Librairie de Tarride (p. 141-152).



CHAPITRE XX.


Miss Amabel, en toilette de bal, regardait dans une glace l’effet produit par une branche de bruyère du Cap, coquettement posée sur ses beaux cheveux. Jamais elle n’avait été plus jolie.

La femme de chambre ayant accompli son office, se retira.

Amabel restée seule, car lady Eleanor Braybrooke, ayant beaucoup à réparer dans l’édifice de ses charmes, restait bien plus de temps que sa nièce entre les mains de ses femmes, éprouva cette espèce de désœuvrement qui s’empare des personnes habillées trop tôt pour une fête.

Elle avait écrit à Volmerange de venir à neuf heures, il en était huit à peine ; c’était donc une heure d’inaction et d’immobilité.

Pour passer le temps elle prit un livre et lut distraitement quelques pages ; puis elle ouvrit le piano et fit jaillir quelques fusées de gammes en rasant de son ongle étincelant l’ivoire poli du clavier ; mais le pétillement des notes et la vibration des cordes la rendaient nerveuse. Elle ferma le piano et se leva.

Un de ses bracelets trop large lui glissait sur la main et la gênait. Elle prit son coffre à bijoux pour en choisir un autre ; en remettant le coffre à sa place, ses yeux tombèrent sur la cassette où étaient renfermées les lettres que lui avait écrites Benedict au temps de leurs amours.

Ce jour-là se trouvait être précisément l’anniversaire du mariage si bizarrement interrompu à l’église de Sainte-Margareth.

Cette date, qui revint à la mémoire de miss Amabel à la vue de la cassette, la fit soupirer, et l’esprit mû d’une fantaisie mélancolique, elle tira une lettre de la liasse, et, debout près de la cheminée, car ses épaules décolletées et ses bras nus la rendaient frileuse, elle se mit à lire.

« Chère Amabel, disait la lettre écrite pendant une courte absence, comment vais-je vivre ces trois jours qu’il me faut passer loin de vous, moi qui suis accoutumé à votre douce présence, moi qui vois tous les soirs briller votre âme dans vos yeux et votre esprit sur votre sourire ? La seule chose qui puisse me faire supporter cette séparation est l’idée que bientôt rien ne pourra plus nous désunir, et que nos existences couleront comme deux flots qui se confondent. »

Cette lecture plongea miss Amabel dans une rêverie profonde.

À quoi bon garder, se dit-elle, ces témoignages d’une passion menteuse ? et elle jeta la lettre au feu.

Elle en prit une seconde qu’elle lut, et qu’elle envoya rejoindre la première dans l’ardent foyer : elle remonta ainsi, lettre par lettre, tout le cours de cet amour évanoui. À mesure qu’elle avait respiré le vague parfum de souvenir enfermé dans les plis du vélin, elle rendait à la flamme ces débris d’un temps qui n’existait plus.

— Neuf heures ! dit-elle en jetant la dernière lettre de la cassette ; et Volmerange qui ne vient pas !

Le papier, après s’être allumé sur les charbons, avait, par suite d’un écroulement de braises, roulé à terre devant la cheminée.

Près de s’éteindre, mais ravivée sans doute par quelque souffle, la lettre, plus qu’à demi-consumée, lança un jet bleu ; la flamme près d’expirer, cherchant un aliment, mordit le bord de la robe de gaze d’Amabel, et monta en serpentant dans les plis de l’étoffe légère.

Amabel se vit tout à coup entourée d’une clarté flamboyante et d’une atmosphère embrasée ; elle courut au cordon de la sonnette ; mais folle d’épouvante et de douleur, elle le cherchait à gauche tandis qu’il était à droite, et la flamme excitée par ces mouvements l’enveloppait victorieuse et triomphante.

La pauvre enfant se roula par terre pour éteindre le feu, et tâchait d’arracher ses vêtements en poussant des cris.

Au même moment la porte s’ouvrit et le domestique annonça :

— Sir Benedict Arundell !

— Sauvez-moi ! sauvez-moi ! cria du milieu de la flamme la malheureuse Amabel.

Benedict et le domestique se précipitèrent, mais il était trop tard ; et dans le délire d’une agonie horrible, elle fixait ses yeux effarés sur son ancien fiancé et murmurait à travers son râle : Benedict ici ! oh ! je suis trop punie !

Le domestique, épouvanté, hors de lui, s’élança pour aller chercher du secours, un médecin, de l’eau, tandis que Benedict tâchait d’étouffer le feu qui brûlait encore les vêtements de dessous d’Amabel sous un tapis arraché d’une table.

Quand le secours arriva, Amabel venait d’expirer.

Benedict éperdu se sauva, ne pouvant supporter cet affreux spectacle, et personne, dans cette catastrophe, ne fit attention à sa venue et à sa sortie.

Quelques jours après, on remit à lady Eleanor Braybrooke quelques lettres à demi brûlées ramassées sur le plancher, qui expliquèrent la cause de cet affreux événement. Lady Braybrooke, à travers ses larmes, déchiffra les quelques lignes mutilées qui restaient, et comprit que ces fragments de papier, cause de l’accident, étaient des lettres d’amour de Benedict, découverte qui augmenta encore la haine que la bonne dame lui avait vouée.

Bizarre coïncidence, fatalité inexplicable ! les lettres d’amour de Benedict avaient repris Amabel au moment où elle en attendait un autre. Une âme superstitieuse eût pu voir là un châtiment. Mais le châtiment de quoi ? de l’innocence sans doute ? à moins que l’innocence ne paie la rançon du crime, par une loi de réversibilité dont la raison nous échappe.

Les deux visites de Benedict et de miss Edith n’avaient pas eu un résultat heureux et leur expérience avait tourné comme la plupart des expériences philosophiques.

Arrivé au terme de cette histoire, ou, pour mieux dire, de l’épisode que nous en pouvions raconter, nous sentons le besoin d’élucider par quelques explications générales les portions de ce récit qui, sans cela, resteraient peut-être obscures.

Dans les dernières années de l’Empire, des amitiés contractées au collége, des relations nouées dans le monde ou ailleurs, des goûts pareils pour les travaux et les plaisirs, une certaine conformité audacieuse de pensée, des coups de fortune bizarres avaient réuni en Angleterre des hommes de divers pays, de divers rangs, mais tous esprits supérieurs, volontés bien trempées et remarquables chacun dans leur genre.

Une sorte de franc-maçonnerie involontaire n’avait pas tardé à s’établir entre eux : ils se reconnaissaient dans le monde et se disaient dans l’embrasure d’une fenêtre de ces mots rapides qui résument tout et contiennent une philosophie dans un sourire imperceptible, dans un léger haussement d’épaules : beaucoup parmi eux étaient riches, d’autres puissants ; ceux-ci possédaient l’audace, ceux-là l’habileté ; quelques-uns étaient grands poëtes ou profonds politiques.

Les amusements ordinaires d’un club, le vin, les cartes, les chevaux et les femmes, ne pouvaient suffire à des gens pareils, blasés sur les émotions de l’orgie et du jeu, et dont plusieurs auraient pu montrer des listes de noms plus longues et mieux choisies que celle de Don Juan.

Ils cherchèrent donc un but à leur activité, et voici ce qu’ils trouvèrent : la victoire de la Volonté sur le Destin.

Constitués en une espèce de tribunal secret, ils citèrent à leur barre l’histoire contemporaine, se donnant pour mission de casser ses arrêts lorsqu’ils n’étaient pas jugés justes. En un mot, ils voulurent refaire les événements et corriger la Providence.

Ces joueurs intrépides, plus hardis que les Géants et les Titans de la fable, essayèrent de regagner contre Dieu les parties perdues sur le tapis vert du monde, et s’engagèrent par les serments les plus formidables à s’entr’aider dans ces entreprises.

Le soulèvement de l’Inde, le rétablissement de Napoléon sur un trône plus élevé, l’affranchissement de l’Espagne, la délivrance de la Grèce, où plus tard Byron, qui faisait partie de cette junte, trouva la mort, tels étaient les plans que ces hommes s’étaient tracés.

Les divers mouvements et révoltes qui eurent lieu vers ces temps-là étaient leur ouvrage. Ils avaient guidé les Mahrattes contre les Anglais, agité la Péninsule, préparé l’insurrection de Grèce, et tenté d’enlever l’empereur, à qui un empire oriental rêvé dans sa jeunesse avait été préparé dans l’Inde, d’où il serait revenu en Europe en suivant le chemin d’Alexandre.

Ces grands esprits, ces volontés inflexibles qui remaniaient la carte de l’univers et voulaient faire subir leurs ordres au hasard, n’avaient cependant pas réussi dans leurs combinaisons. Arrivés au bout de toutes les voies, ils avaient été renversés par ce petit souffle qui n’est peut-être autre chose que l’esprit de Dieu. Tous leurs laborieux entassements s’étaient écroulés on ne sait pourquoi. Malgré tous leurs efforts, les fatalités inexplicables continuaient leur marche aveugle. Le Destin maintenait ses décisions.

Ce qui leur paraissait le bon droit essuyait des défaites, ce qui leur semblait injuste triomphait : le génie se tordait toujours sur la croix et la médiocrité florissait sous sa couronne d’or. Un obstacle imprévu, une trahison, une mort inopportune ou quelque autre obstacle déjouaient leurs mesures au moment où elles allaient réussir. Ils essayaient de remonter le cours des choses et se sentaient, malgré leurs prodigieux efforts, emportés par le courant invincible.

La plupart s’acharnaient avec cette fureur du joueur malheureux, avec ce délire de l’orgueil aux prises avec l’impossible. Insensés, ils jetaient une poignée de poussière contre le ciel, et, comme Xerxès, eussent volontiers fait donner le fouet à la mer. D’autres, plus forts, en étaient arrivés à soupçonner ce que, faute d’autre mot, nous appellerons « les mathématiques du hasard : » ils pressentaient que les événements étaient déterminés par une gravitation dont la loi restait à trouver pour un Newton de l’avenir, et s’ils le contrariaient, c’était par une curiosité d’expérimentateur : ils agitaient le monde comme un physicien remue un verre pour mêler les liquides et les voir ensuite reprendre leur place selon leur pesanteur spécifique.

Sir Arthur Sidney, Benedict Arundell, le comte de Volmerange, Dolfos et Dakcha appartenaient à cette puissante association. Sidney et Dakcha, membres du cycle supérieur, avaient le droit de choisir parmi leurs frères ceux qu’ils jugeaient nécessaires à l’exécution de leurs projets. Benedict et Volmerange, qui, malgré leur serment, avaient disposé de leurs personnes, avaient été ramenés au devoir de la manière qu’on a pu lire dans ce récit. Toutes ces existences troublées ou perdues, ces sacrifices d’argent, de courage et de génie n’avaient eu aucun résultat : le joueur invisible avait toujours gagné.

Le peu que nous venons de dire suffira pour faire comprendre le but et les moyens de cette association, espèce de Saint-Vœhmé philosophique qui déploya une énergie inouïe et des ressources immenses pour substituer dans l’histoire la volonté humaine à la volonté divine.

Ces hommes peu religieux et qui ne croyaient qu’à la force et au génie, avaient pris la Providence pour le hasard, et ôtant la plume des mains de Dieu, avaient tenté d’écrire à sa place sur le volume éternel.

Maintenant, comme c’est l’usage à la fin d’un récit, il ne nous reste plus qu’à fixer le sort du peu de personnages qui survivent aux violences de notre action.

Volmerange voit toujours devant lui l’ombre blanche d’Edith, et reste accroupi de terreur dans l’angle de son cabanon de Bedlam, s’éloignant autant qu’il peut du spectre que son imagination égarée lui montre à l’autre bout de la chambre.

Quant à miss Edith et à sir Benedict Arundell, des voyageurs anglais qui se rendaient à Smyrne et visitaient les îles de la mer Ionienne prétendent avoir vu à Rhodes, dans un charmant palais de marbre bâti sous la domination des chevaliers et mêlé de fragments antiques, un jeune couple d’une sérénité grave, et douce, qui faisait supposer autant de bonheur que peut en permettre une vie éprouvée par des chagrins et des vicissitudes diverses. Bien qu’ils ne fussent connus que sous le nom de M. et Mme Smith, ils paraissaient appartenir à un rang plus haut que cet humble nom ne l’indiquait. Ils n’évitaient ni ne cherchaient leurs compatriotes. Cependant ils préféraient être seuls, ce qui indiquait qu’ils étaient heureux.

Sidney ne reparut plus et ne donna jamais de ses nouvelles. Était-il mort ? avait-il enfoui dans quelque solitude le désespoir d’avoir manqué l’entreprise, but de sa vie pendant cinq ans ? C’est ce que l’on n’a jamais pu savoir.

Seulement, quelques années plus tard, un navire qui revenait des Indes, et que la tempête avait poussé sur les îles de Tristan-d’Acunha, débarqua sur un îlot du groupe quelques matelots, pour prendre des tortues et dénicher des œufs d’oiseaux de mer, pour varier un peu les provisions salées ; un d’eux heurta sur le sable une espèce de masse couverte de petits coquillages et qui ressemblait grossièrement à une bouteille.

Enchanté de sa trouvaille, le matelot, croyant avoir mis la main sur quelque bouteille de rhum, dégagea l’objet de sa croûte de terre et de madrépores, fit sauter la capsule de plomb, et ne trouva, au lieu de la liqueur désirée, qu’un morceau de parchemin qu’il remit à son capitaine avec une fidélité qu’il n’eût pas eue pour le spiritueux.

Le capitaine ouvrit le parchemin plié en quatre et fut très-surpris d’y lire ce qui suit :

« Au moment d’accomplir l’entreprise la plus hardie et la plus étrange qu’un homme ait jamais tentée, moi, sir Arthur Sidney, l’esprit tranquille et la main ferme, sachant que ces vagues sous lesquelles je vais plonger peuvent m’engloutir, j’écris, pour que mon secret ne meure pas tout entier avec moi, ces lignes qui seront peut-être lues plus tard si je péris dans mon voyage sous-marin.

» Anglais, j’ai été profondément humilié de la trahison faite par l’Angleterre au grand empereur. Fils respectueux, j’ai voulu laver cette tache à l’honneur de ma mère et lui épargner devant la postérité la honte d’avoir assassiné son hôte ; je me suis mis en tête de déchirer cette page de l’histoire de mon pays ; j’ai voulu qu’on dit :

« L’Angleterre l’a fait prisonnier, un Anglais l’a délivré et a tenu tout seul la parole de sa nation. »

» J’essaie d’empêcher ma patrie, que j’aime, de commettre un déicide qui la rendra l’objet de l’exécration du monde, comme le meurtre de Jésus a fait les juifs abominables sur toute la terre. À cette idée j’ai sacrifié ma vie, car quel but peut-on se proposer qui soit plus grand, plus saint que la gloire de la famille humaine dont on fait partie ?

» Demain, Prométhée, détaché de sa croix, voguera sur un vaisseau qui l’attend et va le mener vers un nouvel empire et des destinées plus vastes peut-être que celles qui ont étonné le monde, ou bien Dieu aura jugé si j’empiète sur les attributions de la Providence.

» Ce 4 mai 1821, en vue de Sainte-Hélène. »

Le capitaine resta longtemps rêveur devant ce parchemin, regardant ces caractères dont l’encre avait jauni. Il relut plusieurs fois cette lettre, si longtemps ballottée dans la prison de verre échouée ensuite sur un îlot désert, et probablement la seule trace qui restât d’une noble idée, d’une forte résolution et d’un grand courage ; en cherchant dans ses souvenirs, il se rappela avoir vu quelquefois sir Arthur Sidney, soit à Londres, soit à Calcutta.

Quand le navire passa devant Sainte-Hélène, le capitaine salua de loin la tombe du grand homme et se dit : Dieu n’a pas donné raison à Sidney, puisque l’empereur dort sous le saule et que j’ai cette lettre dans mon portefeuille. Sir Arthur doit être noyé ; c’est fâcheux, car je lui aurais donné une poignée de main franche et loyale, et j’aurais aimé l’avoir assis en face de moi de l’autre côté d’une table dans la cabine de la Belle-Jenny.

La Belle-Jenny, car c’était elle, avait été vendue à un marchand de Calcutta par le capitaine Peppercul à qui Sidney avait-dit, s’il ne reparaissait pas au bout de cinq jours, de disposer du navire à son gré, et par un hasard singulier, c’était elle qui avait recueilli le testament de son ancien maître.

Maintenant, disons ce que nous avons pu apprendre de Dakcha. Après avoir trouvé le corps de Priyamvada près celui de l’éléphant, il l’enterra en observant exactement tous les rites. Il reprit le cours de ses austérités : il a inventé une position effroyablement gênante et qui doit faire le plus grand plaisir aux trinités, aux quadrinités et aux quinquinités de l’Olympe indou. Il ne désespère pas encore du rétablissement de la dynastie lunaire, et attend toujours Volmerange. Ses doigts desséchés froissent plus activement que jamais l’herbe cousa, et ses lèvres noires marmottent, avec une délirante expression de piété, l’ineffable monosyllabe qui renferme tout et autre chose.

Selon l’idée qu’il a eue pendant la bataille, ce n’est plus avec trois crochets passés sous les muscles du dos qu’il se fait donner l’estrapade, mais avec cinq. Grâce à cet ingénieux raffinement de pénitence, il pense que les Anglais seront chassés de l’Inde et qu’il obtiendra du ciel la faveur de mourir en tenant la queue d’une vache, opinion qui ne l’empêche pas d’être un très profond philosophe, un diplomate impénétrable, un politique de première force, de soulever sourdement des provinces, de creuser des étages d’intrigues souterraines, tout en restant assis sur sa peau de gazelle entre quatre réchauds, et de donner beaucoup de tablature à l’administration de la compagnie des Indes.