Les Derniers Hommes

Le Gaulois Voir et modifier les données sur Wikidata (Le Gaulois — 2 novembre 1900p. 3-6).


LES
DERNIERS HOMMES

HISTOIRE DE L’AVENIR

Des pèlerinages de regrets s’acheminent vers les cimetières, et les vivants se souviennent des morts. Des hommes disparaissent et nous pensons à eux ; mais des familles ont disparu, et nous n’y pensons pas ; des peuples ont disparu, et notre attention n’en a guère souci ; des races disparaîtront, et que nous importe ? Le monde finira, et c’est bien loin de nous.

Allons au cimetière de ceux qui ne sont pas nés encore ! Et voici ce que j’ai vu.

Des siècles avaient passé, si nombreux que sur terre, il ne demeurait plus rien de nous et de notre œuvre, rien de visible. Les générations d’alors étaient si loin des nôtres qu’elles n’avaient même plus, de notre aspect et de nos mœurs, la vague notion qui nous reste des ancêtres préhistoriques. Non pas que ces derniers hommes fussent ignorants de tout : au contraire, notre science moderne, à côté de la leur, semblerait enfantine ; mais ils arrivaient si tard derrière nous que, dans la perspective des âges, nous devenions, pour leur regard, les contemporains de ceux qui vécurent dans les cavernes des forêts, et qui taillèrent les premiers silex.

Ils ne reconnaissaient en nous que des anthropoïdes, et s’inquiétaient de nous comme nous nous inquiétons des peuplades qui sans doute foulèrent la double région des pôles, seule habitable à l’époque où survint le premier durcissement de la planète, alors que les continents en formation geignaient dans une vapeur d’étuve, et que le sol équatorial brûlait ainsi qu’un fer rouge.

Maintenant, le globe n’était plus le même. Par l’affaiblissement du Soleil et la consécutive anémie de la Terre, toutes choses avaient changé. La mappemonde présentait une configuration nouvelle. L’Europe était gelée, et l’Asie, et l’Afrique aux trois quarts, aussi bien que l’Océanie, et des deux Amériques il ne restait plus qu’une bande transversale, allongée entre les tropiques.

Le froid ayant gagné de proche en proche, les pôles, en s’élargissant, avaient progressé l’un vers l’autre ; les deux calottes de gel, tendant à se rejoindre, avaient pétrifié tout et resserré la vie sur le ruban de l’Équateur.

Elle y râlait, et le reste avait disparu. L’explorateur hardi qui se fût risqué dans les glaces hyperboréennes de l’Espagne ou de l’Algérie n’aurait pas su reconnaître, sous les banquises immobilisées, ce qui fut Continent, ce qui fut Océan, et la douce Méditerranée, avec ses vagues couvertes de givre, était figée sous un froid dont les actuels hivers du Groënland ne sauraient nous fournir une idée approximative.

Une chose cependant témoignait encore de notre existence évanouie, et c’était trois sphynx d’Égypte avec deux pyramides ; une récente exploration les avait découverts sous l’amas des glaçons et des neiges, et les savants analysaient avec stupeur ces vestiges d’une humanité géante, logée en de colossales demeures, et dont la tête des sphynx donnait l’épouvantable proportion.

Ainsi, ce monde de finition, étranglé entre les tropiques, ne comprenait plus que les Guyanes, les Guinées et un troisième continent de création récente, formé par les alluvions qui venaient, cinq mille ans plus tôt, de souder les Antilles. Cette partie du globe, la plus jeune, était aussi la plus fertile, engraissée par les détritus de la mort septentrionale.

Malgré cette richesse relative du dernier humus, la vie animale et végétale n’y continuait que péniblement : mal protégée par la couche trop mince de l’atmosphère, la chaleur terrestre s’irradiait, dans l’infini, perdue ; le sol usé ne produisait plus rien, sinon les plantes de misère qui consentent à vivre sans tiédeur et sans eau : les pins et les érables se hissaient à peine au-dessus des herbes, rabougris dans l’air terne, et les forêts de bouleaux ou de chênes atteignaient la hauteur de nos blés.

Le soleil, impuissant à évaporer les frigides eaux de la mer, se promenait dans un ciel blafard, sans nuages ; la pluie ne tombait plus qu’à des intervalles séculaires, et les sources des rivières tarissaient. Le sol, n’étant plus ameubli, devenait rêche et cassant. À la place où furent les forêts vierges, de glauques lichens tapissaient les plaines tropicales, et, dans l’abri des serres, la plus truculente des fleurs était la timide edelweiss.

Peu de vent, à cause de l’uniforme enveloppe de froid, condensée autour d’une planète sans contrastes ; mais parfois une lente invasion de frimas, si lente qu’on n’y percevait aucun souffle, si glaciale qu’elle vitrifiait les tiges. Rien ne bougeait ; une lumière blafarde affadissait les formes, et l’ombre des choses était pâle.

Les races d’animaux sauvages, sans abri et sans nourriture, s’étaient peu à peu éteintes, à part les rennes, les loups, quelques ours, et des condors.

Les espèces domestiquées avaient disparu moins promptement, grâce à la protection humaine cependant, les plus vivaces s’étiolaient, et maintenant il ne restait plus que de rares bisons descendus à la taille des molosses, et plusieurs chiens de montagnes, gros à peine autant que des chats.

L’homme avait moins souffert.

Enfermé dans les villes denses, vêtu de pelleteries, il se défendait mieux contre la froidure, et la science lui avait livré des aliments chimiques qui permettaient de lutter contre l’insuffisance des ressources naturelles.

Depuis des temps immémoriaux, il ne mangeait plus ; il se nourrissait seulement. Des laboratoires officiels envoyaient à domicile les flacons de pilules et d’essences destinées à l’alimentation commune ; l’eau était, en raison de sa rareté, distribuée avec plus de parcimonie. Malgré la surveillance des pouvoirs, on avait constaté à maintes reprises une tendance, peut-être héréditaire, au gaspillage du précieux liquide, et les suprêmes lois policières de la Société tendaient à refréner ces abus : les fabriques d’eau artificielle furent soigneusement gardées, et la répartition s’effectua dès lors avec une stricte sévérité, qui occasionna des révoltes. On reprochait aux riches de fabriquer chez eux de notables quantités d’eau qu’ils employaient à des ablutions ou autres superfluités. Néanmoins, les troubles durèrent peu, et tout rentra dans l’ordre, grâce à l’organisation mathématique de ces peuples, détachés de toute idéologie abstraite.

Car nous aurions tort d’imaginer que ces ultimes rejetons de la race fussent semblables à nous : le temps, le climat, toutes les urgences avaient modifié leurs pensées en même temps que leurs besoins, et même les fonctions avaient transformé les organes.

Leur taille, très inférieure à la nôtre, avait proportionnellement participé à la diminution du monde habitable, et de toutes choses.

Les plus forts atteignaient à peine aux dimensions d’un enfant de sept ans, mais leur tête était égale au double de la nôtre, et oscillait sans cesse sur un cou grêle et fragile. Les membres étaient incroyablement petits, minces et courts, impropres à la marche, au travail, et les pieds infimes. Mais les douze doigts, minces, longs, spatulés au bout par l’habituelle pression des claviers, se manifestaient plus aptes que les nôtres au maniement des outils délicats. Depuis que la machine accomplissait tout labeur matériel de motion et de locomotion, ces êtres, dispensés de l’effort, n’agissant point par eux-mêmes, ne mangeant pas, et toujours assis devant leurs mécaniques, avaient la poitrine étriquée, le ventre plat et les articulations énormes, nouées par un arthritisme congénital.

Tout leur corps était blême et glabre, comme poussiéreux. Leurs crânes chauves et leurs faces ne portaient plus la trace d’aucun duvet, et leur épiderme, même dans la jeunesse, ressemblait à un papier de soie qu’on a froissé longtemps. Inutiles, les dents étaient tombées, et le maxillaire inférieur, hors d’usage, s’était réduit au point de ne plus présenter qu’une imperceptible saillie, vestige de menton qui s’effaçait au-dessous de la bouche : celle-ci était étroite, avec de minces lèvres, et le nez s’était amoindri comme elle, en sorte que les yeux se trouvaient dans la partie inférieure du visage, enfoncés sous un front qui se développait outre mesure. Ces yeux bombés, aux prunelles trop larges et trop brillantes, s’écarquillaient ou clignaient tour à tour, dans le perpétuel désir de voir ou de comprendre.

Ces monstres trépidaient sans cesse, secoués de petits spasmes furtifs, et dormaient peu, d’un sommeil agité par les rêves. La pensée ne leur laissait aucun repos ; mais leur cœur était sec, sans émoi, sans pitié, inexorable d’égoïsme. Ils n’aimaient rien, et ne croyaient à nul au-delà. Ils avaient supprimé toute passion, comme étant une dépense inutile de force, c’est-à-dire une perte, et par conséquent un danger. Ils vivaient chastes et impassibles, n’appréhendant point la mort et ne jouissant point de la vie.

Leurs jours, leurs nuits, dans la hantise des chiffres et des lignes, se passaient en calculs : leur cerveau considérable avait atteint à une capacité de travail et de production, en comparaison de laquelle nous ne sommes aujourd’hui que des êtres embryonnaires, et les conquêtes de leur esprit seraient inimaginables au nôtre.

La science fournissait tout, et l’homme n’avait plus rien à faire, sinon penser pour découvrir et augmenter sans fin le patrimoine de ses forces, dont l’emploi cependant allait prendre fin tout à l’heure. Dès qu’une nécessité imprévue se produisait, une invention immédiate répondait au besoin.

Le froid même semblait vaincu, du moins provisoirement : depuis huit siècles, il n’avançait plus, endigué par le génie de l’homme, qui, pour son usage, attirait, à la surface de l’écorce terrestre, les derniers frissons de chaleur encore en vibration dans le noyau focal.

Au centre de la planète, le travail de décrépitude n’en continuait pas moins avec lenteur et sûreté. Mais, tant qu’une calorie resterait dans les entrailles du globe, elle devait appartenir à ce tyran malingre, qui, afin de prolonger l’agonie de sa race, retardait la mort d’un astre.

Et c’est pourquoi, au fond des espaces, dans la foule des étoiles toujours étincelantes, le soleil, déjà habitable, pouvait apercevoir encore le suprême scintillement d’un monde qui persistait à demeurer visible et vivant, parce que la mort venait d’y rencontrer cet obstacle : la pensée humaine.

Edmond Haraucourt