit-il. Je vois que vous êtes revenu de vos illusions sur la vertu… Il faillit dire : de ma femme, mais il se reprit par sentiment des convenances et dit : des femmes. Je ne répondis rien, j’étais trop convaincu de la faute de madame pour protester, mais j’avais trop d’attachement pour elle pour l’accuser. Je me renfermai dans le silence.

— À présent, reprit-il, réglons le sort du fils de M. de Salcède. Son père l’ayant pour ainsi dire avoué, cet enfant n’a plus besoin de moi, et j’espère que vous ne faites plus rien pour lui.

— Pardon, monsieur le comte, et même je vais vous demander de faire davantage.

Et je lui exposai mon plan. Il l’écouta avec beaucoup de lucidité, l’approuva et me fit prendre quarante mille francs dans son secrétaire, afin que cet article n’eût pas à figurer sur mes comptes.

Après cet entretien, il se sentit plus mal et demanda le prêtre. Quand il se retrouva seul avec moi, il me dit :

— Je ne puis plus rien écrire, mais je vous charge de dire à ma femme qu’à l’article de la mort je lui pardonne tout. Il se peut qu’elle feigne de dédaigner mon pardon, car elle a la prétention d’être l’offensée. N’importe, c’est mon devoir, je l’accomplis.

— Mais M. le comte ne va pas jusqu’à reconnaître Gaston ?

— Non certes ! Dieu ne me commande pas le mensonge !

Ce fut sa dernière parole. Il tomba dans un profond assoupissement et mourut dans la nuit. Je trouvai sous son oreiller un papier à mon adresse. Il me faisait un don en banknotes de cent mille francs et me chargeait de porter son corps embaumé à Flamarande, afin qu’il fût déposé à côté des restes de ses parents. Il déclarait n’avoir pas fait de testament, la loi protégeant suffisamment son héritage.

Je télégraphiai à madame de Flamarande et à Roger mon départ pour la France et pour Flamarande aussitôt que les tristes soins que j’avais à prendre me permettraient de quitter Londres. Je confiai les intérêts de la succession aux magistrats compétents. La femme illégitime quitta l’hôtel sans montrer un grand chagrin, mais sans rien emporter ; elle était largement pourvue, comme on le sut plus tard.

J’arrivai à Calais le 1er août 1862. À cette époque, le service des chemins de fer me permettait de gagner rapidement Clermont, d’où je pourrais transporter facilement à Flamarande le cercueil de plomb que j’étais chargé d’escorter.

Je trouvai, au débarqué de la traversée, madame de Flamarande, qui s’était fait un devoir de recevoir le corps de son époux. Elle faisait la chose sans ostentation et sans affectation de douleur simulée, mais religieusement et sérieusement. Le corps fut porté dans une église où il lui fut fait un service funèbre ; après quoi, je le fis transporter dans un wagon spécial pour le diriger sous ma conduite à Paris, où un autre service réunit ses parents et connaissances. De là je repris la ligne du centre avec mon triste fardeau que madame la comtesse voulut encore accompagner. Roger avait télégraphié qu’il se mettait immédiatement en route pour la France, et nous retrouverait à Flamarande pour procéder avec nous à la sépulture de son père.

Tout cela fut convenu rapidement et sans réflexions ni échange de pensées. Le style de télégramme a retranché toutes les formules banales, et c’est un bien ; mais il a retranché aussi la voix du sentiment et le cri de la nature.