Calmann Lévy (p. 59-88).


III

LE PROCÈS


— Ainsi, me dit-elle après m’avoir écouté avec attention, il n’y a pas moyen de le perdre ?

— L’avis de mon père et le mien est que, pour le perdre, il faudrait le vouloir.

— Mais votre excellent père a bien compris que je le voulais absolument ?

— Non, madame, répondis-je avec fermeté ; car il s’agissait de faire mon devoir, et je rentrais dans le seul rôle convenable que j’eusse à jouer auprès de cette noble femme ; non ! mon père ne l’entend pas ainsi. Sa conscience lui défend de trahir les intérêts qui lui ont été confiés par M. le comte d’Ionis. Il croit que vous amènerez votre époux à une transaction, et il la rendra aussi acceptable que possible aux adversaires que vous protégez ; mais il ne se résoudra jamais à vouloir persuader à M. d’Ionis que sa cause est mauvaise en justice.

— En justice légale ! répliqua-t-elle avec un triste et doux sourire ; mais, en justice vraie, en justice morale et naturelle, votre digne père sait bien que notre droit nous conduit à exercer une cruelle spoliation.

— Ce que mon père pense à cet égard, répondis-je un peu ébranlé, il n’en doit compte qu’à sa propre conscience. Quand l’avocat peut défendre une cause où les deux justices dont vous parlez sont en sa faveur, il est bien heureux, bien dédommagé de celles où il les trouve en opposition ; mais il ne doit jamais approfondir cette distinction quand il a accepté bien volontairement son mandat, et vous savez, madame, que mon père n’a consenti à poursuivre M. d’Aillane que parce que vous l’avez voulu.

— Je l’ai voulu, oui ! J’ai obtenu de mon mari que ce soin ne fût pas confié à un autre ; j’ai espéré que votre père, le meilleur et le plus honnête homme que je connaisse, réussirait à sauver cette malheureuse famille de la rigoureuse poursuite de la mienne. Un avocat peut toujours se montrer retenu et généreux, surtout quand il sait qu’il ne sera pas désavoué par son principal client. Et c’est moi qui suis ce client, monsieur ! Il s’agit de ma fortune et non de celle de M. d’Ionis, que rien ne menace.

— Il est vrai, madame ; mais vous êtes en puissance de mari, et le mari, comme chef de la communauté…

— Ah ! je le sais de reste ! Il a sur ma fortune plus de droits que moi-même et il en use dans mon intérêt, je veux le croire ; mais il oublie, en ceci, celui de ma conscience : et pour qui ? Il a une immense fortune personnelle et pas d’enfants ; j’ai donc devant Dieu le droit de me dépouiller d’une partie de mon opulence pour ne pas ruiner d’honnêtes gens, victimes d’une question de procédure.

— Ce sentiment est digne de vous, madame, et je ne suis pas ici pour contester un si beau droit, mais pour vous rappeler notre devoir, à nous autres, et vous prier de ne pas exiger que nous y manquions. Tous les ménagements conciliables avec le gain de votre procès, nous les aurons, dussions-nous encourir les reproches de M. d’Ionis et de sa mère. Mais reculer devant la tâche acceptée, en déclarant que le succès est douteux et qu’il y aurait profit à transiger, c’est ce que l’étude approfondie de l’affaire nous interdit, sous peine de mensonge et de trahison.

— Eh bien, non ! vous vous trompez ! s’écria madame d’Ionis avec feu : je vous assure que vous vous trompez ! Ce sont là des subtilités d’avocat qui font illusion à un homme vieilli dans la pratique, mais qu’un jeune homme sensible ne doit pas accepter comme une règle absolue de sa conduite… Si votre père s’est chargé du procès, et vous convenez qu’il l’a fait à ma requête, c’est parce qu’il pressentait mes intentions. S’il les avait méconnues, je m’en affligerais et je croirais que l’on n’a pas pour moi dans votre maison l’estime que j’aimerais à vous inspirer. Là où l’on sent que la victoire serait horrible, on ne doit pas craindre de proposer la paix avant la bataille. Agir autrement, c’est se faire une fausse idée du devoir. Le devoir n’est pas une consigne militaire ; c’est une religion, et la religion qui prescrirait le mal, n’en serait pas une. Taisez-vous ! ne me parlez plus de votre mandat ! Ne mettez pas l’ambition de M. d’Ionis au-dessus de mon honneur ; ne faites pas de cette ambition une chose sacrée ; c’est une chose fâcheuse, et rien de plus. Unissez-vous à moi pour sauver des malheureux. Faites que je puisse voir en vous un ami selon mon cœur, bien plutôt qu’un légiste infaillible et un avocat implacable !

En me parlant ainsi, elle me tendait la main et m’inondait du feu enthousiaste de ses beaux yeux bleus. Je perdis la tête, et, couvrant cette main de baisers, je me sentis vaincu. Je l’étais d’avance, j’étais de son avis avant de l’avoir vue.

Je me défendis cependant encore. J’avais juré à mon père de ne pas le faire céder aux considérations de sentiment que sa cliente lui avait fait pressentir par ses lettres. Madame d’Ionis ne voulut rien entendre.

— Vous parlez, me dit-elle, en bon fils qui plaide la cause de son père ; mais j’aimerais mieux que vous fussiez moins bon avocat.

— Ah ! madame, m’écriai-je étourdiment, ne me dites pas que je plaide ici contre vous, car vous me feriez trop haïr un état pour lequel je sens bien que je n’ai pas l’insensibilité qu’il faudrait.

Je ne vous fatiguerai pas du fond du procès intenté par la famille d’Ionis à la famille d’Aillane. L’entretien que je viens de rapporter suffit à l’intelligence de mon récit. Il s’agissait d’un immeuble de cinq cent mille francs, c’est-à-dire de presque toute la fortune foncière de notre belle cliente. M. d’Ionis employait fort mal l’immense richesse qu’il possédait de son côté. Il était perdu de débauche, et les médecins ne lui donnaient pas deux ans à vivre. Il était très-possible qu’il laissât à sa veuve plus de dettes que de bien. Madame d’Ionis, renonçant au bénéfice de son procès, était donc menacée de retomber, du faîte de l’opulence, dans un état de médiocrité pour lequel elle n’avait pas été élevée. Mon père plaignait beaucoup la famille d’Aillane, qui était infiniment estimable et qui se composait d’un digne gentilhomme, de sa femme et de ses deux enfants. La perte du procès les jetait dans la misère ; mais mon père préférait naturellement se dévouer à l’avenir de sa cliente et la préserver d’un désastre. Là était pour lui le véritable cas de conscience ; mais il m’avait recommandé de ne pas faire valoir cette considération auprès d’elle. « C’est une âme romanesque et sublime, m’avait-il dit, et plus on lui alléguera son intérêt personnel, plus elle s’exaltera dans la joie de son sacrifice ; mais l’âge viendra, et l’enthousiasme passera. Alors, gare aux regrets ! et gare aussi aux reproches qu’elle serait en droit de nous faire pour ne pas l’avoir sagement conseillée ! »

Mon père ne me savait pas aussi enthousiaste que je l’étais moi-même. Retenu par des affaires nombreuses, il m’avait confié le soin de calmer l’élan généreux de cette adorable femme, en nous abritant derrière de prétendus scrupules qui n’étaient pour lui qu’accessoires. C’était une pensée très-sage ; mais il n’avait pas prévu et je n’avais pas prévu moi-même que je partagerais si vivement les idées de madame d’Ionis. J’étais dans l’âge où la richesse matérielle n’a aucun prix dans l’imagination ; c’est l’âge de la richesse du cœur.

Et puis cette femme qui faisait sur moi l’effet de l’étincelle sur la poudre ; ce mari haïssable, absent, condamné par les médecins ; la médiocrité dont on la menaçait et à laquelle elle tendait les bras en riant… que sais-je !

J’étais fils unique, mon père avait quelque fortune, je pouvais en acquérir aussi. Je n’étais qu’un bourgeois anobli dans le passé par l’échevinage, et, dans le présent, par la considération attachée au talent et à la probité ; mais on était en pleine philosophie, et, sans se croire à la veille d’une révolution radicale, on pouvait déjà admettre l’idée d’une femme de qualité ruinée, épousant un homme du tiers dans l’aisance.

Enfin mon jeune cerveau battait la campagne, et mon jeune cœur désirait instinctivement la ruine de madame d’Ionis. Pendant qu’elle me parlait avec animation des ennuis de l’opulence et du bonheur d’une douce médiocrité à la Jean-Jacques Rousseau, j’allais si vite dans mon roman, qu’il me semblait qu’elle daignait le deviner et y faire allusion dans chacune de ses paroles enivrées et enivrantes.

Je ne me rendis cependant pas ouvertement. Ma parole était engagée : je ne pouvais que promettre d’essayer de fléchir mon père ; je ne pouvais faire espérer d’y réussir, je ne l’espérais pas moi-même : je connaissais la fermeté de ses décisions. La solution approchait ; nous étions à bout de lenteurs et de procédure évasive. Madame d’Ionis proposait un moyen, dans le cas où elle m’amènerait à ses vues : c’était que mon père se fît malade au moment de plaider, et que la cause me fût confiée… pour la perdre !

J’avoue que je fus effrayé de cette hypothèse et que je compris alors les scrupules de mon père. Tenir dans ses mains le sort d’un client et sacrifier son droit à une question de sentiment, c’est un beau rôle quand on peut le remplir ouvertement par son ordre : mais telle n’était pas la position qui m’était faite. Il fallait, pour M. d’Ionis, sauver les apparences, faire adroitement des maladresses, employer la ruse pour le triomphe de la vertu. J’eus peur, je pâlis, je pleurai presque, car j’étais amoureux, et mon refus me brisait le cœur.

— N’en parlons plus, me dit avec bonté madame d’Ionis, qui parut deviner, si elle ne l’avait déjà fait, la passion qu’elle allumait en moi. Pardonnez-moi d’avoir mis votre conscience à cette épreuve. Non ! vous ne devez pas la sacrifier à la mienne, et il faudra trouver un autre moyen de salut pour ces pauvres adversaires. Nous le chercherons ensemble, car vous êtes avec moi pour eux, je le vois et je le sens, malgré vous ! Il faut que vous restiez près de moi quelques jours. Écrivez à votre père que je résiste et que vous combattez. Nous aurons l’air, pour ma belle-mère, d’étudier ensemble les chances de gain. Elle est persuadée que je suis née procureur, et le ciel m’est témoin qu’avant cette déplorable affaire, je ne m’y entendais pas plus qu’elle, ce qui n’est pas peu dire ! Voyons, ajouta-t-elle en reprenant sa belle et sympathique gaieté, ne nous tourmentons pas et ne soyez pas triste ! Nous viendrons à bout de trouver de nouvelles causes de retard. Tenez, il y en a une bien singulière, bien absurde et qui serait cependant toute-puissante sur l’esprit de la bonne douairière, et même sur celui de M. d’Ionis. Ne la devinez-vous pas ?

— Je cherche en vain.

— Eh bien, il s’agirait de faire parler les dames vertes.

— Quoi ! réellement, M. d’Ionis partagerait la crédulité de sa mère ?

— M. d’Ionis est très-brave, il a fait ses preuves ; mais il croit aux esprits et il en a une peur effroyable. Que les trois demoiselles nous défendent de hâter le procès, et le procès dormira encore.

— Ainsi, vous ne trouvez rien de mieux, pour satisfaire le besoin que j’éprouve de vous seconder, que de me condamner à d’abominables impostures ? Ah ! madame, que vous savez donc l’art de rendre les gens malheureux !

— Comment ! vous vous feriez scrupule aussi de cela ? Ne vous êtes-vous pas déjà prêté de bonne grâce…

— À une plaisanterie sans conséquence, fort bien ! Mais, si M. d’Ionis s’en mêle, et qu’il me somme de déclarer sur l’honneur…

— C’est vrai ! encore une idée qui ne vaut rien ! Reposons-nous de chercher pour aujourd’hui. La nuit porte conseil ; demain, peut-être vous proposerai-je enfin quelque chose de possible. La journée s’avance, et j’entends l’abbé de Lamyre qui nous cherche.

L’abbé de Lamyre était un petit homme charmant. Bien qu’il eût la cinquantaine, il était encore frais et joli. Il était bon, frivole, bel esprit, beau diseur, facile, enjoué, et, en fait d’opinions philosophiques, de l’avis de tous ceux à qui il parlait, car la question pour lui n’était pas de persuader, mais de plaire. Il me sauta au cou et me combla d’éloges dont je fis bon marché quant à lui, sachant qu’il en était prodigue avec tout le monde, mais dont je lui sus plus de gré qu’à l’ordinaire, à cause du plaisir que madame d’Ionis parut prendre à les écouter. Il vanta mes grands talents comme avocat et comme poëte, et me força de réciter quelques vers qui parurent goûtés plus qu’ils ne valaient. Madame d’Ionis, après m’avoir complimenté d’un air ému et sincère, nous laissa ensemble pour vaquer aux soins de sa maison.

L’abbé me parla de mille choses qui ne m’intéressaient pas. J’aurais voulu être seul pour rêver, pour me retracer chaque mot, chaque geste de madame d’Ionis. L’abbé s’attacha à moi, me suivit partout et me fit mille contes ingénieux que je donnai au diable. Enfin la conversation prit un vif intérêt pour moi, quand il voulut bien la replacer sur le terrain brûlant de mes rapports avec madame d’Ionis.

— Je sais ce qui vous amène ici, me dit-il. Elle m’en avait parlé d’avance. Sans savoir le jour de votre visite, elle vous attendait. Votre père ne veut pas qu’elle se ruine, et il a parbleu bien raison ! Mais il ne la convaincra pas, et il faudra vous brouiller avec elle ou la laisser faire à sa tête. Si elle croyait aux dames vertes, à la bonne heure ! vous pourriez les faire parler à son intention ; mais elle n’y croit pas plus que vous et moi !

— Madame d’Ionis prétend cependant que vous y croyez un peu, monsieur l’abbé !

— Moi ? elle vous l’a dit ? Oui, oui, je sais qu’elle traite son petit ami de grand poltron ! Eh bien, chantez le duo avec elle ; je n’ai pas peur des dames vertes, je n’y crois pas ; mais je suis sûr d’une chose qui me fait peur, c’est de les avoir vues.

— Comment donc arrangez-vous ces choses contradictoires ?

— C’est bien simple. Il y a des revenants ou il n’y en a pas. Moi, j’en ai vu, je suis payé pour savoir qu’il y en a. Seulement, je ne les crois pas malfaisants, je n’ai pas peur qu’ils me battent. Je ne suis pas né poltron ; mais je me méfie de ma cervelle, qui est un salpêtre. Je sais que les ombres n’ont pas de prise sur les corps, pas plus que les corps n’ont de prise sur les ombres, puisque j’ai saisi la manche d’une de ces demoiselles, sans lui trouver aucune espèce de bras. Depuis ce moment, que je n’oublierai jamais, et qui a changé toutes mes idées sur les choses de ce monde et de l’autre, je me suis bien juré de ne plus braver la faiblesse humaine. Je ne me soucie pas du tout de devenir fou. Tant pis pour moi si je n’ai pas la force morale de contempler froidement et philosophiquement ce qui dépasse mon entendement ; mais pourquoi m’en ferais-je accroire ? J’ai commencé par me moquer, j’ai appelé et provoqué l’apparition en riant. L’apparition s’est produite. Bonjour ! j’en ai assez d’une fois, on ne m’y reprendra plus.

On peut croire que j’étais vivement frappé de ce que j’entendais. L’abbé y mettait une bonne foi évidente. Il ne se croyait pas poursuivi par une manie. Depuis l’émotion qu’il avait éprouvée dans la chambre aux dames, il n’avait jamais rêvé d’elles, il ne les avait jamais revues. Il ajoutait qu’il était bien certain que les ombres ne lui eussent été hostiles et nuisibles en aucune façon, s’il avait eu le courage nécessaire pour les examiner.

— Mais je ne l’ai pas eu, ajouta-t-il ; car j’ai presque perdu connaissance, et, me voyant si sot, j’ai dit : « Approfondisse qui voudra le mystère, je ne m’en charge pas. Je ne suis pas l’homme de ces choses-là. »

J’interrogeai minutieusement l’abbé. À très-peu de détails près, sa vision avait été semblable à la mienne. Je fis un grand effort sur moi-même pour ne pas lui laisser pressentir la similitude de nos aventures. Je le savais trop babillard pour m’en garder inviolablement le secret, et je redoutais les sarcasmes de madame d’Ionis plus que tous les démons de la nuit : aussi fis-je très-bonne contenance devant toutes les questions de l’abbé, assurant que rien n’avait troublé mon sommeil ; et, quand vint le moment de rentrer, à onze heures du soir, dans cette fatale chambre, je promis fort gaiement à la douairière de garder bonne note de mes songes et pris congé de la compagnie d’un air vaillant et enjoué.

Je n’étais pourtant ni l’un ni l’autre. La présence de l’abbé, le souper et la veillée sous les yeux de la douairière avaient rendu madame d’Ionis plus réservée qu’elle ne l’avait été avec moi dans la matinée. Elle semblait aussi me dire dans chaque allusion à notre soudaine et cordiale intimité : « Vous savez à quel prix je vous l’ai accordée ! » J’étais mécontent de moi : je n’avais su être ni assez soumis ni assez en révolte. Il me semblait avoir trahi la mission que mon père m’avait confiée, et cela sans profit pour mes chimères d’amour.

Ma mélancolie intérieure réagissait sur mes impressions, et mon bel appartement me sembla sombre et lugubre. Je ne savais que penser de la raison de l’abbé et de la mienne propre. Sans la mauvaise honte, j’aurais demandé d’être logé ailleurs, et j’eus un mouvement de colère véritable, lorsque je vis entrer Baptiste avec le maudit plateau, la corbeille, les trois pains et tout l’attirail ridicule de la veille.

— Qu’est-ce que cela ? lui dis-je avec humeur. Est-ce que j’ai faim ? est-ce que je ne sors pas de table ?

— En effet, monsieur, répondit-il. Je trouve cela bien drôle… C’est mademoiselle Zéphyrine qui m’a chargé de vous l’apporter. J’ai eu beau lui dire que vous passiez les nuits à dormir, comme tout le monde, et non à manger, elle m’a répondu en riant : « Portez toujours, c’est l’habitude de la maison. Ça ne gênera pas votre maître, et vous verrez qu’il ne demandera pas mieux que de laisser cela dans sa chambre. »

— Eh bien, mon ami, fais-moi le plaisir de le reporter sans rien dire dans l’office. J’ai besoin de ma table pour écrire.

Baptiste obéit. Je m’enfermai et me couchai après avoir écrit à mon père. Je dois dire que je dormis à merveille et ne rêvai que d’une seule dame, qui était madame d’Ionis.

Le lendemain, les questions de la douairière recommencèrent de plus belle. J’eus la grossièreté de déclarer que je n’avais fait aucun rêve digne de remarque. La bonne dame en fut contrariée.

— Je parie, dit-elle à Zéphyrine, que vous n’avez pas mis le souper des dames dans la chambre de M. Nivières ?

— Pardonnez-moi, madame, répondit Zéphyrine en me regardant d’un air de reproche.

Madame d’Ionis semblait me dire aussi, des yeux, que je manquais d’obligeance. L’abbé s’écria naïvement :

— C’est singulier ! ces choses-là n’arrivent donc qu’à moi ?

Il partit après le déjeuner, et madame d’Ionis me donna rendez-vous, à une heure, dans la bibliothèque. J’y étais à midi ; mais elle me fit dire par Zéphyrine que d’importunes visites lui étaient survenues et qu’elle me priait de prendre patience. Cela était plus facile à demander qu’à obtenir. J’attendis ; les minutes me semblaient des siècles. Je me demandais comment j’avais pu vivre jusqu’à ce jour sans ce tête-à-tête que j’appelais déjà quotidien, et comment je vivrais quand il n’y aurait plus lieu de l’attendre. Je cherchais par quels moyens j’en amènerais la nécessité, et, résolu enfin à entraver, de tout mon faible pouvoir, la solution du procès, je m’ingéniais de mille subterfuges qui n’avaient pas le sens commun.

Tout en marchant avec agitation dans la galerie, je m’arrêtais de temps en temps devant la fontaine et m’asseyais quelquefois sur ses bords, entourés de fleurs magnifiques artistement disposées dans les crevasses du rocher brut sur lequel on avait exhaussé le rocher de marbre blanc. Cette base fruste donnait plus de fini à l’œuvre du ciseau et permettait de faire retomber l’eau des vasques en nappes brillantes dans les récipients inférieurs, garnis de plantes fontinales.

Cet endroit était délicieux, et le reflet du vitrail colorié donnait par moments les tons changeants et l’apparence de la vie aux figures fantastiques de la statuaire.

Je regardai la néréide avec un étonnement nouveau, l’étonnement de la trouver belle et de comprendre enfin le sens élevé de cette mystérieuse beauté.

Je ne songeais plus à la critiquer au profit de celle de madame d’Ionis. Je sentais que toute comparaison est puérile entre des choses et des êtres qui n’ont point de rapport entre eux. Cette fille du génie de Jean Goujon était belle par elle-même. La face était d’une sublime douceur. Elle semblait communiquer à la pensée un sentiment de repos et de bien-être analogue à la sensation de fraîcheur que procurait le murmure continu de ses eaux limpides.

Enfin madame d’Ionis arriva.

— Il y a du nouveau, me dit-elle en s’asseyant familièrement près de moi ; voyez l’étrange lettre que je reçois de M. d’Ionis…

Et elle me la montra avec un abandon qui m’émut vivement. J’étais indigné contre ce mari dont les lettres à une telle femme pouvaient être montrées sans embarras au premier venu.

La lettre était froide, longue et diffuse, l’écriture grêle et saccadée, l’orthographe très-douteuse. En voici la substance :

« Vous ne devez pas vous faire de scrupule de mener les choses jusqu’au bout. Je n’en ai aucun d’invoquer la légalité rigide. Je refuse tout arrangement autre que celui que j’ai proposé aux d’Aillane, et je veux voir la fin de ce procès. Libre à vous, quand il sera gagné, de leur tendre une main secourable. Je ne m’opposerai pas à votre générosité ; mais je ne veux pas de compromis. Leur avocat m’a offensé dans son plaidoyer en première instance, et l’appel qu’ils ont interjeté est d’une présomption qui n’a pas de nom. Je trouve M. Nivières très-endormi, et je lui en témoigne mon déplaisir par le courrier de ce jour. Agissez de votre côté, stimulez son zèle, à moins que quelque ordre supérieur ne vous vienne des… Vous savez ce que je veux dire, et je m’étonne que vous ne me parliez pas de ce qui a pu être observé dans la chambre aux… depuis mon départ. Personne n’a-t-il le courage d’y passer une nuit et d’écrire ce qu’il y aura entendu ? Faudra-t-il s’en tenir aux assertions de l’abbé de Lamyre, qui n’est pas un homme sérieux ? Obtenez d’une personne digne de foi qu’elle tente cette épreuve, à moins que vous n’ayez la vaillance de la tenter vous-même, ce dont je ne serais pas surpris. »

En me lisant cette dernière phrase, madame d’Ionis partit d’un éclat de rire.

— Je trouve M. d’Ionis admirable ! dit-elle. Il me flatte pour m’amener à une épreuve à laquelle il n’a jamais voulu se prêter pour son compte, et il s’indigne de la poltronnerie des gens auxquels rien ne le déciderait à donner l’exemple.

— Ce que je trouve de plus remarquable en tout ceci, lui dis-je, c’est la foi de M. d’Ionis à ces apparitions et son respect pour les arrêts qu’il les croit capables de rendre.

— Vous voyez bien, reprit-elle, que c’était là le seul moyen de faire fléchir sa rigueur envers les pauvres d’Aillane ! Je vous le disais, je vous le dis encore, et vous ne voulez pas vous y prêter, quand l’occasion est si belle ! On n’irait peut-être pas, tant l’on est pressé de croire aux dames vertes, jusqu’à vous demander votre parole d’honneur !

— Il me semble, au contraire, qu’il me faudrait jouer sérieusement ici le rôle d’imposteur, puisque M. d’Ionis demande l’assertion d’une personne digne de foi.

— Et puis vous craindriez le ridicule, le blâme, les lazzi qui ne manqueraient pas de s’attacher à vous ! Mais je pourrais vous répondre du silence absolu de M. d’Ionis sur ce point.

— Non, madame, non ! je ne craindrais ni le ridicule ni le blâme, du moment qu’il s’agirait de vous obéir. Mais vous me mépriseriez si je méritais ce blâme par un faux serment. Pourquoi donc, d’ailleurs, ne pas tenter d’amener les d’Aillane à une transaction honorable pour eux ?

— Vous savez bien que celle que M. d’Ionis propose ne l’est pas.

— Vous n’espérez pas modifier ses intentions ?

Elle secoua la tête et se tut. C’était me dire éloquemment quel homme sans cœur et sans principes était ce mari, indifférent à tant de charmes et livré à tous les désordres.

— Cependant, repris-je, il vous autorise à être généreuse après la victoire.

— Et à qui croit-il donc avoir affaire ? s’écria-t-elle en rougissant de colère. Il oublie que les d’Aillane sont l’honneur même et ne recevront jamais, à titre de grâce et de bienfait, ce que l’équité leur fait regarder comme la légitime propriété de leur famille.

Je fus frappé de l’énergie qu’elle mit dans cette réponse.

— Êtes-vous donc très-liée avec les d’Aillane ? lui demandai-je. Je ne le pensais pas.

Elle rougit encore et répondit négativement.

— Je n’ai jamais eu de grandes relations avec eux, dit-elle ; mais ils sont mes parents assez proches pour que leur honneur et le mien ne fassent qu’un. J’ai la certitude que la volonté de notre oncle était de leur léguer sa fortune. D’autant plus que M. d’Ionis, m’ayant épousée pour ce qu’on appelait mes beaux yeux, n’a pas eu bonne grâce ensuite vis-à-vis de moi à me chercher un héritage et à vouloir faire casser ce testament pour défaut de forme.

Puis elle ajouta :

— Est-ce que vous ne connaissez aucun d’Aillane ?

— J’ai vu le père assez souvent, les enfants jamais. Le fils est un officier dans je ne sais quelle garnison…

— À Tours…, dit-elle vivement.

Puis elle ajouta plus vivement encore.

— À ce que je crois, du moins ?

— On dit qu’il est fort bien ?

— On le dit. Je ne le connais pas depuis qu’il a âge d’homme.

Cette réponse me rassura. Il m’était passé un instant par la tête que le motif du désintéressement magnanime de madame d’Ionis pouvait bien puiser sa plus grande force dans une passion pour son cousin d’Aillane.

— Sa sœur est charmante, dit-elle ; vous ne l’avez jamais vue ?

— Jamais. N’est-elle pas encore au couvent ?

— Oui, à Angers. On assure que c’est un ange. Ne serez-vous pas bien fier quand vous aurez réussi à plonger dans la misère une fille de bonne maison, qui comptait, à bon droit, sur un mariage honorable et sur une vie conforme à son rang et à son éducation ? C’est là le grand désespoir qui attend son pauvre père. Mais voyons, dites-moi vos expédients ; car vous avez cherché et trouvé quelque chose, n’est-ce pas ?

— Oui ! répondis-je après avoir réfléchi comme on peut réfléchir dans la fièvre, oui, madame, j’ai trouvé une solution.