Les Désirs et les jours/3/01

Texte établi par L’Arbre (1p. 209-216).
II  ►

I

En entrant dans la chambre, un arrangement insolite frappe son regard. Sa valise gît ouverte sur le plancher ; il y voit son complet gris, son nécessaire de toilette. Son père comptait sans doute les emprunter plutôt que de s’exposer à retourner chez lui. Mais cette explication est bien vague. Que faisait Bernard Massénac dans la chambre de son fils adoptif au moment de sa mort ? « Où est-il allé ensuite ? Et comment ai-je appris qu’il était mort ? Il est clair qu’il a été surpris pendant qu’il préparait la valise, car celle-ci est restée ouverte. » Pierre éprouve un poignant regret. Il est interloqué de découvrir des éléments de ce mystère dans sa chambre. « Il faut avertir la police », pense-t-il.

Cette valise ouverte est remplie de ses effets à lui, Pierre, comme si c’est lui qui allait partir. Non, il n’aurait pas choisi cette toute petite valise pour un si grand voyage, au bout du néant. Et puis, tout dans la pièce indique que celui qui se disposait à partir, ne pensait pas être dérangé dans ses préparatifs. Il se hâtait vers l’éternité, vers l’auteur de la nature, l’auteur de la nature ? le néant, l’autorité, non ce n’est pas ce mot, je l’avais tout à l’heure, l’éternité, l’éternité. Il a laissé la valise ouverte ; il a ensuite posé le nécessaire de toilette sur la chaise et il est parti pour aller à cet endroit de sa mort. Tous ses préparatifs ont été vains, c’est ce que dit au regard, en entrant, la valise ouverte sur le tapis et le nécessaire sur la chaise. Pierre ressent soudain devant cette valise le désir irrésistible de partir à son tour. Il s’approche de la table, vérifie la présence du tube à barbe et des lames dans le nécessaire. On frappe. Il est paralysé de frayeur.

Il ouvre les yeux. Il gît par terre dans une pièce qu’il ne reconnaît pas. Il a l’impression d’être entouré de vapeurs très denses, où percent de petites flammes, sans aucun soutien, comme on en voit dans certaines peintures religieuses. Au même moment, il ressent une vive douleur au poumon et s’éveille avec l’idée arrêtée de fuir, « fuir à tout prix, fuir sans perdre une minute ».

Le cauchemar continue. Des volutes de fumée blanche s’infiltrent par les interstices de la porte et du vasistas. La sensation du danger l’éveille tout à fait. Des pas retentissent dans le corridor. La pièce où il se trouve lui rappelle une chambre de son enfance. Comment est-il venu dans la maison de son père adoptif ?

Son premier mouvement, commandé par l’instinct de préservation, le conduit à la fenêtre qui ouvre sur la ruelle. En une enjambée, il atteint le pavé. À ce moment, dans son esprit affaibli revient le commandement impératif de se cacher, de fuir. Pourquoi ? Son esprit est lourd, empâté ; ses réflexes absurdes, un sentiment de terreur panique s’empare de son être. Il court, non pas du côté de la rue toute proche où il aperçoit un attroupement, mais comme un malfaiteur, vers le fond de la ruelle. Il a l’impression qu’on le suit et il se jette dans une porte entre-bâillée qu’il referme aussitôt sur lui.

Son instinct ne l’a pas trompé ; il était suivi. Les pas hésitent un instant près de son refuge, puis s’éloignent rapidement dans la direction de la rue transversale. De nouveau tout autour de lui se brouille et il perd conscience, si on peut donner le nom de conscience, à l’état somnambulique où il se débat depuis son réveil.

Quand il revient à lui, il est environ midi. Il se trouve dans l’entrée d’un hangar donnant sur la ruelle. Le jour lui fait mal aux yeux et chacun de ses mouvements retentit dans sa tête. Tous ses muscles sont ankylosés et la douleur lui arrache de petits cris vite réprimés qui le soulagent. Il n’a aucune idée et si un policier l’interrogeait, il serait absolument incapable de décliner intelligemment son nom et son adresse. Il ne pense qu’à ses mouvements : « Encore dix pas et je vais atteindre cette porte, encore dix pas et je m’appuierai contre ce mur ». Son but atteint, il se laisse aller à une joie enfantine, mais avant d’avoir pu se reposer, il repart, regardant fixement un nouveau but. Au moment d’atteindre la rue, il marche à peu près normalement. Des voitures sillonnent la chaussée en tous sens. « Pourrais-je atteindre le trottoir sans être renversé », se demande-t-il. De l’autre côté de cet espace dangereux, il aperçoit un restaurant. Il a soif. « Tu ne dois pas t’arrêter », lui répète une voix familière, celle qui l’a conduit avec des intermittences, depuis sa fuite de la chambre enfumée. « Tu ne dois pas t’arrêter ». Il s’entend répéter cette phrase toute simple et, profitant d’une accalmie, il s’élance sur la chaussée. « Tu ne dois pas t’arrêter ! tu ne dois pas t’arrêter ! » Il atteint en titubant la bordure du trottoir opposé et ayant de nouveau rassemblé ses forces, il ouvre la porte du restaurant. « Un verre d’eau », demande-t-il. Mais sans doute sa voix n’atteint-elle pas la serveuse. Cependant devant sa pâleur, elle comprend qu’il est malade. Après un temps qui lui paraît trop long, elle lui apporte de l’eau. Il entend rire, un rire familier… le sien. Il tente de soulever le verre, mais sa main tremble et retombe sans force. « Assoyez-vous », dit quelqu’un. On lui apporte une chaise. Mais il répète : « Tu ne dois pas t’arrêter ». La serveuse porte le verre à ses lèvres. L’eau pure, miroitant au soleil, lui brûle la langue. Il est ébloui et se retient au bord du comptoir. Il parvient à articuler : « Merci » et sort dans la rue. « Il faut demander une ambulance », dit une voix. Mais déjà, il a fui.

Il fait chaud. Il lui semble que tout le monde le regarde. Il s’engage dans la première ruelle venue, marche au hasard, aspirant de tout son être à se reposer mais ne pouvant se soustraire à l’impérieuse volonté de la voix qui lui commande de ne pas s’arrêter.

Pendant des heures, hébété, incapable de coordonner ses pensées ou ses mouvements, il marche, cherchant par instinct les ruelles, presque désertes.

Mais à mesure qu’il marche, ses mouvements perdent de leur imprécision, sa volonté reprend son empire sur ses muscles, il hâte le pas et il s’aperçoit tout à coup qu’il a faim.

Ses jambes sont très lourdes. Avec le retour de la lucidité, la fatigue se fait sentir. Mais enfin, il est de nouveau maître de ses mouvements. Pour s’en convaincre il tire son mouchoir de sa poche, porte la main à sa tête et s’éponge le front. Il en éprouve un sentiment de sécurité extraordinaire. Manger… De nouveau, il se sent empoigné par l’inquiétude. Celle-ci a pris la place de sa terreur de la nuit dont elle est dans un homme fort, vigoureux et jeune, la seule forme consciente.

Il lui semble sentir sur sa nuque le poids presque matériel d’un regard. Il se retourne vivement. Des gens le dépassent. Un policier, marchant lentement, l’examine de la tête aux pieds puis, sans doute, satisfait de son examen, continue sa route.

À la maison, le concierge le salue de l’air le plus naturel et il lui apprend que son compagnon n’est pas rentré la veille. Pierre Massénac insère la clef dans la serrure, et réprime un commencement de panique. « Si je continue, pense-t-il, mon ombre va me faire peur. » Où est le vieillard ? Que fait-il seul dans Deuville, où il ne connaît personne ? Pierre ouvre avec précaution la porte de l’armoire à glace, du cabinet de toilette, vérifie la porte de communication qui donne sur la chambre voisine. À ce moment, ses yeux se portent sur la glace et il sursaute.

Un inconnu vient d’ouvrir la porte de sa chambre. Un mouvement de colère le précipite vers l’intrus. Mais l’autre soulève sa casquette et lui dit :

— Excusez-moi. Je me suis trompé de porte.

Le jeune homme reste là, tout tremblant, les poings serrés. Il tourne la clef et par mesure de précaution fait pivoter le verrou. Lentement, il se dévêt et prend un bain froid. Son cœur, fouetté par le contact de l’eau glacée, l’oppresse. Mais il se sent revigoré. Sans éteindre les lumières, il s’étend sur son lit et s’endort…