Calmann-Lévy (p. 121-209).


TROISIÈME PARTIE


VIII


L’histoire de « Zahidé » depuis son mariage jusqu’à l’arrivée d’André Lhéry.

Les caresses du jeune bey, qui lui étaient devenues de plus en plus douces, avaient peu à peu endormi ses projets de rébellion. Tout en réservant son âme, elle avait donné très complètement son corps à ce joli maître, bien qu’il ne fût qu’un grand enfant gâté, d’un égoïsme dissimulé sous beaucoup de grâce mondaine et de gentille câlinerie.

Était-ce toujours pour André Lhéry que son âme était gardée ? Elle-même ne le savait plus bien, car, avec le temps, l’enfantillage de ce rêve n’avait pas manqué de lui apparaître. De jour en jour, elle pensait moins à lui.

Son nouveau cloître, elle s’y était presque résignée ; la vie lui serait donc devenue tolérable si ce Hamdi, au bout de sa seconde année de mariage, n’avait épousé aussi Durdané, ce qui le faisait mari de deux femmes, situation aujourd’hui démodée en Turquie. Alors, pour éviter toute scène inélégante, elle avait simplement demandé, et obtenu, qu’on lui permît de se retirer deux mois à Khassim-Pacha, chez sa grand’mère, le temps d’envisager cette situation nouvelle, et de s’y préparer dans le calme.

Un soir donc, elle était silencieusement partie, — d’ailleurs décidée à tout plutôt que de rentrer dans cette maison, pour y tenir le rôle d’odalisque auquel on voulait de plus en plus la plier.

Zeyneb et Mélek venaient aussi toutes deux de retourner à Khassim-Pacha, Mélek, après des mois de torture et de larmes, ayant enfin divorcé avec un mari atroce, Zeyneb, délivrée du sien par la mort, après un an et demi de cohabitation lamentable avec ce valétudinaire qui répugnait à tous ses sens. Irrémédiablement atteintes, presque en même temps, dans leur prime jeunesse, déflorées, lasses, devenues comme des épaves de la vie, elles avaient cependant pu reprendre et resserrer, dans l’infini découragement, leur intimité de sœurs.

La nouvelle de l’arrivée d’André Lhéry à Constantinople, reproduite par les journaux turcs, avait été pour elles tout à fait stupéfiante, et, du même coup, leur Dieu d’autrefois était tombé de son piédestal : ainsi, cet homme était quelqu’un comme tout le monde ; il servirait là, en sous-ordre, dans une ambassade ; il avait une profession, et surtout il avait un âge !… Et Mélek alors s’amusait à dépeindre à sa cousine le personnage de ses anciens rêves comme un vieux monsieur chauve et vraisemblablement obèse.

— André Lhéry, — leur répondait quelques jours après une de leurs amies de l’ambassade d’Angleterre, qui avait eu l’occasion de le rencontrer et qu’elles interrogeaient sur lui avec insistance, — André Lhéry, eh bien ! mais… il est généralement insupportable. Chaque fois qu’il desserre les dents, il a l’air de vous faire une grâce. Dans le monde, il s’ennuie avec ostentation… Pour obèse, ou déplumé, ça non, par exemple ; je suis forcée de lui accorder que pas du tout…

— Son âge ?

— Son âge… Il n’en a pas… Ça varie de vingt ans d’une heure à l’autre… Avec les recherches excessives de sa personne, il arrive encore à donner l’illusion de la jeunesse, surtout si on réussit à l’amuser, car il a un rire et des gencives d’enfant… Même des yeux d’enfant, je les lui ai vus dans ces moments-là… Autrement, hautain, poseur, et moitié dans la lune… Il s’est acquis déjà la plus mauvaise presse qu’il soit possible…

Malgré de telles indications, elles avaient fini par se décider à tenter l’énorme aventure d’aller à lui, pour rompre la monotonie désespérée de leurs jours. Au fond de leur âme, persistait bien quand même un peu de l’adoration d’autrefois, du temps où il était pour elles un être planant, un être dans les nuages. Et en outre, afin de se donner à elles-mêmes un motif raisonnable de courir à ce danger, elles se disaient : « Nous lui demanderons d’écrire un livre en faveur de la femme turque d’aujourd’hui ; ainsi peut-être serons-nous utiles à des centaines de nos sœurs, que l’on a brisées comme nous. »


IX


Très vite, depuis la folle équipée de Tchiboukli le printemps était arrivé, ce printemps brusque, enchanteur et sans durée qui est celui de Constantinople. L’interminable vent glacé de la Mer Noire venait de faire trêve tout d’un coup. Alors on avait eu comme la surprise de découvrir que ce pays, aussi méridional en somme que le centre de l’Italie ou de l’Espagne, pouvait être à ses heures délicieusement lumineux et tiède. Sur le Bosphore, sur les quais de marbre des palais ou sur les vieilles maisonnettes de bois qui trempent dans l’eau, c’était une immense et soudaine griserie de soleil. Et Stamboul, dans l’air devenu sec et limpide, reprenait son indicible langueur orientale ; le peuple turc, rêveur et contemplatif, recommençait de vivre dehors, assis devant les milliers de petits cafés silencieux autour des saintes mosquées, près des fontaines, sous les treilles aux pampres frais, sous les glycines, sous les platanes ; des narguilés par myriades, le long des rues, exhalaient leur fumée enjôleuse, et les hirondelles déliraient de joie autour des nids. Les vieux tombeaux, les grises coupoles, baignaient dans un calme sans nom, que l’on eût dit inaltérable, ne devant jamais finir. Et les lointains de la côte d’Asie ou de l’immobile Marmara, qu’on apercevait par échappées, resplendissaient.

André Lhéry se reprenait à l’Orient turc, avec plus de mélancolie encore peut-être qu’au temps de sa jeunesse, mais avec une aussi intime passion. Et, un jour qu’il était assis à l’ombre, parmi des centaines de rêveurs à turban, très loin de Péra et des agitations modernes, au centre même, au cœur fanatique du Vieux-Stamboul, Jean Renaud, maintenant son compagnon ordinaire de turquerie, lui demanda à brûle-pourpoint :

— Eh bien ! et les trois petits fantômes de Tchiboukli, plus de nouvelles ?

C’était devant la mosquée de Mehmed-Fatih, sur une grande place des vieux siècles, où les Européens ne fréquentent jamais, et c’était au moment où les muezzins chantaient, comme juchés dans le ciel, tout au bout des gigantesques fuseaux de pierre que sont les minarets : voix presque lointaines, à force d’être au-dessus des choses terrestres, d’être perdues dans ces limpidités bleues d’en haut.

— Ah ! les trois petites Turques, répondit André, non, rien depuis la lettre que je vous ai montrée… Oh ! j’imagine que l’aventure est finie et qu’elles n’y pensent plus.

Pour dire cela, il affectait un air détaché, mais la question lui avait troublé sa paix contemplative, car les jours qui passaient, sans autre appel de ces inconnues, lui rendaient presque douloureuse l’idée qu’il ne réentendrait sans doute jamais la voix de « Zahidé », d’un timbre si étrangement doux sous le voile… Le temps n’était plus, où il se sentait sûr de l’impression qu’il pouvait faire ; rien ne l’angoissait comme la fuite de sa jeunesse, et il se disait tristement : « Elles m’attendaient jeune, et elles ont dû être par trop déçues… »

Leur dernière lettre se terminait par ces mots : « Nous serons vos amies, si vous voulez. » Certes, il ne demandait pas mieux. Mais, où donc les prendre à présent ? Dans un labyrinthe aussi immense et soupçonneux que celui de Constantinople, rechercher trois femmes turques dont on ne connaît ni le nom, ni le visage, autant s’essayer à une de ces tâches infaisables et ironiques, comme les mauvais génies en proposaient autrefois aux héros des contes…


X


Or, ce même jour, à ce même instant, la pauvre petite mystérieuse qui avait organisé l’escapade à Tchiboukli, s’apprêtait à franchir le seuil redoutable d’Yldiz pour y jouer une partie suprême. De l’autre côté de la Corne-d’Or, à Khassim-Pacha, derrière ses oppressants grillages, dans son ancienne chambre de jeune fille qu’elle avait reprise, elle était très occupée en face d’un miroir. Une toilette gris et argent, à traîne de cour, arrivée la veille de chez un grand couturier parisien, la faisait plus mince encore que de coutume, plus fine et flexible. Elle voulait être très jolie ce jour-là, et ses deux cousines, aussi anxieuses qu’elle-même de ce qui allait advenir, dans un lourd silence l’aidaient à se parer. Décidément la robe allait bien ; les rubis allaient bien aussi, sur les grisailles nuageuses du costume. Du reste, c’était l’heure… On releva donc la traîne par un ruban à la ceinture, ce qui est en Turquie une règle d’étiquette pour se présenter chez les souverains ; car, si cette traîne de cour est obligatoire, aucune femme, à moins d’être princesse du sang, n’a le droit de la laisser balayer les somptueux tapis du palais. Ensuite, on enveloppa la tête blonde sous un yachmak, le voile de mousseline blanche d’autrefois que les grandes dames portent encore, en voiture ou en caïque, dans certaines occasions spéciales, et qui est exigé, comme la robe à queue, pour entrer à Yldiz, où aucune visiteuse en tcharchaf ne serait reçue.

C’était l’heure ; « Zahidé », après le baiser d’adieu de ses cousines, descendit prendre place dans son coupé noir aux lanternes dorées, attelé de chevaux noirs, avec plaques d’or sur les harnais. Et elle partit, stores baissés, l’inévitable eunuque trônant à côté du cocher.

Voici de quel malheur, du reste facile à prévoir, elle se trouvait aujourd’hui menacée : les deux mois de retraite, consentis par sa belle-mère, avaient pris fin, et maintenant Hamdi réclamait impérieusement sa femme au domicile conjugal. Question de fortune peut-être, mais question d’amour aussi, car il avait bien compris que c’était elle, le charme de sa demeure, malgré l’empire qu’avait exercé l’autre sur ses sens. Et il les voulait toutes les deux.

Alors, le divorce à tout prix. Mais à qui avoir recours, pour l’obtenir ?… Son père, à qui elle avait peu à peu rendu sa tendresse, l’aurait protégée, lui, après de Sa Majesté Impériale ; mais il dormait depuis un an, dans le saint cimetière d’Eyoub. Restait sa grand’mère, bien vieille pour de telles démarches, et surtout beaucoup trop 1320 pour comprendre : de son temps, à celle-là, deux épouses dans une maison, ou trois, ou même quatre, pourquoi pas ? C’est d’Europe, qu’était venue, — comme les institutrices et l’incroyance, — cette mode nouvelle de n’en vouloir qu’une !…

Dans sa détresse, elle avait donc imaginé d’aller se jeter aux pieds de la Sultane mère, connue pour sa bonté, et l’audience avait été accordée sans peine à la fille de Tewfik-Pacha, maréchal de la cour.

Une fois franchie la grande enceinte des parcs d’Yldiz, le coupé noir arriva devant une grille fermée, qui était celle des jardins de la Sultane. Un nègre, avec une grosse clef solide, vint ouvrir, et la voiture, derrière laquelle une bande d’eunuques à la livrée de la « Validé » couraient maintenant pour aider la visiteuse à descendre, s’engagea dans les allées fleuries, pour s’arrêter en face du perron d’honneur.

La jolie suppliante connaissait le cérémonial d’introduction, étant déjà venue plusieurs fois, aux grandes réceptions du Baïram, chez la bonne princesse. Dans le vestibule, elle trouva, comme elle s’y attendait, une trentaine de petites fées, — des toutes jeunes esclaves, des merveilles de beauté et de grâce, — vêtues pareillement comme des sœurs et alignées en deux files pour la recevoir ; après un grand salut d’ensemble, les petites fées s’abattirent sur elle, comme un vol d’oiseaux caressants et légers, et l’entraînèrent dans le « salon des yachmaks », où chaque dame doit entrer d’abord pour quitter ses voiles. Là, en un clin d’œil, avec une adresse consommée, les fées, sans mot dire, lui eurent enlevé ses mousselines enveloppantes, qui étaient retenues par d’innombrables épingles, et elle se trouva prête, pas une mèche de ses cheveux dérangée, sous le turban de gaze impondérable qui se pose en diadème très haut, et qui est de rigueur à la cour, les princesses du sang ayant seules le droit d’y paraître tête nue. L’aide de camp vint ensuite la saluer et la conduire dans un salon d’attente ; une femme, bien entendu, cet aide de camp, puisqu’il n’y a point d’hommes chez une sultane ; une jeune esclave circassienne, toujours choisie pour sa haute taille et son impeccable beauté, qui porte jaquette de drap militaire à aiguillettes d’or, longue traîne, relevée dans la ceinture, et petit bonnet d’officier galonné d’or. Dans le salon d’attente, ce fut Madame la Trésorière, qui vint suivant les rites lui tenir un moment compagnie : une Circassienne encore, il va sans dire, puisqu’on n’accepte aucune Turque au service du palais, mais une Circassienne de bonne famille, pour occuper une charge aussi hautement considérée ; et, avec celle-ci qui était du monde, même grande dame, il fallut causer… Mortelles, toutes ces lenteurs, et son espoir, son audace de plus en plus faiblissaient…

Près d’entrer enfin dans le salon, si difficilement pénétrable, où se tenait la mère du Khalife, elle tremblait comme d’une grande fièvre.

Un salon d’un luxe tout européen, hélas ! sauf les merveilleux tapis et les inscriptions d’Islam ; un salon gai et clair, donnant de haut sur le Bosphore, que l’on apercevait lumineux et resplendissant à travers les grillages des fenêtres. Cinq ou six personnes en tenue de cour, et la bonne princesse, assise au fond, se levant pour recevoir la visiteuse. Les trois grands saluts, de même que pour les Majestés occidentales ; mais le troisième, un prosternement complet à deux genoux, la tête à toucher terre, comme pour baiser le bas de la robe de la Dame, qui, tout de suite, avec un franc sourire, lui tendait les mains pour la relever. Il y avait là un jeune prince, l’un des fils du Sultan (qui ont, tout comme le Sultan lui-même, le droit de voir les femmes à visage découvert). Il y avait deux princesses du sang, frêles et gracieuses, tête nue, la longue traîne éployée. Et enfin trois dames à petit turban sur chevelure très blonde, la traîne retenue captive dans la ceinture ; trois « Saraylis », jadis esclaves de ce palais même, puis grandes dames de par leur mariage, et qui étaient depuis quelques jours en visite chez leur ancienne maîtresse et bienfaitrice, ayant conquis le droit, en tant que Saraylis, de venir chez n’importe quelle princesse sans invitation, comme on va dans sa propre famille. (On entend ainsi l’esclavage, en Turquie, et plus d’une épouse de nos socialistes intransigeants pourrait venir avec fruit s’éduquer dans les harems, pour ensuite traiter sa femme de chambre, ou son institutrice, comme les dames turques traitent leurs esclaves.)

C’est un charme qu’ont presque toujours les vraies princesses, d’être accueillantes et simples ; mais aucune sans doute ne dépasse celles de Constantinople en simplicité et douce modestie.

— Ma chère petite, dit gaiement la Sultane à chevelure blanche, je bénis le bon vent qui vous amène. Et, vous savez, nous vous gardons tout le jour ; nous vous mettrons même à contribution pour nous faire un peu de musique : vous jouez trop délicieusement.

Des fraîches beautés qui n’avaient point encore paru (les jeunes esclaves préposées aux rafraîchissements) firent leur entrée apportant sur des plateaux d’or, dans des tasses d’or, des boîtes d’or, le café, les sirops, les confitures de roses ; et la Sultane mit la conversation sur quelqu’un de ces sujets du jour qui ne manquent jamais de filtrer jusqu’au fond des sérails, même les plus hermétiquement clos.

Mais le trouble de la visiteuse se dissimulait mal ; elle avait besoin de parler, d’implorer ; cela se voyait trop bien… Avec une gentille discrétion, le prince se retira ; les princesses et les belles Saraylis, sous prétexte de regarder je ne sais quoi dans les lointains du Bosphore, allèrent s’accouder aux fenêtres grillées d’un salon voisin.

— Qu’y a-t-il, ma chère enfant ? — demanda alors tout bas la grande princesse, penchée maternellement vers « Zahidé », qui se laissa tomber à ses genoux.

Les premières minutes furent d’anxiété croissante et affreuse, quand la petite révoltée qui cherchait avidement sur le visage de la Sultane l’effet de ses confidences, s’aperçut que celle-ci ne comprenait pas et s’effarait. Les yeux cependant, toujours bons, ne refusaient point ; mais ils semblaient dire : « Un divorce, et un divorce si peu justifié ! Quelle affaire difficile !… Oui, j’essaierai… Mais, dans des conditions telles, mon fils jamais n’accordera… »

Et « Zahidé », devant ce refus qui pourtant ne se formulait pas, croyait sentir les tapis, le parquet se dérober sous ses genoux, se jugeait perdue, — quand soudain quelque chose comme un frisson de terreur religieuse passa dans le palais tout entier ; on courait, à pas sourds, dans les vestibules ; toutes les esclaves, le long des couloirs, avec des froissements de soie, tombaient prosternées… Et un eunuque se précipita dans le salon, annonçant, d’une voix que la crainte faisait plus pointue :

— Sa Majesté Impériale !…

Il avait à peine prononcé ce nom à faire courber les têtes, quand, sur le seuil, le Sultan parut. La suppliante, toujours agenouillée, rencontra et soutint une seconde ce regard, qui s’abaissait directement sur le sien, puis perdit connaissance, et s’affaissa comme une morte toute blême, dans le nuage argenté de sa belle robe…

Celui qui venait d’apparaître à cette porte était l’homme sur terre le plus inconnaissable pour la masse des âmes occidentales, le Khalife aux responsabilités surhumaines, l’homme qui tient dans sa main l’immense Islam et doit le défendre, aussi bien contre la coalition inavouée des peuples chrétiens que contre le torrent de feu du Temps ; l’homme qui, jusqu’au fond des déserts d’Asie, s’appelle « l’ombre de Dieu ».

Ce jour-là, il voulait simplement visiter sa mère vénérée, quand il rencontra l’angoisse et l’ardente prière dans l’expression de la jeune femme à genoux. Et ce regard pénétra son cœur mystérieux, que durcit par instants le poids de son lourd sacerdoce, mais qui en revanche demeure accessible à d’intimes et exquises pitiés, si ignorées de tous. D’un signe, il indiqua la suppliante à ses filles, qui, restant inclinées pour un salut profond, ne l’avaient pas vue s’affaisser, et les deux princesses aux longues traînes éployées relevèrent dans leurs bras, tendrement comme si elle eût été leur sœur, la jeune femme à la traîne retenue, — qui, sans le savoir, venait de gagner sa cause avec ses yeux.

Quand « Zahidé » revint à elle, longtemps après, le Khalife était parti. Se rappelant tout à coup, elle regarda alentour, incertaine d’avoir vu en réalité ou d’avoir rêvé seulement la redoutable présence. Non, le Khalife n’était pas là. Mais la Sultane mère, penchée sur elle et lui tenant les mains, affectueusement lui dit :

— Remettez-vous vite, chère enfant, et soyez heureuse : mon fils m’a promis de signer demain un iradé qui vous rendra libre.

En redescendant l’escalier de marbre, elle se sentait toute légère, toute grisée et toute vibrante, comme un oiseau à qui on vient d’ouvrir sa cage. Et elle souriait aux petites fées des yachmaks, en troupe soyeuse derrière elle, qui accouraient pour la recoiffer, et qui, en un tour de main, eurent rétabli, avec cent épingles, sur ses cheveux et son visage, le traditionnel édifice de gaze blanche.

Cependant, remontée dans son coupé noir et or, tandis que ses chevaux trottaient fièrement vers Khassim-Pacha, elle sentit qu’un nuage se levait sur sa joie. Elle était libre, oui, et son orgueil, vengé. Mais, elle s’en apercevait maintenant, un sombre désir la tenait encore à ce Hamdi, dont elle croyait s’être affranchie là pour toujours.

« Ceci est une chose basse et humiliante, se dit-elle alors, car cet homme n’a jamais eu ni loyauté ni tendresse, et je ne l’aime pas. Il m’a donc bien profanée et avilie sans rémission pour que je me rappelle encore son étreinte. J’ai eu beau faire, je ne m’appartiens plus complètement, puisque je demeure entachée par ce souvenir. Et si, plus tard, sur ma route, passe un autre que je vienne à aimer, il ne me reste plus que mon âme, qui soit digne de lui être donnée ; et jamais je ne lui donnerai que cela, jamais… »


XI


Le lendemain, elle avait écrit à André :


S’il fait beau jeudi, voulez-vous que nous nous rencontrions à Eyoub ? Vers deux heures, en caïque, nous arriverons aux degrés qui descendent dans l’eau, juste au bout de l’avenue pavée de marbre qui mène à la mosquée. Du petit café qui est là, vous pourrez nous voir débarquer, et, n’est-ce pas, vous reconnaîtrez bien vos nouvelles amies, les trois pauvres petits fantômes noirs de l’autre jour ? Puisque vous portez volontiers le fez, mettez-le, ce sera toujours moins dangereux. Nous irons droit à la mosquée, où nous entrerons un moment. Vous nous aurez attendues dans la cour. Alors, marchez, nous vous suivrons. Vous connaissez Eyoub mieux que nous-mêmes ; trouvez-y un coin (peut-être sur les hauteurs du cimetière) où nous pourrons causer en paix.


Et il faisait très beau, ce jeudi-là, sous un ciel de haute mélancolie bleue. Il faisait chaud tout à coup, après ce long hiver, et les senteurs d’Orient, qui avaient dormi dans le froid, s’étaient partout réveillées.

Recommander à André de mettre un fez pour aller à Eyoub était bien inutile, car, en souvenir du passé, jamais il n’aurait voulu paraître autrement dans ce quartier qui avait été le sien. Depuis son retour à Constantinople, il revenait là pour la première fois, et, au sortir du caïque, en posant le pied sur ces marches toujours les mêmes, avec quelle émotion il reconnut toutes choses, dans ce recoin d’élection, si épargné encore ! Le vieux petit café, maisonnette de bois vermoulu, s’avançant sur pilotis vers l’eau tranquille, n’avait pas changé depuis l’époque de sa jeunesse. En compagnie de Jean Renaud, aussi coiffé d’un fez, et qui avait la consigne de ne pas parler, quand il entra prendre place dans l’antique petite salle, tout ouverte à l’air pur et à la fraîcheur du golfe, il y avait là, sur les humbles divans recouverts d’indienne bien lavée, des chats câlins sommeillant au soleil, et trois ou quatre personnages en longue robe et turban qui contemplaient le ciel bleu. Partout alentour régnaient cette immobilité, cette indifférence à la fuite du temps, cette sagesse résignée et très douce, qui ne se trouvent qu’en pays d’Islam, dans le rayonnement isolateur des mosquées saintes et des grands cimetières.

Il s’assit sur les banquettes en indienne, avec son complice d’aventure dangereuse, et bientôt leurs fumées de narguilé se mêlèrent à celles des autres rêveurs ; c’étaient des Imans, ces voisins de fumerie, qui les avaient salués à la turque, ne les croyant point des étrangers, et André s’amusait de leur méprise, favorable à ses projets.

Ils avaient là, bien sous leurs yeux, le tout petit débarcadère tranquille, où sans doute elles allaient arriver ; un bonhomme à barbe blanche, qui en était le surveillant, y faisait une facile police, du bout de sa gaffe dirigeant l’accostage des rares caïques, et on voyait miroiter doucement l’eau de ce golfe très enclos, sans marée, toujours baignant les marches séculaires.

C’est le bout du monde, ce fond de la Corne-d’Or ; on n’y passe point pour se rendre ailleurs, cela ne mène nulle part. Sur les berges non plus, il n’y a point de route pour s’avancer plus loin ; tout vient mourir ici, le bras de mer et le mouvement de Constantinople ; tout y est vieux et délaissé, au pied de collines arides, d’une couleur brune de désert, emplies de sépultures. Après ce petit café sur pilotis, où ils attendaient, encore quelques maisonnettes en bois déjeté, un vieux couvent de derviches tourneurs, et puis plus rien, que des pierres tombales, dans une solitude.

Ils surveillaient les caïques légers, qui accostaient de temps à autre, venant de la rive de Stamboul ou de celle de Khassim-Pacha, et amenaient des fidèles pour la mosquée, pour les tombeaux, ou bien des habitants du paisible faubourg. Ils virent débarquer deux derviches ; ensuite des dames-fantômes toutes noires, mais qui avaient la démarche lente et courbée ; et ensuite de pieux vieillards à turban vert. Au-dessus de leurs têtes, les reflets du soleil sur la surface remuée venaient danser au plafond de bois, et y dessiner comme les réseaux changeants d’une moire, chaque fois qu’un nouveau caïque avait troublé le miroir de l’eau.

Enfin, là-bas quelque chose se montra qui ressemblait beaucoup aux visiteuses attendues : dans un caïque, sur le bleu lumineux du golfe, trois petites silhouettes noires, qui, même dans le lointain, avaient de la sveltesse et de l’élégance.

C’était bien cela. Tout près d’eux, elles descendirent, les reconnurent sans doute à travers leurs triples voiles, et s’acheminèrent lentement sur les dalles blanches, vers la mosquée. Eux, bien entendu, n’avaient pas bronché, osant à peine les suivre des yeux dans cette avenue presque toujours déserte, mais si sacrée, et environnée de tant d’éternels sommeils.

Un long moment après, sans hâte, d’un air indifférent, André se leva, et, lentement comme elles avaient fait, prit la belle avenue des morts, — qui est bordée tantôt de kiosques funéraires, sortes de rotondes en marbre blanc, tantôt d’arcades, comme des séries de portiques fermés par des grilles de fer… Devant ces kiosques, si on s’arrête pour regarder aux fenêtres, on voit à l’intérieur, dans la pénombre, des compagnies de hauts catafalques vert-émir, que drapent des broderies anciennes. Et derrière les grilles des arcades, ce sont des tombeaux à ciel ouvert, que l’on aperçoit partout, en foule étonnamment pressée ; des tombeaux encore magnifiques, de grandes stèles en marbre qui se dressent les unes à toucher les autres, mystérieusement exquises de forme, et couvertes d’arabesques, d’inscriptions dorées, au milieu d’un fouillis de verdure, de rosiers roses, de fleurs sauvages et de longues herbes. Entre les dalles aussi de l’avenue sonore, les herbes poussent, et, quand on approche de la mosquée, on est dans la pénombre verte, car les branches des arbres forment une voûte.

En arrivant, André regarda dans la sainte cour, cherchant si elles étaient là. Mais non, encore personne. Très ombreuse, cette cour, sous des arceaux, sous des platanes centenaires ; les vieilles faïences brillaient çà et là sur les murailles, d’un reflet de soleil filtré entre des feuilles ; par terre se promenaient des pigeons et des cigognes du voisinage, très en confiance dans ce lieu calme, où les hommes ne songent qu’à prier. La lourde tenture qui masquait l’entrée du sanctuaire se souleva pourtant, et les trois petits fantômes noirs sortirent.

« Marchez, nous vous suivrons », avait écrit « Zahidé ». Donc, il prit les devants, d’un pas un peu indécis, s’engagea, — par des sentiers funèbres et doux, toujours entre des arceaux grillés laissant voir la multitude des pierres tombales, — dans une partie plus humble, plus ancienne aussi et plus éboulée du cimetière, où les morts sont un peu comme en forêt vierge. Et, arrivé tout de suite au pied de la colline, il se mit à monter. À une vingtaine de pas, suivaient les trois petits fantômes, et, beaucoup plus loin, Jean Renaud, chargé de faire le guet et donner l’alarme.

Ils montaient, sans sortir pour cela des cimetières infinis, qui couvrent toutes les hauteurs d’Eyoub. Et, peu à peu, un horizon de Mille et une Nuits se déployait alentour ; on allait bientôt revoir tout Constantinople qui surgissait dans les lointains, au-dessus de l’enchevêtrement des branches, comme pour monter avec eux. Ce n’était plus un bocage, ainsi que dans le bas-fond autour du sanctuaire, une mêlée d’arbustes et de plantes ; non, sur cette colline, l’herbe s’étendait rase, et il n’y avait, parmi les innombrables tombes, que des cyprès géants qui laissaient entre eux beaucoup d’air, beaucoup de vue.

Ils étaient maintenant tout en haut de cette tranquille solitude ; André s’arrêta, et les trois sveltes formes noires sans visage l’entourèrent :

— Pensiez-vous nous revoir ? — demandèrent-elles presque ensemble, de leur gentilles voix charmeuses, en lui tendant la main.

À quoi André répondit un peu mélancoliquement :

— Est-ce que je savais, moi, si vous reviendriez ?

— Eh bien ! les revoilà, vos trois petites âmes en peine, qui ont toutes les audaces… Et, où nous conduisez-vous ?

— Mais, ici même, si vous voulez bien… Tenez, ce carré de tombes, il est tout trouvé pour nous y asseoir… Je n’aperçois personne d’aucun côté… Et puis, je suis en fez ; nous parlerons turc si quelqu’un passe, et on s’imaginera que vous vous promenez avec votre père…

— Oh ! rectifia vivement « Zahidé », notre mari, vous voulez dire…

Et André la remercia, d’un léger salut.

En Turquie, où les morts sont entourés de tant de respect, on n’hésite pas à s’installer au-dessus d’eux, même sur leurs marbres, et beaucoup de cimetières sont des lieux de promenade et de station à l’ombre, comme chez nous les jardins et les squares.

— Cette fois, dit » Néchédil », en prenant place sur une stèle qui gisait dans l’herbe, nous n’avons pas voulu vous donner rendez-vous très loin, comme le premier jour : votre courtoisie à la fin se serait lassée.

— Un peu fanatique, cet Eyoub, peut-être, pour une aventure comme la nôtre, observa « Zahidé » ; mais vous l’aimez, vous y êtes chez vous… Et nous aussi, nous l’aimons… et nous y serons chez nous, plus tard, car c’est ici, quand notre heure sera venue, que nous désirons dormir.

André alors les regardait avec une stupeur nouvelle : était-ce possible, ces trois petites créatures, dont il avait senti déjà le modernisme extrême, qui lisaient madame de Noailles, et pouvaient à l’occasion parler comme les jeunes Parisiennes trop dans le train des livres de Gyp, ces petites fleurs du xxe siècle, étaient appelées, en tant que musulmanes et sans doute de grande famille, à dormir un jour dans ce bois sacré, là, en bas, parmi tous ces morts à turban des vieux siècles de l’hégire ; dans quelqu’un de ces inquiétants kiosques de marbre, elles auraient leur catafalque en drap vert, garni d’un voile de la Mecque sur quoi la poussière s’amasserait bientôt, et on viendrait le soir leur allumer comme aux autres leur petite veilleuse… Oh ! toujours ce mystère d’Islam, sous lequel ces femmes restaient enveloppées, même en plein jour, quand le ciel était bleu et quand brillait un soleil de printemps…

Ils causaient, assis sur des tombes très anciennes, les pieds dans une herbe fine, semée de ces fleurettes délicates qui sont amies des terrains secs et tranquilles. Ils avaient là, pour leur conversation, un site merveilleux, un site unique au monde, et consacré par tout un passé. Quantité de précédentes générations, des empereurs byzantins et des khalifes magnifiques avaient travaillé pendant des siècles à composer pour eux seuls ce décor de féerie : c’était tout Stamboul, un peu à vol d’oiseau et découpant son amas de mosquées sur le bleu lointain de la mer ; un Stamboul vu en raccourci, en enfilade, les dômes, les minarets chevauchant les uns sur les autres en profusion confuse et superbe, avec, par-derrière, la nappe immobile de la Marmara dessinant son vertigineux cercle de lapis. Et aux premiers plans, tout près d’eux, il y avait les milliers de stèles, les unes droites, avec leurs arabesques dorées, leurs fleurs dorées, leurs inscriptions dorées ; il y avait les cyprès de quatre cents ans, aux troncs comme des piliers d’église, et d’une couleur de pierre, et aux feuillages si sombres qui montaient partout dans ce beau ciel comme des clochers noirs.

Elles semblaient presque gaies aujourd’hui, les trois petites âmes sans figure, gaies parce qu’elles étaient jeunes, parce qu’elles avaient réussi à s’échapper, qu’elles se sentaient libres pour une heure, et parce que l’air ici était suave et léger, avec des odeurs de printemps.

— Répétez un peu nos noms, commanda « Ikbal », pour voir si vous ne vous embrouillerez pas.

Et André, les montrant l’une après l’autre du bout de son doigt, prononça comme un écolier qui récite docilement sa leçon : « Zahidé, Néchédil, Ikbal. »

— Oh ! que c’est bien !… Mais nous ne nous appelons pas comme cela du tout, vous savez ?

— Je m’en doutais, croyez-le… D’autant plus que Néchédil, entre autres, est un nom d’esclave.

— Néchédil… En effet, oui… Ah ! vous êtes si fin que ça !

Le radieux soleil tombait en plein sur leurs épais voiles, et André, à la faveur de cet éclairage à outrance, essayait de découvrir quelque chose de leurs traits. Mais non, rien. Trois ou quatre doubles de gaze noire les rendaient indéchiffrables…

Un moment il se laissa dérouter par les modestes tcharchafs, en soie noire un peu élimée, et les gants un peu défraîchis, qu’elles avaient cru devoir prendre pour ne pas attirer l’attention : « Après tout, se dit-il, peut-être ne sont-elles pas de si belles dames que je croyais, les pauvres petites. » Mais ses yeux tombèrent ensuite sur leurs souliers très élégants et leurs fins bas de soie… Et puis, cette haute culture dont elles faisaient preuve, et cette parfaite aisance ?…

— Eh bien ! depuis l’autre jour, demanda l’une, n’avez-vous pas fait quelques perquisitions pour nous « identifier » ?

— Elles seraient commodes, les perquisitions, par exemple !… Et puis, ça m’est égal !… J’ai trois petites amies charmantes ; ça, je le sais, et, comme indication, je m’en contente…

— Oh ! à présent, proposa « Néchédil », nous pourrions bien lui dire qui nous sommes… La confiance en lui, nous l’avons…

— Non, j’aime mieux pas, interrompit André.

— Gardons-nous-en bien, dit « Ikbal »… C’est tout notre charme à ses yeux, ça : notre petit mystère… Avouez-le, monsieur Lhéry, si nous n’étions pas des musulmanes voilées, s’il ne fallait pas, à chacun de nos rendez-vous, jouer notre vie, — et peut-être, vous aussi, la vôtre, — vous diriez : « Qu’est-ce qu’elles me veulent, ces trois petites sottes ? » et vous ne viendriez plus.

— Mais non, voyons…

— Mais si… L’invraisemblance de l’aventure, et le danger, c’est bien tout ce qui vous attire, allez !

— Non, je vous dis… plus maintenant…

— Soit, n’approfondissons pas, — conclut « Zahidé » qui depuis un moment ne disait plus rien, — n’éclaircissons pas le débat ; je préfère… Mais, sans vous mettre au courant de notre état civil, monsieur Lhéry, permettez qu’on vous apprenne nos noms vrais ; tout en nous laissant notre incognito, il me semble que cela nous rendra plus vos amies…

— Ça, je le veux bien, répondit-il, et je crois que je vous l’aurais demandé… Des noms d’emprunt, c’est comme une barrière…

— Donc, voici. « Néchédil » s’appelle Zeyneb : le nom d’une dame pieuse et sage, qui jadis à Bagdad enseignait la théologie ; et cela lui va très bien… « Ikbal » s’appelle Mélek[1], et comment ose-t-on usurper un nom pareil, étant la petite peste qu’elle est ?… Quant à moi, « Zahidé », je m’appelle Djénane[2], et, si vous savez jamais mon histoire, vous verrez quelle dérision, ce nom-là !… Allons, répétez à présent : Zeyneb, Mélek, Djénane.

— Inutile, je n’oublierai pas. D’ailleurs, puisque vous avez tant fait, il vous reste à m’apprendre une chose essentielle : quand on vous parle, est-ce Madame qu’il faut vous dire, ou bien…

— Il faut nous dire rien du tout : Zeyneb, Mélek, Djénane, sans plus.

— Oh ! cependant…

— Cela vous choque… Que voulez-vous, nous sommes des petites barbares… Eh bien ! alors, si vous y tenez, que ce soit Madame,… Madame à toutes les trois, hélas !… Mais nos relations déjà sont tellement contraires à tous les protocoles !… Un peu plus ou un peu moins, qu’importerait ? Et puis, voyez combien notre amitié risque de n’avoir pas de lendemain : un si terrible danger plane sur nos rencontres que nous ne saurons même pas, en nous quittant tout à l’heure, si nous nous reverrons jamais. Donc, pourquoi, pendant cet instant qui peut si bien être sans retour dans notre existence, pourquoi ne pas nous donner l’illusion que nous sommes pour vous d’intimes amies ?

Si étrange que ce fût, c’était présenté d’une manière parfaitement honnête, franche et comme il faut, avec une pureté inattaquable, comme d’âme à âme ; André alors se rappela le danger, qu’il oubliait en effet, tant ce lieu adorable avait des apparences de paix et de sécurité, et tant cette journée de printemps était douce ; il se rappela leur courage, qu’il avait perdu de vue, leur courage d’être ici, leur audace de désespérées, et, au lieu de sourire d’une telle demande, il sentit ce qu’elle avait d’anxieux et de touchant.

— Je dirai comme vous voudrez, répondit-il, et je vous remercie… Mais vous, en échange, vous supprimerez Monsieur, n’est-ce pas ?

— Ah !… et comment dirons-nous donc ?

— Mon Dieu, je ne sais pas trop… Je ne vous vois guère d’autre ressource que de m’appeler André.

Alors Mélek, la plus enfant des trois :

— Pour Djénane, ce ne sera pas la première fois que ça lui arrivera, vous savez !

— Ma petite Mélek, de grâce !…

— Si ! laisse-moi lui conter… Vous n’imaginez pas ce que nous avons déjà vécu avec vous, surtout elle, tenez ! Et jadis, dans son journal de jeune fille, écrit sous forme de lettre à votre intention, elle vous appelait André tout le temps.

— C’est un enfant terrible, monsieur Lhéry ; elle exagère beaucoup, je vous assure…

— Ah ! et la photo ! reprit Mélek, passant brusquement d’un sujet à un autre.

— Quelle photo ? demanda-t-il.

— Vous, avec Djénane. C’est comme chose irréalisable, vous comprenez, qu’elle a désiré l’avoir… Faisons vite, l’instant ne se retrouvera peut-être jamais plus… Mets-toi près de lui, Djénane.

Djénane, avec sa grâce languide, sa flexibilité harmonieuse, se leva pour s’approcher.

— Savez-vous à quoi vous ressemblez ? lui dit André. À une élégie, dans tout ce noir qui est léger et qui traîne… et avec la tête penchée, comme je vous vois là, parmi ces tombes.

Dans sa voix même, il y avait de l’élégie, dès qu’elle prononçait une phrase un peu mélancolique ; le timbre en était musical, infiniment doux, et pourtant brisé et comme lointain.

Mais cette petite élégie vivante pouvait tout à coup devenir très gaie, moqueuse, et faire des réflexions impayables ; on la sentait capable d’enfantillage et de fou rire.

Près d’André, elle se posait gravement, sans faire mine de relever ses voiles :

— Comment, mais vous allez rester ainsi, toute noire, sans visage ?

— Bien entendu ! En silhouette. Les âmes, vous savez, n’ont pas besoin d’avoir une figure…

Et Mélek, retirant, de dessous son tcharchaf d’austère musulmane, un petit kodak du tout dernier système, les mit en joue : tac ! une première épreuve ; tac ! une seconde…

Ils ne se doutaient pas combien, plus tard, par la suite imprévue des jours, elles leur deviendraient chères et douloureuses, ces vagues petites images, prises en s’amusant, dans un tel lieu, à un instant où il y avait fête de soleil et de renouveau…

Par précaution, Mélek allait prendre un cliché de plus, quand ils aperçurent une paire de grosses moustaches sous un bonnet rouge, qui surgissaient tout près d’eux, derrière des stèles : un passant, stupéfait d’entendre parler une langue inconnue et de voir des Turcs faire des photographies dans un saint cimetière.

Pourtant il s’en alla sans protester, mais avec un air de dire : Attendez un peu, je reviens ; on va éclaircir cette affaire-là… Comme la première fois, le rendez-vous finit donc par une fuite des trois gentils fantômes, une fuite éperdue. Et il était temps, car, au bas de la colline, ce personnage ameutait du monde.

Une heure après, quand André et son ami se furent assurés, en épiant de très loin, que les trois petites Turques avaient réussi, par des chemins détournés, à gagner sans encombre une des échelles de la Corne-d’Or et à prendre un caïque, ils s’embarquèrent eux-mêmes, à une échelle différente, pour s’éloigner d’Eyoub.

C’était maintenant la sécurité et le calme, dans cette barque effilée, où ils venaient de s’asseoir presque couchés, à la manière de Constantinople, et ils descendaient ce golfe, tout enclavé dans l’immense ville, à l’heure où la féerie du soir battait son plein. Leur batelier les menait en suivant la rive de Stamboul, dans cette ombre colossale que les amas de maisons et de mosquées projettent, au déclin du soleil, depuis des siècles, sur cette eau toujours captive et tranquille. Stamboul au-dessus d’eux commençait de s’assombrir et de s’unifier, étalant comme tous les soirs la magnificence de ses coupoles contre le couchant ivre de lumière ; Stamboul redevenait dominateur, lourd de souvenirs, oppressant comme aux grandes époques de son passé, et, sous cette belle nappe réfléchissante qu’était la surface de la mer, on devinait, entassés au fond, les cadavres et le déchet de deux civilisations somptueuses… Si Stamboul était sombre, en revanche les quartiers qui s’étageaient sur la rive opposée, Khassim-Pacha, Tershané, Galata, avaient l’air de s’incendier, et même le banal Péra, perché tout en haut et enveloppé de rayons couleur de cuivre, jouait son rôle dans cet émerveillement des fins de jour. Il n’y a guère d’autre ville au monde, qui arrive à se magnifier ainsi, dans les lointains et les éclairages propices, pour produire tout à coup grand spectacle et apothéose.

Pour André Lhéry, ces trajets en caïque le long de la berge, dans l’ombre de Stamboul, avaient été presque quotidiens jadis, quand il habitait au bout de la Corne-d’Or. En ce moment, il lui semblait que c’était hier, ce temps-là ; l’intervalle de vingt-cinq années n’existait plus ; il se rappelait jusqu’à d’insignifiantes choses, des détails oubliés, il avait peine à croire qu’en rebroussant chemin vers Eyoub, il ne retrouverait pas à la place ancienne sa maison clandestine, les visages autrefois connus. Et, sans s’expliquer pourquoi, il associait un peu l’humble petite Circassienne, qui dormait sous sa stèle tombée, à cette Djénane apparue si nouvellement dans sa vie ; il avait presque le sentiment sacrilège que celle-ci était une continuation de celle-là, et, à cette heure magique où tout était bien-être et beauté, enchantement et oubli, il n’éprouvait aucun remords de les confondre un peu… Que lui voulaient-elles, les trois petites Turques d’aujourd’hui ? Comment finirait ce jeu qui le charmait et qui était plein de périls ? Elles n’avaient presque rien dit, que des choses enfantines ou quelconques, et cependant elles le tenaient déjà, au moins par un lien de sollicitude affectueuse… C’étaient leurs voix peut-être ; surtout celle de Djénane, une voix qui avait l’air de venir d’ailleurs, du passé peut-être, qui différait, on ne savait par quoi, des habituels sons terrestres…

Ils avançaient toujours ; ils allaient comme étendus sur l’eau même, tant on en est près dans ces minces caïques presque sans rebords. Ils avaient dépassé la mosquée de Soliman, qui trône au-dessus de toutes les autres, au point culminant de Stamboul, dominant tout de ses coupoles géantes. Ils avaient franchi cette partie de la Corne-d’Or où des voiliers d’autrefois stationnent toujours en multitude serrée : hautes carènes à peinturlures, inextricable forêt de mâts grêles portant tous le croissant de l’Islam sur leurs pavillons rouges. Le golfe commençait de s’ouvrir devant eux sur l’échappée plus large du Bosphore et de la Marmara, où les paquebots sans nombre leur apparaissaient, transfigurés par l’éloignement favorable. Et maintenant c’était la côte d’Asie qui entrait brusquement en scène avec splendeur ; une autre ville encore, Scutari donnait cette illusion, de presque chaque soir, qu’il y avait le feu dans ses vieux quartiers asiatiques : les petites vitres de ses fenêtres turques, les petites vitres par myriades, reflétant chacune la suprême fulguration du soleil à moitié disparu, auraient fait croire, si l’on n’eût été avisé de ce trompe-l’œil coutumier, qu’à l’intérieur toutes les maisons étaient en flammes.


XII


André Lhéry, la semaine suivante, reçut cette lettre à trois écritures :


Mercredi, 27 avril 1904.

Nous ne sommes jamais si sottes qu’en votre présence, et après, quand vous n’êtes plus là, c’est à en pleurer. Ne nous refusez pas de venir, encore une fois qui sera la dernière. Nous avons tout combiné pour samedi, et si vous saviez, quelles ruses de Machiavel ! Mais ce sera une rencontre d’adieu, car nous allons partir.

Sans en perdre le fil, suivez bien tout ceci :

Vous venez à Stamboul, devant Sultan-Selim. Arrivé en face de la mosquée, vous voyez sur votre droite une ruelle qui a l’air abandonné, entre un couvent de derviches et un petit cimetière. Vous vous y engagez, et elle vous mène, après cent mètres, à la cour de la petite mosquée Tossoun-Agha. Juste en face de vous, en arrivant dans cette cour, il y aura une grande maison, très ancienne, jadis peinte en brun-rouge ; contournez-la. Derrière, vous verrez s’ouvrir une impasse un peu obscure, bordée de maisons grillées, avec des balcons fermés qui débordent ; dans la rangée de gauche, la troisième maison, la seule qui ait une porte à deux battants et un frappoir en cuivre, est celle où nous serons à vous attendre. N’amenez pas votre ami ; venez seul, c’est plus sûr.

DJÉNANE.


À partir de deux heures et demie, je serai au guet derrière cette porte entre-bâillée. Mettez encore le fez, et autant que possible un manteau couleur de muraille. Elle sera plus que modeste, cette toute petite maison de notre rendez-vous d’adieu. Mais nous tâcherons de vous laisser un bon souvenir de ces ombres qui auront passé dans votre vie, si rapides et si légères, que peut-être douterez-vous, après quelques jours, de leur réalité.

MÉLEK.


Et pourtant, si légères, elles ne furent point « plumes au vent », emportées vers vous au gré d’un caprice. Mais, le premier, vous avez senti que la pauvre Turque pouvait bien avoir une âme, et c’est de cela qu’elles voulurent vous dire merci.

Et cette « aventure innocente », si courte et presque irréelle, ne vous aura pas laissé le temps d’arriver à la lassitude. Ce sera, dans votre vie, une page sans verso.

Samedi, avant de disparaître pour toujours, nous vous dirons bien des choses, si l’entretien n’est pas coupé, comme celui d’Eyoub, par une émotion et une fuite. Donc, à bientôt, notre ami.

ZEYNEB.


Moi qui suis le grand stratégiste de la bande, on m’a chargée de dessiner ce beau plan, que je joins à la lettre, pour que vous vous y retrouviez. Bien que l’endroit ait un peu l’air d’un petit coupe-gorge, que votre ami soit sans inquiétude : rien de plus honnête ni de plus tranquille.

re-MÉLEK (MÉLEK rursus).


Et André répondit aussitôt, poste restante, au nom de « Zahidé » :


29 avril 1904.

Après-demain samedi, à deux heures et demie, dans la tenue prescrite, fez et manteau couleur de muraille, j’arriverai devant la porte au frappoir de cuivre, me mettre aux ordres des trois fantômes noirs.

Leur ami,

ANDRÉ LHÉRY.

XIII


Jean Renaud, qui augurait plutôt mal de l’aventure, avait en vain demandé la permission de suivre. André se contenta de lui accorder qu’on irait, avant l’heure du guet-apens, fumer ensemble un narguilé suprême, sur certaine place qui jadis lui avait été chère, et qui ne se trouvait qu’à un quart d’heure, à pied, du lieu fatal.

C’était à Stamboul, bien entendu, cette place choisie, au cœur même des quartiers musulmans et devant la grande mosquée de Mehmed-Fatih[3], qui est l’une des plus saintes. Après les ponts franchis, une montée et un long trajet encore pour arriver là, en pleine turquerie des vieux temps ; plus d’Européens, plus de chapeaux, plus de bâtisses modernes ; en approchant, à travers des petits bazars restés comme à Bagdad, ou dans des rues bordées d’exquises fontaines, de kiosques funéraires, d’enclos grillés enfermant des tombes, on se sentait redescendre peu à peu l’échelle des âges, rétrograder vers les siècles révolus.

Ils avaient une bonne heure eux, quand, au sortir de ruelles ombreuses, ils se retrouvèrent en face de la colossale mosquée blanche, dont les minarets à croissants d’or se perdaient dans le bleu infini du ciel. Devant la haute ogive d’entrée, la place où ils venaient s’asseoir est comme une sorte de parvis extérieur, que fréquentent surtout les pieux personnages, fidèles au costume des ancêtres, robe et turban. Des petits cafés centenaires s’ouvrent tout autour, achalandés par les rêveurs qui causent à peine. Il y a aussi des arbres, à l’ombre desquels d’humbles divans sont disposés, pour ceux qui veulent fumer dehors. Et, dans des cages pendues aux branches, il y a des pinsons, des merles, des linots, spécialement chargés de la musique, dans ce lieu naïf et débonnaire.

Ils s’installèrent sur une banquette, où des Imams s’étaient reculés avec courtoisie pour les faire asseoir. Près d’eux, vinrent tour à tour des petits mendiants, des chats affables en quête de caresses, un vieux à turban vert qui offrait du coco « frais comme glace », des petites bohémiennes très jolies qui vendaient de l’eau de rose et qui dansaient, — tous souriants, discrets et n’insistant pas. Ensuite, sans plus s’occuper d’eux, on les laissa fumer et entendre les oiseaux chanteurs. Il passait des dames en domino tout noir, d’autres enveloppées dans ces voiles de Damas qui sont en soie rouge ou verte avec grands dessins d’or ; il passait des marchands de « mou », et alors quelques bons Turcs, même de belle robe et de belle allure, en achetaient gravement un morceau pour leur chat, et l’emportaient à l’épaule, piqué au bout de leur parapluie ; il passait des Arabes du Hedjaz, en visite à la ville du Khalife, ou encore des derviches quêteurs, à longs cheveux, qui revenaient de la Mecque. Et un bonhomme, de cent ans, au moins, pour un demi-sou laissait faire aux bébés turcs deux fois le tour de la place, dans une caisse à roulettes qu’il avait très magnifiquement peinturlurée, mais qui cahotait beaucoup, sur l’antique pavage en déroute. Auprès de ces mille toutes petites choses, indiquant de ce peuple le côté jeune, simple et bon, la mosquée d’en face se dressait plus grande, majestueuse et calme, superbe de lignes et de blancheur, avec ses deux flèches pointées dans ce ciel pur du 1er mai.

Oh ! les doux et honnêtes regards, sous ces turbans, les belles figures de confiance et de paix, encadrées de barbes noires ou blondes ! Quelle différence avec ces Levantins en veston qui, à cette même heure, s’agitaient sur les trottoirs de Péra, — ou avec les foules de nos villes occidentales, aux yeux de cupidité et d’ironie, brûlés d’alcool ! Et comme on se sentait là au milieu d’un monde heureux, resté presque à l’âge d’or, — pour avoir su toujours modérer ses désirs, craindre les changements et garder sa foi ! Parmi ces gens assis là sous les arbres, satisfaits avec la minuscule tasse de café qui coûte un sou, et le narguilé berceur, la plupart étaient des artisans, mais qui travaillaient pour leur compte, chacun de son petit métier d’autrefois, dans sa maisonnette ou en plein air. Combien ils plaindraient les pauvres ouvriers en troupeau de nos pays de « progrès », qui s’épuisent dans l’usine effroyable pour enrichir le maître ! Combien leur paraîtraient surprenantes et dignes de pitié les vociférations avinées de nos bourses du travail, ou les inepties de nos parlotes politiques, entre deux verres d’absinthe, au cabaret !…

L’heure approchait ; André Lhéry quitta son compagnon et s’achemina seul vers le quartier plus lointain de Sultan-Selim, toujours en pleine turquerie, mais par des rues plus désertes, où l’on sentait la désuétude et les ruines. Vieux murs de jardins ; vieilles maisons fermées, maisons de bois comme partout, peintes jadis en ces mêmes ocres foncés ou bruns rouges qui donnent à l’ensemble de Stamboul sa teinte sombre, et font éclater davantage la blancheur de ses minarets.

Parmi tant et tant de mosquées, celle de Sultan-Selim est une des très grandes, dont les dômes et les flèches se voient des lointains de la mer, mais c’est aussi une des plus à l’abandon. Sur la place qui l’entoure, point de petits cafés, ni de fumeurs ; et aujourd’hui, personne dans ses parages ; devant l’ogive d’entrée, un triste désert. Sur sa droite, André vit la ruelle indiquée par Mélek, « entre un couvent de derviches et un petit cimetière » ; bien sinistre cette ruelle, où l’herbe verdissait les pavés. En arrivant sur la place de l’humble mosquée Tossoun-Agha, il reconnut la grande maison, certainement hantée, qu’il fallait contourner ; personne non plus sur cette place, mais les hirondelles y chantaient le beau mois de mai ; une glycine y formait berceau, une de ces glycines comme on n’en voit qu’en Orient, avec des branches aussi grosses que des câbles de navire, et ses milliers de grappes commençaient à se teinter de violet tendre. Enfin l’impasse, plus funèbre que tout, avec son herbe par terre, et ses pavés très en pénombre, sous les vieux balcons masqués d’impénétrables grillages. Personne, pas même d’hirondelles, et silence absolu. « Le lieu a un peu l’air d’un coupe-gorge », avait écrit Mélek en post-scriptum : oh ! pour ça, oui !

Quand on est un faux Turc et en maraude, presque dans le dommage, cela gêne de s’avancer sous de tels balcons, d’où tant d’yeux invisibles pourraient observer. André marchait avec lenteur, égrenait son chapelet, regardant tout sans en avoir l’air, et comptait les portes closes. « La cinquième, à deux battants, avec un frappoir de cuivre. » Ah ! celle-ci !… Du reste, on venait de l’entre-bâiller, et, par la fente, passait une petite main gantée qui tambourinait sur le bois, une petite main gantée à plusieurs boutons, très peu chez elle, à ce qu’il semblait, dans ce quartier farouche. Il ne fallait pas paraître indécis, à cause des regards possibles ; avec assurance donc, André poussa la battant et entra.

Le fantôme noir embusqué derrière et qui avait bien la tournure de Mélek, referma vite à clef, tira le verrou en plus, et dit gaiement :

— Ah ! vous avez trouvé ?… Montez, mes sœurs sont là-haut, qui vous attendent.

Il monta un escalier sans tapis, obscur et délabré. Là-haut, dans un pauvre petit harem tout simple, aux murailles nues, que les grilles en fer et les quadrillages en bois des fenêtres laissaient dans un triste demi-jour, il trouva les deux autres fantômes qui lui tendirent la main… Pour la première fois de sa vie, il était dans un harem, — chose qui, avec son habitude de l’Orient, lui avait toujours paru l’impossibilité même ; il était derrière ces quadrillages des appartements de femmes, ces quadrillages si jaloux, que les hommes, excepté le maître’, ne voient jamais que du dehors. Et en bas, la porte était verrouillée, et cela se passait au cœur du Vieux-Stamboul, et dans quelle mystérieuse demeure !… Il se demandait, avec une petite frayeur, pour lui si amusante : « Qu’est-ce que je fais ici ? » Tout le côté enfant de sa nature, tout le côté encore avide de sortir de soi-même, encore amoureux de se dépayser et changer, était servi au-delà de ses souhaits.

Et pourtant, elles ressemblaient à trois spectres de tragédie, les dames de son harem, aussi voilées que l’autre jour à Eyoub, et plus indéchiffrables que jamais, avec le soleil en moins. Quant au harem lui-même, au lieu de luxe oriental, il n’étalait qu’une décente misère.

Elles le firent asseoir sur un divan aux rayures fanées, et il promena les yeux alentour. Si pauvres qu’elles fussent, les dames de céans, elles étaient femmes de goût, car tout dans sa simplicité extrême restait harmonieux et oriental ; nulle part de ces bibelots de pacotille allemande qui commencent, hélas ! à envahir les intérieurs turcs.

— Je suis chez vous ? demanda André.

— Oh ! non, répondirent-elles, d’un ton qui indiquait un vague sourire sous le voile.

— Pardonnez-moi ; ma question était idiote, pour un tas de raisons ; la première, c’est que ça me serait égal ; je suis avec vous, le reste ne m’importe guère.

Il les observait. Elles avaient leurs mêmes tcharchafs que l’autre jour, en soie noire élimée par endroits. Et avec cela, chaussées comme des petites reines. Et puis, leurs gants ôtés, on voyait scintiller de belles pierres à leurs doigts. Qu’est-ce que c’était que ces femmes-là, et qu’est-ce que c’était que cette maison ?

Djénane demanda, de sa voix de petite sirène blessée qui va mourir :

— Combien de temps pouvez-vous nous donner ?

— Tout le temps que vous me donnerez vous-mêmes.

— Nous, nous avons à peu près deux heures de quasi-sécurité ; mais vous trouverez que c’est long, peut-être ?

Mélek apportait un de ces tout petits guéridons en usage à Constantinople pour les dînettes que l’on offre toujours aux visiteurs : café, bonbons et confitures de roses. La nappe était de satin blanc brodé d’or, avec des violettes de Parme, naturelles, jetées dessus, le service était de filigrane d’or, et cela complétait l’invraisemblance de tout.

— Voici les photos d’Eyoub, lui dit-elle, — en le servant comme une mignonne esclave, — mais elles sont manquées. Nous recommencerons aujourd’hui même, puisque nous ne nous reverrons plus ; il y a peu de lumière ; cependant, avec une pose plus longue…

Ce disant, elle présentait deux petites images confuses et grises, où la silhouette de Djénane se dessinait à peine, et André les accepta négligemment, loin de se douter du prix qu’il y attacherait plus tard…

— C’est vrai, demanda-t-il, que vous allez partir ?

— Très vrai.

— Mais vous reviendrez… et nous nous reverrons ?…

À quoi Djénane répondit par ce mot imprécis et fataliste, que les Orientaux appliquent à toutes les choses de l’avenir : « Inch’ Allah !… » Partiraient-elles bien réellement, où était-ce pour mettre fin à l’audacieuse aventure, par crainte des lassitudes peut-être, ou du terrible danger ? Et André, qui, en somme, ne savait rien d’elles, les sentait fuyantes comme des visions, impossibles à retenir ou à retrouver, le jour où leur fantaisie ne serait plus de le revoir.

— Et ce sera bientôt, votre départ ? se risqua-t-il à demander encore.

— Dans une dizaine de jours, sans doute.

— Alors, il vous reste le temps de me faire signe une autre fois !

Elles tinrent conseil à voix basse, en un turc elliptique, très mêlé de mots arabes, très difficile à entendre pour André :

— Oui, samedi prochain, dirent-elles, nous essayerons encore… Et merci de l’avoir désiré. Mais savez-vous bien tout ce qu’il nous faut déployer de ruse, acheter de complicités pour vous recevoir ?

Cela pressait, paraît-il, les photos, à cause d’un rayon de soleil, renvoyé par la triste maison d’en face, et qui jetait son reflet dans la petite salle grillée, mais qui remontait lentement vers les toits, prêt à fuir. On recommença deux ou trois poses, toujours Djénane auprès d’André, et toujours Djénane sous ses draperies noires d’élégie.

— Vous représentez-vous bien, leur dit-il, ce que c’est nouveau pour moi, étrange, inquiétant presque, de causer avec des êtres aussi invisibles ? Vos voix mêmes sont comme masquées par ces triples voiles. À certains moments, il me vient de vous une vague frayeur.

— C’était dans nos conventions, cela, que nous ne serions pour vous que des âmes.

— Oui, mais les âmes se révèlent à une autre âme surtout par l’expression des yeux… Vos yeux, à vous, je ne les imagine même pas. Je veux croire qu’ils sont francs et limpides, mais seraient-ils même effroyables comme ceux des goules, je n’en saurais rien. Non, je vous assure, cela me gêne, cela m’intimide et m’éloigne. Au moins, faites une chose ; confiez-moi vos portraits, dévoilées… Sur l’honneur, je vous les rends aussitôt, ou bien, si quelque drame nous sépare, je les brûle.

Elles demeurent d’abord silencieuses. Avec leurs longues hérédités musulmanes, révéler son visage leur paraissait une chose malséante, leur liaison avec André en devenait tout de suite plus coupable… Et enfin, ce fut Mélek qui s’engagea délibérément pour ses sœurs, mais sur un ton un peu narquois, qui donnait à penser :

— Nos photos sans tcharchaf ni yachmak, vous voulez ? Bien ; le temps de les faire, et la semaine prochaine vous les aurez… Et maintenant, asseyons-nous tous ; la parole est à Djénane, qui a une grande prière à vous adresser ; allumez une cigarette : vous vous ennuierez toujours moins.

— C’est de notre part, cette prière, dit Djénane, et de la part de toutes nos sœurs de Turquie… Monsieur Lhéry, prenez notre défense ; écrivez un livre en faveur de la pauvre musulmane du xxe siècle !… Dites-le au monde, puisque vous le savez, que, à présent, nous avons une âme ; que ce n’est plus possible de nous briser comme des choses… Si vous faites cela, nous serons des milliers à vous bénir… Voulez-vous ?

André demeurait silencieux, comme elles tout à l’heure, à la demande du portrait ; ce livre-là, il ne le voyait pas du tout ; et puis il s’était promis de faire l’Oriental à Constantinople, de flâner et non d’écrire…

— Comme c’est difficile, ce que vous attendiez de moi !… Un livre voulant prouver quelque chose, vous qui paraissez m’avoir bien lu et me connaître, vous trouvez que ça me ressemble ?… Et puis, la musulmane du xxe siècle, est-ce que je la connais ?

— Nous vous documenterons…

— Vous allez partir…

— Nous vous écrirons…

— Oh ! vous savez, les lettres, les choses écrites… Je ne peux jamais raconter à peu près bien que ce j’ai vu et vécu…

— Nous reviendrons !…

— Alors, vous vous compromettrez… On cherchera de qui je les tiens, ces documents-là. Et on finira bien par trouver…

— Nous sommes prêtes à nous sacrifier pour cette cause !… Quel emploi meilleur pourrions-nous faire de nos pauvres petites existences lamentables et sans but ? Nous voulions nous dévouer toutes les trois à soulager des misères, fonder des œuvres, comme les Européennes… Non, cela même, on nous l’a refusé : il faut rester oisives et cachées, derrière des grilles. Eh bien ! nous voulons être les inspiratrices du livre : ce sera notre œuvre de charité, à nous, et tant pis s’il faut y perdre notre liberté ou la vie.

André essaya de se défendre encore :

— Pensez aussi que je ne suis pas indépendant, à Constantinople ; j’occupe un poste dans une ambassade… Et puis, autre chose : je reçois de la part des Turcs une hospitalité si confiante !… Parmi ceux que vous appelez vos oppresseurs, j’ai des amis, qui me sont très chers…

— Ah ! là, par exemple, il faut choisir. Eux ou nous ; à prendre ou à laisser. Décidez.

— C’est à ce point ?… Alors, je choisis vous, naturellement. Et j’obéis.

— Enfin !

Et elle lui tendit sa petite main, qu’il baisa avec respect.

Ils causèrent presque deux heures dans un semblant de sécurité qu’ils n’avaient encore jamais connu.

— N’êtes-vous pas des exceptions ? demandait-il, étonné de les voir montées à ce diapason de désespérance et de révolte.

— Nous sommes la règle. Prenez au hasard vingt femmes turques (femmes du monde, s’entend) ; vous n’en trouverez pas une qui ne parle ainsi !… Élevées en enfants-prodiges, en bas bleus, en poupées à musique, objets de luxe et de vanité pour notre père ou notre maître, et puis traitées en odalisques et en esclaves, comme nos aïeules d’il y a cent ans !… Non, nous ne pouvons plus ! nous ne pouvons plus !…

— Prenez garde, si j’allais plaider votre cause à rebours, moi qui suis un homme du passé… J’en serais bien capable, allez ! Guerre aux institutrices, aux professeurs transcendants, à tous ces livres qui élargissent le champ de l’angoisse humaine. Retour à la paix heureuse des aïeules.

— Eh bien ! nous nous en contenterions à la rigueur, de ce plaidoyer-là,… d’autant plus que ce retour est impossible : on ne remonte pas le cours du temps. L’essentiel, pour qu’on s’émeuve et qu’on ait enfin pitié, c’est qu’on sente bien que nous sommes des martyres, nous, les femmes de transition entre celles d’hier et celles de demain. C’est cela qu’il faut arriver à faire entendre, et, après, vous serez notre ami, à toutes !…

André espérait encore en quelque imprévu secourable, pour être dispensé d’écrire leur livre. Mais il subissait avec ravissement le charme de leurs belles indignations, de leurs jolies voix qui vibraient de haine contre la tyrannie des hommes.

Et il s’habituait peu à peu à ce qu’elles n’eussent point de visage. Pour lui apporter le feu de ses cigarettes ou lui servir la tasse microscopique où se boit le café turc, elles allaient, venaient autour de lui, élégantes, légères, exaltées, mais toujours fantômes noirs, — et, quand elles se courbaient, leur voile de figure pendait comme une longue barbe de capucin que l’on aurait ajoutée par dérision à ces êtres de grâce et de jeunesse.

La sécurité pour eux était surtout apparente, dans cette maison et cette impasse, qui, en cas de surprise, eussent constitué une parfaite souricière. Si par hasard on entendait marcher dehors, sur les pavés sertis d’une herbe triste, elles regardaient inquiètes à travers les quadrillages protecteurs : quelque vieux turban qui rentrait chez lui, ou bien le marchand d’eau du quartier avec son outre sur les reins.

Théoriquement, ils devaient s’appeler tous les trois par leurs noms, sans plus. Mais aucun d’eux n’avait osé commencer, et ils ne s’appelaient pas.

Une fois, ils eurent le grand frisson : le frappoir de cuivre, à la porte extérieure, retentissait sous une main impatiente, menant un bruit terrible au milieu de ce silence des maisons mortes, et ils se précipitèrent tous aux fenêtres grillées : une dame en tcharchaf de soie noire, appuyée sur un bâton et l’air très courbé par les ans.

— Ce n’est rien de grave, dirent-elles, l’incident était prévu. Seulement il va falloir qu’elle entre ici.

— Alors, je me cache ?…

— Ce n’est même pas nécessaire. Va, Mélek, va lui ouvrir, et tu lui diras ce qui est convenu. Elle ne fera que traverser et ne reparaîtra plus… Passant devant vous, peut-être demandera-t-elle en turc comment va le petit malade, et vous n’avez qu’à répondre, en turc aussi bien entendu, qu’il est beaucoup mieux depuis ce matin.

L’instant d’après, la vieille dame passa, voile baissé, tâtant les modestes tapis du bout de sa canne-béquille. À André, elle ne manqua bien de demander :

— Eh bien ? il va mieux, ce cher garçon ?

— Beaucoup mieux, répondit-il, depuis ce matin surtout.

— Allons, merci, merci !…

Puis elle disparut par une petite porte au fond du harem.

André d’ailleurs ne sollicita aucune explication. Il était ici en pleine invraisemblance de conte oriental ; elles lui auraient dit : « Une fée Carabosse va sortir de dessous le divan, touchera le mur d’un coup de baguette, et ça deviendra un palais », qu’il aurait admis sans plus de commentaires.

Après le passage de la dame à bâton, il leur restait quelques minutes pour causer. Quand il fut l’heure, elles le congédièrent avec promesse qu’on se reverrait une fois encore au risque de tout :

— Allez, notre ami ; acheminez-vous jusqu’au bout de l’impasse, d’une allure lente et rêveuse, en jouant avec votre chapelet ; à travers les grillages, nous surveillerons toutes les trois la dignité de votre sortie.


XIV


Un vieil eunuque, furtif et muet, le jeudi suivant, apporta chez André un avis de rendez-vous pour le surlendemain, au même lieu, à la même heure, et aussi des grands cartons, sous pli soigneusement cacheté.

« Ah ! se dit-il, les photos qu’elles m’avaient promises ! »

Et, dans l’impatience de connaître enfin leurs yeux, il déchira l’enveloppe.

C’étaient bien trois portraits, sans tcharchaf ni yachmak, et dûment signés, s’il vous plaît, en français et en turc, l’un Djénane, l’autre Zeyneb, le troisième Mélek. Ses amies avaient même fait toilette pour se présenter : des belles robes du soir, décolletées, tout à fait parisiennes. Mais Zeyneb et Mélek étaient vues de dos, très exactement, ne laissant paraître que le rebord et l’envers de leurs petites oreilles ; quant à Djénane, la seule qui se montrât de face, elle tenait sur son visage un éventail en plumes qui cachait tout, même les cheveux.


Le samedi, dans la maison mystérieuse qui les réunit une seconde fois, il ne se passa rien de tragique, et aucune fée Carabosse ne leur apparut.

— Nous sommes ici, expliqua Djénane, chez ma bonne nourrice, qui n’a jamais su rien me refuser ; l’enfant malade, c’était son fils ; la vieille dame, c’était sa mère, à qui Mélek vous avait annoncé comme un médecin nouveau. Comprenez-vous la trame ?… J’ai du remords pourtant, de lui faire jouer un rôle si dangereux… Mais, puisque c’est notre dernier jour…

Ils causèrent deux heures, sans parler cette fois du livre ; sans doute craignaient-elles de le lasser, en y revenant trop. Du reste, il s’était engagé ; c’était donc un point acquis.

Et ils avaient tant d’autres choses à se dire, tout un arriéré de choses, semblait-il, car c’était vrai que depuis longtemps elles vivaient en sa compagnie, par ses livres, et c’était un des cas rares où lui (en général si agacé maintenant de s’être livré à des milliers de gens quelconques) ne regrettait aucune de ses plus intimes confidences. Après tout, combien négligeable le haussement d’épaules de ceux qui ne comprennent pas, auprès de ces affections ardentes que l’on éveille çà et là, aux deux bouts du monde, dans des âmes de femmes inconnues, — et qui sont peut-être la seule raison que l’on ait d’écrire !

Aujourd’hui il y avait confiance, entente et amitié sans nuage, entre André Lhéry et les trois petits fantômes de son harem. Elles savaient beaucoup de lui, par leurs lectures ; et, comme, lui, ne savait rien d’elles, il écoutait plus qu’il ne parlait. Zeyneb et Mélek racontèrent leur décevant mariage, et l’enfermement sans espérance de leur avenir. Djénane au contraire ne livra encore rien de précis sur elle-même.

En plus des sympathies confiantes qui les avaient si vite rapprochés, il y avait une surprise qu’ils se faisaient les uns aux autres, celle d’être gais. André se laissait charmer par cette gaieté de race et de jeunesse, qui leur était restée envers et contre tout, et qu’elles montraient mieux, à présent qu’il ne les intimidait plus. Et lui, qu’elles s’étaient imaginé sombre, et qu’on leur avait annoncé comme si hautain et glacial, voici qu’il avait ôté tout de suite pour elles ce masque-là, et qu’il leur apparaissait très simple, riant volontiers à propos de tout, resté au fond beaucoup plus jeune que son âge, avec même une pointe d’enfantillage mystificateur. C’était la première fois qu’il causait avec des femmes turques du monde. Et elles, jamais de leur vie n’avaient causé avec un homme, quel qu’il fût. Dans ce petit logis, de vétusté et d’ombre, perdu au cœur du Vieux-Stamboul, environné de ruines et de sépultures, ils réalisaient l’impossible, rien qu’en se réunissant pour échanger des pensées. Et ils s’étonnaient, étant les uns pour les autres des éléments si nouveaux, ils s’étonnaient de ne pas se trouver très dissemblables ; mais non, au contraire, en parfaite communion d’idées et d’impressions, comme des amis s’étant toujours connus. Elles, tout ce qu’elles savaient de la vie en général, des choses d’Europe, de l’évolution des esprits par là-bas, elles l’avaient appris dans la solitude, avec des livres. Et aujourd’hui, causant par miracle avec un homme d’Occident, et un homme au nom connu, elles se trouvaient de niveau ; et lui, les traitait comme des égales, comme des intelligences, comme des âmes, ce qui leur apportait une sorte de griserie de l’esprit jusque-là, inéprouvée.

Zeyneb était aujourd’hui celle qui faisait le service de la dînette, sur la petite table couverte cette fois d’une nappe de satin vert et argent, et semée de roses naturelles, rouges. Quant à Djénane, elle se tenait de plus en plus immobile, assise à l’écart, ne remuant pas un pli de ses voiles d’élégie ; elle causait peut-être davantage que les deux autres, et surtout interrogeait avec plus de profondeur ; mais ne bougeait pas, s’étudiait, semblait-il, à rester la plus intangible des trois, physiquement parlant la plus inexistante. Une fois pourtant, son bras soulevant le tcharchaf laissa entrevoir une de ses manches de robe, très large, très bouillonnée à la mode de ce printemps-là, et faite en une gaze de soie jaune citron à pâles dessins verts, — deux teintes qui devaient rester dans les yeux d’André comme pièces à conviction pour le lendemain.

Autour d’eux tout était plus triste que la semaine passée, car le froid était revenu en plein mois de mai ; on entendait le vent de la Mer Noire siffler aux portes comme en hiver ; tout Stamboul frissonnait sous un ciel plein de nuages obscurs ; et dans l’humble petit harem grillé, on aurait dit le crépuscule.

Soudain, à la porte extérieure, le frappoir de cuivre, toujours inquiétant, les fit tressaillir.

— C’est elles, dit Mélek, tout de suite penchée pour regarder à travers les grillages de la fenêtre. C’est elles ! Elles ont pu s’échapper, que je suis contente !

Elle descendit en courant pour ouvrir, et bientôt remonta précédée de deux autres dominos noirs, à voile impénétrable, qui semblaient, eux aussi, élégants et jeunes.

— Monsieur André Lhéry, présenta Djénane. Deux de mes amies ; leurs noms, ça vous est égal, n’est-ce pas ?

— Deux dames-fantômes, tout simplement, ajoutèrent les arrivantes, appuyant à dessein sur ce mot dont André avait abusé peut-être dans un de ses derniers livres.

Et elles lui tendirent des petites mains gantées de blanc. Elles parlaient du reste français avec des voix très douces et une aisance parfaite, ces deux nouvelles ombres.

— Nos amies nous ont annoncé, dit l’une, que vous alliez écrire un livre en faveur de la musulmane du xxe siècle, et nous avons voulu vous en remercier.

— Comment cela s’appellera-t-il ? demanda l’autre, en s’asseyant avec une grâce languissante sur l’humble divan décoloré.

— Mon Dieu, je n’y ai pas songé encore. C’est un projet si récent, et pour lequel on m’a un peu forcé la main, je l’avoue… Nous allons mettre le titre au concours, si vous voulez bien… Voyons !… Moi, je proposerais : Les Désenchantées.

— « Les Désenchantées », répéta Djénane avec lenteur. On est désenchanté de la vie quand on a vécu ; mais nous au contraire qui ne demanderions qu’à vivre !… Ce n’est pas désenchantées, que nous sommes, c’est annihilées, séquestrées, étouffées…

— Eh bien ! voilà, je l’ai trouvé, le titre, s’écria la petite Mélek, qui n’était pas du tout sérieuse aujourd’hui. Que diriez-vous de : « Les Étouffées » ? Et puis, ça peindrait si bien notre état d’âme sous les voiles épais que nous mettons pour vous recevoir, monsieur Lhéry ! Car vous n’imaginez pas ce que c’est pénible de respirer là-dessous !…

— Justement, j’allais vous demander pourquoi vous les mettiez. En présence de votre ami, vous ne pourriez pas vous contenter d’être comme toutes celles que l’on croise à Stamboul : voilées, oui, mais avec une certaine transparence laissant deviner quelque chose, le profil, l’arcade sourcilière, les prunelles parfois. Tandis que, vous, moins que rien…

— Et, vous savez, cela n’a pas l’air comme il faut du tout, d’être si cachées que ça… Règle générale, quand vous rencontrez dans la rue une mystérieuse à triple voile, vous pouvez dire : Celle-ci va où elle ne devrait pas aller. (Exemple, nous, du reste.) Et c’est tellement connu, que les autres femmes sur son passage sourient et se poussent le coude.

— Voyons, Mélek, reprocha doucement Djénane, ne fais pas des potins comme une petite Pérote… « Les désenchantées », oui, la consonance serait jolie mais le sens un peu à côté…

— Voici comment je l’entendais. Rappelez-vous les belles légendes du vieux temps, la Walkyrie qui dormait dans son burg souterrain ; la princesse-au-bois-dormant, qui dormait dans son château au milieu de la forêt. Mais, hélas ! on brisa l’enchantement et elles s’éveillèrent. Eh bien ! vous, les musulmanes, vous dormiez depuis des siècles d’un si tranquille sommeil, gardées par les traditions et les dogmes !… Mais soudain le mauvais enchanteur qui est le souffle d’Occident, a passé sur vous et rompu le charme, et toutes en même temps vous vous éveillez ; vous vous éveillez au mal de vivre, à la souffrance de savoir…

Djénane cependant ne se rendait qu’à moitié. Visiblement, elle avait un titre à elle, mais ne voulait pas le dire encore.

Les nouvelles venues étaient aussi des révoltées, et à outrance. On s’occupait beaucoup à Constantinople, ce printemps-là, d’une jeune femme du monde, qui s’était évadée vers Paris ; l’aventure tournait les têtes, dans les harems, et ces deux petites dames-fantômes en rêvaient dangereusement.

— Vous, leur disait Djénane, peut-être trouveriez-vous le bonheur là-bas, parce que vous avez dans le sang des hérédités occidentales. (Leur aïeule, monsieur Lhéry, était une Française qui vint à Constantinople, épousa un Turc et embrassa l’Islam.) Mais moi, mais Zeyneb, mais Mélek, quitter notre Turquie ! Non, pour nous trois, c’est un moyen de délivrance à écarter. De pires humiliations encore, s’il le faut, un pire esclavage. Mais mourir ici, et dormir à Eyoub !…

— Et comme vous avez raison ! conclut André.


Elles disaient toujours qu’elles allaient s’absenter, partir pour un temps. Était-ce vrai ? Mais André, en les quittant cette fois, emportait la certitude de les revoir : il les tenait à présent par ce livre, et peut-être par quelque chose de plus aussi, par un lien d’ordre encore indéfinissable, mais déjà résistant et doux, qui commençait de se former surtout entre Djénane et lui.

Mélek, qui s’était instituée l’étonnant petit portier de cette maison à surprise, fut chargée de le reconduire. Et, pendant le court tête-à-tête avec elle, dans l’obscur couloir délabré, il lui reprocha vertement la mystification des photos sans visage. Elle ne répondit rien, continue de le suivre jusqu’au milieu du vieil escalier sombre, pour surveiller de là s’il trouverait bien la manière de faire jouer les verrous et la serrure de la porte extérieure.

Et, quand il se retourna sur le seuil pour lui envoyer son adieu, il la vit là-haut qui lui souriait de toutes ses jolies dents blanches, qui lui souriait de son petit nez en l’air, moqueur sans méchanceté, et de ses beaux grands yeux gris, et de tout son délicieux petit visage de vingt ans. À deux mains, elle tenait relevé son voile jusqu’aux boucles d’or roux qui lui encadraient le front. Et son sourire disait : « Eh bien ! oui, là, c’est moi, Mélek, votre petite amie Mélek, que je vous présente ! Moi d’ailleurs, ce n’est pas comme si c’étaient les autres. Djénane par exemple ; moi, ça n’a aucune importance. Bonjour, André Lhéry, bonjour ! »

Ce fut le temps d’un éclair, et le voile noir retomba. André lui cria doucement merci, — en turc, car il était déjà presque dehors, s’engageant dans l’impasse funèbre.

Dehors on avait froid, sous ces nuages épais et ce vent de Russie. La tombée du jour se faisait lugubre comme en décembre. C’était par ces temps que Stamboul, d’une façon plus poignante, lui rappelait sa jeunesse, car le court enivrement de son séjour à Eyoub, autrefois, avait eu l’hiver pour cadre. Quand il traversa la place déserte, devant la grande mosquée de Sultan-Selim, il se souvint tout à coup, avec une netteté cruelle, de l’avoir traversée, à cette même heure et dans cette même solitude, par un pareil vent du Nord, un soir gris d’il y avait vingt-cinq ans. Alors ce fut l’image de la chère petite morte qui vint tout à coup balayer entièrement celle de Djénane.


XV


Le lendemain, il passait par hasard à pied dans la grand’rue de Péra, en compagnie d’aimables gens de son ambassade, qui s’y étaient fourvoyés aussi, les Saint-Enogat, avec lesquels il commençait de se lier beaucoup. Un coupé noir vint à les croiser, dans lequel il aperçut distraitement la forme d’une Turque en tcharchaf ; madame de Saint-Enogat fit un salut discret à la dame voilée, qui aussitôt ferma un peu nerveusement le store de sa voiture, et, dans ce mouvement brusque, André aperçut, sous le tcharchaf, une manche en une soie couleur citron à dessins verts qu’il était sûr d’avoir vue la veille.

— Quoi, vous saluez une dame turque dans la rue ? dit-il.

— Bien incorrect, en effet, ce que je viens de faire, surtout étant avec vous et mon mari.

— Et qui est-ce ?…

— Djénane Tewfik-Pacha, une des fleurs d’élégance de la jeune Turquie.

— Ah !… Jolie ?

— Plus que jolie. Ravissante.

— Et riche, à en juger par l’équipage ?

— On dit qu’elle possède en Asie la valeur d’une province. Justement, une de vos admiratrices, cher maître. — (Elle appuyait narquoisement sur le « cher maître », sachant que ce titre l’horripilait.) — La semaine dernière, à la Légation de ***, on avait licencié pour l’après-midi tous les domestiques mâles, vous vous rappelez, afin de donner un thé sans hommes, où des Turques pourraient venir… Elle était venue… Et une femme vous bêchait, mais vous bêchait…

— Vous ?

— Oh ! Dieu, non : ça ne m’amuse que quand vous êtes là… C’était la comtesse d’A… Eh bien ! madame Tewfik-Pacha a pris votre défense, mais avec un élan… Je trouve d’ailleurs qu’elle a l’air de bien vous intéresser ?

— Moi ! Oh ! comment voulez-vous ? Une femme turque, vous savez bien que, pour nous, ça n’existe pas ! Non, mais j’ai remarqué ce coupé, très comme il faut, que je rencontre souvent…

— Souvent ? Eh bien ! vous avez de la chance : elle ne sort jamais.

— Mais si, mais si ! Et généralement je vois deux autres femmes, de tournure jeune, avec elle.

— Ah ! peut-être ses cousines, les petites Mehmed-Bey, les filles de l’ancien ministre.

— Et comment s’appellent-elles, ces petites Mehmed-Bey ?

— L’aînée, Zeyneb… L’autre… Mélek, je crois.

Madame de Saint-Enogat avait sans doute flairé quelque chose ; mais, beaucoup trop gentille et trop sûre pour être dangereuse.


XVI


Elles avaient bien quitté Constantinople, car André Lhéry, quelques jours après, reçut de Djénane cette lettre, qui portait le timbre de Salonique :


Le 18 mai.

Notre ami, vous qui tant aimez les roses, que n’êtes-vous avec nous ! Vous qui sentez l’Orient et l’aimez comme nul autre Occidental, oh ! que ne pouvez-vous pénétrer dans le palais du vieux temps où nous voici installées pour quelques semaines, derrière de hauts murs sombres et tapissés de fleurs !

Nous sommes chez une de mes aïeules, très loin de la ville, en pleine campagne. Autour de nous tout est vieux : êtres et choses. Il n’y a ici que nous de jeunes, avec les fleurs du printemps et nos trois petites esclaves circassiennes, qui trouvent leur sort heureux et ne comprennent pas nos plaintes.

Depuis cinq ans que nous n’étions pas venues, nous l’avions oubliée, cette vie d’ici, auprès de laquelle notre vie de Stamboul paraîtrait presque facile et libre. Rejetées brusquement dans ce milieu, dont toute une génération nous sépare, nous nous y sentons comme des étrangères. On nous aime, et en même temps on hait en nous notre âme nouvelle. Par déférence, par désir de paix, nous cherchons bien à nous soumettre à des formes, à façonner notre apparence sur des modes et des attitudes d’antan. Mais cela ne suffit pas, on la sent tout de même, là-dessous, cette âme née d’hier, qui s’échappe, qui palpite et vibre, et on ne lui pardonne point de s’être affranchie, ni même d’exister.

Pourtant, de combien d’efforts, de sacrifices et de douleurs ne l’avons-nous pas payé, cet affranchissement-là ? Mais vous n’avez pas dû connaître ces luttes, vous, l’Occidental ; votre âme, à vous, de tout temps sans doute a pu se développer à l’aise, dans l’atmosphère qui lui convenait. Vous ne pouvez pas comprendre…

Oh ! notre ami, combien ici nous vous paraîtrions à la fois incohérentes et harmonieuses ! Si vous pouviez vous voir, au fond de ces vieux jardins d’où je vous écris, sous ce kiosque de bois ajouré, mélangé de faïence, où de l’eau chante dans un bassin de marbre ; tout autour, ce sont des divans à la mode ancienne, recouverts d’une soie rose, fanée, où scintillent encore quelques fils d’argent. Et dehors, c’est une profusion, une folie de ces roses pâles qui fleurissent par touffes et qu’on appelle chez vous des bouquets de mariée. Vos amies ne portent plus ni toilettes européennes, ni modernes tcharchafs ; elles ont repris le costume de leur mère-grand. Car, André, nous avons fouillé dans de vieux coffres pour en exhumer des parures qui firent les beaux jours du harem impérial au temps d’Abd-ul-Medjib. (La dame du palais qui les porta était notre bisaïeule.) Vous connaissez ces robes ? Elles ont de longues traînes, et des pans qui traîneraient aussi, mais que l’on relève et croise pour marcher. Les nôtres furent roses, vertes, jaunes : teintes qui sont devenues mortes comme celles des fleurs que l’on conserve entre les feuillets d’un livre ; teintes qui semblent n’être plus que des reflets sur le point de s’en aller.

C’est dans ces robes-là, imprégnées de souvenirs, et c’est sous ce kiosque au bord de l’eau que nous avons lu votre dernier livre : « Le pays de Kaboul », — le nôtre, l’exemplaire que vous-même nous avez donné. L’artiste que vous êtes n’aurait pu rêver pour cette lecture un cadre plus à souhait. Les roses innombrables, qui retombaient de partout, nous faisaient aux fenêtres d’épais rideaux, et le printemps de cette province méridionale nous grisait de tiédeurs… Maintenant donc nous avons vu Kaboul.

Mais c’est égal, ami, j’aime moins ce livre que ses aînés : il n’y a pas assez de vous là-dedans. Je n’ai pas pleuré, comme en lisant tant d’autres choses que vous avez écrites, qui ne sont pas tristes toujours, mais qui m’émeuvent et m’angoissent quand même. Oh ! n’écrivez plus seulement avec votre esprit ! Vous ne voulez plus, je crois, vous mettre en scène… Qu’importe ce que des gens peuvent en dire ? Oh ! écrivez encore avec votre cœur, est-il donc si lassé et impassible à présent, qu’on ne le sente plus battre dans vos livres comme autrefois ?…

Voici le soir qui vient, et l’heure est si belle, dans ces jardins de grand silence, où maintenant les fleurs mêmes ont l’air d’être pensives et de se souvenir. On resterait là sans fin, à écouter la voix du petit filet d’eau dans la vasque de marbre, encore que sa chanson ne soit point variée et ne dise que la monotonie des jours. Ce lieu, hélas ! pourrait si bien être un paradis ! On sent qu’en soi, comme autour de soi, tout pourrait être si beau ! Que vie et bonheur pourraient n’être qu’une seule et même chose, avec la liberté !

Nous allons rentrer au palais ; il faut, ami, vous dire adieu. Voici venir un grand nègre qui nous cherche, car il se fait tard… et les esclaves ont commencé à chanter et à jouer du luth pour amuser les vieilles dames. On nous obligera tout à l’heure à danser et on nous défendra de parler français, ce qui n’empêchera pas chacune de nous de s’endormir avec un de vos livres sous son oreiller.

Adieu, notre ami ; pensez-vous parfois à vos trois petites ombres sans visage ?

DJÉNANE.

XVII


Dans le cimetière, là-bas, devant les murailles de Stamboul, la réfection de l’humble tombe était achevée, grâce à des complicités d’amis turcs. Et André Lhéry, qui n’avait pas osé se montrer dans ces parages tant que travaillaient les marbriers, allait aujourd’hui, le 30 du beau mois de mai, faire sa première visite à la petite morte sous ses dalles neuves.

En arrivant dans le bois funéraire, il aperçut de loin la tombe clandestinement réparée, qui avait un éclat de chose neuve, au milieu de toute la vétusté grise d’alentour. Les deux petites stèles de marbre, celle que l’on met à la tête et celle que l’on met aux pieds, se tenaient bien droites et blanches parmi toutes les autres du voisinage, rongées de lichen, qui se penchaient ou qui étaient tout à fait tombées. On avait aussi renouvelé la peinture bleue, entre les lettres en relief de l’inscription, qui brillaient maintenant d’or vif, — ces lettres qui disaient, après une courte poésie sur la mort : « Priez pour l’âme de Nedjibé, fille de Ali-Djianghir, morte le 18 Moharrem 1297. » On ne voyait déjà plus bien que des ouvriers avaient dû travailler là récemment, car, autour de l’épaisse dalle servant de base, les menthes, les serpolets, toute la petite végétation odorante des terrains pierreux s’était hâtée de pousser, au soleil de mai. Quant aux grands cyprès, eux qui ont vu couler des règnes de khalifes et des siècles, ils étaient tels absolument qu’André les avait toujours connus, et sans doute tels que cent ans plus tôt, avec leurs mêmes attitudes, les mêmes gestes pétrifiés de leurs branches couleur d’ossements secs, qu’ils tendent vers le ciel comme de longs bras de morts. Et les antiques murailles de Stamboul déployaient à perte de vue leur ligne de bastions et de créneaux brisés, dans cette solitude toujours pareille, peut-être plus que jamais délaissée.

Il faisait limpidement beau. La terre et les cyprès sentaient bon ; la résignation de ces cimetières sans fin était aujourd’hui attirante, douce et persuasive, on avait envie de s’attarder là, on souhaitait partager un peu la paix de tous ces dormeurs, au grand repos sous les serpolets et les menthes.

André s’en alla rasséréné et presque heureux, pour avoir enfin pu remplir ce pieux devoir, tellement difficile, qui avait été depuis longtemps la préoccupation de ses nuits ; pendant des années, au cours de ses voyages et des agitations de son existence errante, même au bout du monde, il avait tant de fois dans ses insomnies songé à cela, qui ressemblait aux besognes infaisables des mauvais rêves : au milieu d’un saint cimetière de Stamboul, relever ces humbles marbres qui se désagrégeaient… Aujourd’hui donc, c’était chose accomplie. Et puis elle lui semblait tout à fait sienne, la chère petite tombe, à présent qu’elle était remise debout par sa volonté, et que c’était lui qui l’avait fait consolider pour durer.


Comme il se sentait l’âme très turque, par ce beau soir de limpidité tiède, où bientôt la pleine lune allait rayonner toute bleue sur la Marmara, il revint à Stamboul quand la nuit fut tombée et monta au cœur même des quartiers musulmans, pour aller s’asseoir dehors, sur l’esplanade qui lui était redevenue familière, devant la mosquée de Sultan-Fatih. Il voulait songer là, dans la fraîcheur pure du soir et dans la délicieuse paix orientale, en fumant des narguilés, avec beaucoup de magnificence mourante autour de soi, beaucoup de délabrement, de silence religieux et de prière.

Sur cette place, quand il arriva, tous les petits cafés d’alentour avaient allumé leurs modestes lampes ; des lanternes pendues aux arbres, — des vieilles lanternes à l’huile, — éclairaient aussi, discrètement ; et partout, sur les banquettes ou sur les escabeaux, les rêveurs à turban fumaient, en causant peu et à voix basse ; on entendait le petit bruissement spécial de leurs narguilés, qui étaient là par centaines : l’eau qui s’agite dans la carafe, à l’aspiration longue et profonde du fumeur. On lui apporta le sien, avec des petites braises vives sur les feuilles du tabac persan, et bientôt commença pour lui, comme pour tous ces autres qui l’environnaient, une demi-griserie très douce, inoffensive et favorable aux pensées. Sous ces arbres, où s’accrochaient les petites lanternes à peine éclairantes, il était assis juste en face de la mosquée, dont le séparait la largeur de l’esplanade. Vide et très en pénombre, cette place, où des dalles déjetées alternaient avec de la terre et des trous ; haute, grande, imposante, cette muraille de mosquée, qui en occupait tout le fond, et sévère comme un rempart, avec une seule ouverture : l’ogive d’au moins trente pieds donnant accès dans la sainte cour. Ensuite, de droite et de gauche, dans les lointains, c’était de la nuit confuse, du noir, — des arbres peut-être, de vagues cyprès indiquant une région pour les morts, — de l’obscurité plus étrange qu’ailleurs, de la paix et du mystère d’Islam. La lune qui, depuis une heure ou deux, s’était levée de derrière les montagnes d’Asie, commençait de poindre au-dessus de cette façade de Sultan-Fatih ; lentement elle se dégageait, montait toute ronde, tout en argent bleuâtre, et si libre, si aérienne, au-dessus de cette massive chose terrestre ; donnant si bien l’impression de son recul infini et de son isolement dans l’espace !… La clarté bleue gagnait de plus en plus partout ; elle inondait peu à peu les sages et pieux fumeurs, tandis que la place déserte demeurait dans l’ombre des grands murs sacrés. En même temps, cette lueur lunaire imprégnait une fraîche brume de soir, exhalée par la Marmara, qu’on n’avait pas remarquée plus tôt, tant elle était diaphane, mais qui devenait aussi du bleuâtre clair enveloppant tout, et qui donnait l’aspect vaporeux à cette muraille de mosquée, si lourde tout à l’heure. Et les deux minarets plantés dans le ciel semblaient transparents, perméables aux rayons de lune, donnaient le vertige à regarder, dans ce brouillard de lumière bleue, tant ils étaient agrandis, inconsistants et légers…

À cette même heure, il existait de l’autre côté de la Corne-d’Or, — en réalité pas très loin d’ici, mais à une distance qui pourtant semblait incommensurable, — il existait une ville dite européenne et appelée Péra, qui commençait sa vie nocturne. Là, des Levantins de toute race (et quelques jeunes Turcs aussi, hélas !) se croyant parvenus à un enviable degré de civilisation, à cause de leurs habits parisiens (ou à peu près), s’empilaient dans des brasseries, des « beuglants » ineptes, ou autour des tables de poker, dans les cercles de la haute élégance Pérote… Quels pauvres petits êtres il y a par le monde !…

Pauvres êtres, ceux-là, agités, déséquilibrés, vides et mesquins, maintenant sans rêve et sans espérance ! Très pauvres êtres, auprès de ces simples et de ces sages d’ici, qui attendent que le muezzin chante là-haut dans l’air, pour aller pleins de confiance s’agenouiller devant l’inconnaissable Allah, et qui plus tard, l’âme rassurée, mourront comme on part pour un beau voyage !…

Les voici qui entonnent le chant d’appel, les voix attendues par eux. Des personnages qui habitent le sommet de ces flèches perdues dans la vapeur lumineuse du ciel ; des hôtes de l’air, qui doivent en ce moment voisiner avec la Lune, vocalisent tout à coup comme des oiseaux, dans une sorte d’extase vibrante qui les possède. Il a fallu choisir des hommes au gosier rare, pour se faire entendre du haut de si prodigieux minarets ; on ne perd pas un son ; rien de ce qu’ils disent en chantant ne manque de descendre sur nous, précis, limpide et facile…

L’un après l’autre, les rêveurs se lèvent, entrent dans la zone d’ombre où l’esplanade est encore plongée, la traversent et se dirigent lentement vers la sainte porte. Par petits groupes d’abord de trois, de quatre, de cinq, les turbans blancs et les longues robes s’en vont prier. Et puis il en vient d’autres, de différents côtés, sortant des entours obscurs, du noir des arbres, du noir des rues et des maisons closes. Ils arrivent en babouches silencieuses, ils marchent calmes, recueillis et graves. Cette haute ogive, qui les attire tous, percée dans la si grande muraille austère, c’est un fanal du vieux temps qui est censé l’éclairer ; il est pendu à l’arceau, et sa petite flamme paraît toute jaune et morte, au-dessous du bel éblouissement lunaire dont le ciel est rempli. Et, tandis que les voix d’en haut chantent toujours, cela devient une procession ininterrompue de têtes enroulées de mousseline blanche, qui s’engouffrent là-bas sous l’immense portique.

Quand les bancs de la place se sont vidés, André Lhéry se dirige aussi vers la mosquée, le dernier et se sentant le plus misérable de tous, lui qui ne priera pas. Il entre et reste debout près de la porte. Deux ou trois mille turbans sont là, qui d’eux-mêmes viennent de s’aligner sur plusieurs rangs pareils et font face au mihrab. Une voix plane sur leur silence, une voix si plaintive, et d’une mélancolie sans nom, qui vocalise en notes très hautes comme les muezzins, semble mourir épuisée, et puis se ranime, vibre à nouveau en frissonnant sous les vastes coupoles, traîne, traîne, s’éteint comme d’une lente agonie, et meurt, pour recommencer encore. C’est elle, cette voix, qui règle les deux mille prières de tous ces hommes attentifs ; à son appel, d’abord ils tombent à genoux ; ensuite, se prosternent en humilité plus grande, et enfin se jettent le front contre terre, tous en même temps d’un régulier mouvement d’ensemble, comme fauchés à la fois par ce chant triste et pourtant si doux, qui passe sur leurs têtes, qui s’affaiblit par instants jusqu’à n’être qu’un murmure, mais qui remplit quand même la nef immense.

Très peu éclairé, le vaste sanctuaire ; rien que des veilleuses, pendues à de longs fils qui descendent çà et là des voûtes sonores ; sans la pure blancheur de toutes les parois, on y verrait à peine. Il se fait par instants des bruits d’ailes : les pigeons familiers, ceux qu’on laisse nicher là-haut dans les tribunes ; réveillés par ces petites lumières et par les frôlements légers de toutes ces robes, ils prennent leur vol et tournoient, mais sans effroi, au-dessus des milliers de turbans assemblés. Et le recueillement est si absolu, la foi si profonde, quand les fronts se courbent sous l’incantation de la petite voix haute et tremblante, qu’on croit la sentir monter comme une fumée d’encensoir, leur silencieuse et innombrable prière…

Oh ! puissent Allah et le Khalife protéger et isoler longtemps le peuple turc religieux et songeur, loyal et bon, l’un des plus nobles de ce monde, et capable d’énergies terribles, d’héroïsmes sublimes sur les champs de bataille, si la terre natale est en cause, ou si c’est l’Islam et la foi !

La prière finie, André retourna avec les autres fidèles s’asseoir et fumer dehors, sous la belle lune qui montait toujours. Il pensait, avec un contentement très calme, à la tombe réparée, qui devait à cette heure se dresser si blanche, droite et jolie, dans la nuit claire, pleine de rayons. Et maintenant, ce devoir accompli, il aurait pu quitter le pays, puisqu’il s’était dit autrefois qu’il n’attendrait que cela. Mais non, le charme oriental l’avait peu à peu repris tout à fait, et puis, ces trois petites mystérieuses, qui reviendraient bientôt avec l’été de Turquie, il désirait entendre encore leurs voix. Les premiers temps, il avait eu des remords de l’aventure, à cause de l’hospitalité confiante que lui donnaient ses amis les Turcs ; ce soir, au contraire, il n’en éprouvait plus : « En somme, se disait-il, je ne porte atteinte à l’honneur d’aucun d’eux ; entre cette Djénane, assez jeune pour être ma fille, et moi qui ne l’ai même pas vue et ne la verrai sans doute jamais, comment pourrait-il y avoir de part et d’autre rien de plus qu’une gentille et étrange amitié ? »

Du reste, il avait reçu dans la journée une lettre d’elle, qui semblait mettre définitivement les choses au point :


Un jour de caprice, — écrivait-elle du fond de son palais de belle-au-bois-dormant, qui ne l’empêchait plus d’être si bien réveillée, — un jour de caprice et de pire solitude morale, irritées contre cette barrière infranchissable à laquelle nous nous heurtons toujours et qui nous meurtrit, nous sommes parties bravement à la découverte du personnage que vous pouviez bien être. De tout cela, défi, curiosité, était fait notre premier désir d’entrevue.

Nous avons rencontré un André Lhéry tout autre que nous l’imaginions. Et maintenant, le vrai vous que vous nous avez permis de connaître, jamais nous ne l’oublierons plus. Mais il faut pourtant l’expliquer, cette phrase, qui, d’une femme à un homme, a l’air presque d’une galanterie pitoyable. Nous ne vous oublierons plus parce que, grâce à vous, nous avons connu ce qui doit faire le charme de la vie des femmes occidentales : le contact intellectuel avec un artiste. Nous ne vous oublierons jamais parce que vous nous avez témoigné un peu de sympathie affectueuse, sans même savoir si nous sommes belles ou bien des vieilles masques ; vous vous êtes intéressé à cette meilleure partie de nous-mêmes, notre âme, que nos maîtres jusqu’ici avaient toujours considérée comme négligeable ; vous nous avez fait entrevoir combien pouvait être précieuse une pure amitié d’homme.


C’était donc décidément ce qu’il avait pensé : un gentil flirt d’âmes, et rien de plus ; un flirt d’âmes, avec beaucoup de danger autour, mais du danger matériel et aucun danger moral. Et tout cela resterait blanc comme neige, blanc comme ces dômes de mosquée au clair de lune.

Il l’avait sur lui, cette lettre de Djénane, reçue tout à l’heure à Péra, et il la reprit, pour la relire plus tranquillement, à la lueur du fanal pendu aux branches voisines :


Et maintenant, disait-elle, maintenant que nous ne vous avons plus, quelle tristesse de retomber dans notre torpeur ! Votre existence à vous, si colorée, si palpitante, vous permet-elle de concevoir les nôtres, si pâles, faites d’ans qui se traînent sans laisser de souvenirs. D’avance, nous savons toujours ce que demain nous apportera, — rien, — et que tous les demains, jusqu’à notre mort, glisseront avec la même douceur fade, dans la même tonalité fondue. Nous vivons des jours gris perle, ouatés d’un éternel duvet qui nous donne la nostalgie des cailloux et des épines.

Dans les romans qui nous arrivent d’Europe, on voit toujours des gens qui, sur le soir de leur vie, pleurent des illusions perdues. Eh bien ! au moins ils en avaient, ceux-là ; ils ont éprouvé une fois l’ivresse de partir pour quelque belle course au mirage ! Tandis que nous, André, jamais on ne nous a laissé la possibilité d’en avoir, et, quand notre déclin sera venu, il nous manquera même ce mélancolique passe-temps, de les pleurer… Oh ! combien nous sentons cela plus vivement depuis votre passage !

Ces heures, en votre compagnie, dans la vieille maison du quartier de Sultan-Selim !… Nous réalisions là un rêve dont nous n’aurions pas osé autrefois faire une espérance ; posséder André Lhéry à nous seules ; être traitées par lui comme des êtres pensants, et non comme des jouets, et même un peu comme des amies, au point qu’il découvrait pour nous des côtés secrets de son âme ! Si peu que nous connaissions la vie européenne et les usages de votre monde, nous avons senti tout le prix de la confiance avec laquelle vous répondiez à nos indiscrétions. Oh ! de celles-ci, par exemple, nous étions bien conscientes, et, sans nos voiles, nous n’aurions certes pas été si audacieuses.

Maintenant, en toute simplicité et sincérité de cœur, nous voulons vous proposer une chose. Vous entendant parler l’autre jour de la tombe qui vous est chère, nous avons eu toutes les trois la même idée, que le même sentiment de crainte nous a retenues d’exprimer. Mais nous osons maintenant, par lettre… Si nous savions où elle est, cette tombe de votre amie, nous pourrions y aller prier quelquefois, et, quand vous serez parti, y veiller, puis vous en donner des nouvelles. Peut-être vous serait-il doux de penser que ce coin de terre, où dort un peu de votre cœur, n’est pas entouré que d’indifférence. Et nous serions si heureuses, nous, de ce lien un peu réel avec vous, quand vous serez loin ; le souvenir de votre amie d’autrefois défendrait peut-être ainsi de l’oubli vos amies d’à présent…

Et, dans nos prières pour celle qui vous a appris à aimer notre pays, nous prierons aussi pour vous, dont la détresse intime nous est bien apparue, allez !… Comme c’est étrange que je me sente revenir à une espérance, depuis que je vous connais, moi qui n’en avais plus ! Est-ce donc à moi de vous rappeler qu’on n’a pas le droit de borner son attente et son idéal à la vie, quand on a écrit certaines pages de vos livres…

DJÉNANE.


Il avait souhaité cela depuis bien longtemps, pouvoir recommander la tombe de Nedjibé à quelqu’un d’ici qui en aurait soin ; surtout il avait fait ce rêve, en apparence bien irréalisable, de la confier à des femmes turques, sœurs de la petite morte par la race et par l’Islam. Donc, la proposition de Djénane, non seulement l’attachait beaucoup à elle, mais comblait son vœu, achevait de mettre sa conscience en repos vis-à-vis des cimetières.

Et, dans l’admirable nuit, il songeait au passé et au présent ; en général, il lui semblait qu’entre la première phase, si enfantine, de sa vie turque, et la période actuelle, le temps avait creusé un abîme ; ce soir, au contraire, était un des moments où il les voyait le plus rapprochées comme en une suite ininterrompue. À se sentir là, encore si vivant et jeune, quand elle, depuis si longtemps, n’était plus rien qu’un peu de terre, parmi d’autre terre dans l’obscurité d’en dessous, il éprouvait tantôt un remords déchirant et une honte, tantôt, — dans son amour éperdu de la vie et de la jeunesse, — presque un sentiment d’égoïste triomphe…

Et, pour la seconde fois, ce soir, il les associait dans son souvenir, Nedjibé, Djénane : elles étaient du même pays d’ailleurs, toutes deux Circassiennes ; la voix de l’une, à plusieurs reprises, lui avait rappelé celle de l’autre ; il y avait des mots turcs qu’elles prononçaient pareillement…

Il s’aperçut tout à coup qu’il devait être fort tard, en entendant, du côté des arbres en fouillis sombre, des sonnailles de mules, — ces sonnailles toujours si argentines et claires dans les nuits de Stamboul : l’arrivée des maraîchers, apportant les mannequins de fraises, de fleurs, de fèves, de salades, de toutes ces choses de mai, que viennent acheter de grand matin, autour des mosquées, les femmes du peuple au voile blanc. Alors il regarda autour de lui et vit qu’il restait seul et dernier fumeur sur cette place. Presque toutes les lanternes des petits cafés s’étaient éteintes. La rosée se déposait sur ses épaules qui se mouillaient, et un jeune garçon, debout derrière lui, adossé à un arbre, attendait docilement qu’il eût fini, pour emporter le narguilé et fermer sa porte.

Près de minuit. Il se leva pour redescendre vers les ponts de la Corne-d’Or et passer sur l’autre rive où il demeurait. Plus aucune voiture bien entendu, à une heure pareille. Avant de sortir du Vieux-Stamboul, endormi sous la lune, un très long trajet à faire dans le silence, au milieu d’une ville de rêve, aux maisons absolument muettes et closes, où tout était comme figé maintenant par les rayons d’une grande lumière spectrale trop blanche. Il fallait traverser des quartiers où les petites rues descendaient, montaient, s’enlaçaient comme pour égarer le passant attardé, qui n’eût trouvé personne du reste pour le remettre dans son chemin ; mais André en savait par cœur les détours. Il y avait aussi des places pareilles à des solitudes, autour de mosquées qui enchevêtraient leurs dômes et que la lune drapait d’immenses suaires blancs. Et partout il y avait des cimetières, fermés par des grilles antiques aux dessins arabes, avec des veilleuses à petite flamme jaune, posées çà et là sur des tombes. Parfois des kiosques de marbre jetaient par leurs fenêtres une vague lueur de lampe ; mais c’étaient encore des éclairages pour les morts et il valait mieux ne pas regarder là-dedans : on n’aurait aperçu que des compagnies de hauts catafalques, rongés par la vétuste et comme poudrés de cendre. Sur les pavés, des chiens, tous fauves, dormaient par tribus, roulés en boule, — de ces chiens de Turquie, aussi débonnaires que les musulmans qui les laissent vivre, et incapables de se fâcher même si on leur marche dessus, pour peu qu’ils comprennent qu’on ne l’a pas fait exprès. Aucun bruit, si ce n’est, à de longs intervalles, le heurt, sur quelque pavé sonore, du bâton ferré d’un veilleur. Le Vieux-Stamboul, avec toutes ses sépultures, dormait dans sa paix religieuse, tel cette nuit qu’il y a trois cents ans.

  1. Mélek signifie : ange.
  2. Djénane (qui s’écrit Djenan) signifie : Bien-aimée.
  3. Mehmed-Fatih, ou Sultan-Fatih (Mehmed le Conquérant), Mahomet II.