I

LES TROIS PAINS


Chargé par mon père d’une mission très-délicate, je me rendis, vers la fin de mai 1788, au château d’Ionis, situé à une dizaine de lieues dans les terres, entre Angers et Saumur.

J’avais vingt-deux ans, et j’exerçais déjà la profession d’avocat, pour laquelle je me sentais peu de goût, bien que ni l’étude des affaires ni celle de la parole ne m’eussent présenté de difficultés sérieuses. Eu égard à mon âge, on ne me trouvait pas sans talents ; et le talent de mon père, avocat renommé dans sa localité, m’assurait, pour l’avenir, une brillante clientèle, pour peu que je fisse d’efforts pour n’être pas trop indigne de le remplacer. Mais j’eusse préféré les lettres, une vie plus rêveuse, un usage plus indépendant et plus personnel de mes facultés, une responsabilité moins soumise aux passions et aux intérêts d’autrui.

Comme ma famille était dans l’aisance, et que j’étais fils unique, très-choyé et très-chéri, j’eusse pu choisir ma carrière ; mais j’eusse affligé mon père, qui s’enorgueillissait de sa compétence à me diriger dans le chemin qu’il m’avait frayé d’avance, et je l’aimais trop tendrement pour vouloir faire prévaloir mes instincts sur ses désirs.

Ce fut une soirée délicieuse que celle où j’achevais cette promenade à cheval à travers les bois qui entourent le vieux et magnifique château d’Ionis. J’étais bien monté, vêtu en cavalier avec une sorte de recherche, et accompagné d’un domestique dont je n’avais nul besoin, mais que ma mère avait eu l’innocente vanité de me donner pour la circonstance, voulant que son fils se présentât convenablement chez une des personnes les plus brillantes de notre clientèle.

La nuit s’éclairait mollement du feu doux de ses plus grandes étoiles. Un peu de brume voilait le scintillement de ces myriades d’astres secondaires qui clignotent comme des yeux ardents durant des nuits claires et froides. Celle-ci offrait un vrai ciel d’été, assez pur pour être encore lumineux et transparent, assez adouci pour ne pas effrayer de son incommensurable richesse. C’était, si je peux ainsi parler, un de ces doux firmaments qui vous permettent de penser encore à la terre, d’admirer les lignes vaporeuses de ses étroits horizons, de respirer sans dédain son atmosphère de fleurs et d’herbages, enfin de se dire qu’on est quelque chose dans l’immensité et d’oublier que l’on n’est qu’un atome dans l’infini.

À mesure que j’approchais du parc seigneurial, les sauvages parfums de la forêt s’imprégnaient de ceux des lilas et des acacias qui penchaient leurs têtes fleuries au-dessus du mur de ronde. Bientôt, à travers les bosquets, je vis briller les croisées du manoir, derrière leurs rideaux de moire violette, coupés des grands croisillons noirs de l’architecture. C’était un magnifique château de la renaissance, un chef-d’œuvre de goût mêlé de caprice, une de ces demeures où l’on se sent impressionné par je ne sais quoi d’ingénieux, d’élégant et de hardi qui, de l’imagination de l’architecte, semble passer dans la vôtre et s’en emparer pour l’élever au-dessus des habitudes et des préoccupations du monde positif.

J’avoue que le cœur me battait bien fort en disant mon nom au laquais chargé de m’annoncer. Je n’avais jamais vu madame d’Ionis. Elle passait pour être la plus jolie femme du pays ; elle avait vingt-deux ans, un mari qui n’était ni beau ni aimable, et qui la négligeait pour les voyages. Son écriture était charmante, et elle trouvait moyen de montrer non-seulement beaucoup de sens, mais encore beaucoup d’esprit dans ses lettres d’affaires. C’était, en outre, un très-noble caractère. Voilà tout ce que je savais d’elle, et c’en était bien assez pour que j’eusse peur de paraître gauche et provincial.

Je devais être très-pâle en entrant dans le salon.

Aussi ma première impression fut-elle comme de soulagement et de plaisir lorsque je me trouvai en présence de deux grosses vieilles femmes très-laides, dont l’une, madame la douairière d’Ionis, m’annonça que sa bru était chez une de ses amies du voisinage et ne rentrerait probablement que le lendemain.

— Vous êtes quand même le bienvenu, ajouta cette matrone ; nous avons beaucoup d’amitié et de reconnaissance pour monsieur votre père, et il paraît que nous avons grand besoin de ses conseils, que vous êtes sans doute chargé de nous transmettre.

— Je venais de sa part pour parler d’affaires à madame d’Ionis…

— La comtesse d’Ionis s’occupe d’affaires, en effet, reprit la douairière comme pour m’avertir d’une bévue commise. Elle s’y entend, elle a une bonne tête, et, en l’absence de mon fils, qui est à Vienne, c’est elle qui suit cet ennuyeux et interminable procès. Il ne faut pas que vous comptiez sur moi pour la remplacer, car je n’y entends rien du tout, et tout ce que je peux faire, c’est de vous retenir jusqu’au retour de la comtesse en vous offrant un souper tel quel et un bon lit.

Là-dessus, la vieille dame, qui, malgré la petite leçon qu’elle m’avait donnée, paraissait une assez bonne femme, sonna et donna des ordres pour mon installation. Je refusai de manger, ayant pris mes précautions en route, et sachant qu’il n’est rien de plus gênant que de manger tout seul, sous les yeux de gens à qui l’on est complétement inconnu.

Comme mon père m’avait donné plusieurs jours pour m’acquitter de ma commission, je n’avais rien de mieux à faire que d’attendre notre belle cliente, et j’étais, vis-à-vis d’elle et de sa famille, un envoyé assez utile pour avoir droit à une très-cordiale hospitalité. Je ne me fis donc pas prier pour rester chez elle, bien qu’il y eût un tournebride très-confortable, où les gens de ma sorte allaient ordinairement attendre le moment de s’entretenir avec les gens de qualité. Tel était encore le langage des provinces à cette époque, et il fallait en apprécier les termes et la valeur pour se tenir à sa place, sans bassesse et sans impertinence, dans les relations du monde. Bourgeois et philosophe (on ne disait pas encore démocrate), je n’étais nullement convaincu de la supériorité morale de la noblesse. Mais, bien qu’elle se piquât aussi de philosophie, je savais qu’il fallait ménager ses susceptibilités d’étiquette, et les respecter pour s’en faire respecter soi-même.

J’avais donc, un peu de timidité passée, aussi bon ton que qui que ce soit, ayant déjà vu chez mon père des spécimens de toutes les classes de la société. La douairière parut s’en apercevoir au bout de quelques instants, et ne plus se faire de violence pour accueillir, sinon en égal, du moins en ami, le fils de l’avocat de la maison.

Pendant qu’elle me faisait la conversation, en femme à qui l’usage tient lieu d’esprit, j’eus le loisir d’examiner et sa figure et celle de l’autre matrone, encore plus grasse qu’elle, qui, assise à quelque distance et remplissant le fond d’un ouvrage de tapisserie, ne desserrait pas les dents et levait à peine les yeux sur moi. Elle était mise à peu près comme la douairière, robe de soie foncée, manches collantes, fichu de dentelle noire passé par-dessus un bonnet blanc et noué sous le menton. Mais tout cela était moins propre et moins frais ; les mains étaient moins blanches quoique aussi potelées ; le type plus vulgaire, bien que la vulgarité fût déjà très-accusée dans les traits lourds de la grosse douairière d’Ionis. Bref, je ne doutai plus de sa condition de fille de compagnie, lorsque la douairière lui dit, à propos de mon refus de souper :

— N’importe, Zéphyrine, il ne faut pas oublier que M. Nivières est jeune et qu’il peut avoir encore faim, au moment de s’endormir. Faites-lui mettre un ambigu dans son appartement.

La monumentale Zéphyrine se leva ; elle était aussi grande que grosse.

— Et surtout, lui dit sa maîtresse lorsqu’elle fut au moment de sortir, qu’on n’oublie pas le pain.

— Le pain ? dit Zéphyrine d’une petite voix grêle et voilée qui faisait un plaisant contraste avec sa stature.

Puis elle répéta :

— Le pain ? avec une intonation bien marquée de doute et de surprise.

— Les pains ! répondit la douairière avec autorité.

Zéphyrine parut hésiter un instant et sortit ; mais sa maîtresse la rappela aussitôt pour lui faire cette étrange recommandation :

— Trois pains !

Zéphyrine ouvrit la bouche pour répondre, leva tant soit peu les épaules et disparut.

— Trois pains ! m’écriai-je à mon tour. Mais quel appétit me supposez-vous donc, madame la comtesse ?

— Oh ! ce n’est rien, dit-elle. Ils sont tout petits !

Elle garda un instant le silence. Je cherchais un peu ce que je trouverais à lui dire pour relever la conversation, en attendant que j’eusse le droit de me retirer, lorsqu’elle parut en proie à une certaine perplexité, porta la main au gland de la sonnette et s’arrêta pour dire, comme se parlant à elle-même :

— Pourtant, trois pains !…

— C’est beaucoup, en effet, repris-je en réprimant une grande envie de rire.

Elle me regarda, étonnée, ne se rendant pas compte d’avoir parlé tout haut.

— Vous parlez du procès ? dit-elle comme pour me faire oublier sa distraction : c’est beaucoup, ce qu’on nous réclame ! Croyez-vous que nous le gagnerons ?

Mais elle écouta fort peu mes réponses évasives, et sonna décidément ; un domestique vint, à qui elle demanda Zéphyrine. Zéphyrine revint, à qui elle parla dans l’oreille ; après quoi, elle parut tranquillisée et se mit à babiller avec moi, en bonne commère, très-bornée, mais bienveillante et presque maternelle, me questionnant sur mes goûts, mon caractère, mes relations et mes plaisirs. Je me fis plus enfant que je n’étais pour la mettre à son aise ; car je remarquai vite qu’elle était de ces femmes du grand monde qui ont su se passer de la plus médiocre intelligence, et qui n’ont aucun besoin d’en rencontrer davantage chez les autres.

En somme, elle avait tant de bonhomie, que je ne m’ennuyai pas beaucoup avec elle pendant une heure, et que je n’attendis pas avec trop d’impatience la permission de la quitter.

Un valet de chambre me conduisit à mon appartement ; car c’était presque un appartement complet : trois pièces fort belles, très-vastes, et meublées en vieux Louis XV, avec beaucoup de luxe. Mon propre domestique, à qui ma bonne mère avait fait la leçon, était dans ma chambre à coucher, attendant l’honneur de me déshabiller, afin de paraître aussi instruit de son devoir que les valets de grande maison.

— C’est fort bien, mon cher Baptiste, lui dis-je quand nous fûmes seuls ensemble, mais tu peux aller dormir. Je me coucherai moi-même et me déshabillerai en personne, comme j’ai fait depuis que je suis au monde.

Baptiste me souhaita une bonne nuit et me quitta. Il n’était que dix heures. Je n’avais nulle envie de dormir si tôt, et je me disposais à aller examiner les meubles et les tableaux de mon salon, lorsque mes yeux tombèrent sur l’ambigu qui m’avait été servi dans ma chambre, près de la cheminée, et les trois pains m’apparurent dans une mystérieuse symétrie.

Ils étaient passablement gros et placés au centre du plateau de laque, dans une jolie corbeille de vieux saxe, avec une belle salière d’argent au milieu, et trois serviettes damassées à l’entour.

— Que diable y a-t-il dans l’arrangement de cette corbeille ? me demandai-je, et pourquoi cet accessoire vulgaire de mon souper, le pain, a-t-il tant tourmenté ma vieille hôtesse ? Pourquoi trois pains si expressément recommandés ? Pourquoi pas quatre, pourquoi pas dix, si l’on me prend pour un ogre ? Et, au fait, voilà un très-copieux ambigu, et des flacons de vin avec des étiquettes qui promettent beaucoup ; mais pourquoi trois carafes d’eau ? Voilà qui redevient mystérieux et bizarre. Cette bonne vieille comtesse s’imagine-t-elle que je suis triple, ou que j’apporte deux convives dans ma valise ?

Je méditais sur cette énigme, lorsqu’on frappa à la porte de l’antichambre.

— Entrez ! criai-je sans me déranger, pensant que Baptiste avait oublié quelque chose.

Quelle fut ma surprise de voir apparaître, en coiffe de nuit, la puissante Zéphyrine, tenant d’une main un bougeoir, de l’autre mettant un doigt sur ses lèvres, et s’avançant vers moi avec la risible prétention de ne pas faire crier le parquet sous ses pas d’éléphant ! Je devins certainement plus pâle que je ne l’avais été en me préparant à paraître devant la jeune madame d’Ionis. De quelle effroyable aventure me menaçait donc cette volumineuse apparition ?

— Ne craignez rien, monsieur, me dit ingénument la bonne vieille fille, comme si elle eût deviné ma terreur ; je viens vous expliquer la singularité… les trois carafes… et les trois pains !

— Ah ! volontiers, répondis-je en lui offrant un fauteuil ; j’étais justement fort intrigué.

— Comme femme de charge, dit Zéphyrine refusant de s’asseoir et tenant toujours sa bougie, je serais bien mortifiée que monsieur crût de ma part à une mauvaise plaisanterie. Je ne me permettrais pas… Et pourtant je viens demander à monsieur de s’y prêter pour ne pas mécontenter ma maîtresse.

— Parlez, mademoiselle Zéphyrine ; je ne suis pas d’humeur à me fâcher d’une plaisanterie, surtout si elle est divertissante.

— Oh ! mon Dieu, non, monsieur ; elle n’a rien de bien amusant, mais elle n’a rien de désagréable non plus. Voici ce que c’est. Madame la comtesse douairière est très… elle a une tête bien…

Zéphyrine s’arrêta court. Elle aimait ou craignait la douairière et ne pouvait se décider à la critiquer. Son embarras était comique, car il se traduisait par un sourire enfantin relevant les coins d’une toute petite bouche édentée, laquelle faisait paraître plus large encore sa figure ronde et joufflue, sans front et sans menton. On eût dit la pleine lune se maniérant et faisant la bouche en cœur, comme on la voit représentée sur les almanachs liégeois. La petite voix essoufflée de Zéphyrine, son grasseyement et son blaisement achevaient de la rendre si invraisemblable, que je n’osais la regarder en face, dans la crainte de perdre mon sérieux.

— Voyons, lui dis-je pour l’encourager dans ses révélations : madame la comtesse douairière est un peu taquine, un peu moqueuse ?

— Non, monsieur, non ! elle est de très-bonne foi ; elle croit… elle s’imagine…

Je cherchais en vain ce que la douairière pouvait s’imaginer, lorsque Zéphyrine ajouta avec effort :

— Enfin, monsieur, ma pauvre maîtresse croit aux esprits !

— Soit ! répondis-je. Elle n’est pas la seule personne de son sexe et de son âge qui ait cette croyance, et cela ne fait de tort à personne.

— Mais cela fait quelquefois du mal à ceux qui s’en effrayent, et, si monsieur craignait quelque chose dans cet appartement, je puis lui jurer qu’il n’y revient rien du tout.

— Tant pis ! j’aurais été bien content d’y voir quelque chose de surnaturel… Les apparitions font partie des vieux manoirs, et celui-ci est si beau, que je ne m’y serais représenté que des fantômes très-agréables.

— Vraiment ! monsieur a donc entendu parler de quelque chose ?

— Relativement à ce château et à cet appartement ? Jamais ; j’attends que vous m’appreniez…

— Eh bien, monsieur, voici ce que c’est. En l’année… je ne sais plus, mais c’était sous Henri II ; monsieur doit savoir mieux que moi combien il y a de temps de cela : il y avait ici trois demoiselles, héritières de la famille d’Ionis, belles comme le jour, et si aimables, qu’elles étaient adorées de tout le monde. Une méchante dame de la cour, qui était jalouse d’elles, et de la plus jeune en particulier, fit mettre du poison dans l’eau d’une fontaine dont elles burent et dont on se servait pour faire leur pain. Toutes trois moururent dans la même nuit, et, à ce que l’on prétend, dans la chambre où nous voici. Mais cela n’est pas bien sûr, et on ne se l’est imaginé que depuis peu. On faisait bien, dans le pays, un conte sur trois dames blanches qui s’étaient montrées longtemps dans le château et les jardins ; mais c’était si vieux, qu’on n’y pensait plus et que personne n’y croyait, lorsqu’un des amis de la maison, M. l’abbé de Lamyre, qui est un esprit gai et un beau parleur, ayant dormi dans cette chambre, rêva ou prétendit avoir rêvé de trois femmes vertes qui étaient venues lui faire des prédictions. Et, comme il vit que son rêve intéressait madame la douairière et divertissait la jeune comtesse sa bru, il inventa tout ce qu’il voulut et fit parler ses revenants à sa fantaisie, si bien que madame la douairière est persuadée que l’on pourrait savoir l’avenir de la famille et celui du procès qui tourmente M. le comte, en venant à bout de faire revenir et parler ces fantômes. Mais, comme toutes les personnes que l’on a logées ici n’ont rien vu du tout et n’ont fait que rire de ses questions, elle a résolu d’y faire coucher celles qui, n’étant prévenues de rien, ne songeraient ni à inventer des apparitions, ni à cacher celles qu’elles pourraient voir. Voilà pourquoi elle a commandé qu’on vous mît dans cette chambre, sans vous rien dire ; mais, comme madame n’est pas bien… fine, peut-être ! elle n’a pas pu s’empêcher de me parler devant vous des trois pains.

— Certainement, les trois pains d’abord, et les trois carafes ensuite, étaient faits pour me donner à penser. Pourtant, je confesse que je ne trouve absolument rien qui ait rapport…

— Ah ! si fait, monsieur. Les trois demoiselles du temps de Henri II ont été empoisonnées par le pain et l’eau !

— Je vois bien la relation, mais je ne comprends pas que cette offrande, si c’en est une, puisse leur être bien agréable. Qu’en pensez-vous vous-même ?

— Je pense que là où sont leurs âmes, elles n’en savent rien, ou s’en soucient fort peu, dit Zéphyrine d’un air de supériorité modeste. Mais il faut que vous sachiez comment ces idées-là sont venues à ma bonne vieille maîtresse. Je vous apporte le manuscrit que madame d’Ionis, sa belle-fille, madame Caroline, comme nous l’appelons ici, a relevé elle-même, sur de vieux griffonnages trouvés dans les archives de la famille. Cette lecture vous intéressera plus que ma conversation, et je vais vous souhaiter le bonsoir… après, cependant, vous avoir adressé une petite prière.

— De tout mon cœur, ma bonne demoiselle : que puis-je faire pour vous ?

— Ne dire à personne au monde, si ce n’est à madame Caroline, qui ne le trouvera pas mauvais, que je vous ai prévenu ; car madame la douairière me gronderait et ne se fierait plus à moi.

— Je vous le promets ; et que dois-je dire demain, si l’on m’interroge sur mes visions ?

— Ah ! voilà, monsieur… Il faut que vous ayez la bonté d’inventer quelque chose, un rêve sans suite ni sens, ce que vous voudrez, pourvu qu’il y soit question de trois demoiselles : autrement, madame la douairière sera comme une âme en peine et s’en prendra à moi, disant que je n’ai pas mis les pains, les carafes et la salière ; ou bien que je vous ai averti, et que votre incrédulité a fait manquer l’apparition. Elle est persuadée de la mauvaise humeur de ces dames, et du refus qu’elles font de se montrer à ceux qui se moquent d’avance, ne fût-ce que dans leur pensée.

Resté seul, après avoir promis à Zéphyrine de me prêter à la fantaisie de sa maîtresse, j’ouvris et lus le manuscrit dont je ne rapporterai que les circonstances relatives à mon histoire. Celle des demoiselles d’Ionis me parut une pure légende, racontée par madame d’Ionis, sur la foi de documents peu authentiques, qu’elle critiquait elle-même de ce ton léger et railleur qui était alors de mode.

Je passe donc sous silence la chronique froidement commentée des trois mortes, qui m’avait paru plus intéressante dans les sobres paroles de Zéphyrine, et je rapporterai seulement le fragment suivant, transcrit par madame d’Ionis, d’un manuscrit daté de 1650, et rédigé par un ancien chapelain du château :

« C’est de fait que j’ai ouï raconter, dans ma jeunesse, comme quoi le château d’Ionis fut hanté par des esprits, au nombre de trois, et montrant l’apparence de dames richement habillées, lesquelles, sans menacer personne, paraissaient chercher quelque chose dans les chambres et offices de la maison. Les messes et prières dites à leur intention ne les ayant pu empêcher de revenir, on s’imagina de faire bénir trois pains blancs et de les mettre en la chambre où les demoiselles d’Ionis avaient décédé. Cette nuit-là, elles vinrent sans faire de bruit ni effrayer personne de leur vue, et on trouva, le lendemain, qu’elles avaient comme grignoté les pains, à la manière des souris, mais n’en avaient rien emporté ; et, la nuit suivante, elles recommencèrent à se plaindre et faire crier les huis et grincer les targettes. C’est pourquoi on imagina de leur mettre trois cruches d’eau claire, dont elles ne burent point, mais dont elles répandirent une partie. Enfin, le prieur de Saint-*** conseilla de les apaiser tout à fait en leur offrant une salière remplie de sel blanc, par la raison qu’elles avaient été empoisonnées dans un pain sans sel ; et, dès que la chose fut faite, on les entendit chanter un très-beau cantique, où l’on assure qu’elles promettaient, en latin, des bénédictions et d’heureuses fortunes à la branche cadette d’Ionis, qui avait recueilli leur héritage.

» Ceci se passa, m’a-t-on dit, du temps du roi Henri le IVme, et, depuis, on n’en a plus entendu parler ; mais c’est une croyance qui a duré longtemps après, dans la maison d’Ionis, qu’en leur faisant cette offrande à minuit, on peut les attirer et savoir d’elles les choses de l’avenir. On dit même que, si trois pains, trois carafes et une salière se trouvent par l’effet du hasard sur une table, dans ledit château, on voit ou on entend, en ce lieu, des choses surprenantes. »

À ce fragment, madame d’Ionis avait ajouté la réflexion suivante : « Il est bien regrettable pour la maison d’Ionis que ce beau miracle ait cessé : tous ses membres eussent été vertueux et sages ; mais, bien que j’aie entre les mains une formule d’invocation rédigée par quelque astrologue attaché jadis à la maison, je n’espère pas que les dames vertes veuillent jamais s’y rendre. »

Je restai quelque temps absorbé, non par l’effet de cette lecture, mais bien par la jolie écriture de madame d’Ionis et par l’élégante rédaction des autres réflexions qui accompagnaient la légende.

Je ne faisais pas, comme je me le permets aujourd’hui, la critique du facile scepticisme de cette belle dame. J’étais à sa hauteur en ce genre. C’était la mode de prendre les choses fantastiques, non par leur côté artiste, mais par leur côté ridicule. On était tout frais fier de ne plus donner dans les contes de nourrice, dans les superstitions de la veille.

J’étais, du reste, fort disposé à devenir amoureux. On m’avait tant parlé, à la maison, de cette aimable personne, et ma mère m’avait si bien recommandé, à mon départ, de ne pas me laisser tourner la tête, que c’était à moitié fait. Je n’avais encore aimé que deux ou trois cousines, et ces amours-là, chantées par moi en vers aussi chastes que mes flammes, n’avaient pas tellement consumé mon cœur, qu’il ne fût prêt à se laisser incendier beaucoup plus sérieusement.

J’avais emporté un dossier que mon père m’avait engagé à étudier. Je l’ouvris consciencieusement ; mais, après en avoir lu quelques pages avec les yeux, sans qu’un seul mot arrivât à mon cerveau, je reconnus que cette manière d’étudier était parfaitement inutile, et je pris le sage parti d’y renoncer. Je crus réparer ma paresse en pensant sérieusement au procès des d’Ionis, que je connaissais sur le bout du doigt, et je préparais les arguments par lesquels je devais convaincre la comtesse de la marche à suivre. Seulement, chacun de ces arguments merveilleux se terminait, je ne sais comment, par quelque madrigal amoureux qui n’avait pas un rapport bien direct avec la procédure.

Au milieu de cet important travail, la faim me prit. La Muse n’est pas si rigoureuse aux enfants de famille habitués à bien vivre, qu’elle leur interdise de souper de bon appétit. Je me disposai donc à faire honneur au pâté qui me souriait à travers mes dossiers et mes hémistiches, et je dépliai la serviette posée sur mon assiette, où, à ma grande surprise, je trouvai un quatrième pain.

Cette surprise céda vite à un raisonnement très-simple : si, dans les projets et prévisions de la douairière, les trois pains cabalistiques devaient rester intacts, il était naturel qu’on en eût consacré un à la satisfaction de mon appétit. Je goûtai les vins et les trouvai d’une si bonne qualité que je fis généreusement aux fantômes le sacrifice de ne pas entamer une seule des carafes d’eau qui leur étaient destinées.

Et, tout en mangeant avec grand plaisir, je me mis enfin à songer à cette chronique, et à me demander comment je raconterais les prodiges que je ne pouvais me dispenser d’avoir vus. Je regrettais que Zéphyrine ne m’eût pas donné plus de détails sur les fantaisies présumées des trois mortes. L’extrait du manuscrit de 1650 n’était pas assez explicite : ces dames devaient-elles attendre que je fusse endormi pour venir, comme des souris, grignoter sur ma table les pains dont on les savait si friandes ? ou bien allaient-elles m’apparaître d’un moment à l’autre, et s’asseoir, l’une à ma gauche, la seconde à ma droite, et la troisième en face de moi ?

Minuit sonna, c’était l’heure classique, l’heure fatale !