Les Derniers jours de la semaine sainte à Jérusalem

LES
DERNIERS JOURS DE LA SEMAINE SAINTE
À JÉRUSALEM[1].

Après avoir parcouru toute la Syrie, nous étions impatiens d’arriver à Jérusalem, et nous traversions rapidement cette terre des prophètes et des apôtres, repassant dans notre esprit les singuliers contrastes qu’elle présente. Le désert d’Alep à Damas nous avait montré l’homme en proie à toutes les privations, mais consolé par l’indépendance ; nous le trouvâmes à Damas, jouissant de tous les charmes de la vie, mais attristé par la servitude. Nous laissions derrière nous les merveilles de l’architecture antique dans les solitudes du Horan ; la superbe Tyr, presque engloutie par les flots ; enfin Thibériade, Jopé, Nazareth, ne conservant plus que leurs noms, lorsqu’un jour, notre guide arabe, nous montrant de loin quelques masures qui s’élevaient à travers deux collines arides, s’écria : Codus la sainte ! C’était Jérusalem.

On conçoit l’empressement que doit éprouver un voyageur à visiter les points importans de cette ville célèbre, mais ce qui excite plus vivement encore son intérêt, c’est d’observer l’impression que les traditions ont laissées parmi tant d’hommes de différens pays et de différentes croyances, dans un lieu si propre à frapper leur imagination. Le chrétien est là près du berceau et du sépulcre du Christ, en présence des prodiges de l’ancienne et de la nouvelle loi ; le juif sort de son humiliation à la vue des ruines du temple, la gloire de ses ancêtres et de la vallée de Josaphat, où reposent leurs cendres ; le musulman surtout, fier de dominer dans ces lieux célèbres, voit s’élever au-dessus d’eux le dôme d’une mosquée égale pour lui en sainteté, et supérieure en magnificence à la Caba de la Mèque, le philosophe enfin trouve ici de quoi méditer sur les arrêts du destin qui a voulu placer dans un lieu aussi aride, dans un si obscur réduit, l’événement qui a changé la face du monde et la scène de ces mystères qu’on révère dans la foi, qu’on respecte encore dans le doute.

Arrivés à Jérusalem le mercredi de la semaine sainte, nous nous bornâmes, pendant la journée du jeudi, à parcourir la ville et les environs, car ici les lieux sont les monumens, et ils seraient plus solennels, débarrassés des ornemens mesquins qui les déparent. Les événemens sont restés là plus grands que les hommes, et le sommet du Golgotha, dans ses nudités, serait plus imposant que les constructions informes du saint Sépulcre qui le couvrent, édifice détruit et rebâti tant de fois, et qui n’a plus ni la richesse de la basilique de Constantin, ni la régularité des églises modernes.

Il existe cependant à Jérusalem quelques monumens qui méritent un examen particulier sous les rapports de l’art : ce sont les tombeaux taillés dans le roc à l’orient de la ville et dans la vallée de Josaphat. Cette architecture græco-égyptienne, ou plutôt syréenne, prend un rang particulier dans les arts depuis la découverte des ruines gigantesques de Pétra dont elle semble le modèle. Ces monumens appartiennent à l’Égypte par la grandeur, et à la Grèce par le style ; mais il leur manque à tous une condition essentielle, c’est de savoir à quel temps, à quel peuple ils appartiennent ; pas un passage d’auteur ancien, pas une inscription ne donnent des notions justes à cet égard. Étrangères à l’histoire, ces immenses constructions semblent être un accident de la nature, soumis comme elle à quelques grandes commotions, et dont alors il ne resterait plus de traces ; et pendant ce temps la pleine aride d’Ilion, chantée par Homère, le site à peine reconnaissable de Numance exciteront éternellement l’intérêt, parce que les ouvrages du génie sont les plus durables des monumens, et les actions généreuses les plus chères au cœur, comme au souvenir des hommes.

Le vendredi saint nous appela exclusivement aux cérémonies religieuses, et par une circonstance heureuse, la pâque des Grecs se trouvait cette année tomber le même jour que celle des Latins. Les premières cérémonies, et je dois le dire à l’avantage du culte catholique, les plus solennelles commencent le soir du vendredi saint par la procession des prêtres et de tous les chrétiens qui reconnaissent l’église romaine autour du saint Sépulcre ; ce qu’ils appellent la nuit ténébreuse, nox tenebrosa. Toutes les lumières sont éteintes dans l’édifice, et ses longues nefs, ses différentes chapelles ne sont éclairées que par les cierges que portent les assistans. Les salles paraissent plus vastes, les voûtes plus élevées, le lieu plus auguste. À chacune des stations où s’arrête la procession, il est prononcé une sorte d’allocution en différentes langues ; la dernière est en arabe, et excite particulièrement l’attention de cette foule d’hommes accourus de tous les environs, et qu’on est étonné de voir dans leur costume oriental prosternés au pied de la croix. Ces cérémonies se prolongent fort avant dans la nuit : sitôt qu’elles sont terminées, les Grecs et les Arméniens viennent à leur tour occuper l’église, et se préparer à la cérémonie du feu sacré, sorte de scandale, ou au moins de rite bizarre, décrit par les plus anciens voyageurs, et pratiqué encore aujourd’hui tel qu’il avait lieu il y a neuf cents ans.

Dès la pointe du jour, une troupe de gens de la campagne, felhas, presque nus, commencent à courir autour du saint Sépulcre en criant : Eleyson. Ils dansent, chantent et montent les uns sur les autres ; un prêtre est à leur tête : il suit et marque de la main la mesure ; plusieurs font semblant d’être morts, et sont portés sur les épaules de leurs camarades ; d’autres saisissent des spectateurs, et les font tourner avec eux, ou les portent dans leurs bras jusqu’à ce qu’ils aient obtenu d’eux un salaire. Les Turcs, pendant cette cérémonie, frappent indistinctement à coups de fouet sur toute cette troupe, ou l’insultent du haut des galeries supérieures. Après trois heures d’un bruit continuel et de la répétition des mêmes scènes, l’archevêque grec entre avec l’évêque arménien dans le saint Sépulcre ; c’est alors que les cris et le bruit redoublent, et que les plus vigoureux des felhas s’emparent des ouvertures placées aux deux côtés du tombeau, pour vendre leur place à de riches Grecs ou Arméniens qui, croyant que ce feu descend du ciel, pensent qu’il a d’autant plus d’efficacité qu’on le reçoit les premiers ; enfin on voit sortir des orifices un feu brillant, clair, sans fumée, et dont l’origine artificielle est bien reconnaissable. En ce moment, hommes, femmes, enfans, tous se précipitent avec une égale fureur pour le saisir. Des torches allumées le répandent dans le temple ; au même instant, la porte du saint Sépulcre s’ouvre, et l’archevêque grec, porté par quatre hommes, paraît dans une sorte d’exaltation, les cheveux et la barbe en désordre, les mains pleines de ce feu, et ayant plutôt l’air d’un maniaque que d’un ministre de la religion.

Tel est le singulier spectacle qui attire à Jérusalem la plus grande partie des pélerins grecs et arméniens, et que les prêtres de ces deux religions considèrent comme le moyen le plus efficace d’augmenter le revenu de leur église. Ne sachant comment excuser ou seulement expliquer ce scandale, les Grecs éclairés, parmi lesquels on distingue le célèbre Coraï, ont prétendu que cette coutume était une intervention des moines latins du ixe siècle, une imitation de la descente du feu que sainte Radegonde prétendit avoir vu dans le couvent de Poitiers qu’elle fonda en 569. Ils allèguent pour preuve le silence des apôtres et des Pères de l’Église sur ce sujet, et celui des historiens qui ont parlé du séjour des impératrices Hélène et Eudoxie à Jérusalem. Ce silence est sans doute une forte présomption ; mais on ne peut le regarder comme une preuve qui, d’ailleurs, se trouverait opposée à l’assertion de plusieurs autres écrivains, tels que Nectarius qui publia une histoire non interrompue de la lumière sainte, une sorte de chronologie de ce miracle, et Cantacuzène qui appelle en témoignage de sa véracité les Musulmans eux-mêmes.

Il paraît certain que, de temps immémorial, un pareil spectacle avait lieu dans plusieurs parties de l’Orient. Pausanias parle d’un feu spontané que les prêtres faisaient paraître dans un temple de la Lydie ; Aristote et Pline établissent le même fait en Macédoine et dans l’île de Tines ; Zosime, qui écrivait dans le ve siècle, parle de la lumière qui brillait à Héliopolis, aujourd’hui Balbec, le jour de la fête de Vénus. Il est des traditions, des croyances qui se transmettent ainsi à travers des cultes différens, et qui semblent se plaire plus particulièrement dans certains pays qu’ils considèrent comme leur terre natale. Celle-ci reparut au ixe siècle, et, suivant les voyageurs, elle subsista malgré la domination des Sarrasins ; elle y causa même un tel scandale au commencement du xie siècle, que le calife Hakim-Billah prit ce prétexte pour ordonner la destruction du saint Sépulcre. Elle lui survécut cependant, et le pape Urbain ii en fit encore un récit merveilleux au concile de Clermont, pour exciter les peuples à entreprendre la première croisade.

À l’exception de cette cérémonie ridicule, le culte grec, arménien et cophte ne manque pas de dignité et d’éclat. Le riche costume des patriarches et des prêtres qui les suivent, leur aspect vénérable, leurs chants singuliers présentent une variété de scènes qu’on ne trouve réunies que dans ce lieu, et à cette époque ; mais il est une observation qui se présente toujours à la pensée au milieu de ces chants, de ces prières des différentes sectes chrétiennes : c’est la fatalité qui les renferme dans l’étroite enceinte d’une église, et qui veut qu’un culte répandu jusqu’aux contrées les plus lointaines du monde possède à peine quelques toises carrées d’espace au lieu de son origine, près du tombeau de son fondateur. À la porte même du saint Sépulcre, on trouve assis le gouverneur turc et les gens de sa suite, recevant le tribut des pélerins ; on n’entend dans les rues que la voix du muezzin qui appelle les Musulmans à la prière, et de tous côtés on ne peut échapper à la vue du croissant de la mosquée d’Omar.

Une curiosité bien naturelle, un sentiment bien vif s’emparent alors du voyageur : c’est le désir de pénétrer dans cette enceinte redoutable, dans cet édifice mystérieux, construit sur le parvis d’un autre plus mystérieux encore, le temple de Salomon. Quelle fut donc notre satisfaction, de retour à notre logement, d’apprendre que notre drogman, M. Perry, avait obtenu d’un des gardiens de la mosquée de nous en procurer l’entrée pendant la nuit, à la faveur de notre costume turc, et en profitant du Ramasan, où les Turcs, fatigués du jeûne de la journée, ne sortent guère de leur maison après le coucher du soleil ; cet homme est mort depuis, ce qui nous permet de révéler le service qu’il nous rendit. Cette nouvelle, qui nous mit d’abord dans l’enchantement, se présenta bientôt à moi dans toutes ses conséquences ; il y a peine de mort pour tous les chrétiens qu’on aurait surpris dans ce lieu sacré, dont le grand-seigneur même ne peut accorder l’entrée. De terribles exemples avaient déjà eu lieu, et en différens temps, aucun voyageur, à l’exception d’Aly-Bey, n’avait tenté d’y pénétrer ; M. Bankes, voyageur anglais, y était entré un moment déguisé, et ayant à la porte son cheval pour se sauver. Poursuivi jusqu’à Jaffa, il eut le bonheur de s’embarquer avant d’avoir été atteint ; mais le couvent grec où il avait logé à Jérusalem fut mis à une forte amende à son sujet. Madame Belzoni s’y était glissée un moment pendant qu’on y faisait des réparations ; mais elle n’avait pu en rapporter qu’un souvenir vague. Après quelques réflexions, je ne crus pas possible de laisser échapper une occasion semblable, qui pouvait fournir un des épisodes les plus intéressans de notre voyage, et surtout laisser aux jeunes gens qui m’accompagnaient une impression profonde.

Que cherchent en effet les voyageurs ? Des émotions et des souvenirs ; et ne sommes-nous pas tous sur ce point un peu voyageurs dans la vie ? N’aimons-nous pas à nous rappeler les incidens aventureux de notre existence passée ? L’histoire même n’est-elle pas le recueil des aventures des peuples, et lorsque quelques-uns d’entre eux cherchent au prix de tant de sacrifices une patrie, lorsque d’autres se lancent témérairement peut-être dans la gloire ou dans la liberté, que font-ils autre chose que de s’abandonner à la plus enivrante comme à la plus noble des émotions ?

Nous nous mîmes en route, bien armés, vers dix heures du soir : la nuit était obscure, et chaque fois que nous rencontrions un fanal, nous nous rangions de côté. Nous arrivâmes enfin à la porte du côté du nord, et au milieu d’un silence profond nous pénétrâmes jusqu’au parvis, sur lequel on monte par sept marches, et qui domine tout l’espace.

Nous voici donc dans cette redoutable enceinte où déjà, du temps d’Israël, il fallait être purifié pour oser pénétrer. Nous voici dans le Saint des saints, dont Salomon créa et chanta les merveilles, mais dont rien ne retrace plus la grandeur passée. La charrue a nivelé autrefois ces ruines, et les seuls débris qui restent de l’ancien temple sont de grandes assisses de pierre qui servent de mur de soutènement au côté oriental du mont Moria, et qu’on suppose couvrir de vastes souterrains où personne n’a pénétré. Suivant les historiens arabes, les bâtimens de la mosquée actuelle occupent tout l’emplacement du temple. Phocas, qui écrivait au xiie siècle, l’atteste également. En effet, bien que l’ancienne enceinte, telle qu’on peut l’établir d’après les passages de l’Écriture, et surtout les auteurs arabes, soit moins étendue que le parvis actuel de la mosquée, il faut calculer qu’elle devait l’être davantage en ajoutant aux deux cours des prêtres et des Israélites un espace vide que saint Jean, chargé, dit l’Écriture de mesurer le temple, ne devait pas comprendre, parce qu’il était abandonné aux gentils, quoniam datum est gentibus. L’ancien parvis, suivant les auteurs musulmans, avait mille cinq cent soixante-trois pieds de long, sur neuf cent trente de large, tandis que le nouveau a mille trois cent soixante-neuf de long sur huit cent quarante-cinq. Les quatre côtés de la mosquée sont orientés comme étaient ceux du temple ; celui de l’est, également formé par la muraille de la ville, est suspendu sur le torrent de Cédron ; celui du sud, attenant aujourd’hui au palais du gouverneur turc, est séparé également de la montagne de Sion par un ravin.

Il fallait que cet espace fût fort étendu, puisqu’il servit de forteresse, de dernier retranchement dans les deux siéges que soutint Jérusalem. On croirait, en lisant les historiens des croisades, qu’ils ont copié le récit de Flavius Joseph, lorsqu’il parle de cent mille Juifs massacrés dans l’enceinte du temple, et dont les cris retentissaient jusqu’aux montagnes voisines. Albufeda porte à soixante mille le nombre des Musulmans qui périrent dans la mosquée d’Omar. « Voulez-vous savoir, dit Godefroi de Bouillon dans une lettre au pape, ce qu’on a fait des ennemis, sachez que dans le portique de Salomon et dans le temple, les nôtres ont eu du vil sang sarrasin jusqu’au frein de leurs chevaux. »

Du haut du parvis, nous pûmes distinguer, malgré l’obscurité, l’ensemble des bâtimens entremêlés d’arbres et de plate-formes, et au milieu d’eux, la fameuse mosquée de la Roche, dont le dôme élevé domine le parvis et toute la ville de Jérusalem.

Avant d’y pénétrer, notre conducteur nous fit ôter nos babouches, et cet homme, qui exposait sa vie et la nôtre, était surtout occupé de l’idée de ne point manquer au respect qu’il portait à ce lieu. Nous passâmes entre la mosquée et un bâtiment fort élégant à l’est ; c’est un oratoire octogone et non point circulaire, comme le porte le plan d’Aly-Bey : il est soutenu par douze colonnes d’une seule pièce de marbre rougeâtre. Entre les deux colonnes, vers le sud, est un renfoncement où on fait la prière. Ce lieu est nommé le Mek-Khemet Daoud ou tribunal de David, et est en grande vénération ; de là nous passâmes au côté du sud du temple, et nous entrâmes sous un péristyle qui fait face à la maison du gouverneur. Ce péristyle est soutenu par huit colonnes, tant de vert antique que de marbre mélangé.

La mosquée est un édifice octogone dont chaque côté a soixante pieds de long. L’intérieur est composé de deux nefs et d’un dôme majestueux. La première nef est soutenue par seize colonnes et huit piliers du plus beau marbre brun ; la seconde nef est composée de douze colonnes avec des chapiteaux variés, provenant sans doute de l’ancien temple d’Hérode. Cette enceinte renferme la Roche sacrée, qui occupe vraisemblablement la partie principale de l’ancien temple, car il paraît que, détruit par Adrien, l’édifice célèbre de Salomon et d’Hérode ne fut jamais reconstruit. Sous les empereurs d’Orient, le terrain qu’il comprenait était une dépendance de plusieurs églises. Il semble même, d’après le témoignage d’Eutichius, patriarche d’Alexandrie, qu’il était abandonné et couvert d’immondices au moment de la prise de Jérusalem par les Sarrasins. À son entrée dans la ville, le calife Omar fit venir le patriarche Sophonibe, et lui demanda où était jadis le temple de Salomon et la roche sacrée dont Mahomet avait parlé ; il s’y transporta avec les grands de sa cour. On fouilla le terrain, on écarta le fumier qui couvrait la roche, et Omar la nétoya avec son manteau ; ses officiers l’imitèrent, et le jour même il jeta les fondemens de la mosquée actuelle. C’était, suivant les traditions arabes, sur cette roche que Jacob avait appuyé sa tête lorsqu’il vit l’échelle mystérieuse, et que Mahomet laissa l’empreinte de son pied, lorsqu’il fut transporté, par l’ange Gabriel, de la Mèque à Jérusalem.

C’est sur cette même roche, dit Guillaume de Tyr, que s’assit l’ange exterminateur, lorsqu’il prononça l’anathème en punition du dénombrement du peuple, et cette double tradition en a fait un objet de vénération pour tous les cultes. Pendant le temps de l’occupation de Jérusalem par les croisés, les pélerins enlevaient des morceaux de la roche, pour les placer sur l’autel de leur paroisse. À la reprise de Jérusalem, Saladin la fit laver avec de l’eau rose, et rétablit la mosquée dans l’état où elle se trouve aujourd’hui. Les Musulmans croient que c’est le lieu où les prières sont le plus agréables à Dieu, et que tous les prophètes, depuis la création du monde jusqu’à Mahomet, y sont venus prier.

Cette roche sort de terre sur un diamètre moyen d’environ trente pieds, en forme de segment de sphère. Sa surface est inégale, raboteuse, et dans sa forme naturelle ; elle est entourée d’une grille, et à six pieds au-dessus flotte un large voile de satin vert et rouge. Notre guide, après nous avoir fait toucher l’empreinte du pied de Mahomet, qui se trouve à la porte du sud-ouest, ouvrit, à quelques pas de là une grille de fer, et nous fit descendre par onze degrés dans un caveau qui passe pour être plus sacré encore que le reste de la mosquée. C’est une sorte de chrypte, comme dans les anciennes basiliques, mais plus resserrée et plus mystérieuse. « Lorsque je voulus pénétrer dans ce sanctuaire, dit un ancien auteur arabe, je craignis que la roche ne s’affaissât sous le poids de mes péchés, mais voyant que d’autres pélerins, couverts d’iniquités, y entraient et en sortirent sains et saufs, je risquai d’y pénétrer, et il ne m’arriva rien. » La tradition de ce bon arabe nous encouragea, et en effet nous pûmes comme lui, et malgré nos péchés, examiner tranquillement ce caveau.

Il est entièrement creusé dans la roche, dont on a laissé les pans coupés irrégulièrement, et sans autre jour qu’une ouverture au sommet qui aboutit à la place où Mahomet, dit-on, fit sa prière. Il a seize pieds de long sur huit de large. À droite est un petit autel en marbre, couvert d’ornemens arabes, appelé le Makan Souleiman, ou station de Salomon ; un autre semblable sur la gauche, sculpté différemment, appelé la station de David ; enfin un renfoncement au nord forme une sorte de table, qui s’appelle la station d’Élie. Une lampe éclaire ce sanctuaire, dont nous prîmes le plan ; nous en fîmes autant pour l’intérieur de la mosquée, à dix pieds de hauteur, car l’obscurité nous empêchait de distinguer la voûte du dôme.

L’intérieur de cet édifice, comme celui des mosquées en général, réunit la grandeur à la simplicité ; il inspire le recueillement, si propre à la nature du culte musulman, qui est grave, silencieux et sans ostentation : la prière, chez ces peuples, paraît être plutôt l’expression d’un sentiment que l’accomplissement d’un devoir. L’Arabe descend de son chameau au milieu du désert ; le Turc s’arrête sur la place publique pour prier, sans attirer ni l’attention ni la curiosité : l’impiété, dans ce pays, serait un scandale, sans que la ferveur y devînt pour cela un mérite ; il suffit d’avoir passé quelques heures dans une mosquée pour s’en convaincre. Le silence y règne ainsi que le recueillement ; il n’est interrompu ni par des chants, ni par des quêtes, ni par le bruit des chaises ou des conversations particulières. Quelques versets du Koran sur la puissance de Dieu, sur la résignation dans le malheur, ou les devoirs de la charité, sont les seuls ornemens des murs. Mais de toutes les mosquées que nous avons vues, il n’en est aucune d’aussi intéressante que celle-ci : il y a quelque chose de singulier, de mystérieux dans cette roche grossière, entourée de portiques de marbre, de grilles dorées, de tapis de soie, et vénérée depuis tant de siècles : richesse, élégance, grandeur, tout est réuni dans ce curieux monument. Lorsque nous en sortîmes, la lune apparaissant au milieu des nuages éclaira toute l’enceinte, et nous fit voir l’ensemble des bâtimens de la mosquée, les arcades des oratoires, mêlées à des groupes d’arbres, et projetant de larges ombres sur les marbres des parvis. On aurait pu se croire au milieu de ces demeures enchantées décrites dans les contes arabes. Ce prestige ne dura pour nous qu’un moment, car notre guide, saisi tout à coup de frayeur, nous entraînait vers la porte de l’enceinte. Sitôt que nous l’eûmes franchie, et que nous nous trouvâmes hors de tout danger, nous nous arrêtâmes un moment pour recueillir nos idées ; heureux d’avoir pu pénétrer dans ce lieu si redoutable, plus heureux encore d’en être sortis, et la tête pleine de souvenirs arabes, nous répétâmes en chemin ce verset du chapitre xcvii du Koran : Oh ! qui pourra comprendre combien a été excellente cette nuit meilleure que mille mois.


Alexandre Delaborde.


  1. Cet intéressant fragment, que M. Delaborde nous avait communiqué depuis fort long-temps, a été lu à la grande séance de réunion des quatre Académies, le 30 avril, pour la fête du Roi. C’est celui qui paraît avoir le plus captivé l’attention de l’auditoire dans cette séance.