Les Dernières Années d’un rêveur

Les Dernières Années d’un rêveur
Revue des Deux Mondes3e période, tome 65 (p. 530-551).
LES
DERNIERES ANNEES D'UN RÊVEUR

Fragmens d’un Journal intime, par Henri Amici, tome II, 1884.

Quand le premier volume de ce Journal intime parut, il y a quelques mois, ce fut pour nous une occasion toute naturelle d’étudier, dans une-intelligence d’élite, ce que nous appelâmes alors, d’un mot qui sembla juste, la maladie de l’idéal[1]. Des confidences douloureuses montraient comment l’analyse à outrance peut stériliser les plus riches dons de l’esprit et quelle amertume remplissait cette âme qui se sentait née pour produire des œuvres viriles et qui s’était arrêtée à moitié chemin dans la volupté inerte de la contemplation. Il s’en fallait d’ailleurs que j’eusse épuisé cet attachant et inquiétant-modèle, et j’espérais bien le reprendre un jour, quand la fin du journal nous aurait été donnée. Ce jour est arrivé, et il me paraît que le second volume appelle et justifie un complément d’études. Sans que nous ayons rien à retrancher à l’image déjà tracée du rêveur genevois, il est d’autres traits intéressans, bien dignes d’être mis en lumière et qui achèveront, non pas seulement le portrait d’un homme, mais celui d’un groupe d’esprits plus nombreux qu’on ne peut croire dans la génération à laquelle il appartient.


I

Cette dernière partie du Journal intime (ou plutôt des fragmens qu’on en a extraits) va de l’année 1867 à 1881. A mesure que la vie lui échappe, Amiel regrette davantage la réalité qu’il a désertée et dans l’action et dans la pensée, qui est de l’action aussi quand elle se produit sous une forme ordonnée et logique. Il sent qu’il est trop tard pour ressaisir son moi, dispersé, dissous dans les ombres du rêve, à travers le crépuscule de cette vie qui va s’éteindre. Le voilà qui fait le procès aux chimères où il s’est perdu : « L’idéal ne doit pas se mettre tellement au-dessus du réel, qui, lui, a l’incomparable avantage d’exister. L’idéal tue la jouissance et le contentement en faisant dénigrer le présent et le réel. Il est la voix qui dit : « Non ! » comme Méphistophélès. Non, tu n’as pas réussi ; non, cette œuvre n’est pas belle ; non, tu n’es pas heureux ; non, tu ne trouveras pas le repos ; tout ce que tu vois, tout ce que tu fais, tout est insuffisant, insignifiant, surfait, contrefait, imparfait. » — La pensée est mauvaise sans l’action et l’action est mauvaise sans la pensée… L’examen de soi est dangereux s’il usurpe sur la dépense de soi ; la rêverie est nuisible quand elle endort la volonté ; la douceur est mauvaise quand elle ôte la force ; la contemplation est fatale quand elle détruit le caractère. » Et, résumant toute l’expérience de sa vie, il constate, en termes singulièrement expressifs, que « le réel se vicie quand l’idéal n’y ajoute pas son parfum, mais que l’idéal lui-même, s’il ne s’intègre pas avec le réel, devient un poison[2]. » Aveu tardif et inutile ; il s’est enivré de ce poison, il est trop tard pour rentrer dans l’ordre, pour rétablir en soi l’équilibre.

Amiel continuera donc l’œuvre tout intérieure et subjective de son journal sans se faire illusion, sans même se masquer l’impuissance désormais contractée et incurable de faire un livre : « Je n’ai jamais suivi méthodiquement l’apprentissage d’auteur, dit-il ; cela m’eût été utile et j’avais honte de l’utile… Quand je pense que j’ai toujours ajourné l’étude sérieuse de l’art d’écrire, par tremblement devant lui et par amour secret pour sa beauté, je suis furieux de ma bêtise et de mon respect. L’aguerrissement et la routine m’auraient donné l’aisance, l’assurance, la gaîté, sans lesquelles la verve s’éteint… Tout au contraire, j’ai pris deux habitudes d’esprit opposées : l’analyse scientifique qui épuise la matière et la notation immédiate des impressions mobiles. L’art de la composition était entre deux : il veut l’unité vivante de la chose et la gestation soutenue de la pensée[3]. » Le Journal intime n’a pas de procédés ; son charme et « son péril sont dans sa liberté même. Il faut bien dire ce qu’il est : « c’est un oreiller de paresse[4] ;

il dispense de faire le tour des idées, il s’arrange de toutes les redites, il accompagne tous les caprices de la vie intérieure, il suit tous les méandres de la pensée et ne se propose aucun but. « Ce journal-ci représente la matière de bien des volumes. Quel prodigieux gaspillage de temps, de pensée et de force ! Il ne sera utile à personne, et même pour moi il m’aura plutôt servi à esquiver la vie qu’à la pratiquer… Ce partage de vingt-neuf années se résume peut-être en rien du tout, chacun ne s’intéressant qu’à son roman et à sa vie personnelle. » On trouvera ce jugement bien sévère. Il serait regrettable que ce journal n’eût pas été écrit, au moins dans quelques-unes de ses parties. Il nous manquerait l’histoire d’une âme qui est celle de beaucoup d’autres. On la chercherait en vain dans le petit nombre de livres qu’Amiel a publiés, où il se montre laborieusement subtil, raffiné avec effort, byzantin même. La littérature régulière n’aurait pas gagné grand’chose à une plus abondante production dans ce genre d’œuvres où les sujets lui auraient été imposés du dehors. Ici, il n’a pas d’autre sujet que lui-même, et c’est, au fond, le seul auquel il s’intéresse, auquel il puisse nous intéresser. Il nous révèle une manière de sentir la vie, à la fois très personnelle et pleine d’enseignemens sur l’état de conscience de quelques-uns de nos contemporains, touchés de la même contagion secrète d’un idéal presque maladif, hantés par la chimère, révoltés contre le réel. Mais il a bien deviné à quel prix cette histoire pourrait prendre de l’intérêt pour les autres ; il faut qu’on la dégage de ses matériaux, qu’on la simplifie, qu’on la distille. « Ces milliers de pages ne sont que le monceau des feuilles et des écorces de l’arbre dont il s’agirait d’extraire l’essence. Une forêt de cinchonas ne vaut qu’une barrique de quinine. Toute une roseraie de Smyrne se condense dans un flacon de parfum. » C’est ce que nous avons essayé de faire pour Amie ! , comme nous l’avons tenté autrefois pour Doudan[5], avec lequel notre Genevois a plus d’une analogie et dont la correspondance était un véritable journal intime, avec plus de variété et de vie extérieure. D’Amiel on pourrait dire ce qu’il dit de Doudan
c’est un délicat qui s’est dérobé au public par un trop vif amour de la perfection et à qui il n’a guère manqué que « la dose de matière, de brutalité et d’ambition nécessaires pour prendre sa place au soleil. »

La comparaison entre ces deux délicats ne s’étendrait pas au style. La langue de Doudan est puisée aux meilleures sources : latine et gauloise à la fois. Celle d’Amiel est expressive, pittoresque, ingénieuse, créée ; elle n’est pas toujours nette, elle n’est pas très pure. Elle est hésitante ; elle a, comme il le dit, ses tics et ses routines. Son défaut principal, c’est le tâtonnement ; il a recours à des locutions multiples qui sont autant de retouches et d’approximations successives. Il se gourmande à ce sujet : « Il conviendrait, dit-il, en s’apostrophant lui-même, de t’exercer au mot unique, c’est-à-dire au trait à main levée, sans repentir. Mais, pour cela, il faudrait te guérir de l’hésitation. Tu vois trop de manières de dire ; un esprit plus décidé tombe directement sur la note juste. Pour arriver à la touche décisive, il faut ne pas douter, et tu doutes toujours. L’expression unique est une intrépidité qui implique la confiance en soi et la clairvoyance. » Il s’excuse sur le genre du journal, qui, étant une rêverie, bat les buissons à l’aventure. C’est aussi une causerie du moi avec le moi, c’est un éclaircissement graduel de la pensée : de là les synonymies, les retours, les reprises, les ondulations. L’auteur tourne et retourne en tout sens son idée afin de la mieux connaître, d’en prendre conscience. Il pense plume en main, il se débrouille et se dévide. Chaque genre a sa forme de style correspondante : le journal observe, tâtonne, analyse, contemple ; l’article veut faire réfléchir, le livre doit démontrer[6].

On aurait d’autres reproches, et plus sérieux, à faire à l’écrivain. Son style abonde en abstractions germaniques. Il parlera sans sourciller, au milieu de pages charmantes, et sans souffrir du contraste, de sa faculté de métamorphose ascendante ou descendante à travers les règnes de la nature, de son extrême facilité de déplication et de réimplication, d’objectivation impersonnelle ; il s’apparaît à lui-même comme déterminabilité et formalité pures. Cela est allemand ; mais combien on pourrait citer aussi de ces mots émigrés depuis deux siècles, qui ont perdu leur saveur et qui n’ont plus que leur étrangeté, ou bien encore des néologismes maladroits, des inventions malheureuses, comme celles-ci, la suite soubresautée des événemens, la crucifixion, un élixir roboratif ! De pareilles choses sont cruelles à entendre. Trop souvent aussi l’esprit s’alambique et s’obscurcit. On est tout surpris (sans doute notre auteur a sommeillé à la façon d’Homère) de rencontrer des phrases qui ne sont pas sorties du brouillard et du rêve : « La langue française ne peut rien exprimer de naissant, de germant ; elle ne peint que les effets, le caput mortuum, mais non la cause… Elle ne fait voir les commencemens et la formation de rien. La cristallisation n’est pas, chez elle, l’acte mystérieux par lequel une substance passe de l’état fluide à l’état solide, elle est le produit de cet acte[7]. » J’imagine Doudan lisant cela. Quelle torture d’esprit et quelle grimace ! — En revanche, et tout à côté, combien de détails ingénieux d’observation morale, de bonnes fortunes psychologiques ! quelle variété de tours et quelle nouveauté d’expressions pour peindre l’invisible, pour saisir l’impalpable, étreindre ce qui fuit, fixer ce qui disparaît ! Je ne doute pas que, si Amiel avait passé les premières années de sa jeunesse à Paris, au lieu de Berlin, tout ce limon germanique ne fût tombé au fond du vase ; le philtre de l’esprit français aurait opéré ; le style se serait purifié avec le goût. A supposer que le penseur y eût perdu, assurément l’écrivain y eût gagné, et ce n’était pas chose indifférente ou médiocre, puisqu’il s’agissait d’écrire, non dans la langue de Hegel, mais dans la nôtre.

Peut-être aussi, s’il avait vécu davantage parmi nous, aurait-il modifié quelques jugemens ou plutôt rectifié quelques illusions d’optique littéraire, explicables par des circonstances momentanées ou des incidens dénaturés dans la perspective. Sans nier le tort que peuvent faire à notre littérature et à sa bonne renommée à l’étranger certaine excentricité voulue, une désinvolture de mauvais goût, des engouemens inexplicables, une frivolité de mode qui s’attache à des œuvres superficielles et bruyantes, est-il juste de généraliser le mal ? Est-il équitable de dire d’une manière si dure, sans nuances, que l’esprit français prend l’ombre pour la proie, le mot pour la chose, l’apparence pour la réalité ; qu’il ne sort pas des assignats intellectuels ? « Si l’on parle avec un Français de l’art, du langage, de la religion, du devoir, de la famille, on sent à sa manière de parler qu’il reste en dehors du sujet, qu’il n’entre pas dans la substance, dans la moelle ; il est satisfait s’il en dit quelque chose de spécieux ; il veut jouir de lui-même à propos des choses ; mais il n’a pas le respect, le désintéressement, la patience et l’oubli de soi qui sont nécessaires pour contempler les choses telles qu’elles sont ; l’abstraction est son vice originel, la présomption son travers incurable, la spéciosité sa limite fatale. La soif du vrai n’est pas une passion française ; le centre de gravité du Français est toujours hors de lui, dans les autres, dans la galerie ; les individus sont des zéros ; l’unité, qui fait d’eux un nombre, leur vient du dehors ; c’est le souverain, l’écrivain du jour, le journal favori, en un mot, le maître momentané de la mode[8]. » Vérité accidentelle, pure boutade de dépit amoureux chez cet humoriste, au fond si épris de notre langue et de nos écrivains. On pourrait presque dire, en rapprochant les dates du journal de tel ou tel événement littéraire, sous quelle impression ces lignes et d’autres semblables ont été écrites ; elles portent la trace irrécusable d’une révolte ou d’une colère momentanée. Mais combien d’autres pages on pourrait citer en regard de celle-ci et dans lesquelles Amiel se montre mieux inspiré pour notre littérature, où éclate non-seulement sa justice, mais sa sympathie pour l’esprit français dans ses œuvres les meilleures et ses représentans, les plus sérieux ! Personne alors ne s’entend mieux que lui à faire valoir nos vraies qualités nationales. Un jour, il lit un gros volume d’esthétique allemande ; en le fermant, il prend sa plume ; il constate que l’attrait initial a été décroissant et a fini par l’ennui. Pourquoi cela ? Parce que le bruit du moulin endort. Ces pages sans alinéa, ces chapitres interminables, ce ronron dialectique lui fait l’effet d’un moulin à paroles : « L’érudition et même la pensée ne sont pas tout. Un peu d’esprit, de trait, de vivacité, d’imagination, de grâce ne gâterait rien. Vous reste-t-il dans la mémoire une image, une formule, un fait frappant ou neuf quand on pose ces livres pédantesques ? Non, il vous reste de la fatigue et du brouillard. O la clarté ; la netteté, la brièveté ! ô Voltaire ! .. Les Allemands entassent les fagots du bûcher ; les Français apportent les étincelles…-Épargnez-moi les élucubrations ; servez-moi des faits ou des idées. Gardez vos cuves, votre moût, votre marc ; , je désire du vin tout fait qui pétille dans mon verre et stimule mes esprits[9]. » Une telles page rachète bien des erreurs et des injustices même. Celui qui écrivait ainsi était digne de goûter l’esprit français dans ses qualités géniales et la langue si bien appropriée qui l’exprime, dans sa clarté souveraine, qui est la bonne foi de la pensée, et dans sa grâce, qui n’exclut pas la force, mais qui cache l’effort.

Ce qui prouve mieux que des citations le goût d’Amiel pour notre littérature, c’est le cours de ses préoccupations constantes, c’est sa pensée toujours tournée vers nous. Comme il est au courant de tout ce qui se dit et se fait en France dans l’ordre de l’esprit ! Comme il est à l’affût, de toutes les nouveautés d’idée ou de talent qui paraissent ! Son Journal intime est en même temps un journal littéraire où Paris est au premier rang. On pourrait extraire de ces deux volumes une série de jugemens très étudiés sur Sainte-Beuve, Doudan, About, Renan, Taine, Cherbuliez, Mme Ackermann, vingt autres encore (sans parler de ceux que contenaient sans doute les fragmens supprimés), tous marqués d’une empreinte très vive. On voit qu’il vit dans la même patrie intellectuelle que ces écrivains, desquels il parle avec une curiosité toujours renouvelée et en éveil ; il est du même climat moral, il a respiré la même atmosphère d’idées, il a senti les mêmes courans, il a subi les mêmes crises ; il est un des leurs y relégué dans un coin de Genève, mais n’ignorant rien de ce qui se passe là-bas sur le théâtre plus large où la scène se joue et devant un auditoire plus retentissant. Parfois même, il semble avoir la nostalgie de ce Paris dont l’idée le hante comme une vision, et l’on devine qu’il échangerait volontiers sa promenade accoutumée au Salève contre une longue flânerie sur les boulevards ou aux Champs-Elysées avec son ami Scherer, qui lui expliquerait à sa manière (une manière un peu noire peut-être) les hommes et les choses.

Bien qu’homme de goût et critique excellent, il est plutôt encore un moraliste d’instinct et de race. Que pense-t-il de la société où il vit, des femmes qu’il y a rencontrées, de l’esprit qui s’y échange, des caractères qui s’y révèlent ? La vie du monde l’attire, mais ne le retient pas ; il en sort chaque fois plus triste. Un jour cependant, il a gardé d’une de ces excursions dans un salon ami une impression qu’il note soigneusement sur son journal, à la date du 8 mars 1871. Il a rencontré deux jeunes filles, deux sœurs charmantes : « Il a caressé ses yeux à ces frais visages où riait la jeunesse en fleur. « Il analyse l’influence ressentie dans ce voisinage de la santé, de la beauté, de l’esprit, ce qu’il appelle « une sorte d’électrisation esthétique. » Ses idées, ses perceptions en sont comme doucement remuées ; sa sensitivité est devenue toute sympathie. Ce n’est là qu’un bonheur fugitif. Le monde, qu’il ne fait que traverser par de rares échappées, le blesse par ses côtés les plus vulnérables. D’abord, c’est une construction tout artificielle que le monde lui-même, une fiction consentie et prolongée. L’homme vrai ne s’y montre pas, n’a pas le droit de s’y montrer ; c’est un personnage qui laisse à la porte, en entrant, sa nature intime, ses douleurs, ses joies mêmes et qui ne montre, dans ce milieu choisi, que les surfaces polies d’un être de convention. La peinture est fine, forte et rend tout son effet. « Dans le monde, il faut avoir l’air de vivre d’ambroisie et de ne connaître que les préoccupations nobles. Le souci, le besoin, la passion n’existent pas. Ce qu’on appelle le grand monde se paie momentanément une illusion flatteuse, celle d’être dans l’état éthéré et de respirer la vie mythologique. » C’est une sorte de concert des yeux et des oreilles, une œuvre d’art improvisée à laquelle chacun travaille : « C’est pourquoi tout cri de la nature, toute souffrance vraie, toute familiarité irréfléchie, toute marque franche de passion choquent et détonnent dans ce milieu délicat et détruisent à l’instant l’œuvre collective, le palais de nuages, l’architecture prestigieuse élevée du consentement de tous. C’est à peu près comme l’aigre chant du coq qui fait évanouir tous les enchantemens et met en fuite les féeries[10]. » Encore si c’était réellement une fête de l’esprit et du goût ! Ce n’en est que l’illusion. Il ne faudrait pas écouter longtemps ce qui s’y dit pour continuer à être dupe. La conversation du monde n’est trop souvent que du psittacisme. « Pour faire entendre une parole sensée, il faut se livrer à un véritable tournoi avec des verbosités impétueuses et intarissables, qui ont l’air de savoir les choses parce qu’elles en parlent, l’air de croire, de penser, d’aimer, de chercher, tandis que tout cela n’est qu’apparence et babil. Le pis est que l’amour-propre étant derrière ce babil, ces ignorances d’ordinaire sont féroces d’affirmation ; les caquetages se prennent pour des opinions, les préjugés se posent comme des principes. Les perroquets se tiennent pour des êtres pensans, les imitations se donnent pour des originaux ; et la politesse exige qu’on entre dans cette convention. C’est fastidieux[11]. »

Et ici quelques types joliment tracés. L’homme intelligent a mille façons de souffrir dans le monde, qui ne comporte que des affirmations réglées d’avance selon les milieux où l’on se trouve : c’est le doute d’abord, et ensuite la conscience même de la science, la conscience de l’incertitude et de l’ignorance, la conscience des limites, des nuances, des degrés, des possibles. Tout cela fait souffrir ; le mieux est de s’en passer. L’homme vulgaire ne doute de rien, parce qu’il ne se doute de rien[12]. — « Bienheureux les sûrs d’esprit ! » disait un jour devant nous un délicat railleur. L’homme médiocre a pour lui les facilités mêmes du langage, les formules toutes faites, l’élément banal de chaque science mis à sa portée par l’instruction universelle, par la presse périodique et tous les procédés de vulgarisation actuellement répandus qui dispensent chacun de penser par soi. « Chacun remue des liasses de papier-monnaie ; peu ont palpé l’or. On vit sur les signes et même sur les signes des signes, et l’on n’a jamais tenu, vérifié les choses. On juge de tout et l’on ne sait rien… Qu’il y a peu d’êtres originaux, individuels, sincères, valant la peine d’être écoutés ! Le vrai moi, chez la plupart, est englouti dans une atmosphère d’emprunt… L’immense majorité de notre espèce représente la candidature à l’humanité, pas davantage[13]. » D’ailleurs, on sait que le monde ne cherche pas la lumière, et que, s’il la trouve par hasard, il s’en effraie. Il y a en lui comme une quiétude intéressée qui ne veut pas être dérangée. « Le nombre des êtres qui veulent voir vrai est extraordinairement petit. Ce qui domine les hommes, c’est la peur de la vérité, à moins que la vérité ne leur soit utile[14]. »

Au milieu de ces vulgarités qui s’étalent, de ces illusions complaisantes et de ces complicités d’erreur, que fera le timide ? que fera le sincère ? Il souffrira, il s’isolera, il se taira ; il faudra même qu’il se résigne à être cruellement méconnu. On ne s’exile pas impunément de la société des hommes. Un jour, Amiel s’interroge avec amertume sur l’inanité apparente des résultats qu’il a obtenus : « Qu’est-ce qui s’est interposé entre la vie réelle et toi ? C’est la mauvaise honte. Tu as rougi de désirer… » Il s’est comme interdit volontairement la jouissance, la possession, le contact des choses en n’en gardant que la vision et le regret. « Funeste effet de la timidité aggravée par une chimère. Cette démission par avance de toutes les ambitions naturelles, cette mise à l’écart systématique de toutes les convoitises et de tous les désirs était peut-être une idée fausse ; elle ressemble à une mutilation insensée. Cette idée fausse est aussi une peur.


La peur de ce que j’aime est ma fatalité !


De très bonne heure, j’ai découvert qu’il était plus simple d’abdiquer une prétention que de la satisfaire[15]. » Le monde est sans pitié pour les boudeurs qui se retirent sous leur tente et ne lui demandent rien. « On se déconsidère en s’émancipant de la considération… Le monde, acharné à vous faire taire quand vous parlez, se courrouce de votre silence quand il vous a ôté le désir de la parole[16]. »

Chemin faisant, que d’observations fines sur les mœurs, sur les diverses façons d’être, sur les caractères, et particulièrement sur les femmes ! Qui dirait que ce solitaire ait, du fond de sa retraite, si finement jugé la femme, et saisi en traits incisifs sa mobile et fuyante nature ? Prenons-en quelques-uns au hasard dans cette diversité des ébauches semées à travers le journal. « Si l’homme se trompe toujours plus ou moins sur la femme, c’est qu’il oublie qu’elle et lui ne parlent pas tout à fait la même langue et que les mots n’ont pas pour eux le même poids et la même signification, surtout dans les questions de sentiment. Que ce soit sous la forme de la pudeur, de la précaution ou de l’artifice, une femme ne dit jamais toute sa pensée, et ce qu’elle en sait n’est encore qu’une partie de ce qui est. La complète franchise semble lui être impossible et la complète connaissance d’elle-même paraît lui être interdite. Si elle est sphinx, c’est qu’elle est en même temps énigme ; elle n’a nul besoin d’être perfide, car elle est le mystère…[17]. » C’est sans doute pour cette même raison que la femme ne veut pas, quand on l’aime, qu’on dissipe brutalement l’ombre où elle se plaît et qu’on jette trop de clartés dans son propre mystère. « La femme veut être aimée sans raison, sans pourquoi ; non parce qu’elle est jolie ou bonne, ou bien élevée, ou gracieuse, ou spirituelle, mais parce qu’elle est. Toute analyse lui paraît un amoindrissement et une subordination de sa personnalité à quelque chose qui la domine ou la mesure. Elle s’y refuse donc, et son instinct est juste. Dès qu’on peut dire un parce que, on n’est plus sous le prestige, on apprécie, on pèse, on est libre au moins en principe. Or l’amour doit rester une fascination, un ensorcellement, pour que l’empire de la femme subsiste. Mystère disparu, puissance évanouie[18] ! » On dirait le commentaire du mot célèbre de Pascal sur les exigences du moi qui veut être aimé en dehors de toutes ses qualités et comme : dans l’abstraction pure. Ce mot appliqué au moi féminin prend, sous la plume d’Amiel, une justesse pratique et un relief inattendu. Il voit là d’ailleurs un raffinement d’égoïsme qui lui déplaît ; c’est moins un amour véritable que la joie orgueilleuse d’un triomphe. A de pareils artifices, toujours puérils, il oppose l’amour profond dont les signes sont à ses yeux une lumière et un calme, une sorte de révélation qui méprise ces victoires inférieures de la vanité.

Ce timide n’a pas mis dans le monde l’esprit qu’il avait, mais il en avait beaucoup ; il en faut, et du meilleur, pour comprendre et définir l’esprit des autres, comme il l’a fait. — Il y en a de deux sortes : celui qui suggère, qui se plaît à éveiller des idées chez les autres, ou à les insinuer dans une conversation, par l’image, par l’allusion, par la colère feinte, l’humilité jouée, la malice aimable, à satisfaire l’amour-propre d’autrui en lui donnant deux plaisirs à la fois : Celui d’entendre une chose et d’en deviner une autre. Cette manière subtile et charmante de s’exprimer permet de tout enseigner sans pédanterie et de tout oser sans blesser : cet enjoûment délicat n’appartient qu’aux natures exquises, dont la supériorité se cache dans la finesse et se révèle par le goût ; il a quelque chose d’aérien et d’attique, mêlant le sérieux et le badin, la fiction et la vérité avec une grâce légère[19]. Ce genre d’esprit est l’honneur et les délices de la bonne compagnie. Quel équilibre de facultés et dû culture il réclame ! De quelle distinction il témoigne ! — Mais il est un autre esprit, guerroyant à travers le monde et qui s’en fait redouter. Voici son signalement : malignité incoercible, moquerie lumineuse, joie dans le décochement perpétuel de flèches, sans nombre et qui n’épuisent jamais le carquois ; le rire inextinguible d’un petit démon élémentaire ; l’intarissable gaîté, l’épigramme rayonnante. Ajoutez, à toute cette malice les ailes, l’aisance cavalière sur un fond de subtile ironie, et une liberté intérieure qui permet à l’homme d’esprit de se jouer de tout, de se moquer des autres et de lui-même, tout en s’amusant de ses idées et de ses fictions. « Stulti sunt innumerabiles, disait Érasme, le patron de ces fins railleurs ; les sots, les vaniteux, les fats, les niais, les gourmés, les cuistres, les grimauds, les pédans de tout pelage, de tout rang et de toute forme ; tout ce qui pose, perche, piaffe, se rengorge, se grime, se farde, se pavane, s’écoute et s’impose : tout cela, c’est le gibier du satirique ; autant de cibles fournies à ses dards, autant de proies offertes à ses coups… Et comme il fourrage à cœur-joie dans ses domaines ! Quels abatis et quelles jonchées autour du grand chasseur ! La meurtrissure universelle fait sa santé à lui. Ses balles sont enchantées et il est invulnérable. Sa main est infaillible comme son regard, et il brave ripostes et représailles parce qu’il est l’éclair et le vide, parce qu’il est sans corps, parce qu’il est fée[20]. » A ceux qui doutent encore qu’Amiel soit un écrivain, nous offrons, cette page avec confiance ; après l’avoir lue, ils ne douteront plus. — Pour laquelle de ces deux sortes d’esprit sont les préférences d’Amiel, cela ne fait pas l’objet d’un doute. Il aurait aimé à être le Joubert d’une société choisie, l’homme de goût écouté dans un cercle intime de femmes distinguées, d’esprits cultivés, les inspirant et les dirigeant. Mais les circonstances de sa vie l’ont retenu loin de cet idéal d’une félicité dont l’image seule le fait pleurer de tendresse. On peut choisir théoriquement sa destinée ; de fait on la subit, et celle que subit Amiel ne contribua pas médiocrement à le jeter dans le découragement, qui finit par prendre chez lui l’apparence d’un système philosophique.


II

Le Journal intime nous a conservé quelques traces brillantes des excursions d’Amiel à travers le monde, et des observations qu’il y a recueillies. Mais il ne s’y attarda jamais. Bien qu’observateur clairvoyant des dehors agités de la vie, très avisé sur les ressorts des personnages qui s’y jouent et sur les mobiles du bruit qui s’y fait, la pente secrète de son esprit le ramenait toujours vers la contemplation de la nature, où tout bruit humain disparaît, et de l’homme intérieur, qui ne peut s’écouter lui-même que dans le silence des autres.

Celui qui a dit ce mot charmant et profond : « Un paysage est un état de l’âme » est inépuisable à peindre les impressions intimes par lesquelles il se sent en communication avec la nature. Quelle belle matinée que celle du 22 mai 1879 qu’il nous décrit, et comme nous en jouissons avec lui ! « Lumière caressante, bleu limpide de l’air, gazouillemens d’oiseaux, il n’est pas jusqu’aux bruits lointains qui n’aient quelque chose de jeune et de printanier… Je me sens renaître. Mon âme regarde par toutes ses fenêtres. Les formes, les contours, les teintes, les reflets, les timbres, les contrastes et les accords, les jeux et les harmonies le frappent et le ravissent. Il y a de la joie dissoute dans l’atmosphère. Mai est en beauté. » — Les paysages se multiplient sous sa plume avec des nuances infinies ; son âme vibre à chaque sensation qu’il reçoit du dehors. Parfois il lui prend une sorte d’épouvante devant ces tentations de la beauté des choses, de la vie qui éclate partout au dehors et qui jette ses appels et son défi dans la solitude où il s’est réfugié : « Ah ! que le printemps est redoutable pour les solitaires ! Tous les besoins endormis se réveillent, toutes les douleurs disparues renaissent ; les cicatrices redeviennent blessures saignantes, et ces blessures se lamentent à qui mieux mieux… On ne songeait plus à rien, on avait réussi à s’étourdir par le travail, et tout d’un coup le cœur, ce prisonnier mis au secret, se plaint dans son cachot, et cette plainte fait chanceler tout le palais au fond duquel on l’avait muré[21]. » De quel style ardent, confus, tumultueux, il nous décrit l’ivresse où le plonge cette résurrection des forces vives de la nature : « Délices de la promenade au soleil levant, nostalgie du voyage, soif de joie, d’émotions et de vie, rêves de bonheur, songes d’amour,.. soudain réveil d’adolescence, pétillement de vie, repoussée des ailes du désir ; aspirations conquérantes, vagabondes, aventureuses ; oubli de l’âge, des chaînes, des devoirs, des ennuis ; élans de jeunesse comme si la vie recommençait… Notre âme se disperse aux quatre vents… On voudrait dévorer le monde, tout éprouver, tout voir… Ambition de Faust, convoitise universelle ; horreur de sa cellule ; on jette le froc aux orties, et l’on voudrait serrer toute la nature dans ses bras et sur son cœur. O passions, il suffit d’un rayon de soleil pour vous rallumer toutes ensemble[22]. » La vie de nature le reprend tout entier, l’arrache à ses paperasses et à ses livres, fait frissonner et bouillonner en lui toutes les sèves ; il sent éclater comme des envies impétueuses et des fureurs de vie imprévues et inextinguibles.

À ces traits et à mille autres qui éclatent presque à chaque page, on reconnaît qu’Amiel vit dans une profonde harmonie avec la nature, qu’il vit de sa vie, mourant de sa mort apparente l’hiver, renaissant dans sa résurrection lumineuse au printemps. C’est à cette intime communication avec elle qu’il doit d’être un grand peintre de paysage du paysage tel qu’il le définissait, mêlé à l’âme et la réfléchissant dans ses nuances les plus mobiles. Voyez, par exemple la description de cette journée de pluie. Comme l’impression physique tourne vite au sentiment ! « Temps pluvieux. Grisaille générale. J’aime ces journées où l’on reprend langue avec soi-même et où l’on rentre dans sa vie intérieure. Elles sont paisibles, elles tintent en bémol et chantent en mineur… On n’est que pensée, mais l’on se sent être jusqu’au centre. Les sensations elles-mêmes se transforment en rêveries. C’est un état d’âme étrange ; il ressemble aux silences dans le culte, qui sont, non pas les momens vides de la dévotion mais les momens pleins, et qui le sont, parce qu’au lieu d’être polarisée, dispersée, localisée dans une impression ou une pensée particulière, l’âme est alors dans sa totalité et en a la conscience. Elle goûte sa propre substance. Elle n’est plus teintée, colorée, affectée par le dehors, elle est en équilibre[23]. » Voyez, au contraire, l’effet produit sur l’âme par le plein soleil, par un après-midi ruisselant de lumière : « Jamais je ne sens plus qu’alors le vide effrayant de la vie, l’anxiété intérieure et la soif douloureuse du bonheur. Cette torture de la lumière est un phénomène étrange. Le soleil, qui fait ressortir les rides du visage, éclaire-t-il d’un jour inexorable les déchirures et les cicatrices du cœur ? Donne-t-il honte d’être ? En tout cas, l’heure éclatante peut inonder l’âme de tristesse, donner goût à la mort, au suicide et à l’anéantissement, ou à leur diminutif, l’étourdissement par la volupté… On parle des tentations de l’heure ténébreuse du crime ; il faut y ajouter les désolations muettes de l’heure resplendissante au jour[24]. » Chaque poète a son clair de lune. Amiel a le sien, qui est très particulier, bien à lui, tout psychologique : « Rêvé longtemps cette nuit sous les rayons qui noient ma chambre… L’état d’âme où nous plonge cette lumière fantastique est tellement crépusculaire lui-même que l’analyse y tâtonne et balbutie. C’est l’indéfini, l’insaisissable, à peu près comme le bruit des flots formé de mille sons mélangés et fondus. C’est le retentissement de tous les désirs non satisfaits de l’âme, de toutes les peines sourdes du cœur, s unissant dans une sonorité vague qui expire en vaporeux murmure. Toutes ces plaintes imperceptibles qui n’arrivent pas à la conscience donnent en s’additionnant un résultat, elles traduisent un sentiment de vide et d’aspiration ; elles résonnent mélancolie. Dans la jeunesse, ces vibrations éoliennes résonnent espérance : preuve que ces mille accens indiscernables composent bien la note fondamentale de notre être et donnent le timbre de notre situation d’ensemble[25]. »

La nature l’attire ; elle est sa grande tentation ; elle le fascine, mais en même temps elle lui fait peur. C’est qu’il y a chez lui un bouddhiste qui se développe de plus en plus à travers la vie, et qui, vers la fin, tend à dominer, sous l’influence de certaines circonstances personnelles et sociales. Son éducation germanique, son initiation à l’école de Schelling et l’empreinte qu’il en avait reçue le disposaient à une sorte d’idéalisme et même de quiétisme. La nature, au point de vue de la physiologie, pourrait bien n’être qu’une illusion forcée, une hallucination constitutionnelle. Et ici la conception allemande de la Philosophie de la nature rejoint sans peine la vieille sagesse hindoue, qui fait du monde le rêve de Brahma. Maya, l’éternelle illusion, serait-elle donc le vrai nom de la nature ? Serait-ce la vraie déesse ? Maya, c’est-à-dire un phénoménisme incessant, fugitif et indifférent, l’apparition de tous les possibles, le jeu inépuisable de toutes les combinaisons. Et alors, pourquoi ce jeu ? Qui doit-il amuser ? Pour qui cette artiste équivoque travaille-t-elle ? Pour qui, comme disent les poésies philosophiques de l’Inde, cette danseuse fardée s’agite-t-elle sur la scène ? La nature est-elle même le rêve d’un dieu ? Ne serait-elle par hasard, comme le voulait Fichte, que le rêve solitaire de chaque moi ? « Le moindre imbécile serait donc un poète cosmogonique projetant de son cerveau le feu d’artifice de l’univers sous la coupole de l’infini ? » Il y a des heures, de plus en plus nombreuses dans sa vie déclinante, où Amiel est tenté de croire à une grande et universelle mystification, où il s’écrie : « Oui, la nature est bien pour moi une maya. Aussi ne la regardé-je qu’avec des yeux d’artiste. Mon intelligence reste sceptique[26]. »

Et voilà les grands problèmes qui s’éveillent et s’agitent. Tous les systèmes opposés se heurtent dans sa tête : stoïcisme, bouddhisme, christianisme. On a donné au stoïcisme et au bouddhisme des noms nouveaux, mais qui n’ont rien changé à leur essence. La question reste la même de Bouddha à Schopenhauer. Y a-t-il un dernier pourquoi de la vie ? L’existence est-elle un leurre ? « L’individu est-il une dupe éternelle qui n’obtient jamais ce qu’elle cherche et que son espérance trompe toujours ? »

Bien des raisons diverses l’inclinaient vers les doctrines tristes. C’était d’abord une sorte d’indolence orientale, d’inertie voulue, de contemplation paresseuse, telle que la pratiquent les sages de l’Inde. Il se joue et se perd dans cette extase naturaliste par laquelle l’homme se dépossède de lui-même et se répand, se verse tout entier dans les choses, abdiquant l’action, l’effort, la vie même, qui est un effort perpétuel tendu vers l’être, pour se transporter dans l’existence universelle et s’y bercer dans le rythme d’une force qui n’est plus la sienne, mais celle de la nature, où il devient successivement tout être sans aucune forme déterminée, vivant la vie de l’animal, de la plante, du minéral, sentant à chaque degré décroître la volonté, le sentiment, la sensation, l’impression enfin, qui s’obscurcit et qui s’achève dans je ne sais quel voluptueux néant. — C’était aussi le sentiment douloureux d’une santé précaire, de plus en plus menacée, et qui lui imposait des idées noires. Quand l’homme extérieur se détruit et qu’il assiste à sa propre destruction, s’il ne se rattache pas à des espérances immortelles, s’il ne peut pas jeter l’ancre dans un dogme, s’il ne se prend pas tout entier à la foi, « qui est une certitude sans preuve, » la vie de chacun de nous n’est plus que « le démembrement forcé de son petit empire, le démantèlement successif de son être par l’inexorable destin. Et quoi de plus dur que d’assister à cette longue mort, dont les étapes sont lugubres et le terme inévitable ? »

Certaines de ses qualités mêmes se retournaient contre Amiel : je veux parler de ce sentiment passionné de l’idéal qui l’agitait stérilement et le brisait contre tous les obstacles. Il avait conçu une idée trop haute, irréalisable, de la vie, de la société humaine, de la destinée, du progrès. Il s’était forgé une utopie de ce qui devait être ici-bas ; il se désolait d’assister, jour par jour, à la ruine de ses belles chimères. Il y a des révoltes d’âme et de doctrine qui sont le résultat d’un grand espoir trompé, la protestation de la conscience contre le réel. L’idéal, pour Amiel, c’était l’anticipation de l’ordre par l’esprit. En voyant l’ordre, tel qu’il le concevait, si cruellement troublé par les événemens et par les hommes, il s’attristait et s’enfuyait ; il devenait le transfuge de la vie. Non-seulement il faut que nous assistions aux triomphes scandaleux de la force et de la ruse ; mais si l’on cherche les signes du prétendu progrès qui doivent consoler un philosophe du mal présent par la lente conquête du mieux, on ne les trouvera pas. Si l’humanité s’améliore, c’est malgré elle. Le seul progrès voulu par elle, c’est l’accroissement des jouissances. Tous les progrès en justice, en moralité, en sainteté, lui ont été imposés ou arrachés par l’effort de quelques justes, par quelque noble violence. Le sacrifice, qui est la volupté des grandes âmes, n’a jamais été et ne sera jamais la loi des sociétés. Le monde humain est encore sous la loi de la nature, il reste réfractaire, comme au premier jour, à la loi de l’esprit. Le perfectionnement dont nous sommes si fiers pourrait bien n’être qu’une imperfection prétentieuse. Le devoir lui-même est le mal s’amoindrissant, mais il n’est pas le bien ; pour celui qui le pratique, il est le mécontentement généreux, mais non le bonheur. Absolument il y a progrès, et relativement il n’y en a pas. Les circonstances ont l’air de s’améliorer, le mérite ne grandit pas. Le capital de la bonne volonté n’augmente pas dans le monde. Tout est mieux, à ce que l’on assure, mais l’homme n’est pas positivement meilleur, il n’est qu’autre. Ses défauts et ses vertus changent de forme ; mais le bilan total n’établit pas un enrichissement. Mille choses avancent, neuf cent quatre-vingt-dix-huit reculent[27]. Est-ce bien la peine de faire tant d’efforts, de tant espérer, de mener à travers le monde des ambitions si hautes ?

Et puis, il y a cette terrible loi d’ironie qui vient à chaque instant tout bouleverser, les résultats qui semblaient le mieux acquis et les espérances les plus certaines. La loi d’ironie, c’est la duperie inconsciente, la réfutation de soi par soi-même, la réalisation concrète de l’absurde. Et, avec le règne de cette loi insensée, que peut-on attendre et que peut-on réaliser ? Les inventions modernes suppriment quelques causes de souffrance, cela est vrai ; l’humanité se croit sur le point d’être plus heureuse, elle ne le sera pas ; avec quelques améliorations physiques réalisées, de nouvelles causes de souffrir sont nées, plus d’exigences de bien-être, une conscience plus aiguisée de la douleur, un système nerveux saturé de civilisation, exaspéré par cela même. Tout cela, loi d’ironie. — Zénon, fataliste en théorie, rend ses disciples des héros ; Épicure, qui affirme la liberté, rend ses disciples nonchalans et mous. — Les jansénistes, et avant eux les réformateurs, sont pour le serf arbitre ; les jésuites pour le libre arbitre ; et cependant les premiers ont fondé la liberté, les seconds l’asservissement de la conscience. Encore la loi d’ironie ! — Chaque époque a ainsi deux aspirations contradictoires qui se repoussent logiquement et quelquefois vont au rebours de ce que chacune d’elles poursuit. Au siècle dernier, le matérialisme philosophique était partisan de la liberté. Maintenant les darwiniens sont égalitaires, tandis que le darwinisme prouve le droit du plus fort. Toujours la même loi ! L’absurde est le caractère de la vie ; les êtres réels sont des contresens en action, des paralogismes animés. La vie est un éternel combat qui veut ce qu’il ne veut pas et ne veut pas ce qu’il veut[28]. Et si vous élargissez le sens de cette loi, vous trouverez qu’une ironie suprême semble se jouer de l’homme en l’opposant à la nature, de la morale en l’opposant au déterminisme universel qui la nier des causes finales en les éliminant de la science au profit des causes efficientes, de Dieu lui-même en opposant à l’idée que nous nous faisons de lui son antinomie éternelle, le mal, qui semble partager avec lui l’empire du monde, comme si la Puissance et la Bonté divines étaient condamnées à trouver là une sorte de fatalité extérieure et la limite où elles expirent !

De semblables méditations Amiel sortait profondément troublé. D’autres circonstances, philosophiques ou sociales, aidaient à son découragement. Le triomphe croissant du darwinisme lui paraissait être en morale le triomphe de la force et menacer la notion de justice, la dernière qui marque le niveau de l’homme. Il s’épouvantait de voir emprunter à l’animalité la loi humaine supérieure, qui consacre le respect de l’homme et, à ce titre, le respect du faible et de l’humble. Il voyait disparaître ainsi, dans un avenir indéterminé, en dépit des protestations de quelques darwinistes éclairés, si toutes les conséquences de la morale zoologique s’accomplissent, les dernières garanties de la personnalité humaine, en même temps que les garanties des minorités politiques et des états les plus faibles. C’était tout le contraire de ce qu’il avait rêvé : la libération croissante de l’individu, l’extension de la justice et de l’harmonie, l’ascension de l’être vers la vie, vers le bonheur, vers la justice, vers la sagesse[29]. L’invasion de la démocratie offensait en même temps et alarmait sur bien des points cette nature fine, aristocratique par les goûts, par la délicatesse, par le discernement des nuances. Le jour de Pâques de l’année 1868, il note avec tristesse l’impression que lui a causée « une grosse joie populaire, blousée de bleu, avec fifre et tambour, qui vient de faire escale pendant une heure devant sa fenêtre. Cette troupe a chanté une multitude de choses, chants bachiques, refrains, romances, tous avec lourdeur et laideur… La muse n’a pas touché la race de ce pays, et quand cette race est en gaîté, elle n’en a pas plus de grâce. » Et dans ce cours d’idées, il rencontre la démocratie et la traite sévèrement ; elle a contribué, selon lui, à tuer la véritable gaîté populaire ; elle fait paraître les travailleurs plus médiocres qu’auparavant en les fondant avec les autres classes ; en ne faisant plus qu’une seule classe de tous les hommes, elle a fait tort à tout ce qui n’est pas de premier choix. Mais elle fait tort en même temps aux autres ; elle les abaisse. « Si l’égalitarisme élève virtuellement la moyenne, il dégrade réellement les dix-neuf vingtièmes des individus au-dessous de leur situation antérieure. Progrès juridique, recul esthétique. Aussi les artistes voient-ils se multiplier leur bête noire, le bourgeois, le philistin, l’ignare présomptueux, le cuistre qui fait l’entendu, l’imbécile qui s’estime l’égal de l’intelligent. « La vulgarité prévaudra, » comme le disait de Candolle en parlant des graminées. L’ère égalitaire est le triomphe des médiocrités[30]. » Voilà son opinion au point de vue esthétique. Son jugement n’est pas moins sévère au point de vue social. Il pense que, par l’excès de la démocratie, les peuples vont plutôt à leur châtiment qu’à la sagesse. La démocratie, faisant dominer les masses, donne la prépondérance à l’instinct, à la nature, aux passions, c’est-à-dire à l’impulsion aveugle, à la gravitation élémentaire à la fatalité générique. Il ne nie pas le droit de la démocratie ; mais (et c’est là un des exemples de la fameuse loi d’ironie) il n’a pas d’illusion sur l’emploi qu’elle fera de son droit. Le nombre fait la loi, mais le bien n’a rien à faire avec le chiffre. Toute fiction s’expie, et les sociétés modernes reposent sur cette fiction que la majorité légale a non-seulement la force, mais la raison. Il faut tenir compte aussi des Cléons qui flattent la foule pour se faire de la foule un instrument, qui fabriquent l’oracle duquel ils feignent d’adorer les révélations, qui dictent la loi qu’ils prétendent recevoir et proclament que la ioule se crée un cerveau, tandis que l’habile est le cerveau qui pense pour la foule et lui suggère ce qu’elle est censée inventer. — Ainsi pensait, ainsi écrivait Amiel dans une cité républicaine, en plein siècle démocratique. Évidemment son existence à cette date et en ce lieu était un anachronisme ; il le sentait et en souffrait.

Cet ensemble de circonstances explique, sinon le système d’Amiel (car, de fait, il n’en eut pas), du moins la tendance philosophique qui faillit prédominer dans sa pensée. A travers toutes ces impressions mêlées d’une vie solitaire, d’une nature rêveuse, d’un tempérament mélancolique, d’une santé précaire, d’une souffrance presque continue, au terme de ses réflexions sur la société humaine, sur le progrès illusoire qu’elle poursuit, sur le peu de bien, ou plutôt de mieux qui s’y réalise, sur les dangers de tout genre qui la menacent, sur l’espèce de barbarie scientifique qui semble y prévaloir, il ne faut pas s’étonner s’il arrive à se réfugier dans le rêve d’une sorte d’anéantissement qui n’est chez lui qu’une façon de fuir momentanément la vie. Ce que l’on est tenté de prendre pour une doctrine est tout simplement une crise cérébrale. Un jour, en regardant les berges du Rhône, qui ont vu couler le fleuve depuis dix ou vingt mille ans, il aura l’âpre sensation de l’inanité de la vie et de la fuite des choses, et il écrira cette belle page qui en résume vingt autres : « J’ai senti flotter en moi l’ombre du mancenillier. J’ai aperçu le grand abîme implacable où s’engouffrent toutes ces illusions qui s’appellent les êtres. J’ai vu que les vivans n’étaient que des fantômes voltigeant un instant sur la terre, faite de la cendre des morts, et rentrant bien vite dans la nuit éternelle, comme des feux follets dans le sol. Le néant de nos joies, le vide de l’existence, la futilité de nos ambitions me remplissaient d’un dégoût paisible. De regret en désenchantement, j’ai dérivé jusqu’au bouddhisme, jusqu’à la lassitude universelle… L’Egypte et la Judée avaient constaté le fait, Bouddha en a donné la clé : la vie individuelle est un néant qui s’ignore, et aussitôt que ce néant se connaît, la vie individuelle est abolie en principe. Sitôt l’illusion évanouie, le néant reprend son règne éternel, la souffrance de la vie est terminée, l’erreur est disparue, le temps et la forme ont cessé d’être pour cette individualité affranchie ; la bulle d’air colorée a crevé dans l’espace infini et la misère de la pensée s’est dissoute dans l’immuable repos du Rien illimité[31]. »

Pessimisme, diront ceux qui voient le pessimisme partout et qui veulent en faire le signe authentique de tout ce qui pense ou qui souffre dans la génération présente. Il faut s’entendre. J’estime que ce mot-là est bien prodigué aujourd’hui et appliqué à tort et à travers. On devrait réserver ce nom pour ceux qui scientifiquement déclarent que la vie est mauvaise, que la douleur est un élément positif, que le plaisir est un élément négatif, qu’il est seulement une moindre douleur, et que le but unique de l’homme doit être d’anéantir la nature, de détruire le monde et, avant tout, de se détruire soi-même en frappant à la racine le vouloir-vivre, source de tous maux. Voilà le bouddhisme conséquent et le pessimisme logique. En dehors de cela, il y a des tristesses accidentelles ou chroniques, de grandes douleurs, des mélancolies de tempérament ou des fantaisies de système. Encore, chez Schopenhauer et Hartmann eux-mêmes, ce ne sont que des théories pures, où l’homme n’a qu’une faible part. Le système n’a empêché ni l’un de vivre aussi longtemps et aussi bien qu’il a pu, en jouissant avidement de la gloire tardive, ni l’autre d’avoir cédé au génie de l’espèce, de s’être marié, d’avoir eu des enfans, et de vivre, comme un philosophe optimiste, dans un foyer heureux et respecté. Dans des conditions pareilles, que vient-on nous parler de pessimisme ? Si une théorie aussi formidable que celle-là ne déracine pas la vie, n’arrache pas du cœur le désir tyrannique et insensé de vivre, ne précipite pas même ses premiers apôtres dans le suicide, s’ils ne font aucun effort sérieux pour convier les autres, par leur exemple à l’appui de leurs doctrines, à ne pas perpétuer la folie de l’existence en la transmettant à des enfans condamnés d’avance, ou à s’associer dans une conspiration superbe pour éteindre d’un seul coup dans l’humanité, par un consentement unanime, le désir et la volonté d’exister, qu’est-ce alors que cette phraséologie vide et sonore d’un désespoir qui n’aboutit pas et d’une logique de la mort universelle, qui ne conclut pas même pour un individu ? Non, je ne reconnais pas pour pessimistes ces aimables désespérés de doctrine qui ne se refusent ni aucune des élégances de l’art, ni aucune des joies de l’amitié, ni aucun des conforts de la vie. Ce sont des virtuoses et, si l’on veut, des poètes du désespoir, ce sont des bouddhistes de salon ou de boudoir, comme on a dit spirituellement que Schopenhauer était un bouddhiste de table d’hôte. J’admets même, si l’on veut, la souffrance cosmique que beaucoup de nos jeunes ou vieux pessimistes ressentent, à ce qu’ils assurent ; ils souffrent pour l’humanité, pour le monde, pour tout ce qui existe ; mais, qu’ils me permettent de le leur dire, c’est une souffrance de cerveau ; l’imagination y est pour quelque chose, le cœur n’y est pour rien. Et les seules douleurs auxquelles je compatis, ce sont celles où le cœur saigne. Celles-là, moins célébrées dans la poésie moderne, comme elles sont plus touchantes ! Le reste est objet de discussions spéculatives, de conversations galantes et magnifiques, de sonnets en deuil et de lamentations littéraires.

Quant à Henri Amiel, il n’est pas tombé dans cette affectation, ou du moins il n’y demeurait pas. Il a souffert réellement de son doute, de ses désenchantemens, de ses lassitudes ; il s’en relevait avec courage, un courage triste souvent ; il ne s’est jamais laissé abattre sans un effort qui se répète constamment et qui le maintient au niveau de la vie morale. Les affections et le devoir, voilà son viatique dans les tentations qui le jettent au bord de l’abîme. Et encore, les affections ! elles périssent ou du moins leurs objets sont mortels ; un ami, une femme, un enfant, une patrie, une église, peuvent nous précéder dans la tombe ; le devoir seul dure autant que nous. — Le mystère est partout. N’importe, pourvu que le monde soit l’œuvre du bien et que la conscience du devoir ne nous ait pas trompés. Donner du bonheur et faire du bien, voilà notre aurore de salut, notre phare, notre raison d’être. Tant que cette religion subsiste, nous avons encore un idéal, et il vaut la peine de vivre[32]. Oui, il lui arrive souvent de s’endormir dans le doute universel. Chaque fois il se réveille comme en sursaut d’un mauvais rêve ; il se ressaisit dans sa réalité vivante, dans sa conscience morale, dans sa vraie nature, qui est noble et pure : « Erreur que tout cela, se dit-il à lui-même. Tu crois en la bonté et tu sais que le bien prévaudra. Dans ton être ironique et désabusé, il y a un enfant, un simple, un génie attristé et candide, qui croit à l’idéal, à l’amour, à la sainteté. Tu es un faux sceptique ! »

Voilà l’homme, et jusqu’à son dernier jour, à travers ses crises les plus extrêmes, il reste fidèle à ce grand mot de devoir, qui résumait pour lui toutes les certitudes de l’ordre moral, et auquel il tenait suspendue toute son âme. Attiré par les doctrines du désespoir, il n’y céda jamais entièrement et sut toujours, à un moment donné, s’en affranchir. Malade, découragé, averti par les médecins, il s’écoutait vivre, ou plutôt il s’écoutait mourir, non sans regret pour la vie, qu’il aimait malgré tout, et qui avait même pour lui une douceur surprenante, à mesure qu’il la sentait fuir et « qu’il l’entendait distinctement tomber goutte à goutte dans le gouffre, » mais il gardait le sang-froid de l’analyse. Sans suivre les notations exactes du mal implacable qui le déchire, pendant les sept dernières années qui s’écoulèrent depuis le verdict fatal jusqu’à la dernière heure, sans étudier jour par jour cette douloureuse psychologie de la mort, disons que la préoccupation et le souci moral de ce patient héroïque et doux furent d’obtenir de lui-même un renoncement graduel à ses travaux, à ses livres, à ses souvenirs, à ses amis, un acquiescement à l’arrêt qui le retranche du nombre des vivans, et de s’appliquer cette règle très belle et très haute qu’il s’était posée à lui-même dans un intervalle de souffrance : « La mort elle-même peut devenir un consentement, donc un acte moral. L’animal expire, l’homme doit remettre son âme à l’auteur de l’âme. »

De cette étude consciencieuse d’un homme qui vécut beaucoup de la vie intérieure et qui en a noté les événemens grands ou médiocres avec tant de fidélité, quelle impression dernière avons-nous retirée ? Il est temps de conclure, et peut-être est-il nécessaire de le faire, chaque vie humaine, ainsi montrée, ayant son enseignement et sa moralité. Malgré toute la sympathie que celle-ci nous inspire, et dont nous n’avons pas ménagé les témoignages, nous ne pouvons dissimuler un autre sentiment qu’a produit insensiblement en nous la lecture prolongée de ce Journal intime, d’où tout incident extérieur est soigneusement écarté, où toute l’attention est concentrée sur un point unique, central, le moi, ce pauvre moi, sujet unique et objet à la fois de cette longue contemplation. On finit par s’étonner que toute une vie ait été ainsi exclusivement appliquée à s’analyser et à se raconter elle même. On s’en étonne, on en souffre presque. Ce qui nous gâte un peu toutes ces fines et vives sensations qui abondent sous cette plume infatigable, c’est précisément qu’elles soient recueillies avec tant d’amour, notées avec tant de soin, exprimées avec le choix de mots le plus heureux et le plus brillant ; chacune de ces impressions, quelques-unes joyeuses, la plupart tristes, a été ciselée, burinée, mise en son plus beau relief, le soir, dans le cabinet de travail, à la clarté de la lampe. Ce n’est plus la vie même que nous saisissons directement dans son mouvement spontané, c’est la vie réfléchie dans la mémoire, fixée sur le papier, frémissante encore, mais à travers des phrases littéraires. L’homme et le lettré s’unissent ici et se confondent au point qu’il est bien difficile de faire la part de l’un et celle de l’autre. Conçoit-on qu’un homme ait vécu ainsi toute une vie en tête-à-tête avec lui-même sans se fatiguer de ces trente ou quarante années de contemplation assidue, pendant lesquelles il n’a pas cessé un seul jour, après s’être regardé avec complaisance, de se raconter avec art ? C’est peut-être là un regret bien subtil que nous exprimons, mais nous l’exprimons comme nous l’avons ressenti. C’est d’ailleurs l’inconvénient de ce genre littéraire. La correspondance et le roman y échappent, bien qu’ils soient des œuvres très personnelles. La lettre échappe à ce péril, parce qu’elle ne répond qu’à un seul moment de notre vie, parce qu’elle est l’expression instantanée d’un état de conscience et qu’on l’oublie ou qu’on feint de l’oublier après l’avoir écrite. Le roman se soustrait au même inconvénient parce que l’auteur, en transférant ses propres sensations dans une autre personne, les dépayse légèrement, les modifie en les mêlant à la fiction, et leur ôte ce caractère de personnalité trop directe et je dirais trop aiguë qu’elles ont dans le journal. On souffre ici d’une analyse intime si prolongée comme de l’abus d’une sorte d’égoïsme intellectuel. Il ne faudrait pas pousser cette remarque trop loin ; mais, quelle que soit la beauté de certaines pages, la profondeur ou la vivacité nuancée de certaines analyses, on est tenté de dire à l’auteur : « Et maintenant, occupez-vous un peu des autres, sous peine de trouver le châtiment de cette exclusive attention à vous-même dans une sorte d’incapacité de vivre et d’énervement. » Ce fut, en effet, là l’expiation de cette vie consumée dans l’analyse, et, malgré de belles facultés, inféconde pour elle-même. Quel est le moraliste qui a dit que, pour retrouver son moi actif, vivant, fécond, il faut savoir le perdre, ou tout au moins l’oublier ? Ce moraliste avait raison, et sa maxime s’applique à l’art comme à la vie.


E. CARO.

  1. Voyez la Revue du 15 février 1883.
  2. Page 267.
  3. Page 194.
  4. Page 204.
  5. Voyez la Revue du 15 juillet 1876.
  6. Page 230-232, etc.
  7. Page 184.
  8. Pages 183-184, etc.
  9. Pages 26, 110, etc.
  10. Pages 112-113, etc.
  11. Pages 236-237.
  12. Page 137.
  13. Pages 230-237, etc.
  14. Page 45.
  15. Page 154.
  16. Page 189.
  17. Page 40.
  18. Page 20.
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  20. Page 16.
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  24. Page 148.
  25. Page 164.
  26. Pages 11, 70, 98, etc.
  27. Pages 45, 107, 165, etc.
  28. Pages 212-268, etc.
  29. Pages 233-234, etc.
  30. Pages 29, 30,118, 163, etc.
  31. Pages 48, 91, etc.
  32. Pages 2, 49, etc.