Les Derniers entretiens de Charles Renouvier
Les derniers Entretiens de Ch. Renouvier, recueillis par Louis Prat. (Armand Colin, 1 vol. in-8, 107 p., 1905.)
L’antiquité nous a laissé deux admirables récits de la mort de Socrate, celui de Xénophon cet celui de Platon ; Plutarque nous raconte que Caton d’Utique, avant d’en finir avec la vice, relut ce dernier, pour s’encourager lui-même à mourir. Plus tard, Sénèque le philosophe, au dire de Tacite, eut une fin du même genre, s’entretenant avec ses amis des doctrines qui leur étaient chères, et leur léguant, pour les aider à vivre, ce qu’il avait de plus précieux, l’exemple de sa propre vie. Mais ces pages classiques sont en grec ou bien en latin, et quelle que soit la valeur des traductions qu’on en a faites en français, elles ne peuvent donner à qui les lit l’impression vive et l’émotion du texte original. C’est pourquoi nous ne saurions trop remercier M. Louis Prat d’avoir pieusement recueilli les entretiens suprêmes de Ch. Renouvier, en disciple digne de comprendre un tel philosophe ; et le service qu’il rend ainsi à la mémoire d’un maître vénéré s’accroît infiniment de celui qu’il rendra à tant de jeunes esprits qui dans nos écoles ne manqueront pas de lire ce récit de « la fin d’un sage ».
Renouvier mourut le 1er septembre 1903, âgé de quatre-vingt-huit ans et huit mois. Les quatre journées précédentes, sentant sa fin toute proche, il profita des quelques heures de répit que lui laissait la maladie, pour résumer sa doctrine et ses idées. Encore n’eut-il pas le temps d’achever : une cinquième journée, au moins, lui eût été nécessaire, pour parler de Dieu et de l’immortalité de l’âme : il mourut le matin, à 8 h. 45, sans avoir dit son dernier mot, vérifiant une fois de plus cette réflexion qu’il avait faite : « à On s’en va toujours avant d’avoir terminé sa tâche. C’est la plus triste des tristesses de la vie » (p.3).
Voici comment ont été employées ces quatre journées : Première Journée, vendredi 28 août. — Réflexions du philosophe sur son état présent et sur sa vie passée, examen de conscience (une heure du soir) : p. 1-7. — Sa doctrine : le Personnalisme, p. 7-11. — Réfutation de l’infini, p. 11-18. — Repos, p. 18-19. — L’idée de l’espace. (trois heures et demie du soir), p. 21-28. — Repos (cinq heures du soir), p, 29-81.
Plus un hors-d’œuvre, p. 31-33 (à rejeter en Appendice).
Deuxième journée, samedi 29 août. — Son état dans la matinée, p. 35-38. — Le Moi (deux heures du soir), p. 39-56. — La Personne, p. 57-65. — Repos, p. 6.
Nouveau hors-d’œuvre, p. 67-76 (à rejeter en Appendice).
Troisième journée, dimanche 30 août. — Son état (une heure du soir), p. 2. — Avenir de la philosophie, p. 77-89.
Quatrième journée, lundi 31 août. — Quelques mots sur lui-même (une heure du soir), p. 92. — La Pitié, p. 92-96, — Quelques mots (à neuf heures), p. 97. — Avenir de la démocratie (de neuf heures à onze heures du soir), p. 97-106. — Programme du lendemain, p. 106-107.
Dégageons d’abord la doctrine de tout ce qui l’enchâsse, et qui d’ailleurs fait corps avec elle, et n’est point la partie la moins précieuse de tout le morceau, ni surtout la moins émouvante. Le nom de cette doctrine, désormais entré, pour n’en plus sortir, dans la langue philosophique et aussi, il faut l’espérer, dans la conscience française, est le Personnalisme, qui synthétise, en les dominant de haut pour les concilier, la thèse et l’antithèse de l’individualisme et du socialisme. La personne humaine est, plus et mieux que l’individu humain, fatalement vouée à l’égoïsme, plus et mieux aussi que l’être social, simple partie d’un tout, et qui se dissout et disparaît dans la société humaine {si toutefois elle mérite encore ce nom) : la personne humaine est un principe essentiellement actif, dont l’activité a pour objet, non plus clle-même, mais autrui, ou plutôt l’humanité en autrui comme en soi.
Renouvier établit cette haute doctrine sur quelques thèses fondamentales, dont deux ici se rapportent au dehors et deux au dedans, avec une symétrie parfaite, On y retrouve la distinction de l’étendue et de la pensée, ou du monde et de l’âme, ou de l’objet et du sujet. D’une part, donc, le philosophe fait une étude critique de l’infini, puis de l’espace : d’autre part, une étude critique du moi, puis de la personne. Et les deux premières études ne valent pas seulement pour elles-mêmes, mais comme préparation à celles qui viennent ensuite : celles font en quelque sorte la place nette, et permettent de fonder la doctrine du moi, et surtout de la personne libre. Si, en effet, l’infini avait une existence réelle et actuelle, et si l’espace existait aussi absolument, ce serait le triomphe de la nature, absorbant l’homme, écrasant, annihilant l’homme, ou plutôt l’emportant dans son cours avec une force irrésistible, simple goutte d’eau où vapeur perdue dans Île torrent des choses. Mais précisément, et Renouvier insiste sur cette thèse d’une importance capitale, dit-il, pour le Personnalisme, il est contradictoire de poser l’existence de l’infini numérique ; seul l’indéfini est logiquement correct, et ce n’est qu’un fait mental, une puissance de penser, où plutôt l’ouvrage de cette puissance : en faire autre chose, une réalité en elle-même, est pure contradiction, La réfutation logique de l’infini est suivie d’une analyse, plutôt psychologique, de l’idée de l’espace, idée innée, dit encore Renouvier, c’est-à-dire autre puissance de la pensée humaine. Et d’ailleurs, il étudie moins l’idée de l’espace, que la conscience de l’espace, et comment elle s’éveille chez l’enfant par les applications qu’il en fait à des impressions qu’il sent autres que lui, et qu’il ne peut se représenter comme autres qu’en les situant, en les localisant, en les imaginant précisément dans l’espace « l’espace est la forme représentative » (p. 28). Psychologiquement, donc, loin que l’être humain soit compris dans l’espace, c’est l’espace, au contraire, qui est compris en lui et par lui : et l’on pourra retenir au moins la seconde, sinon la première partie de la célèbre pensée de Pascal : « Par l’étendue, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. »
L’homme se trouve affranchi par là du dehors, du monde extérieur, de la matière. Mais Renouvier ne va pas pour cela en faire un dieu supérieur à tout, et si l’on ose dire, supérieur à lui-même. Il n’a pas éliminé l’absolu au dehors, pour le restaurer au dedans de soi. « a L’idée du moi, dit-il, est une idée de relation. » (p. 39). Le moi, en effet, est le sujet pensant, sujet inséparable de son objet : quant au sujet pur, sans aucun objet, quant au moi, abstraction faite de toute qualité, que d’aucuns déclarent inconnaissable et indéfinissable, mais tout de même existant, Renouvier le proclame inexistant : c’est une chimère, un mot, un rien. Herbert Spencer rejoint à cet égard, en passant par Hegel, les philosophes alexandrins, dans un commun effort pour atteindre l’être métaphysique, qui ne serait même plus l’être, étant au-dessus de l’être comme du non-être, au-dessus même des contradictions. Il n’y a plus là rien d’humain, et qu’on n’aille pas croire pour cela qu’il y ait quelque chose de divin ; il n’y a plus rien du tout. Le moi n’est concevable, connaissable, et possible, et réel, qu’engagé dans les conditions d’activité dont nous avons conscience. et qui font sans doute sa faiblesse, mais aussi sa force, en tout cas sa réalité. Et Renouvier réfute avec une rare vigueur les prétendues antinomies que Spencer donne pour des contradictoires, et le sophisme qui conclut de deux choses contradictoires leur existence à toutes deux, tandis qu’il n’y a le plus souvent en tout cela que deux corrélatifs logiques, et la position également logique de l’un comme de l’autre, Toute cette argumentation est à méditer, et si elle ne convainc pas tous les lecteurs, elle les fera du moins réfléchir et les mettra sagement en garde contre certaines thèses trop facilement acceptées de Herbert Spencer, et qui ne sont, dit sans ménagement notre philosophe, que « des fautes grossières contre la logique » (p. 52), le plus souvent « au-dessous de toute discussion » (p. 51).
Mais ce Moi relatif n’est pas encore la personne ; il la prépare seulement. Il pourrait, en effet, se confiner dans son égoïsme, ne point lutter contre les choses, on ne lutter que dans son intérêt propre, se faire centre du monde, auquel cas tous les individus humains se faisant aussi centres de même sorte, le monde moral (si l’on ose encore lui donner ce nom) serait comme une masse anarchique avec des points sensibles de toutes parts, sans organisation, ni vie supérieure, La personne humaine commence avec le règne de la moralité, qui n’apparaît elle-même qu’avec la liberté. Celle-ci ne se démontre pas, répète sans se lasser notre philosophe ; il lui suffit d’avoir renversé les thèses qui la rendent impossible : elle s’établit d’elle-même sur leurs ruines. Mais cette liberté encore n’a rien d’absolu : elle peut faillir, elle a même failli ; telle est sa condition, pour qu’en revanche elle puisse aussi se relever et tendre vers le bien. Renouvier se trouve ainsi ramené par sa philosophie à l’antique croyance religieuse du mal faisant son apparition dans le monde par le fait de l’homme, par la faute de la liberté humaine. Le mal existe, en effet, et nul n’en a été plus frappé que notre philosophe ; lui qui définissait énergiquement l’objet e un coup du dehors », a reçu bien des fois ce coup avec douleur, non pas tant au physique qu’au moral. Où donc est le principe du mal ? Dans la nature même ? Alors le mal est nécessaire, il est fatal, surtout il est incurable ; et la présence de l’homme, c’est-à-dire d’un être raisonnable, dans un tel univers, qui serait la déraison même, lui paraît le comble de l’absurdité. Il faut lire à ce sujet la protestation véhémente du philosophe (p. 61-62), déclarant qu’en ce cas la vie ne vaudrait pas « les quatre fers d’un chien » (p. 60). Viendrait-il donc de Dieu, ce mal indéniable ? Le scandale n’en serait que plus grand, et plus grandes aussi la contradiction cet l’absurdité, non pas seulement au point de vue religieux, mais logiquement et philosophiquement. Reste donc que le mal vienne de l’homme ? Et Renouvier ne craint pas de reprendre cette vieille doctrine, si peu satisfaisante cependant, qui, pour absoudre Dicu, prend le mal à la charge de l’humanité. Par un acte sublime de générosité, la créature se sentant d’ailleurs de volonté chancelante, aime mieux s’avouer coupable, que d’accuser son créateur. Solution désespérée, il faut bien le dire ; mais Renouvier met la raison au défi d’en trouver une autre (p. 95-96). Et il en tire aussitôt d’admirables conséquences. Si l’homme est l’auteur du mal, il est capable de le réparer. L’œuvre de la création était bonne à l’origine : seul l’homme a pu, en partie, la défaire, parce qu’il était libre ; il pourra donc aussi la refaire, toujours parce qu’il est libre. Cette énigme du mal, la liberté en donne le mot, et le remède en est aussi dans la liberté. Renouvier bannirait volontiers des choses humaines le mot devenir : il le remplace, avec son maître Jules Lequier, par le mot faire, ou plutôt se faire (p. 64}. L’humanité ne deviendra pas meilleure par la force des choses, ni par le jeu naturel et nécessaire des forces humaines, non ; mais elle se fera meilleure, car elle le peut, si elle le veut. Et de même toute personne humaine. Le personnalisme est une doctrine de progrès, non pas de progrès fatal, qui n’est qu’une illusion et une sottise (p. 60), dit notre philosophe, mais de progrès libre, par suite intermittent, avec des reculs et des élans, selon nos mérites et selon nos œuvres.
Cette « austère philosophie » tire une beauté sereine des circonstances mêmes où son auteur l’expose pour la dernière fois. Tous les détails contribuent à renforcer l’impression : cette chambre de malade, ce fauteuil approché péniblement par lui d’une fenêtre ouverte dès l’aube pour le lever du soleil qu’il revoit avec une « joie d’enfant » (p. 65), la vision, au moins par le souvenir, de ces longues promenades à travers champs (p. 7), tout en causant philosophie, ou bien en voiture (p. 436), sous le ciel merveilleux du midi, cet effort pour ressaisir toute une longue vie de travail, et cet espoir que, dans une autre existence, il se reposera… peut-être ? mais bien plutôt de nouveau il se lèvera pour « tracer son sillon laborieusement, courageusement » (p. 6), et avec confiance aussi, « personne n’ayant le droit de dire que le bon grain ne peut pas germer » (p. 99). Quelle admirable leçon donnée par le maître, et cela en toute simplicité, presque sans y penser ! Ce philosophe qui meurt « en remâchant des idées », et qui trouve cela si bon qu’il en oublie qu’il est malade et qu’il va mourir (p. 19 et p. 65), est un homme qui a les faiblesses de l’humanité : au moral même, car en fouillant sa vie, il y découvre bien des actes reprochables, où il s’est oublié, et somme toute, il n’ose pas décider s’il a été moins méchant que le commun des hommes {p. 6) ; au physique également, car il se résigne malaisément à mourir, essaie de se retenir sur la pente où il se sent glisser (p. 77), trompe la longueur des nuits avec des livres, tantôt les Mémoires de Georges Sand, d’une lecture reposante qui lui plaît (p. 38), tantôt Épictète et Lucrèce. Et même, autre ressemblance, non cherchée, non voulue, avec Socrate, qui charmait les ennuis de sa prison en faisant des vers, dans l’attente du supplice, Renouvier confie à son fidèle disciple que, l’hiver dernier, il s’est amusé à traduire en vers quelques passages de Lucrèce, « le chantre de la mort » (p. 30-33), (en vers blancs, d’ailleurs, ajoute-t-il modestement).
Et le vieillard songe à l’avenir, qu’il ne verra pas, et aux enfants qui doivent le préparer. Il voudrait pour eux un petit livre de morale, qui développerait tout d’abord dans les jeunes âmes le sentiment de la bonté, de la pitié. Et la pitié, telle qu’il l’entend, n’est pas un effet de sympathie physique, effet nerveux presque, trop facile à obtenir. et qui se traduirait par des larmes vaines : c’est un sentiment viril, né d’une obscure idée de la justice, et qui contribue à l’éclaircir ; c’est la souffrance à la vue d’une douleur qui paraît absurde et injuste : c’est, dit admirablement Renouvier. « la révolte de l’âme contre la méchanceté du mal » {p. 95). Lui-même a regardé bien en face le mal. qui lui a paru le grand problème de la vie, celui dont il lui faut, et coûte qué coûte, une solution : il vent qu’on fasse comme lui : le mal ne doit pas être caché ni déguisé aux enfants ; on ne doit pas « tricher avec La douleur » (p. 92 et p. 96), Trop de penseurs « n’osent pas voir la vie telle qu’elle est, courageusement » (p. 58). « On ne vont pas le mal, on ne sent pas l’injustice… » Les philosophes eux-mêmes se désintéressent de l’idée de justice (p. 78-79). « On parle d’amour, et on n’enseigne pas à aimer la justice. » (p. 92). En 1848, dit Renouvier, qui se reporte volontiers aux belles années de sa jeunesse, j’ai connu des ouvriers qui étaient de nobles caractères et de grands cœurs. « a On ne savait peut-être pas exactement ce qu’était la justice, mais on l’aimait (p. 98-99). » Et il insiste sur un système d’éducation qui, peu à peu, par la pitié, élèverait l’âme de l’enfant à la justice. Celle-ci lui paraît résumer d’un mot l’avenir, et de la philosophie et de la démocratie elle-même, les deux étant étroitement liées dans sa pensée. Il est sévère pour la philosophie, ou du moins pour ceux qui prétendent aujourd’hui la représenter, à part trois ou quatre noms, qui sont en effet, avec Renouvier lui-même, les maîtres de notre génération (p. 79) ; (à part aussi Auguste Comte, qui était un génie, et puis qui était comme lui, enfant de la même ville, Montpellier, qu’il appelle familièrement, avec ses compatriotes, le Clapas (p. 80,. Mais la plupart manquent des deux qualités qui seules fout un philosophe : ils bâtissent, sans avoir suffisamment appris le métier de maçon, ils ignorent la logique et ses lois, ils n’ont point de méthode : p. 83) ; et puis ils ont peut-être de l’esprit, du talent, mais « ils philosophent sans enthousiasme ». Et le vieux lutteur accable de sarcasmes « ces analyses minutieuses de cas d’hystérie ou de neurasthénie », mettant bien au-dessus, par exemple, « l’Affaire Crainquebille » d’Anatole France (p. 81) ; quant au nietzschéisme, dont quelques-uns sont entichés, « c’est, dit-il, la folie des grandeurs érigée en système par un fou », et pas n’est besoin d’avoir lu Nietzsche pour se déclarer un surhomme, témoin les Apaches de Paris (p. 86) : le philosophe se contenterait d’être un homme vraiment digue de ce nom, une vraie personne humaine. Il n’est pas moins sévère pour la démocratie, ou du moins pour ceux qui prétendent la diriger ; il ne craint pas de prononcer à leur adresse le mot de « rosserie » (p. 99). D’une part, il ne croit pas à la Science comme facteur unique de tout progrès ; au contraire, elle pourrait devenir « une excellente méthode d’abêtissement ». D’autre part, s’il approuve la guerre sans merci que Île ministère Combes fait aux congrégations, a la guerre au fanatisme, à l’intolérance, à l’injustice, étant une guerre sainte » (p. 99-100), il n’est pas sans inquiétude sur les suites de la victoire : il redoute l’athéisme, qui serait une « anarchie morale ». Toujours ferme d’ailleurs dans sa condamnation du papisme (p. 102), il n’ose plus reparler du remède qu’il indiquait en 1876, à savoir l’adhésion à un protestantisme libéral (non pas tant pour adhérer à une confession nouvelle, que pour bien marquer qu’on se sépare nettement de l’ancienne), et propose timidement, ce semble, « une philosophie qui pourrait être une religion ou du moins en tenir lieu », le Personnalisme (p. 105). Entendons-nous bien sur cette apparente timidité ; ce n’est pas qu’il s’en défie lui-même : « notre doctrine est belle, dit-il, elle est consolante, elle est la vérité » (p. 7). Mais, dans sa modestie très sincère, il pense qu’il y aurait sans doute trop d’outrecuidance à lui pour une telle entreprise, et il désigne un ou deux esprits, qui pourraient essayer, et courir, dit-il, ce beau danger (p. 106).
Tel est ce testament d’un philosophe, qui pourra ne pas satisfaire bien des esprits, mais qui doit les intéresser et leur offrir à tous une riche matière à réflexion et à méditation. Et puis, que de pensées rencontrées en chemin, auxquelles on s’arrêterait volontiers pour les creuser profondément ! Nous en avons inséré le plus possible au cours de cette étude. En voici quelques-unes encore :
« Je sais que je vais mourir, je n’arrive pas à me persuader que je vais mourir. Ce n’est pas le philosophe qui proteste en moi ; le philosophe, lui, ne croit pas à la mort. C’est le vieil homme. Le vieil homme n’a pas le courage de se résigner. Il faut pourtant se résigner à l’inévitable (p. 4). »
« (Examen de conscience). Hélas ! je me suis surtout félicité de n’avoir pas fait tout le mal que j’aurais pu faire. Et je me suis demandé si nous ne valons pas plus par le mal que nous ne faisons pas, que par le bien que nous croyons accomplir. Misère de nous ! nous savons mieux ce qu’il ne nous faut pas faire, que ce qu’il nous faut faire (p. 5). »
« Ceux-là qui prétendent qu’il n’y a plus rien à dire, sont ceux qui n’ont jamais eu rien à dire. Tout est à dire encore, et tout est à faire (p. 65). »
« Souviens-toi que le ridicule n’a jamais tué que ceux qui n’avaient plus qu’à mourir (p. 87). »
« L’homme ne parvient que lentement, difficilement et très imparfaitement à découvrir les lois de la nature pour se les assujettir et les gouverner. Il ne les tourne à son usage qu’en se créant des dangers nouveaux, des misères nouvelles, en se rendant lui-même l’esclave des forces qu’il croit dominer, et qui sont toujours au moment de se soulever pour le détruire, lui et ses engins, au moindre manque de surveillance. La chaleur et l’électricité sont, pour l’industrie humaine, d’admirables agents d’utilité, prêts à se changer en fléaux, de même que nous les voyons, dans la grande nature, à la fois présider à la genèse et à l’évolution de la vie, et susciter des révolutions terribles (p. 66-67). »
« J’ai cru aussi que, peu à peu, par le développement continu de la Science et des sciences, l’humanité pourrait atteindre plus de bonheur. Et c’est une sottise. Il n’est pas vrai que la science puisse diminuer le travail humain, Les machines et les inventions, qui ne vont pas sans dangers et sans graves accidents, ne font qu’abrutir le travailleur et que ruiner sa santé. Le bonheur ne doit pas se chercher dans cette voie. Il n’est pas démontré que, si le machinisme supprimait le travail, l’homme serait plus heureux ; j’ai mème une forte tendance à croire qu’il serait plus malheureux qu’il n’est, et plus près de la brute. Et la Science, si elle réalisait les espérances que beaucoup ont fondées sur elle, deviendrait une excellente méthode d’abêtissement. La Science détruirait la Science (p. 84-86). »
On peut faire, on doit même faire des réserves sur cette dernière assertion notamment, dont le ton trop absolu contraste avec la tendance habituelle de Renouvier, à montrer, au contraire, en tant de choses le relatif. Mais que de belles paroles, et que de fortes pensées dans ces entretiens suprêmes, où le philosophe réalise pour nous un de ses souhaits les plus chers, en nous donnant « comme une sorte de bréviaire pour tous les intellectuels qui n’ont pas sombré dans l’athéisme ; les intellectuels eux mêmes, ajoute-t-il, ayant plus que les autres besoin de religion (p. 8). »