VII. — La grange-aux-pendus

De tous ces événements, on ne connut que la tentative de suicide de Marie-Anne Fauville, la capture et l’évasion de Gaston Sauverand, le meurtre de l’inspecteur principal Ancenis et la découverte d’une lettre écrite par Hippolyte Fauville. Ils suffirent, d’ailleurs, à raviver la curiosité d’un public que l’affaire Mornington intriguait déjà vivement et qui se passionnait aux moindres gestes de ce mystérieux don Luis Perenna que l’on s’obstinait à confondre avec Arsène Lupin.

Bien entendu, on lui attribua la capture momentanée de l’homme à la canne d’ébène. On sut, en outre, qu’il avait sauvé la vie du préfet de police, et que, finalement, ayant, sur sa demande, passé la nuit dans l’hôtel du boulevard Suchet, il avait reçu de la façon la plus incompréhensible la fameuse lettre de l’ingénieur Fauville. Et tout cela surexcitait l’opinion au plus haut point.

Mais combien les problèmes posés à don Luis Perenna étaient plus complexes et plus troublants ! Quatre fois en l’espace de quarante-huit heures, et sans parler de l’article anonyme où on le dénonçait, quatre fois, par l’écroulement du rideau de fer, par le poison, par le coup de feu du boulevard Suchet et par le « truquage » de son automobile, on avait essayé de le tuer. La participation de Florence à ces attentats consécutifs était indéniable. Et voilà que les relations de la jeune fille avec les assassins d’Hippolyte Fauville se trouvaient établies grâce à la petite note recueillie dans le volume huit de Shakespeare ! Et voilà que deux morts nouvelles s’ajoutaient à la liste funèbre, la mort de l’inspecteur principal Ancenis, la mort du chauffeur d’automobile.

Comment définir et comment expliquer le rôle que jouait, au milieu de toutes ces catastrophes, l’énigmatique créature ?

Chose étrange, la vie reprit à l’hôtel de la place du Palais-Bourbon, comme si rien d’anormal ne s’y fût passé. Chaque matin, Florence Levasseur dépouillait le courrier en présence de don Luis et lisait à haute voix les articles de journaux qui le concernaient ou se rapportaient à l’affaire Mornington.

Pas une fois, il ne fit allusion à la lutte sauvage qu’on avait poursuivie contre lui pendant deux jours. Il semblait qu’une trêve fût conclue entre eux et que, pour l’instant, l’ennemi eût renoncé à ses attaques. Et don Luis se sentait tranquille, à l’abri du danger. Et il parlait à la jeune fille d’un air indifférent, ainsi qu’il eût parlé à la première venue.

Mais avec quel intérêt fiévreux il l’épiait la dérobée ! Comme il observait l’expression à la fois si ardente et si calme de ce visage, où frémissait, sous le masque paisible, une sensibilité douloureuse, excessive, difficilement contenue, et que l’on devinait à certains frissons des lèvres, à certains battements des narines !

« Qu’es-tu ? Qu’es-tu ? avait-il envie de crier. Est-ce donc ta volonté de semer les cadavres sur la route ? Et te faut-il encore ma mort pour atteindre ton but ? Où vas-tu, et d’où viens-tu ? »

À la réflexion, une certitude l’avait envahi, qui résolvait un problème dont il s’était souvent préoccupé, à savoir le rapport mystérieux existant entre sa présence, à lui, dans l’hôtel de la place du Palais-Bourbon, et la présence d’une femme qui, manifestement, le poursuivait de sa haine. Aujourd’hui, il comprenait que ce n’était point par hasard qu’il avait acheté cet hôtel. En agissant ainsi, il avait cédé à une offre anonyme qu’on lui avait faite au moyen d’un prospectus dactylographié. D’où venait cette offre, sinon de Florence, de Florence qui voulait l’attirer auprès d’elle pour le surveiller et pour le combattre ?

« Eh oui ! pensa-t-il, la vérité est là. Héritier possible de Cosmo Mornington, mêlé directement à cette affaire, je suis l’ennemi, et l’on cherche à me supprimer comme les autres. Et c’est Florence qui agit contre moi. Et c’est elle qui a tué. Tout l’accuse, et rien ne la défend. Ses yeux purs ? Sa voix sincère ? La gravité et la noblesse de sa personne ?… Et après ?… Oui, après ? N’en ai-je pas vu de ces femmes au regard candide, et qui tuaient sans raison, par volupté presque ? »

Le 15 mai, la faction recommença.

Il tressaillait d’épouvante au souvenir de Dolorès Kesselbach[1]… Quel lien obscur unissait à chaque instant, dans son esprit, l’image de ces deux femmes ? Il avait aimé l’une, la monstrueuse Dolorès, et, de ses propres mains, l’avait étranglée. La destinée le conduisait-elle aujourd’hui vers un même amour et vers un meurtre semblable ?

Quand Florence s’en allait, il éprouvait une satisfaction et respirait plus à l’aise, comme délivré d’un poids qui l’eût oppressé, mais il courait à la fenêtre, et il la regardait traverser la cour, et il attendait encore que passât et repassât la jeune fille dont il avait senti sur son visage l’haleine parfumée.

Un matin, elle lui dit :

— Les journaux annoncent que c’est pour ce soir.

— Pour ce soir ?

— Oui, fit-elle en montrant un article, nous sommes le 25 avril, et les renseignements de la police, fournis par vous, dit-on, prétendent que, tous les dix jours, il y aura une lettre dans l’hôtel du boulevard Suchet, et que l’hôtel sera détruit par une explosion, la nuit même où apparaîtra la cinquième et dernière lettre.

Était-ce un défi ? Voulait-elle lui faire entendre que, quoi qu’il arrivât, et quels que fussent les obstacles, les lettres apparaîtraient, ces lettres mystérieuses annoncées sur la liste qu’il avait trouvée dans le tome huit de Shakespeare ?

Il la regarda fixement. Elle ne broncha pas. Il répondit :

— En effet, c’est pour cette nuit. Et j’y serai. Rien au monde ne peut m’empêcher d’y être.

Elle fut encore sur le point de répliquer, mais, une fois de plus, elle imposa silence aux sentiments qui la bouleversaient.

Ce jour-là, don Luis se tint sur ses gardes. Il déjeuna et dîna au restaurant, et s’entendit avec Mazeroux pour qu’on surveillât la place du Palais-Bourbon.

L’après-midi, Mlle Levasseur ne quitta pas l’hôtel. Le soir don Luis donna l’ordre aux hommes de Mazeroux que l’on suivît toute personne qui sortirait.

À dix heures, le brigadier rejoignait don Luis dans le cabinet de travail de l’ingénieur Fauville. Le sous-chef Weber et deux agents l’accompagnaient.

Don Luis prit Mazeroux à part.

— On se méfie de moi, avoue-le.

— Non. Tant que M. Desmalions sera là, on ne peut rien contre vous. Seulement Weber prétend, et il n’est pas le seul, que c’est vous qui manigancez toutes ces histoires-là.

— Dans quel but ?

— Dans le but de fournir des preuves contre Marie-Anne Fauville et de la faire condamner. Alors, c’est moi qui ai demandé la présence du sous-chef et de deux hommes. Nous serons quatre pour témoigner de votre bonne foi.

Chacun prit son poste. Tour à tour, deux policiers devaient veiller.

Cette fois, après avoir fouillé minutieusement la petite chambre où couchait jadis le fils d’Hippolyte Fauville, on ferma et on verrouilla les portes et les volets.

À onze heures, on éteignit le plafonnier électrique.

Don Luis et Weber dormirent à peine.

La nuit s’écoula sans le moindre incident.

Mais, à sept heures, quand les volets furent poussés, on s’aperçut qu’il y avait une lettre sur la table.

De même que l’autre fois, il y avait une lettre sur la table !

Cette lettre, le premier moment de stupeur passé, le sous-chef la prit. Il avait ordre de ne pas la lire et de ne la laisser lire à personne.

La voici, telle que les journaux la publièrent, en même temps qu’ils publiaient les déclarations des experts attestant que l’écriture était bien celle d’Hippolyte Fauville :

« Je l’ai vu ! Tu comprends, n’est-ce pas, mon bon ami, je l’ai vu ! il se promenait dans une allée du Bois, le col relevé, le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles. M’a-t-il vu, lui ? Je ne crois pas. Il faisait presque nuit. Mais, moi, je l’ai bien reconnu. J’ai reconnu la poignée d’argent de sa canne d’ébène. C’était bien lui, le misérable !

« Le voilà donc à Paris, malgré sa promesse. Gaston Sauverand est à Paris ! Comprends-tu ce qu’il y a de terrible dans ce fait ? S’il est à Paris, c’est qu’il veut agir. S’il est à Paris, c’est que ma mort est décidée. Ah ! c’est mon homme, quel mal il m’aura fait ! Il m’a déjà volé mon bonheur, et maintenant c’est ma vie qu’il lui faut. J’ai peur. »

Ainsi l’ingénieur Fauville savait que l’homme à la canne d’ébène, que Gaston Sauverand préméditait de le tuer. Cela, Fauville, par un témoignage écrit de sa propre main, le déclarait de la façon la plus formelle, et la lettre, en outre, corroborant les paroles échappées à Sauverand lors de son arrestation, laissait entendre que les deux hommes avaient été jadis en relations, qu’il y avait eu entre eux rupture d’amitié, et que Sauverand avait promis de ne jamais venir à Paris.

Un peu de clarté pénétrait donc en la ténébreuse aventure de l’héritage Mornington. Mais, d’autre part, quel mystère inconcevable que la présence de cette lettre sur la table du cabinet de travail ! Cinq hommes avaient veillé, cinq hommes qui comptaient parmi les plus habiles, et pourtant, cette nuit-là, comme la nuit du 15 avril, une main inconnue avait déposé la lettre dans une pièce aux fenêtres et aux portes barricadées, sans que le moindre bruit fût perçu, sans qu’une trace d’effraction pût être relevée aux fermetures des portes et des fenêtres.

Tout de suite, on souleva l’hypothèse d’une issue secrète. Hypothèse qu’on dut abandonner après un examen attentif des murs, et après convocation de l’entrepreneur qui avait construit la maison quelques années auparavant.

Il est inutile de rappeler encore à ce propos ce qu’on pourrait appeler l’ahurissement du public. Dans les conditions où il se produisait, le fait prenait l’apparence d’un tour de passe-passe. Plutôt que l’intervention d’un personnage disposant de moyens ignorés, on était tenté de voir là le divertissement d’un prestidigitateur doué d’une adresse prodigieuse.

Il n’en restait pas moins établi que les indications de don Luis Perenna se trouvaient justifiées, et que la date du 25, comme celle du 15 avril, avait suscité l’incident prévu. La date du 5 mai continuerait-elle la série ? Nul n’en douta, puisque don Luis l’avait prédit, et qu’il semblait à tous que don Luis ne pût pas se tromper. Et toute la nuit du 5 au 6 mai, il y eut foule sur le boulevard Suchet. Des curieux, des noctambules venaient en bande chercher les nouvelles.

Le préfet de police lui-même, vivement impressionné par le double miracle, voulut se rendre compte et assister en personne aux opérations de la troisième nuit. Il se fit accompagner de plusieurs inspecteurs qu’il laissa dans le jardin, dans le couloir et dans la mansarde de l’étage supérieur. Lui-même s’établit au rez-de-chaussée avec le sous-chef Weber, avec Mazeroux et avec don Luis Perenna.

L’attente fut déçue. Et cela par la faute de M. Desmalions. Malgré l’avis formel de don Luis qui jugeait l’expérience inutile, il avait décidé, afin de savoir si la lumière empêcherait le miracle de se produire, de ne pas éteindre l’électricité. Dans de telles conditions, aucune lettre ne pouvait surgir, et aucune lettre ne surgit. Truc de magicien ou stratagème de malfaiteur, il fallait le secours de l’ombre propice.

C’étaient donc dix jours perdus, si tant est que le correspondant diabolique osât renouveler sa tentative et produire la troisième lettre mystérieuse.

Le 15 mai, la faction recommença, tandis qu’une même foule s’accumulait dehors, une foule anxieuse, haletante, remuée par les moindres bruits et qui, les yeux fixés sur l’hôtel Fauville, gardait un silence impressionnant. Cette fois, on éteignit. Mais le préfet de police tenait la main sur l’interrupteur électrique. Dix fois, vingt fois, il alluma inopinément sur la table, rien. C’était le craquement d’un meuble qui avait éveillé son attention, ou le geste d’un des assistants.

Soudain, tous, ils eurent une exclamation. Quelque chose d’insolite, un froissement de feuille venait d’interrompre le silence. Déjà M. Desmalions avait tourné l’interrupteur. Il poussa un cri. La lettre était là, non pas sur la table, mais à côté, par terre, sur le tapis.

Mazeroux fit le signe de la croix.

Les inspecteurs étaient livides.

M. Desmalions regarda don Luis, qui hocha la tête sans rien dire.

On vérifia l’état des serrures et des verrous. Rien n’avait bougé.

Ce jour-là encore, le contenu de la lettre compensa, en quelque manière, la façon vraiment inouïe dont elle émergeait des ténèbres. Elle achevait de dissiper tous les nuages qui enveloppaient le double assassinat du boulevard Suchet.

Toujours signée par l’ingénieur, écrite par lui à la date du huit février précédent, sans adresse visible, elle disait :

« Mon cher ami,

« Eh bien ! non, je ne me laisserai pas égorger comme un mouton qu’on mène à l’abattoir. Je me défendrai, je lutterai jusqu’à la dernière minute. Ah ! c’est que maintenant les choses ont changé de face. J’ai des preuves maintenant, des preuves irrécusables… Je possède des lettres qu’ils ont échangées ! Et je sais qu’ils s’aiment toujours, comme au début, et qu’ils veulent s’épouser, et que rien ne les arrêtera. C’est écrit, tu entends, c’est écrit de la main même de Marie-Anne : « Patiente, mon Gaston bien aimé, le courage grandit en moi. Tant pis pour celui qui nous sépare, il disparaîtra. »

« Mon bon ami, si je succombe dans la lutte, tu trouveras ces lettres-là (et tout le dossier que je réunis contre la misérable créature) dans le coffre-fort qui est caché derrière la petite vitrine. Alors, venge-moi. Au revoir. Adieu, peut-être… »

Telle fut la troisième missive. Du fond de sa tombe, Hippolyte Fauville nommait et accusait l’épouse coupable. Du fond de sa tombe il donnait le mot de l’énigme en expliquant les raisons pour lesquelles le crime avait été commis : Marie-Anne et Gaston Sauverand s’aimaient.

Certes, ils connaissaient l’existence du testament de Cosmo Mornington, puisqu’ils avaient commencé par supprimer Cosmo Mornington, et la hâte de conquérir l’énorme fortune avait précipité le dénouement. Mais l’idée première du crime prenait racine dans un sentiment ancien : Marie-Anne et Gaston Sauverand s’aimaient.

Restait à résoudre un problème. Qu’était-ce donc que ce correspondant inconnu auquel Hippolyte Fauville avait confié le soin de sa vengeance, et qui, au lieu de remettre purement et simplement les lettres à la justice, s’ingéniait à les lui faire parvenir au moyen de combinaisons des plus machiavéliques ? Avait-il intérêt lui-même à rester dans l’ombre ?

À toutes ces questions Marie-Anne riposta de la façon la plus inattendue, et qui cependant était bien conforme à ses menaces. Huit jours après, à la suite d’un long interrogatoire où on la pressa de dire qui pouvait être cet ancien ami de son mari, et où l’on se heurta au mutisme le plus opiniâtre et à une sorte de torpeur hébétée, le soir, rentrée dans sa cellule, elle s’ouvrit les veines du poignet avec un morceau de verre qu’elle avait réussi à dissimuler.

Dès le lendemain matin, avant huit heures, don Luis en fut averti par Mazeroux qui vint le surprendre au saut du lit. Le brigadier tenait en main un sac de voyage.

La nouvelle qu’il apportait bouleversa don Luis.

— Elle est morte ? s’écria-t-il.

— Non… Il paraît qu’elle en réchappera encore. Mais à quoi bon !

— Comment, à quoi bon ?

— Parbleu ! elle recommencera. Elle a ça dans la tête. Et un jour ou l’autre…

— Et elle n’a pas fait d’aveux, cette fois non plus, avant sa tentative ?

— Non. Elle a écrit quelques mots sur un bout de papier, disant que, à bien réfléchir, il fallait chercher l’origine des lettres mystérieuses du côté d’un sieur Langernault. C’était le seul ami qu’elle eût connu autrefois à son mari, le seul en tout cas qu’il appelât : « Mon bon ami ». Ce monsieur Langernault ne pourrait que la disculper et montrer l’effroyable malentendu dont elle était la victime.

— Alors, fit don Luis, si quelqu’un peut la disculper, pourquoi commence-t-elle par s’ouvrir les veines ?

— Tout lui est égal, d’après ce qu’elle dit. Sa vie est perdue. Ce qu’elle veut, c’est le repos, la mort.

— Le repos, le repos, il n’y a pas que dans la mort qu’elle pourrait le trouver. Si la découverte de la vérité doit être le salut pour elle, la vérité n’est peut-être pas impossible à découvrir.

— Qu’est-ce que vous dites, patron ? Vous avez deviné quelque chose ? Vous commencez à comprendre ?

— Oh ! très vaguement, mais, tout de même, l’exactitude vraiment anormale de ces lettres me semble justement une indication…

Il réfléchit et continua :

Au-dessus de lui, il y avait un squelette, pendu !

— On a examiné de nouveau l’adresse effacée des trois lettres ?

— Oui, et l’on a réussi, en effet, à reconstruire le nom de Langernault.

— Et ce Langernault habite ?…

— Selon Mme Fauville, au village de Formigny, dans l’Orne.

— On a déchiffré ce nom de Formigny sur une des missives ?

— Non, mais celui de la ville auprès de laquelle il est situé.

— Cette ville ?

— Alençon.

— Et c’est là que tu vas ?

— Oui, le préfet de police m’y expédie en toute hâte. Je prends le train.

— Tu veux dire que tu montes avec moi dans mon auto, et que nous partons, mon petit. J’ai besoin d’agir, l’air de cette maison est mortel pour moi.

— Que chantez-vous, patron ?

— Rien, je me comprends.

Une demi-heure plus tard, ils filaient sur la route de Versailles. Perenna conduisait lui-même son auto découverte, et il la conduisait d’une telle façon que Mazeroux, un peu suffoqué, articulait de temps à autre :

— Bigre, nous marchons… Cré tonnerre ! ce que vous en mettez, patron !… Vous ne craignez pas la culbute ?…

Ils arrivèrent à Alençon pour déjeuner. Le repas fini, ils se rendirent au bureau de poste principal. On n’y connaissait pas le sieur Langernault, et, en outre, la commune de Formigny avait son bureau particulier. Il fallait donc supposer, puisque les lettres portaient le cachet d’Alençon, que M. Langernault se faisait adresser sa correspondance dans cette ville, mais sous le couvert de la poste restante.

Don Luis et Mazeroux se rendirent au village de Formigny. Là non plus le receveur ne connaissait personne qui portât le nom de Langernault, quoiqu’il n’y eût à Formigny qu’un millier d’habitants.

— Allons voir le maire, dit Perenna.

À la mairie, Mazeroux exposa ses qualités et l’objet de sa visite. Le maire s’écria :

— Le bonhomme Langernault… je crois bien…, un brave type… un ancien commerçant de la capitale.

— Ayant l’habitude, n’est-ce pas ? de prendre sa correspondance à la poste d’Alençon.

— C’est ça même… histoire de faire une promenade quotidienne.

— Et sa maison ?

— Au bout du village. Vous avez passé devant.

— On peut la voir ?

— Ma foi oui… seulement… il n’y est pas rentré depuis quatre ans qu’il est sorti, ce pauvre cher homme.

— Comment ça ?

— Dame, voilà quatre ans qu’il est mort.

Don Luis et Mazeroux se regardèrent avec stupéfaction.

— Ah ! il est mort… reprit don Luis.

— Oui, un coup de fusil.

— Qu’est-ce que vous dites ? s’écria Perenna. Il a été tué ?

— Non, non, on l’a cru d’abord quand on l’a ramassé sur le parquet de sa chambre, mais l’enquête a prouvé qu’il y avait accident. En nettoyant son fusil de chasse, il s’était envoyé une décharge dans le ventre. Seulement, tout de même, au village ça nous a semblé louche.

— Il avait de l’argent ?

— Oui, et c’est là justement ce qui corsait l’affaire, on n’a pas pu dénicher un sou de sa fortune.

Don Luis resta pensif un long moment, puis il reprit :

— Il a laissé des enfants, des parents qui ont le même nom ?

— Personne, pas un cousin. À preuve que sa propriété — le Vieux-Château qu’on l’appelle à cause des ruines qui s’y trouvent — est demeurée dans l’état. L’administration du domaine public a fait mettre les scellés sur les portes de la maison et barricadé celles du parc. On attend les délais pour prendre possession.

— Et les curieux ne vont pas se promener dans le parc, malgré les murs ?

— Ma foi, non. D’abord les murs sont hauts. Et puis… et puis, le Vieux-Château a toujours eu mauvaise réputation dans le pays. On a toujours parlé de revenants… des tas d’histoires à dormir debout… Mais, tout de même…

Perenna et son compagnon n’en croyaient pas leurs oreilles.

— Elle est raide celle-là, s’écria don Luis, lorsqu’ils eurent quitté la mairie. Voilà que l’ingénieur Fauville écrivait ses lettres à un mort, et à un mort, entre parenthèses qui m’a tout l’air d’avoir été assassiné.

— Quelqu’un les aura interceptées.

— Évidemment. N’empêche qu’il les écrivait à un mort auquel il faisait ses confidences et racontait les projets criminels de sa femme.

Mazeroux se tut. Lui aussi, il semblait extrêmement troublé.

Une partie de l’après-midi, ils se renseignèrent sur les habitudes du bonhomme Langernault, espérant découvrir quelque indication utile auprès de ceux qui l’avaient connu. Mais leurs efforts n’aboutirent à aucun résultat.

Vers six heures, au moment de partir, don Luis, constatant que l’auto manquait d’essence, dut envoyer Mazeroux en carriole jusqu’aux faubourgs d’Alençon. Il profita de ce répit pour aller voir le Vieux-Château, à l’extrémité du village.

Il fallait suivre, entre deux haies, un chemin qui conduisait à un rond-point planté de tilleuls et où se dressait, au milieu d’un mur, une porte en bois massif. La porte étant fermée, don Luis longea le mur et réussit à franchir en s’aidant des branches d’un arbre voisin. Dans le parc, c’étaient des pelouses incultes, encombrées de grandes fleurs sauvages et des avenues couvertes d’herbes qui s’en allaient, à droite, vers un monticule lointain, où se pressaient des constructions en ruines, et, à gauche, vers une petite maison délabrée aux volets mal joints.

Il se dirigeait de ce côté, lorsqu’il fut très étonné d’apercevoir sur la terre d’une plate-bande que les pluies récentes avait détrempée, des traces de pas toutes fraîches. Et ces traces, il put s’en rendre compte, avaient été laissées par des bottines de femme, des bottines élégantes et fines.

« Qui diable vient se promener par là ? » pensa-t-il.

Il retrouva les traces un peu plus loin, sur une autre plate-bande que la promeneuse avait traversée, et elles le conduisirent à l’opposé de la maison, vers une suite de bosquets où il les revit deux fois encore.

Puis il les perdit définitivement.

Il était alors auprès d’une vaste grange adossée à un talus très haut, à moitié ruinée, et dont les portes vermoulues ne semblaient tenir que par un hasard d’équilibre.

Il s’en approcha et appliqua son œil contre une fente du bois. À l’intérieur, dans les demi-ténèbres de cette grange sans fenêtres et que les ouvertures bouchées avec de la paille éclairaient d’autant moins que le jour commençait à baisser, on distinguait un amoncellement de barriques, de pressoirs démolis, de vieilles charrues et de ferrailles de toutes sortes.

« Ce n’est certes pas là que ma promeneuse a dirigé ses pas, pensa don Luis. Cherchons ailleurs. »

Il ne bougea point pourtant. Il avait entendu du bruit dans la grange. Il écouta et ne perçut rien. Mais, comme il voulait en avoir le cœur net, d’un choc de l’épaule il renversa une planche, et il entra.

La brèche qu’il avait ainsi pratiquée donnant un peu de lumière, il put se glisser, entre deux futailles, par-dessus des débris de châssis dont il cassa les verres, jusqu’à un espace vide situé de l’autre côté. Il marcha. Ses yeux s’habituaient à l’ombre. Néanmoins, il heurta du front, sans l’avoir vu, quelque chose d’assez dur et qui, mis en mouvement, se balança avec un bruit étrange et sec.

Décidément l’obscurité était trop épaisse. Don Luis tira de sa poche une lanterne électrique dont il fit jouer le ressort.

— Crebleu de crebleu ! jura-t-il en reculant effaré.

Au-dessus de lui il y avait un squelette pendu !

Et tout de suite Perenna poussa encore un juron. À côté du premier, il y avait un deuxième squelette, pendu également !

De grosses cordes les accrochaient tous deux à des pitons fixés aux solives de la grange. La tête s’inclinait hors du nœud coulant. Celui que Perenna avait heurté bougeait encore un peu, et les os, en s’entrechoquant, faisaient un cliquetis sinistre.

Il avança une table boiteuse qu’il cala tant bien que mal, et sur laquelle il monta afin d’examiner de près les deux squelettes.

Ils étaient tournés l’un vers l’autre, face à face, le premier sensiblement plus grand que l’autre. C’étaient un homme et une femme. Alors même qu’aucun choc ne les agitait, le vent qui soufflait par les ouvertures de la grange les balançait légèrement, les approchait et les éloignait l’un de l’autre en une sorte de danse très lente, d’un rythme égal.

Mais, ce qui lui fit peut-être l’impression la plus forte dans cette vision macabre, ce fut de voir que chacun de ces squelettes, autour desquels ne demeurait pas même un lambeau de vêtement, gardait un anneau d’or, trop large maintenant que la chair avait disparu, mais que retenaient, comme des crochets, les phalanges recourbées de chaque doigt.

Avec un frisson de dégoût il les détacha, ces anneaux. C’étaient des alliances.

Il les examina. À l’intérieur chacune d’elles portait une date, la même date, 12 août 1892, et deux noms : Alfred, Victorine.

— Le mari et la femme, murmura-t-il. Est-ce un double suicide ? un crime ? Mais comment est-ce possible qu’on n’ait pas encore découvert ces deux squelettes ? Faut-il donc admettre qu’ils soient là depuis la mort du bonhomme Langernault, depuis que l’administration a pris possession du domaine et que personne n’y peut entrer ?

Il réfléchit :

« Personne n’y peut entrer ?… Personne ?… Si, puisque j’ai vu des traces de pas dans le jardin, et que, aujourd’hui même, une femme s’y est introduite. »

L’idée de cette visiteuse inconnue l’obsédant de nouveau, il redescendit. Malgré le bruit qu’il avait entendu il n’était guère à supposer qu’elle eût pénétré dans la grange. Après quelques minutes d’investigations, il allait donc en sortir, quand il se produisit, vers la gauche, un fracas de choses qui dégringolaient, et des cercles de futaille s’abattirent non loin de lui.

Cela tombait d’en haut, d’une soupente également bourrée d’objets et d’instruments à laquelle s’appuyait une échelle. Devait-on croire que la visiteuse, surprise par son arrivée et s’étant réfugiée dans cette cachette, eût fait un mouvement qui eût déterminé la chute des cercles de futaille ?

Don Luis installa sa lanterne électrique sur un tonneau de façon que la lumière éclairât en plein la soupente. Ne voyant rien de suspect, rien qu’un arsenal de vieux râteaux, de pioches, de faux hors d’usage, il attribua les incidents à quelque bête, à quelque chat sauvage, et, pour s’en assurer, il s’avança vivement vers l’échelle et monta.

Soudain, et au moment même où il parvenait au niveau du plancher, il y eut un nouveau tumulte, une nouvelle dégringolade. Et une silhouette surgit de l’encombrement avec un geste effroyable.

Cela fut rapide comme l’éclair. Don Luis aperçut la grande lame d’une faux qui sabrait l’espace à la hauteur de sa tête. Une seconde d’hésitation, un dixième de seconde, et l’arme épouvantable le décapitait.

Il eut juste le temps de s’aplatir contre l’échelle. La faux siffla tout près de lui, effleurant son veston. Il se laissa glisser jusqu’au bas.

Mais il avait vu.

Il avait vu le masque terrible de Gaston Sauverand, et, derrière l’homme à la canne d’ébène, blafarde sous le jet de la lumière électrique, la figure convulsée de Florence Levasseur !


  1. Voir 813.