Les Derniers Bardes

Œuvres complètes : Odes et Ballades. Essais et Poésies diverses. Les OrientalesOllendorf24 (p. 435-443).


Les Derniers Bardes [1]



Il dit : « Arrive, tue, détruis, ravage, puisque

tu as vaincu ceux qui avaient vaincu.

(Romances espagnoles.)


Cyprès, arbres des morts, qui courbe ainsi vos têtes ?
Sont-ce les Esprits des tempêtes ?
Sont-ce les noirs vautours, cachés dans vos rameaux ?
Ou, fidèles encore à vos bocages sombres,
Les Enfants d’Ossian viennent-ils sous vos ombres
Chercher leurs antiques tombeaux ?
Ô monts, est-ce un torrent dont le bruit m’épouvante ?
N’entends-je pas plutôt, dans la nuit décevante,
Les spectres s’appeler sur vos fronts chevelus ?
Harpe, qui fait frémir ta corde murmurante ?
Est-ce le vent du Nord ? est-ce quelque ombre errante
Des vieux Bardes qui ne sont plus ?

Non, les bardes n’ont pu descendre
Dans ce fleuve des ans, qui roule l’avenir;
Si leur cythare en deuil se tait avec leur cendre,
Interrogeons ces lieux, pleins de leur souvenir.
Le pâtre, gardien de leur gloire,
De leurs chants révéré conservant la mémoire,
Les répète aux rochers déserts;
À l’étranger, perdu dans ces campagnes,Redit leur sort et leurs concerts.

Vous ne reviendrez plus, beaux jours, siècles prospères !
Le pâtre, heureux de vivre ou vécurent ses pères,

Ne traînait pas encor des jours voués au deuil ;
Fingal léguait son sceptre à sa race guerrière,
Et l’on voyait un trône où l’on voit un cercueil.
Écossais, tes rochers te servaient de barrière ;
L’Etranger méprisait, sans en franchir le seuil,
Ton indigence héréditaire ;
Mais la Liberté pauvre et fière,
Sur ces rocs dédaignés régnait avec orgueil.

Soudain de sinistres présages,
Sombres précurseurs des revers,
Troublent ces paisibles rivages,
Descendu des cieux entr’ouverts,
Fingal erre au sein des nuages ;
Sa lance est un faisceau d’éclairs ;
Son char roule sur les orages ;
L’aigle au loin le voit dans les airs [2],
Et, quittant ses roches sauvages,
S’enfuit vers la rive des mers.
Oubliant ta route étoilée,
Ô lune, alors pâle et voilée,
Tu cachas ton front dans les flots ;
Et Morven, au sein des ténèbres,
Entendit des harpes funèbres
Annoncer la mort des héros [3].

Voix funestes du sort, jusque alors inconnues,
Que n’avez-vous en vain proclamé son courroux !
Mais quand son souffle immense a rassemblé les nues,
L’ouragan retient-il ses coups ?



Le fracas des chars des batailles
Fait soudain du Lomon trembler les vieux frimas ;
Avide de nouveaux climats,
Edouard, de Stirling menaçant les murailles,
Apporte aux héros les combats[4].
Les héros ont saisi leur lance.
Ils ont vole vers cette armée immense

Que le sud vomit de ses flancs ;
Mais l’affreux torrent du Ravage,
Entraînant dans son cours l’opprobre et l’esclavage,
A passé sur leurs corps sanglants.

« Écosse, tes guerriers, si longtemps invincibles,
« Sur tes monts envahis ont rencontré la mort ;
« Les restes mutilés de ces vaincus terribles
« Roulent dans les fanges du Nord.
« Pourquoi ce farouche silence,
« Bardes ? Ils ne sont plus ; il n’est plus de vengeance.
« Mais l’heure des chants a sonné [5].
« Ouvrez à ces héros le palais des nuages ;
« Bardes : laisserez-vous se perdre dans les âges
« Leur souvenir abandonné ? »

Sourds à ces clameurs téméraires,
Les Bardes, épars dans les bois,
Laissaient aux vieux lambris des rois
Pendre leurs harpes funéraires.
Sur les rocs de Tremnor affrontant les hivers,
Ils pleuraient les héros, sans chanter leur vaillance ;
Et comme on voit, la nuit, quand l’orage s’avance,
Un calme menaçant précéder les éclairs,
Ils se taisaient : mais leur silence
Était plus beau que leurs concerts.

Cependant s’avançaient les phalanges lointaines[6] ;
La terreur devançait leurs pas :
Les peuples sans défense accouraient vers les plaines,
Et les vieux chefs, brisant leurs armes vaines.
Foulant aux pieds ces dards, trop pesants pour leurs bras.
Cherchaient, libres encor, l’honneur d’un beau trépas.
Et frémissaient au bruit des chaînes.

Mais, franchissant d’Uthal les sommets sourcilleux,
Edouard, secondé de ses lords intrépides,

De la Clyde en courroux dompte les flots rapides,
Et Fait flotter au loin ses drapeaux orgueilleux.
Déjà s’offrent à lui les grottes de Cartlane [7],
Il entend mugir leurs torrens,
Et suit sur ces vieux monts l’aigle inquiet qui plane,
Étonné de voir des tyrans.

Mais dans son âme enorgueillie[8] ,
De ses projets hautains rien n’arrête l’essor.
Il rêve l’Ecosse avilie,
Il règne en espérance, et son camp siège encor
Près des champs vengeurs d’Ellerslie !


Sans songer au réveil, le superbe s’endort :
Bientôt devant ses pas, chargés d’obscurs nuages.
Des pics, menaçants et sauvages.
S’élèvent ; sur leurs flancs grondent les vents du nord ;
Autour d’eux leur grande ombre au loin couvre la terre ;
Et le sourd fracas du tonnerre
Dit que ces rocs affreux sont les rocs de Trenmor.

Édouard, le premier, à travers les bruyères
Guide en les rassurant ses agiles archers :
Tout s’ébranle ; et déjà les lances étrangères
Brillent sur ces sombres rochers,
Les soldats enivrés dévorent leurs conquêtes ;
L’aspect seul d’Édouard leur cache les tempêtes
Qu’entassent sur leurs fronts les nuages mouvans,
Les bataillons épais en colonnes s’allongent,
Ils marchent ; et leurs cris, que mille échos prolongent,
Se mêlent à la voix des vents.



Tout à coup, sur un roc dont la lugubre cime
S’incline vers l’armée et menace l’abîme,
Debout, foulant aux pieds les orageux brouillards,
Agitant leurs robes funèbres,
Aux lueurs de l’éclair qui perce les ténèbres,
Apparaissent de grands Vieillards.
Tels sur les roches nébuleuses
On a vu s’élever, dans les nuits orageuse,

Les tristes Géants des hivers,
Lorsque, courbant des monts les forêts ébranlées,
De leur souffle terrible ils remplissaient les airs,
Et mugissaient dans les vallées.

Cet aspect de toutes parts.
Jette une terreur soudaine ;
Le roi, du haut de ses chars,
Voit reculer vers la plaine
Ses superbes léopards ;
Il voit ses soldats épars,
Sourds à sa voix souveraine,
Prêts à fuir leurs étendards.
Malgré sa fierté hautaine,
Le trouble agite ses sens ;
Le vent retient son haleine,
Et les Guerriers frémissans
Fixent leur vue incertaine
Sur les Bardes menaçants.

C’étaient les bardes : l’œil des guerriers qui frissonnent[9]
Les prend pour les fils de Trenmor ;
Et leurs voix, s’unissant aux harpes qui résonnent,
Préludent en accents de mort.

CHŒUR DES BARDES.


« Édouard, hâte-toi ; jouis de ta victoire.
« Tandis que ton pied étonné
« Foule les fronts glaces des aînés de la gloire,
« Prends ce que leur mort t’a donné.
« Tu vaincras : leur trépas à l’Écosse déserte
« Révèle assez son avenir.
« Mais tremble ! leur trépas annonce aussi ta perte [10] ;
« C’est un crime de plus et le temps sait punir. »

Ils chantaient : la harpe sonore,
Après qu’ils ont chanté, vibre et frémit encore ;

La foudre en sourds éclats roule et se tait trois fois ;
Le vent gronde et s’apaise ; et marchant à leur tête,
Sur le bord de l’abîme où retentit leur voix,
Le vieux Chef des Bardes s’arrête.
Les frimas sur son front s’élèvent entassés,.
Sa barbe en flots d’argent descend vers sa ceinture,
Il abandonne aux vents sa longue chevelure,
Et semble un vieux héros des temps déjà passés.
Dans ses yeux brille encor l’éclair de sa jeunesse ;
On voit se déployer dans sa main vengeresse
Un étendard ensanglanté ;
Et, pareil à l’Esprit qui poursuit les coupables,
Sa voix tombe en cris formidables
Sur le vainqueur épouvanté.


LE CHEF DES BARDES.

« Du haut de la céleste voûte
Fingal me voit, Fingal m’écoute :
Vous m’écoutez aussi, par la crainte troublés,
Saxons ; mais votre crainte est l’aveu de vos crimes :
Vous êtes les bourreaux, nous sommes les victimes ;
Nous menaçons et vous tremblez !
Edouard, vers nos murs tu guides tes bannière ;
Réponds : que t’ont fait nos guerriers ?
Les a-t-on vus, chassant tes tribus prisonnières,
Porter la mort dans tes foyers ?
Qui de nous d’une paix antique et fraternelle
A violé les droits trahis ?
Qui de nous par les flots d’une horde infidèle
A vu ses remparts envahis ?
Ton seul silence est ta réponse.
Voilà donc ces exploits dont ton bras s’applaudit ?…
Arrête et courbe-toi : car ma bpuche prononce
L’arrêt du Dieu qui te maudit.
Prince, qui ris de nos misères,
Édouard, crains du sort les faveurs mensongères,
Crains ces forfaits heureux que l’Enfer t’a permis ;
Tu portes sur ton front les célestes colères.
Ne te crois pas jugé par tes, seuls ennemis,
Songe à tes descendans, souviens-toi de tes pères…
Connais tes juges et frémis.

Regarde ce torrent, qui, grossi dès sa source[11],
Mugit sur les monts orageux.
Et vers l’heureux vallon qui menace sa course
Roule en grondant ses flots fangeux.
Vain fracas ! ses eaux vagabondes
S’ouvrent sur les glaciers mille chemins divers ;
De rochers en rochers il disperse ses ondes.
Et laissent sur leurs flancs les tributs des hivers.
Ses cent bras affaiblis s’égarent vers les plaines ;
Bientôt ce fier torrent, qui renversait les chênes,
Brise à peine en passant de faibles arbrisseaux.
Et ses vagues amoncelées.
Dont la fougue lointaine effrayait les vallées.
S’y traînent en faibles ruisseaux.
Mais qu’au sommet des monts sa fureur turbulente
Ait miné d’un vieux roc la base chancelante ;
Des neiges, des glaçons pressant l’énorme amas,
Le rocher déraciné roule.
Et dans sa vaste chute entraînant les frimas.
Grossit quand le torrent s’écoule.
Le mont dont il descend s’ébranle et retentit,
Masse immense ! il bondit de montagne en montagne,
Et tombe enfin dans la campagne
Sur le torrent qu’il engloutit.

«Edouard, ce torrent, c’est ta nombreuse armée :
Ses cris dévastateurs nous annoncent des fers ;
Mais les gouffres des monts, la faim et les hivers
Défendront l’Ecosse opprimée.
Et, si le sort guidait ton bras ensanglanté,
Dans l’ivresse de ta conquête.
Des peuples abattus redoute la fierté ;
Crains de leur rappeler, en leur foulant la tête,
Qu’il était une liberté !
Alors du sein de la poussière
S’élèverait notre étendard souillé ;
Un homme emboucherait le clairon de la guerre
Et ceindrait son glaive rouillé.
Aux éclats de sa voix bruyante
S’éveillent les chefs endormis ;

Il accourt ; il entraîne, en sa marche efrayante.
Les peuples subjugués que tu croyais soumis ;
Tremble ! il t’apporte enfin, dans sa main foudroyante,
Ce que tes forfaits t’ont promis !
Que peuvent tes fureurs trompées ?
Vois-tu ces tribus en courroux
Changer leurs chaînes en épées ?
Où vont tes hordes dissipées ?
Aux armes du vengeur, à ses terribles coups.
Tu les crois en vain échappées :
Va, leur sang lavera nos plaines usurpées
Du sang des héros morts pour nous.

« Édouard, un instant ton ivresse a pu croire
Que les fils d’Ossian se tairaient sans remord ;
Va, nous saurons flétrir ton nom et ta mémoire :
Notre récompense est la mort.
Ton pardon eût puni notre lâche silence.
Quoi ! nous aurions flatté ton injuste puissance !
Notre main eût lavé le sang de tes lauriers !
Et, laissant nos héros errer aux rives sombres,
Nous aurions de nos chants déshérité leurs ombres,
Pour célébrer leurs meurtriers,
Nous, grands dieux !... Edouard, quand nous serons esclaves[12]
L’aigle des monts viendra ramper dans les sillons ;
Vois ces nuages : là nos braves,
Nos braves, dont nos chants ont brisé les entraves,
Jouissent de l’effroi de tes fiers bataillons :
Nous allons les rejoindre, et ta rage alarmée
Bientôt nous entendra sur ta coupable armée
Entrechoquer les tourbillons.
Les siècles se diront : À l’Écosse asservie,
C’est en vain qu’Édouard enleva le bonheur ;
Aux fiers enfans des monts il put ravir la vie,
Il ne put leur ravir l’honneur ;
Les chantres des héros, fuyant sa tyrannie,
Aux lauriers des héros ont uni leurs lauriers,
Et les Bardes sacrés de la Calédonie
N’ont pu survivre à ses Guerriers.
Édouard, désormais nous taire est notre gloire,
Nos chants vont expirer ; mais nos noms dans l’histoire

Poursuivront ton nom odieux.
Pour la dernière fois nos harpes retentissent,
Pour la dernière fois nos harpes te maudissent :
Reçois nos terribles adieux. »


CHŒUR DES BARDES.

« Un jour tu gémiras sur tes vaines chimères,
« Prince ; un jour tes larmes amères
« Baigneront à leur tour tes lauriers odieux ;
« Pour la dernière fois nos harpes retentissent,
« Pour la dernière fois nos harpes le maudissent :
« Reçois nos terribles adieux. »



Ils ont chanté : la foudre gronde.
Du sommet des rochers dans les gouffres ouverts
Ils s’élancent… Le bruit de leur chute profonde,
Roule et s’accroît dans les déserts.
Leurs restes des torrens souillent l’onde irritée ;
La Harpe au haut des monts, par les vents agitée,
À leurs derniers soupirs répond en soupirant ;
Leurs corps défigurés tombent de cime en cime,
Et leur sang au loin dans l’Abîme
Rejaillit sur le Conquérant.


[Juin] 1818.

  1. Edouard, roi d’Angleterre, ne put pénétrer en Ecosse qu’après avoir taillé en pièces tous les guerriers calédoniens. Les bardes, alors, se réunirent sur des rochers (que l’auteur suppose être ceux de Tremnor, aïeul de Fingal, père des Vents, des Tourbillons.), et là ils maudirent solennellement l’armée et le roi à leur passage, puis se précipitèrent dans l’abîme où marchaient les bataillons anglais. Fait historique selon les uns, fable suivant les autres ; mais la poésie, comme la peinture, a droit de s’emparer de tout sujet douteux. (Note du manuscrit.) — Publié dans le conservateur littéraire et, en partie, dans Victor Hugo raconté.
  2. Les Calédoniens croyaient que les aigles et les dogues avaient le don de voir les fantômes. (Note du manuscrit.)
  3. Quand un héros mourait ou devait mourir, la harpe gémissait d’elle-même. (Note du manuscrit.)
  4. Les six vers suivants ont été publiés dans le conservateur littéraire, et supprimés dans l’édition originale (1822) (Note du manuscrit.)
  5. Tous les guerriers étaient chantés par les Bardes après leur morts, autrement leur nom restait sans gloire, et leur ombre erraient parmi les brouillards du Légo, jusqu’à ce qu’on leur eût payé ce dernier tribut. (Note du manuscrit.)
  6. Cette strophe a été publiée dans le Conservateur littéraire. Elle a été supprimée, en 1822, dans l’édition originale et la strophe suivante modifié ainsi Le Roi vient, entourré de ses chefs intrépides; Et non loin de Dumbar, aux sommets sourcilleux, De la Clyde en courroux domptant les flots rapides, Au front du Lothyan pose un pied orgueilleux.
  7. C’est des grottes de Cartlane que William Wallace ou Wallau ; seigneur d’Ellerslie, sortit pour délivrer l’Ecosse. (Note du manuscrit.)
  8. Les cinq derniers vers de cette strophe, publiés dans le Conservateur littéraire, sont supprimés dans l’édition originale (1822) [Note de l’éditeur]
  9. Ces quatre vers, publiés dans le Conservateur littéraire, sont supprimés dans l’édition originale (1822). [Note de l’éditeur.]
  10. Édouard, en effet, vaincu et chassé de l’Écosse, où il voulait rentrer après la mort de William Wallace, périt misérablement sur les rives du Forth. (Note du manuscrit.)
  11. Les cinquante et un vers suivants, publiés dans le Conservateur littéraire, ont été supprimés
    dans l’édition originale (1822). [Note de l’éditeur.]
  12. Les huit vers suivants, publiés dans le conservateur littéraire, sont supprimés dans
    originale (1821). [Note de l’éditeur]