Calmann-Lévy (p. 69-120).


DEUXIÈME PARTIE


IV


Quatre jours après. La nouvelle mariée, au fond de la maison très ancienne et tout à fait seigneuriale de son jeune maître, est seule, dans la partie du harem qu’on lui a donnée comme salon particulier : un salon Louis XVI blanc, or et bleu pâle, fraîchement aménagé pour elle. Sa robe rose, venue de la rue de la Paix, est faite de tissus impalpables qui ont l’air de nuages enveloppants, ainsi que l’exige la fantaisie de la mode ce printemps-là, et ses cheveux sont arrangés à la façon la dernière inventée. Dans un coin, il y a un bureau laqué blanc, à peu près comme celui de sa chambre à Khassim-Pacha, et les tiroirs ferment à clef, ce qui était son rêve.

On croirait une Parisienne chez elle, — sans les grillages, bien entendu, et sans les inscriptions d’Islam, brodées sur de vieilles soies précieuses, qui çà et là décorent les panneaux des murailles : le nom d’Allah, et quelques sentences du Coran. — Il est vrai, il y a aussi un trône, qui surprendrait à Paris : son trône de mariage, très pompeux, surélevé par une estrade à deux ou trois marches, et couronné d’un baldaquin d’où retombent des rideaux de satin bleu, magnifiquement brodés de grappes de fleurs en argent. — Pour tout dire, il y a bien encore la bonne Kondja-Gul, dont l’aspect n’est pas très parisien ; assise près d’une fenêtre, elle chantonne tout bas, tout bas, un air du pays noir.

La mère du bey, la dame 1320 un peu niaise, aux manières de vieille chatte, s’est montrée au fond une créature inoffensive, plutôt bonne, et qui pourrait même être excellente, n’était son idolâtrie aveugle pour son fils. La voici du reste séduite tout à fait par la grâce de sa belle-fille, tellement qu’hier elle est venue d’elle-même lui offrir le piano tant désiré ; vite alors, en voiture fermée, sous l’escorte d’un eunuque, on a passé le pont de la Corne-d’Or, pour aller en choisir un dans le meilleur magasin de Péra, et deux relèves de portefaix, avec des mâts de charge, viennent d’être commandées pour l’apporter demain matin, à l’épaule, dans ce haut quartier d’un accès plutôt difficile.

Quant au jeune bey, l’ennemi, — le plus élégant capitaine de cette armée turque, où il y a tant d’uniformes bien portés, décidément très joli garçon, avec la voix douce que Kondja-Gul avait annoncée, et le sourire un peu félin que lui a légué sa mère, — quant au jeune bey, jusqu’ici d’une délicatesse accomplie, il fait à sa femme, dont la supériorité lui est déjà apparue, une cour discrète, moitié enjouée, moitié respectueuse, et, comme c’est la règle en Orient, dans le monde, il s’efforce de la conquérir avant de la posséder. (Car, si le mariage musulman est brusque et insuffisamment consenti avant la cérémonie, après en revanche il a des ménagements et des pudeurs qui ne sont guère dans nos habitudes occidentales.)

De service chaque jour au palais d’Yldiz, Hamdi-Bey rentre à cheval le soir, se fait annoncer chez sa femme et s’y tient d’abord comme en visite. Après le souper, il s’assied plus intimement sur un canapé près d’elle, pour fumer en sa compagnie ses cigarettes blondes, et tous deux alors s’observent et s’épient comme des adversaires en garde ; lui, tendre et câlin, avec des silences pleins de trouble ; elle, spirituelle, éblouissante tant qu’il ne s’agit que d’une causerie, mais tout à coup le désarmant par une résignation affectée d’esclave, s’il tente de l’attirer sur sa poitrine ou de l’embrasser. Ensuite, quand dix heures sonnent, il se retire en lui baisant la main… Si c’était elle qui l’eût choisi, elle l’aurait aimé probablement ; mais la petite princesse indomptée de la plaine de Karadjiamir ne fléchirait point devant le maître imposé… Elle savait du reste que le temps était tout proche et inévitable où ce maître, au lieu de la saluer courtoisement le soir, la suivrait dans sa chambre. Elle ne tenterait aucune résistance, ni surtout aucune prière. Elle avait fait de sa personnalité cette sorte de dédoublement coutumier à beaucoup de jeunes femmes turques de son âge et de son monde, qui disent : « Mon corps a été livré par contrat à un inconnu, et je le lui garde parce que je suis honnête : mais mon âme, qui n’a pas été consultée, m’appartient encore, et je la tiens jalousement close, en réserve pour quelque amant idéal… que je ne rencontrerai peut-être point, et qui, dans tous les cas, n’en saura sans doute jamais rien. »

Donc, elle est seule chez elle, tout l’après-midi, la jeune mariée.

Aujourd’hui, en attendant que l’ennemi rentre d’Yldiz, l’idée lui vient de continuer pour André son journal interrompu, et de le reprendre à la date fatale du 28 Zil-hidjé 1318 de l’hégire, jour de son mariage. Les anciens feuillets du reste lui reviendront demain : elle les a redemandés à l’amie qui en était chargée, trouvant ce nouveau bureau assez sûr pour les déposer là. Et elle commence d’écrire :


Le 28 Zil-hidjé 1318
(19 avril 1901, à la Franque).

C’est ma grand’mère en personne qui vient me réveiller. (Cette nuit-là, je m’étais endormie si tard !…) «  Dépêche-toi, me dit-elle. Tu oublies sans doute que tu devras être prête à neuf heures. On ne dort pas ainsi, le jour de son mariage. »

Que de dureté dans l’accent ! C’était la dernière matinée que je passais chez elle, dans ma chère chambre de jeune fille. Ne pouvait-elle s’abstenir d’être sévère, ne fût-ce qu’un seul jour ? En ouvrant les yeux, je vois mes cousines, qui se sont déjà levées sans bruit et qui mettent leur tcharchaf ; c’est pour rentrer vite au logis, commencer leur toilette qui sera longue. Jamais plus nous ne nous éveillerons là, ensemble, et nous échangeons encore de grands adieux. On entend les hirondelles chanter à cœur joie ; on devine que dehors le printemps resplendit ; une claire journée de soleil se lève sur mon sacrifice. Je me sens comme une noyée, à qui personne ne voudra porter secours.

Bientôt, dans la maison, un vacarme d’enfer. Des portes qui s’ouvrent et qui se ferment, des pas empressés, des bruits de traînes de soie. Des voix de femmes, et puis les voix de fausset des nègres. Des pleurs et des rires, des sermons et des plaintes. Dans ma chambre, entrées et sorties continuelles : les parentes, les amies, les esclaves, toute une foule qui vient donner son avis sur la manière de coiffer la mariée. De temps à autre un grand nègre de service rappelle à l’ordre et supplie qu’on se dépêche.

Voici neuf heures ; les voitures sont là ; le cortège attend, la belle-mère, les belles-sœurs, les invitées du jeune bey. Mais la mariée n’est pas prête. Les dames qui l’entourent s’empressent alors de lui offrir leurs services. Mais c’est leur présence justement qui complique tout. À la fin, nerveuse, elle les remercie et demande qu’on lui laisse place. Elle se coiffe elle-même, passe fiévreusement sa robe garnie de fleurs d’oranger, qui a trois mètres de queue, met ses diamants, son voile et les longs écheveaux de fils d’or à sa coiffure… Il est une seule chose qu’elle n’a pas le droit de toucher : son diadème.

Ce lourd diadème de brillants, qui remplace chez nous le piquet de fleurs des Européennes, l’usage veut que, pour le placer, on choisisse parmi les amies présentes une jeune femme ne s’étant mariée qu’une fois, n’ayant pas divorcé, et notoirement heureuse en ménage. Elle doit, cette élue, dire d’abord une courte prière du Coran, puis couronner de ses mains la nouvelle épouse, en lui présentant ses vœux de bonheur, et en lui souhaitant surtout que pareil couronnement ne lui arrive qu’une fois dans la vie. (En d’autres termes, — vous comprenez bien, André, — ni divorce, ni remariage.)

Parmi les jeunes femmes présentes, une semblait tellement indiquée, que, à l’unanimité, on la choisit : Djavidé, ma bien chère cousine. Que lui manquait-il, à celle-là ? Jeune, belle, immensément riche, et mariée depuis dix-huit mois à un homme réputé si charmant !

Mais quand elle s’approche, pour frapper son bonheur sur ma tête, je vois deux grosses larmes perler à ses paupières : « Ma pauvre chérie, me dit-elle, pourquoi donc est-ce moi ?… J’ai beau n’être pas superstitieuse, je ne pourrai jamais me consoler de t’avoir donné mon bonheur. Si dans l’avenir tu es appelée à souffrir comme je souffre, il me semblera que c’est ma faute, mon crime… » Alors, celle-là aussi, en apparence la plus heureuse de toutes, celle-là aussi, en détresse !… Oh ! malheur sur moi !… Avant que je quitte cette maison, personne donc n’entendra mon cri de grâce !…

Mais le diadème est placé, et je dis : « Je suis prête. » Un grand nègre s’avance pour prendre ma traîne de robe, et, par des couloirs, je m’achemine vers l’escalier. (Ces longs couloirs, nuit et jour garnis de servantes ou d’esclaves, qui précèdent toujours nos chambres, André, afin que nous y soyons comme en souricière.)

On me conduit en bas, dans le plus grand des salons où je trouve réunie toute la famille. Mon père d’abord, à qui je dois faire mes adieux. Je lui baise les mains. Il me dit des choses de circonstance que je n’entends point. On m’a bien recommandé de le remercier ici, publiquement, de toutes ses bontés passées et surtout de celle d’aujourd’hui, de ce mariage qu’il me fait faire… Mais cela, non, c’est au-dessus de mes forces, je ne peux pas. Je reste devant lui, muette et glacée, détournant les yeux, pas un mot ne sort de mes lèvres. Il a conclu le pacte, il m’a livrée, perdue, il est responsable de tout. Le remercier, quant au fond de moi-même je le maudis !… Oh ! c’était donc possible, cette chose affreuse : sentir tout à coup que l’on en veut mortellement à l’être qu’on a le plus chéri !… Oh ! la minute atroce, celle où l’on passe de l’affection la plus tendre à de la haine toute pure… Et je souriais toujours, André, parce que ce jour-là, il faut sourire…

Pendant que de vieux oncles me donnent leur bénédiction, les dames du cortège, qui prenaient des rafraîchissements dans le jardin sous les platanes, commencent de mettre leur tcharchaf.

La mariée seule peut ne pas mettre le sien ; mais les nègres tiennent des draperies en soie de damas, pour lui faire comme un corridor et la rendre invisible aux gens de la rue, entre la porte de la maison et le landau fermé dont les glaces sont masquées par des panneaux de bois à petits trous. Il est l’heure de partir, et je franchis ce couloir de soie tendue. Zeyneb et Mélek, mes demoiselles d’honneur, toutes deux en domino bleu par-dessus leur toilette de gala, me suivent, montent avec moi, — et nous voici dans une caisse bien close, impénétrable aux regards.

Après la « mise en voiture », qui me fait l’effet d’une mise en bière, un grand moment se passe. Ma belle-mère, mes belles-sœurs qui étaient venues me chercher, n’ont pas fini leur verre de sirop et retardent tout le départ… Tant mieux ! C’est autant de gagné ; un quart d’heure de moins que j’aurai donné à l’autre.

La longue file de voitures cependant s’ébranle, la mienne en tête, et les cahots commencent sur le pavé des rues. Pas un mot ne s’échange, entre mes deux compagnes et moi. Dans notre cellule mouvante, nous nous en allons en silence et sans rien voir. Oh ! cette envie de tout casser, de tout mettre en pièces, d’ouvrir les portières et de crier aux passants : « Sauvez-moi ! On me prend mon bonheur, ma jeunesse, ma vie ! » Et les mains se convulsent, le teint s’empourpre, les larmes jaillissent, — tandis que les pauvres petites, devant moi, sont comme terrassées par ma trop visible souffrance.

Maintenant le bruit change : on roule sur du bois ; c’est l’interminable pont flottant de la Corne-d’Or… En effet, je vais devenir une habitante de l’autre rive… Et puis commencent les pavés du grand Stamboul, et je me sens aussitôt plus affreusement prisonnière, car je dois approcher beaucoup de mon nouveau cloître, d’avance abhorré… Et comme il est loin dans la ville ! Par quelles rues nous fait-on passer, par quelles impossibles rampes !… Mon Dieu, comme il est loin, et combien je vais être sinistrement exilée !

On s’arrête enfin, et ma voiture s’ouvre. Dans un éclair, j’aperçois une foule qui attend, devant un portail sombre : des nègres en redingote, des cavas chamarrés d’or et de décorations, des intendants à « chalvar », jusqu’au veilleur de nuit du quartier avec son long bâton. Et puis, crac ! les voiles de damas, tendus à bout de bras ainsi qu’au départ, m’enveloppent ; je redeviens invisible et ne vois plus rien. Je fonce en affolée dans ce nouveau couloir de soie, — et trouve, au bout, un large vestibule plein de fleurs, où un jeune homme blond, en grand uniforme de capitaine de cavalerie, vient à ma rencontre. Le sourire aux lèvres tous deux, nous échangeons un regard d’interrogation et de défi suprêmes : c’est fait, j’ai vu mon maître, et mon maître m’a vue…

Il s’incline, m’offre le bras, m’emmène au premier étage, où je monte comme emportée ; me conduit, au fond d’un grand salon, vers un trône à trois marches sur lequel je m’assieds ; puis me resalue et s’en va : son rôle, à lui, est fini jusqu’à ce soir… Et je le regarde s’en aller ; il se heurte à un flot de dames, qui envahit les escaliers, les salons ; un flot de gazes légères, de pierreries, d’épaules nues ; pas un voile sur ces visages, ni sur ces chevelures endiamantées ; tous les tcharchafs sont tombés dès la porte ; on dirait une foule d’Européennes en toilette du soir, — et le marié, qui n’a jamais vu et ne reverra jamais pareille chose, me semble troublé malgré son aisance, seul homme perdu au milieu de cette marée féminine, et point de mire de tous ces regards qui le détaillent.

Il a fini, lui ; mais moi, j’en ai pour toute la journée à faire la bête rare et curieuse, sur mon siège de parade. Près de moi, il y a d’un côté mademoiselle Esther ; de l’autre, Zeyneb et Mélek, qui, elles aussi, ont dépouillé le tcharchaf, et sont en robe ouverte, fleurs et diamants. Je les ai priées de ne pas me quitter, pendant le défilé devant mon trône, qui sera interminable : les parentes, les amies, les simples relations, chacune me posant la question exaspérante : « Eh bien ! chère, comment le trouvez-vous ? » Est-ce que je sais, moi, comment je le trouve ! Un homme dont j’ai à peine entendu la voix, à peine entrevu le visage et que je ne reconnaîtrais pas dans la rue… Pas un mot ne me vient pour leur répondre ; un sourire, seulement, puisque c’est de rigueur, ou plutôt une contradiction des lèvres qui y ressemble. Les unes, en me demandant cela, ont une expression ironique et mauvaise : les aigries, les révoltées. D’autres croient devoir prendre un certain petit air d’encouragement : les accommodantes, les résignées. Mais dans les regards du plus grand nombre, je lis surtout l’incurable tristesse, avec la pitié pour une de leurs sœurs qui tombe aujourd’hui dans le gouffre commun, devient leur compagne d’humiliation et de misère… Et je souris toujours des lèvres… C’était donc bien ce que je pensais, le mariage ! J’en ai la certitude à présent ; dans leurs yeux, à toutes, je viens de le lire ! Alors je commence à songer, sur mon trône de mariée, qu’il y a un moyen, après tout, de se libérer, de reprendre possession de ses actes, de ses pensées, de sa vie ; un moyen qu’Allah et de Prophète ont permis : oui, c’est cela, je divorcerai !… Comment donc n’y avais-je pas pensé plus tôt ?… Isolée à présent de la foule et concentrée en moi-même, bien que souriant toujours, je combine ardemment mon nouveau plan de campagne, j’escompte déjà le bienheureux divorce ; après tout, les mariages, dans notre pays, quand on le veut bien, se défont si vite !…

Mais que c’est joli pourtant, ce défilé ! Je m’y intéresserais vraiment beaucoup, si ce n’était moi-même la triste idole que toutes ces femmes viennent voir… Rien que des dentelles, de la gaze, des couleurs claires et gaies ; pas un habit noir, il va sans dire, pour faire tache d’encre, comme dans vos galas européens. Et puis, André, d’après le peu que j’en ai vu aux ambassades, je ne crois pas que vos fêtes réunissent tant de charmantes figures que les nôtres. Toutes ces Turques, invisibles aux hommes, sont si fines, élégantes, gracieuses, souples comme des chattes, — j’entends les Turques de la génération nouvelle, naturellement ; — les moins bien ont toujours quelques choses pour elles ; toutes sont agréables à regarder. Il y a aussi les vieilles 1320, évoluant parmi cette jeunesse aux yeux délicieusement mélancoliques ou tourmentés, les bonnes vieilles si étonnantes à présent, avec leur visage placide et grave, leur magnifique chevelure nattée que le travail intellectuel n’a point éclaircie, leur turban de gaze brodé de fleurettes au crochet, et leurs lourdes soies, toujours achetées à Damas pour ne pas faire gagner les marchands de Lyon qui sont des infidèles… De temps à autre, quand passe une invitée de distinction, je dois me lever, pour lui rendre sa révérence[1] aussi profonde qu’il lui a plu de me la faire, et si c’est une jeune, la prier de prendre place un instant à mes côtés.

En vérité, je crois que maintenant je commence à m’amuser pour tout de bon, comme si l’on défilait pour une autre, et que je ne fusse point en cause. C’est que le spectacle vient de changer soudain, et, du haut de mon trône, je suis si bien placée pour n’en rien perdre : on a ouvert toutes grandes les portes de la rue ; entre qui veut ; invitée ou pas, est admise toute femme qui a envie de voir la mariée. Et il en vient de si extraordinaires, de ces passantes inconnues, toutes en tcharchaf, ou en yachmak, toutes fantômes, le visage caché suivant la mode d’une province ou d’une autre. Les antiques maisons grillées et regrillées d’alentour se vident de leurs habitantes ou de leurs hôtesses de hasard, et les étoffes anciennes sont sorties de tous les coffres. Il vient des femmes enveloppées de la tête aux pieds dans des soies asiatiques étrangement lamées d’argent ou d’or ; il vient des Syriennes éclatantes et des Persanes toutes drapées de noir ; il passe jusqu’à des vieilles centenaires courbées sur des bâtons. « La galerie des costumes », me dit tout bas Mélek, qui s’amuse aussi.

À quatre heures, arrivée des dames européennes : ça, c’est l’épisode le plus pénible de la journée. On les a retenues longtemps au buffet, mangeant des petits fours, buvant du thé ou même fumant des cigarettes ; mais les voilà qui s’avancent en cohorte vers le trône de la bête curieuse.

Il faut vous dire, André, qu’il y a presque toujours avec elles une étrangère imprévue qu’elles s’excusent d’avoir amenée, une touriste anglaise ou américaine de passage, très excitée par le spectacle d’un mariage turc. Elle arrive, celle-ci, en costume de voyage, peut-être même en bottes d’alpiniste. Avec ses mêmes yeux hagards, qui ont vu la terre du sommet de l’Himalaya ou contemplé du haut du Cap Nord le soleil de minuit, elle dévisage la mariée… Pour comble, ma voyageuse à moi, celle que le destin me réservait en partage, est une journaliste, qui a gardé aux mains ses gants sales du paquebot : indiscrète, fureteuse, avide de copie pour une feuille nouvellement lancée, elle me pose les questions les plus stupéfiantes, avec un manque de tact absolu. Mon humiliation n’a plus de bornes.

Bien déplaisantes et bien vilaines, les dames Pérotes, qui arrivent très empanachées. Elles ont déjà vu cinquante mariages, celles-ci, et savent au bout du doigt comment les choses se passent. Cela n’empêche point, au contraire, leurs questions aussi niaises que méchantes :

— Vous ne connaissez pas encore votre mari, n’est-ce pas ?… Comme c’est drôle tout de même !… Quel étrange usage !… Mais, ma chère amie, vous auriez dû tricher, tout simplement !… Et vous ne l’avez pas fait, bien vrai, non ?… Tout de même, à votre place, moi j’aurais refusé net !…

Et ce disant, des regards de moquerie, échangés avec une dame grecque, la voisine, également Pérote, et des petits ricanements de pitié… Je souris quand même, puisque c’est la consigne ; mais il me semble que ces pimbêches me giflent au sang sur les deux joues…

Enfin elles sont parties, toutes, les visiteuses en tcharchaf ou en chapeau. Restent les seules invitées.

Et les lustres, les lampes qu’on vient d’allumer, n’éclairent plus que des toilettes de grand apparat ; rien de noir puisqu’il n’y a pas d’hommes ; rien de sombre ; une foule délicieusement colorée et diaprée. Je ne crois pas, André, que vous ayez en Occident des réunions d’un pareil effet ; du moins ce que j’en ai pu voir dans des bals d’ambassade, quand j’étais petite fille, n’approchait point de ceci comme éclat. À côté des admirables soies asiatiques étalées par les grand’mères, quantité de robes parisiennes qui semblent encore plus diaphanes ; on les dirait faites de brouillard bleu ou de brouillard rose ; toutes les dernières créations de vos grands couturiers (pour parler comme ces imbéciles-là), portées à ravir par ces petites personnes, dont les institutrices ont fait des Françaises, des Suissesses, des Anglaises, des Allemandes, mais qui s’appellent encore Kadidjé, ou Chéref, ou Fatma, ou Aïché, et qu’aucun homme n’a jamais aperçues.

Je puis à présent me permettre de descendre de mon trône, où j’ai paradé cinq ou six heures ; je puis même sortir de ce salon bleu, où sont groupées surtout les aïeules, les fanatiques et dédaigneuses 1320 à l’esprit sain et rigide sous les bandeaux à la vierge et le petit turban. J’ai envie plutôt de me mêler à la foule des jeunes, « déséquilibrées » comme moi, qui se pressent depuis un moment dans un salon voisin où l’orchestre joue.

Un orchestre de cordes, accompagnant six chanteurs qui disent à tour de rôle des strophes de Zia-Pacha, d’Hafiz ou de Saâdi. Vous savez, André, ce qu’il y a de mélancolie ou de passion dans notre musique orientale ; d’ailleurs vous avez essayé de l’exprimer, bien que ce soit indicible… Les musiciens — des hommes — sont enveloppés hermétiquement d’un immense velum en soie de Damas : songez donc, quel scandale, si l’un d’eux allait nous apercevoir !… Et mes amies, quand j’arrive, viennent d’organiser une séance de « bonne aventure » chantée. (Un jeu qui se fait autour des orchestres, les soirs de mariage ; l’une dit : « La première chanson sera pour moi » ; l’autre dit : « Je prends la seconde ou la troisième », etc. Et chacune considère comme prophétiques pour soi-même les paroles de cette chanson-là.)

— La mariée prend la cinquième, dis-je en entrant.

Et, quand cette cinquième va commencer, toutes s’approchent, l’oreille tendue pour n’en rien perdre, se serrent contre le velum de soie, tirent dessus au risque de le faire tomber.


Moi qui suis l’amour (dit alors la voix du chanteur invisible), mon geste est trop brûlant !
Même si je ne fais que passer dans les âmes,
Toute la vie ne suffit pas à fermer la blessure que j’y laisse.
Je passe, mais la trace de mon pas reste éternellement.
Moi qui suis l’amour, mon geste est trop brûlant[2]


Comme elle est vibrante et belle, la voix de cet homme, que je sens tout proche, mais qui reste caché, et à qui je puis prêter l’aspect, le visage, les yeux qu’il me plaît… J’étais venue là pour essayer de m’amuser comme les autres : l’horoscope si souvent suggère quelque interprétation drôle, et on l’accueille par des rires, malgré la beauté de sa forme. Mais cette fois sans doute l’homme a trop bien et trop passionnément chanté. Les jeunes femmes ne rient pas, — non, aucune d’elles, — et me regardent. Quant à moi, il ne me semble plus, comme j’en avais le sentiment ce matin, que l’on ensevelit aujourd’hui ma jeunesse. Non, d’une façon ou d’une autre, je me séparerai de cet homme, à qui on me livre, et je vivrai ma vie ailleurs, je ne sais où, et je rencontrerai « l’amour au geste trop brûlant… » Alors tout me paraît transfiguré, dans ce salon où je ne vois plus les compagnes qui m’entourent ; toutes ces fleurs, dans les grands vases, répandent soudainement des parfums dont je suis grisée, et les lustres de cristal rayonnent comme des astres. Est-ce de fatigue ou d’extase, je ne sais plus ; mais ma tête tourne. Je ne vois plus personne, ni ce qui se passe autour de moi ; et tout m’est égal, parce que je sens à présent qu’un jour, sur la route de ma vie, je trouverai l’amour, et tant pis si j’en meurs !…

Un moment après, un moment ou longtemps, je ne sais pas, ma cousine Djavidé, celle qui a ce matin « frappé » son bonheur sur ma tête, s’avance vers moi :

— Mais tu es toute seule ! Les autres sont descendues pour le souper et elles attendent. Que peux-tu bien faire de si absorbant ?

C’est pourtant vrai, que je suis seule, et le salon vide… Parties, les autres ?… Et quand donc ?… Je ne m’en suis pas aperçue.

Djavidé est accompagnée du nègre qui doit porter ma traîne et crier sur mon passage : « Destour ! » pour faire écarter la foule. Elle prend mon bras, et, tandis que nous descendons l’escalier, me demande tout bas :

— Je t’en prie, ma chérie, dis-moi la vérité. À qui pensais-tu, quand je suis montée ?

— À André Lhéry.

— À André Lhéry !… Non !… Tu es folle, ou tu t’amuses de moi… À André Lhéry ! Alors c’était vrai, ce qu’on m’avait conté de ta fantaisie… (Elle riait maintenant, tout à fait rassurée.) — Enfin, avec celui-là, au moins, on est sûr qu’il n’y a pas de rencontre à craindre… Mais moi, à ta place, je rêverais mieux encore : ainsi, tiens, je me suis laissé dire que dans la lune on trouvait des hommes charmants… Il faudra creuser cette idée, ma chérie ; un Lunois, tant qu’à faire, il me semble que, pour une petite maboul comme toi, ce serait plus indiqué.

Nous avons une vingtaine de marches à descendre, très regardées par celles qui nous attendent au bas de l’escalier ; nos queues de robe, l’une blanche, et l’autre mauve, réunies à présent entre les mains gantées de ce singe. Par bonheur, son Lunois, à ma chère Djavidé, son Lunois si imprévu me fait rire comme elle, et nous voici toutes deux avec la figure qu’il faut, pour notre entrée dans les salles du souper.

Sur ma prière, il y a tablée à part pour les jeunes ; autour de la mariée, une cinquantaine de convives au-dessous de vingt-cinq ans, et presque toutes jolies. Sur ma prière aussi, la nappe est couverte de roses blanches, sans tiges ni feuillage, posées à se toucher. Vous savez, André, que de nos jours, on ne dresse plus le couvert à la turque ; donc, argenterie française, porcelaine de Sèvres et verrerie de Bohême, le tout marqué à mon nouveau chiffre ; notre vieux faste oriental, à ce dîner de mariage, ne se retrouve plus guère que dans la profusion des candélabres d’argent, tous pareils, qui sont rangés en guirlande autour de la table, se touchant comme les roses. Il se retrouve aussi, j’oubliais, dans la quantité d’esclaves qui nous servent, cinquante pour le moins, rien que pour notre salle des jeunes, toutes Circassiennes, admirablement stylées, et si agréables à regarder : des beautés blondes et tranquilles, évoluant avec une sorte de majesté native, comme des princesses !

Parmi les jeunes Turques assises à ma table, — presque toutes d’une taille moyenne, d’une grâce frêle, avec des yeux bruns, — les quelques dames du palais impérial qui sont venues, les « Saraylis », se distinguent par leur stature de déesse, leurs admirables épaules et leurs yeux couleur de mer : des Circassiennes encore, celles-ci, des Circassiennes de la montagne ou des champs, filles de laboureur ou de berger, achetées toutes petites pour leur beauté, ayant fait leurs années d’esclavage dans quelque sérail, et puis d’un coup de baguette devenues grandes dames avec une grâce stupéfiante, pour avoir épousé tel chambellan ou tel autre seigneur. Elles ont des regards de pitié, les belles Saraylis, pour les petites citadines au corps fragile, aux yeux cernés, au teint de cire, qu’elles nomment les « dégénérées » ; c’est leur rôle, à elles et à leurs milliers de sœurs que l’on vient vendre ici tous les ans, leur rôle d’apporter, dans la vieille cité fatiguée, le trésor de leur sang pur.

Grande gaieté parmi les convives. On parle et on rit de tout. Un souper de mariage, pour nous autres Turques, est toujours une occasion d’oublier, de se détendre et de s’étourdir. D’ailleurs, André, nous sommes foncièrement gaies, je vous assure ; sitôt qu’un rien nous détourne de nos contraintes, de nos humiliations quotidiennes, de nos souffrances, nous nous jetons volontiers dans l’enfantillage et le fou rire. — On m’a conté qu’il en était de même dans les cloîtres d’Occident, les religieuses les plus murées s’y amusant parfois entre elles à des plaisanteries d’école primaire. — Et une Française de l’ambassade, sur le point de retourner à Paris, me disait un jour :

— C’est fini, jamais plus je ne rirai d’aussi bon cœur, ni aussi innocemment du reste, que dans vos harems de Constantinople.

Le repas ayant pris fin, sur un toast au champagne en l’honneur de la mariée, les jeunes femmes assises à ma table proposent de laisser reposer l’orchestre turc et de faire de la musique européenne. Presque toutes sont d’habiles exécutantes, et il s’en trouve de merveilleuses ; leurs doigts, qui ont eu tant de loisirs pour s’exercer, arrivent le plus souvent à la perfection impeccable. Beethoven, Grieg, Liszt ou Chopin leur sont familiers. Et, pour le chant, c’est Wagner, Saint-Saëns, Holmès ou même Chaminade.

Hélas ! je suis obligée de répondre, en rougissant, qu’il n’y a point de piano dans ma demeure. Stupéfaction alors parmi mes invitées, et on me regarde avec un air de dire : « Pauvre petite ! Faut-il qu’on soit assez 1320, chez son mari !… Eh bien ! ça promet d’être réjouissant, l’existence dans cette maison ! »

Onze heures. On entend piaffer, sur les pavés dangereux, les chevaux des magnifiques équipages, et la vieille rue montante est toute pleine de nègres en livrée qui tiennent des lanternes. Les invitées remettent leurs voiles, s’apprêtent à partir. L’heure est même bien tardive pour des musulmanes, et sans la circonstance exceptionnelle d’un grand mariage, elles ne seraient point dehors. Elles commencent à prendre congé, et la mariée, debout indéfiniment, doit saluer et remercier chaque dame qui « a daigné assister à cette humble réunion ». Quand ma grand’mère, à son tour, s’avance pour me dire adieu, son air satisfait exprime clairement : « Enfin nous avons marié cette capricieuse ! Quelle bonne affaire ! »

On s’en va, on me laisse seule, dans ma prison nouvelle ; plus rien pour m’étourdir ; me voici toute au sentiment que l’irrémédiable s’accomplit.

Zeyneb et Mélek, mes bien-aimées petites sœurs, restées les dernières, s’approchent maintenant pour m’embrasser ; nous n’osons pas échanger un regard, par crainte des larmes. Elles s’en vont, elles aussi, laissant retomber les voiles sur leur visage. C’est fini ; je me sens descendue au fond d’un abîme de solitude et d’inconnu… Mais, ce soir, j’ai la volonté d’en sortir ; plus vivante que ce matin, je suis prête à la lutte, car j’ai entendu l’appel de « l’amour au geste trop brûlant… »

On vient m’informer alors que le jeune bey, mon époux, en haut, dans le salon bleu, attend depuis quelques minutes le plaisir de causer avec moi. (Il arrive de Khassim-Pacha, de chez mon père, où il y avait un dîner d’hommes.) Eh bien ! moi aussi, il me tarde de le revoir et de l’affronter. Et je vais à lui le sourire aux lèvres, tout armée de ruse, décidée à l’étonner d’abord, à l’éblouir, mais l’âme emplie de haine et de projets de vengeance…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Un frou-frou de soie derrière elle, tout près, la fit tressaillir : sa belle-mère, arrivée à pas veloutés de vieille chatte ! Heureusement elle ne lisait point le français, celle-ci, étant tout à fait vieux jeu, et, de plus, elle avait oublié son face-à-main.

— Eh bien ! chère petite, c’est trop écrire, ça !… Depuis tantôt trois heures, assise à votre bureau !… C’est que je suis déjà venue souvent, moi, sur la pointe du pied !… Voilà notre Hamdi qui va rentrer d’Yldiz, et vous aurez vos jolis yeux tout fatigués pour le recevoir… Allons, allons ! reposez-vous un peu. Serrez-moi ces papiers jusqu’à demain…

Pour serrer les papiers, elle ne se fit point prier, — vite les serrer à clef dans un tiroir, — car une autre personne venait d’apparaître à la porte du salon, une qui lisait le français et qui avait le regard perçant : la belle Durdané (Grain de perle), cousine d’Hamdi-Bey, récemment divorcée, et en visite dans la maison depuis avant-hier. Des yeux au henneh, des cheveux au henneh, un trop joli visage, avec un mauvais sourire. En elle, la petite mariée avait déjà pressenti une perfide. Inutile de lui recommander, à celle-là, de soigner son aspect pour l’arrivée d’Hamdi, car elle était la coquetterie même, devant son beau cousin surtout.

— Tenez, ma chère petite, reprit la vieille dame, en présentant un écrin fané, je vous ai apporté une parure de ma jeunesse ; comme elle est orientale, vous ne pourrez pas dire qu’elle est démodée, et elle fera si bien sur votre robe d’aujourd’hui !

C’était un collier ancien, qu’elle lui passa au cou ; des émeraudes, dont le vert en effet s’harmonisait délicieusement avec le rose du costume :

— Oh ! ça vous va, ma chère enfant, ça vous va, c’est à ravir !… Notre Hamdi, qui s’y entend si bien aux couleurs, vous trouvera irrésistible ce soir !…

Elle-même y tenait, certainement, à ce que Hamdi la trouvât plaisante, car elle comptait sur son charme comme principal moyen de lutte et de revanche. Mais rien ne l’humiliait plus que cette manie qu’on avait de la parer du matin au soir : « Ma chère petite, relevez donc un peu cette gentille mèche, là, sur l’oreille ; notre Hamdi vous trouvera encore plus jolie… Ma chère petite, mettez donc cette rose-thé dans vos cheveux ; c’est la fleur que notre Hamdi préfère… » Tout le temps ainsi, traitée en odalisque, en poupée de luxe, pour le plus grand plaisir du maître !…

Une rougeur aux joues, elle avait remercié à peine de ce collier d’émeraudes, quand un nègre de service vint dire que le bey était en vue, qu’il arrivait à cheval et tournait l’angle de la plus proche mosquée. La vieille dame aussitôt se leva :

— Il n’est que temps de battre en retraite, Durdané, nous autres. Ne gênons pas les nouveaux mariés, ma chère…

Elles prirent la fuite comme deux Cendrillons, et Durdané, se retournant sur le seuil, avant de disparaître, envoya pour adieu son méchant sourire agressif.

La petite mariée alors s’approcha d’un miroir… L’autre jour, elle était entrée chez son mari aussi blanche que sa robe à traîne, aussi pure que l’eau de ses diamants ; pendant sa vie antérieure, toute consacrée à l’étude, loin du contact des jeunes hommes, jamais une image sensuelle n’avait seulement traversé son imagination. Mais les câlineries de plus en plus enlaçantes de ce Hamdi, la senteur saine de son corps, la fumée de ses cigarettes, commençaient, malgré elle, de lui insinuer en pleine chair un trouble que jamais elle n’aurait soupçonné…

Dans l’escalier, le cliquetis d’un sabre de cavalerie, il arrivait, il était tout près !… Et elle savait imminente l’heure où s’accomplirait, entre leurs deux êtres, cette communion intime, qu’elle ne se représentait du reste qu’imparfaitement… Or, voici qu’elle sentait pour la première fois un désir inavoué de sa présence, — et la honte de désirer quelque chose de cet homme lui faisait monter dans l’âme une poussée nouvelle de révolte et de haine…


V


Trois ans plus tard, en 1904.

André Lhéry, qui était — vaguement et d’une façon intermittente — dans les ambassades, venait de demander, après beaucoup d’hésitations, et d’obtenir un poste d’environ deux années à Constantinople.

S’il avait hésité, c’est parce que d’abord toute position officielle représente une chaîne, et qu’il était jaloux de rester libre ; c’est aussi parce que, deux ans loin de son pays, cela lui semblait bien plus long que jadis, au temps où presque toute la vie était en avant de sa route ; c’est enfin et surtout parce qu’il avait peur d’être désenchanté par la Turquie nouvelle.

Il s’était décidé pourtant, et un jour de mars, par un temps sombre et hivernal, un paquebot l’avait déposé sur le quai de la ville autrefois tant aimée.

À Constantinople, l’hiver n’en finit plus. Le vent de la Mer Noire soufflait ce jour-là furieux et glacé, chassant des flocons de neige. Dans l’abject faubourg cosmopolite où les paquebots accostent et qui est là comme pour conseiller aux nouveaux arrivants de vite repartir, les rues étaient des cloaques de boue gluante où pataugeaient des Levantins sordides et des chiens galeux.

Et André Lhéry, le cœur serré, l’imagination morte, prit place comme un condamné dans le fiacre qui le conduisit, par des montées à peine possibles, vers le plus banal des hôtels dits « Palaces ».

Péra, où sa situation l’obligeait d’habiter cette fois, est ce lamentable pastiche de ville européenne, qu’un bras de mer, et quelques siècles aussi, séparent du grand Stamboul des mosquées et du rêve. C’est là qu’il dut, malgré son envie de fuir, se résigner à prendre un logis. Dans le quartier le moins prétentieux, il se percha très haut, non seulement pour s’éloigner davantage, en altitude au moins, des élégances Pérotes qui sévissaient en bas, mais aussi pour jouir d’une vue immense, apercevoir de toutes ses fenêtres la Corne-d’Or, avec la silhouette de Stamboul, érigée sur le ciel, et à l’horizon la ligne sombre des cyprès, les grands cimetières où dort depuis plus de vingt ans, sous une dalle brisée, l’obscure Circassienne qui fut l’amie de sa jeunesse.

Le costume des femmes turques n’était plus le même qu’à son premier séjour : c’est là une des choses qui l’avaient frappé d’abord. Au lieu du voile blanc d’autrefois, qui laissait voir les deux yeux et qu’elles appelaient yachmak, au lieu du long camail de couleur claire qu’elles appelaient féradjé, maintenant elles portaient le tcharchaf, une sorte de domino presque toujours noir, avec un petit voile également noir retombant sur le visage et cachant tout, même les yeux. Il est vrai, elles le relevaient parfois, ce petit voile, et montraient aux passants l’ovale entier de leur figure, — ce qui semblait à André Lhéry une subversive innovation. À part cela, elles étaient toujours les mêmes fantômes, que l’on coudoie partout, mais avec qui la moindre communication est interdite et que l’on ne doit pas même regarder ; les mêmes cloîtrées dont on ne peut rien savoir ; les inconnaissables, — les inexistantes, pourrait-on dire : d’ailleurs, le charme et le mystère de la Turquie. André Lhéry, jadis, par une suite de hasards favorables, impossibles à rencontrer deux fois dans une existence, avait pu, avec la témérité d’un enfant qui ignore le danger, s’approcher de l’une d’elles, — si près qu’il lui avait laissé un morceau de son âme, accrochée. Mais cette fois, renouveler l’aventure, il n’y songeait même point, pour mille raisons, et les regardait passer comme on regarde les ombres ou les nuages…

Le vent de la Mer Noire, pendant les premières semaines, continua de souffler tout le temps et la pluie froide de tomber, ou bien la neige, et des gens vinrent l’inviter à des dîners, à des soirées dans des cercles. Alors il sentit que ce monde-là, cette vie-là, non seulement lui rendraient vide et agité son nouveau séjour en Orient, mais risquaient aussi de gâter à jamais ses impressions d’autrefois, peut-être même d’embrumer l’image de la pauvre petite endormie. Depuis qu’il était à Constantinople, ses souvenirs, d’heure en heure, s’effaçaient davantage, sombraient sous la banalité ambiante ; il lui paraissait que ces gens de son entourage les profanaient chaque jour, piétinaient dessus. Et il décida de s’en aller. Perdre son poste à l’ambassade, bien entendu, lui était secondaire. Il s’en irait.

Depuis l’arrivée, depuis tantôt quinze jours, mille choses quelconques venaient d’absorber à ce point son loisir qu’il n’avait même pas pu passer les ponts de la Corne-d’Or pour aller jusqu’à Stamboul. Cette grande ville, qu’il apercevait du haut de son logis, le plus souvent noyée dans les brouillards persistants de l’hiver, restait pour lui presque aussi lointaine et irréelle qu’avant son retour en Turquie. Il s’en irait ; c’était bien résolu. Le temps de faire un pèlerinage, là-bas, sous les cyprès, à la tombe de Nedjibé, et, laissant tout, il reprendrait le chemin de France ; par respect pour le cher passé, par déférence religieuse pour elle, il repartirait avant le plus complet désenchantement.

Le jour où il put mettre enfin le pied à Stamboul était un des plus désespérément glacés et obscurs de toute l’année, bien que ce fût un jour d’avril.

De l’autre côté de l’eau, aussitôt le pont franchi, dès qu’il se trouva dans l’ombre de la grande mosquée du seuil, il se sentit redevenir un autre lui-même, un André Lhéry qui serait resté mort pendant des années et à qui auraient été rendues tout à coup la conscience et la jeunesse. Seul, libre, ignoré de tous dans ces foules, il connaissait les moindres détours de cette ville, comme se les rappelant d’une existence précédente. Des mots turcs oubliés lui revenaient à la mémoire ; dans sa tête, des phrases s’assemblaient ; il était de nouveau quelqu’un d’ici, vraiment quelqu’un de Stamboul.

Tout d’abord il éprouva la gêne, presque le ridicule d’être coiffé d’un chapeau. Moins par enfantillage que par crainte d’éveiller l’attention de quelque gardien, dans les cimetières, il acheta un fez, qui fut suivant la coutume soigneusement repassé et conformé à sa tête dans une des mille petites boutiques de la rue. Il acheta un chapelet, pour tenir à la main comme un bon Oriental. Et, pris de hâte maintenant, d’extrême impatience d’arriver à cette tombe, il sauta dans une voiture en disant au cocher : « Edirné kapoussouna guetur ! » (Conduis-moi à la Porte d’Andrinople.)

C’était loin, très loin, cette porte d’Andrinople, percée dans la grande muraille byzantine, au bout de quartiers que l’on abandonne, de rues qui se meurent d’immobilité et de silence. Il lui fallait traverser presque tout Stamboul, et on commença par monter des rampes où les chevaux glissaient. D’abord défilèrent ces quartiers grouillants de monde, pleins de cris et de marchandages, qui avoisinent le bazar et que les touristes fréquentent. Puis vinrent, un peu déserts ce jour-là sous la brise glacée, ces sortes de steppes qui occupent le plateau du centre et d’où l’on aperçoit des minarets de tous côtés et des dômes. Et après, ce furent les avenues bordées de tombes, de kiosques funéraires, d’exquises fontaines, les avenues de jadis où rien n’avait changé ; l’une après l’autre, les grandes mosquées passèrent avec leurs amas de coupoles pâlement grises dans le ciel encore hivernal, avec leurs vastes enclos pleins de morts, et leurs places bordées de petits cafés du vieux temps où les rêveurs s’assemblent après la prière. C’était l’heure où les muezzins appelaient au troisième office du jour ; on entendait leurs voix tomber de là-haut, des frêles galeries aériennes qui voisinaient avec les nuages froids et sombres… Stamboul existait donc encore… À le retrouver tel qu’autrefois, André Lhéry, tout frissonnant d’une indicible et délicieuse angoisse, se sentait replongé peu à peu dans sa propre jeunesse ; de plus en plus il se sentait quelqu’un qui revivait, après des années d’oubli et de non-être… Et c’était elle, la petite Circassienne au corps aujourd’hui anéanti dans la terre, qui avait gardé le pouvoir de jeter un enchantement sur ce pays, elle qui était cause de tout, et qui, à cette heure, triomphait.

À mesure qu’approchait cette porte d’Andrinople, qui ne donne que sur le monde infini des cimetières, la rue se faisait encore plus tranquille, entre des vieilles maisonnettes grillées, des vieux murs croulants. À cause de ce vent de la Mer Noire, personne n’était assis devant les humbles petits cafés, presque en ruine. Mais les gens de ce quartier, les rares qui passaient, avec des airs gelés, portaient encore la longue robe et le turban d’autrefois. Une tristesse d’universelle mort, ce jour-là, émanait des choses terrestres, descendait du ciel obscur, sortait de partout, une tristesse insoutenable, une tristesse à pleurer.

Arrivé enfin sous l’épaisse voûte brisée de cette porte de ville, André, par prudence, congédia sa voiture et sortit seul dans la campagne, — autant dire dans l’immense royaume des tombes abandonnées et des cyprès centenaires. À droite et à gauche, tout le long de cette muraille colossale, dont les donjons à moitié éboulés s’alignaient à perte de vue, rien que des tombes, des cimetières sans fin, qui s’enveloppaient de solitude et se grisaient de silence. Assuré que le cocher était reparti, qu’on ne le suivrait pas pour l’espionner, André prit à droite, et commença de descendre vers Eyoub, marchant sous ces grands cyprès, aux ramures blanches comme les ossements secs, aux feuillages presque noirs.

Les pierres tombales en Turquie sont des espèces de bornes, coiffées de turbans ou de fleurs, qui de loin prennent vaguement l’aspect humain, qui ont l’air d’avoir une tête et des épaules ; aux premiers temps elles se tiennent debout, bien droites, mais les siècles, les tremblements de terre, les pluies viennent les déraciner ; elles s’inclinent alors en tous sens, s’appuient les unes contre les autres comme des mourantes, finissent par tomber sur l’herbe où elles restent couchées. Et ces très anciens cimetières, où André passait, avaient le morne désarroi des champs de bataille au lendemain de la défaite.

Presque personne en vue aujourd’hui, le long de cette muraille, dans ce vaste pays des morts. Il faisait trop froid. Un berger avec ses chèvres, une bande de chiens errants, deux ou trois vieilles mendiantes attendant quelque cortège funèbre pour avoir l’aumône, rien de plus, aucun regard à craindre. Mais les tombes, qui étaient par milliers, simulaient presque des foules, des foules de petits êtres grisâtres, penchés, défaillants. Et des corbeaux, qui sautillaient sur l’herbe, commençaient à jeter des cris, dans le vent d’hiver.

André se dirigeait au moyen d’alignements, pris par lui autrefois, pour retrouver la demeure de celle qu’il avait appelée « Medjé », parmi tant d’autres demeures presque pareilles qui d’un horizon à l’autre couvraient ce désert. C’était bien dans ce petit groupe là-bas ; il reconnaissait l’attitude et la forme des cyprès. Et c’était bien celle-ci, malgré son air d’avoir cent ans, c’était bien celle-ci dont les stèles déracinées gisaient maintenant sur le sol… Combien la destruction avait marché vite, depuis la dernière fois qu’il était venu, depuis à peine cinq années !… Même ces humbles pierres, le temps n’avait pas voulu les laisser à la pauvre petite morte, tellement enfoncée déjà dans le néant, que sans doute pas un être en ce pays n’en gardait le souvenir. Dans sa mémoire à lui seul, mais rien que là, persistait encore la jeune image, et, quand il serait mort, aucun reflet ne resterait nulle part de ce que fut sa beauté, aucune trace au monde de ce que fut son âme anxieuse et candide. Sur la stèle, tombée dans l’herbe, personne ne viendrait lire son nom, son vrai nom qui d’ailleurs n’évoquerait plus rien… Souvent autrefois, il s’était senti profanateur, pour avoir livré, quoique sous un nom d’invention, un peu d’elle-même à des milliers d’indifférents, dans un livre trop intime, qui jamais n’aurait dû paraître ; aujourd’hui, au contraire, il était heureux d’avoir fait ainsi, à cause de cette pitié éveillée pour elle et qui continuerait peut-être de s’éveiller çà et là pendant quelques années encore, au fond d’âmes inconnues ; même il regrettait de n’avoir pas dit comment elle s’appelait, car alors ces pitiés, lui semblait-il, seraient venues plus directement au cher petit fantôme ; et puis, qui sait, en passant devant la stèle couchée, quelqu’une de ses sœurs de Turquie, lisant ce nom-là, aurait pu s’arrêter pensive…

Sur les cimetières immenses, la lumière baissait hâtivement ce soir, tant le ciel était rempli de nuages entassés, sans une échappée nulle part. Devant cette muraille, les débris de cette muraille sans fin qui semblait d’une ville morte, la solitude devenait angoissante et à faire peur : une étendue grise, clairsemée de cyprès et toute peuplée comme de petits personnages caducs, encore debout ou bien penchés, ou gisants, qui étaient des stèles funéraires. Et elle demeurait couchée là depuis des années, la petite Circassienne jadis un peu confiante en le retour de son ami, là depuis des étés, des hivers, et là pour jamais, se désagrégeant seule dans le silence, seule durant les longues nuits de décembre, sous les suaires de neige. À présent même, elle devait n’être plus rien… Il songeait avec terreur à ce qu’elle pouvait bien être encore, si près de lui sous cette couche de terre : oui, plus rien sans doute, quelques os qui achevaient de s’émietter, parmi les racines profondes, et cette sorte de boule, plus résistante que tout, qui représente la tête, le coffret rond où avaient habité son âme, ses chères pensées…

Vraiment les brisures de cette tombe augmentaient son attachement désolé et son remords, ne lui étaient plus tolérables ; la laisser ainsi, il ne s’y résignait pas… Étant presque du pays, il savait quelles difficultés, quels dangers offrait l’entreprise : un chrétien toucher à la tombe d’une musulmane, dans un saint cimetière… À quelles ruses de malfaiteur il faudrait recourir, malgré l’intention pieuse !… Il décida cependant que cela se ferait ; il resterait donc encore en Turquie, tout le temps nécessaire pour réussir, même des mois au besoin, et ne repartirait qu’après, quand on aurait changé les pierres brisées, quand tout serait relevé et consolidé pour durer…


Rentré à Péra le soir, il trouva chez lui Jean Renaud, un de ses amis de l’ambassade, un très jeune, qui s’émerveillait ici de toutes choses, et dont il avait fait son intime, à cause de cette commune adoration pour l’Orient.

Il trouva aussi tout un courrier de France sur sa table, et une enveloppe timbrée de Stamboul, qu’il ouvrit d’abord.

La lettre disait :


Monsieur,

Vous rappelez-vous qu’une femme turque vous écrivit une fois pour vous dire les émotions éveillées en son âme par la lecture de Medjé, et solliciter quelques mots de réponse tracés de votre main ?

Eh bien ! cette même Turque, devenue ambitieuse, veut aujourd’hui plus encore. Elle veut vous voir, elle veut connaître l’auteur aimé de ce livre, lu cent fois et avec plus d’émotion toujours. Voulez-vous que nous nous rencontrions jeudi à deux heures et demie au Bosphore, côte d’Asie, entre Chiboukli et Pacha-Bagtché ? Vous pourriez m’attendre au petit café qui est près de la mer, juste au fond de la baie.

Je viendrai en tcharchaf sombre, dans un talika[3] ; je quitterai ma voiture, vous me suivrez, mais vous attendrez que je vous parle la première. Vous connaissez mon pays, vous savez donc combien je risque. Je sais de mon côté que j’ai affaire en vous à un galant homme. Je me fie à votre discrétion.

Mais peut-être avez-vous oublié « Medjé » ? Et peut-être ses sœurs ne vous intéressent-elles plus ?

Si cependant vous désirez lire dans l’âme de la Medjé d’aujourd’hui, répondez-moi, et à jeudi.

Mme ZAHIDÉ
Poste restante, Galata.


Il tendit en riant la lettre à son ami et passa aux suivantes.

— Emmenez-moi jeudi avec vous ! — supplia Jean Renaud, dès qu’il eut fini de lire. — Je serai bien sage, — ajouta-t-il, du ton d’un enfant, — bien discret ; je ne regarderai pas…

— Vous vous figurez que je vais y aller, mon petit ami ?

— Oh !… Manquer cela ?… Vous irez, voyons !

— Jamais de la vie !… c’est quelque attrape… Elle doit être Turque comme vous et moi, la dame.

S’il faisait le difficile, c’était bien un peu pour se laisser forcer la main par son jeune confident, car, au fond, tout en continuant de décacheter son courrier, il était plus préoccupé de la « dame » qu’il ne voulait le paraître. Si invraisemblable que fût le rendez-vous, il subissait la même attraction irraisonnée qui, trois ans plus tôt, lors de la première lettre de cette inconnue, l’avait poussé à répondre. D’ailleurs, quelle chose presque étrange, cet appel qu’on lui adressait au nom de « Medjé », justement ce soir, alors qu’il rentrait à peine de sa visite au cimetière, l’âme si inquiétée de son souvenir !


VI


Le jeudi 14 avril, avant l’heure fixée, André Lhéry et Jean Renaud étaient venus prendre place devant le petit café, qu’ils avaient reconnu sans peine, au bord de la mer, rive d’Asie, à une heure de Constantinople, entre les deux villages indiqués par la mystérieuse Zahidé. C’était un des rares coins solitaires et sauvages du Bosphore qui, presque partout ailleurs, est bordé de maisons et de palais : la dame avait su choisir. Là, une prairie déserte, quelques platanes de trois ou quatre cents ans, — de ces platanes de Turquie aux ramures de baobab, — et tout près, dévalant de la colline jusque vers la tranquille petite plage, une pointe avancée de ces forêts d’Asie Mineure, qui ont gardé leurs brigands et leurs ours.

Un lieu vraiment à souhait, pour rendez-vous clandestins. Ils étaient seuls, devant la vieille petite masure en ruine et complètement isolée qu’était ce café, tenu par un humble bonhomme à barbe blanche. Les platanes alentour avaient à peine des feuilles dépliées ; mais la fraîche prairie était déjà si couverte de fleurs, et le ciel si beau, qu’on s’étonnait de ce vent glacé soufflant sans trêve, — le presque éternel vent de la Mer Noire, qui gâte tous les printemps de Constantinople ; ici, côté de l’Asie, on en était un peu abrité comme toujours ; mais en face il faisait rage, sur cette rive d’Europe que l’on apercevait là-bas au soleil, avec ses mille maisons les pieds dans l’eau.

Ils attendaient l’heure dans cette solitude, en fumant des narguilés de pauvre que le vieux Turc de céans leur avait servis, presque étonné et méfiant de ces deux beaux messieurs à chapeau, dans sa maisonnette pour bateliers ou bergers, à cette saison encore incertaine et par un vent pareil.

— C’est tellement gentil à vous, disait Jean Renaud, d’avoir accepté ma compagnie.

— Ne vous emballez pas sur la reconnaissance, mon petit. Je vous ai emmené, comprenez donc, c’est pour avoir à qui m’en prendre, si elle ne vient pas, si ça tourne mal, si…

— Oh ! alors il faut que je m’applique à ce que ça tourne bien ! — (Il disait cela en faisant l’effaré, avec un de ces sourires tout jeunes qui révélaient en lui une gentille âme d’enfant.) — Tenez, justement là-bas, derrière vous, je parie que c’est elle qui s’amène.

André regarda derrière lui. Un talika, en effet, débouchait d’une voûte d’arbres, — arrivait cahin-caha, par le sentier mauvais. Entre les rideaux, que le vent remuait, on apercevait deux ou trois formes féminines, qui étaient toutes noires, visages compris :

— Elles sont au moins une douzaine là-dedans, objecta André. Alors vous pensez, mon petit ami, qu’on arrive comme ça, en bande, pour un rendez-vous ?… Une visite de corps ?…

Cependant le talika allait passer devant eux… Quand il fut tout près, une petite main gantée de blanc sortit des voiles sombres et fit un signe… C’était donc bien cela… Et elles étaient trois ! Trois, quelle étonnante aventure !…

— Donc je vous laisse, dit André. Soyez discret, comme vous l’avez promis ; ne regardez pas. Et puis réglez nos dépenses à ce vieux bonhomme, ça vous revient.

Il se mit donc à suivre de loin le talika qui, dans le sentier toujours désert, s’arrêta bientôt à l’abri d’un groupe de platanes. Trois fantômes noirs, noirs de la tête aux pieds, sautèrent aussitôt sur l’herbe, c’étaient des fantômes légers, très sveltes, qui avaient des traînes de soie, ils continuèrent de marcher, contre le vent froid qui soufflait avec violence et leur faisait baisser le front ; mais ils allaient de plus en plus lentement, comme pour inviter le suiveur à les rejoindre.

Il faut avoir vécu en Orient pour comprendre l’émotion étonnée d’André, et toute la nouveauté de son amusement, à s’avancer ainsi vers des Turques voilées, alors qu’il s’était habitué depuis toujours à considérer cette classe de femmes comme absolument inapprochables… Était-ce réellement possible ! Elles l’avaient appelé, elles l’attendaient, et on allait se parler !…

Quand elles l’entendirent tout près, elles se retournèrent :

— Monsieur André Lhéry, n’est-ce pas ? — demanda l’une, qui avait la voix infiniment douce, timide, fraîche, et qui tremblait.

Il salua pour toute réponse ; alors, des trois tcharchafs noirs, il vit sortir trois petites mains gantées à plusieurs boutons, qu’on lui tendait et sur lesquelles il s’inclina successivement.

Elles avaient au moins double voile sur la figure ; c’étaient trois énigmes en deuil, trois Parques impénétrables.

— Excusez-nous, — reprit la voix qui avait déjà parlé, si nous ne vous disons rien ou des bêtises : nous sommes mortes de peur… — Cela se devinait du reste.

— Si vous saviez, dit la seconde voix, ce qu’il a fallu de ruses pour être ici !… En route, ce qu’il a fallu semer de gens, de nègres, de négresses !…

— Et ce cocher, dit la troisième, que nous ne connaissons pas et qui peut nous perdre !…

Un silence. Le vent glacé s’engouffrait dans les soies noires ; il coupait les respirations. L’eau du Bosphore, qu’on apercevait entre les platanes, était blanche d’écume. Aux arbres, les quelques nouvelles feuilles à peine ouvertes s’arrachaient pour s’envoler. Sans les fleurettes du chemin, qui se courbaient sous les robes traînantes, on se serait cru en hiver. Machinalement, ils faisaient les cent pas tous ensemble, comme des amis qui se promènent ; mais ce lieu écarté, ce mauvais temps, tout cela était un peu lugubre et plutôt de triste présage pour cette rencontre.

Celle qui la première avait ouvert la bouche, et qui semblait la meneuse du périlleux complot, recommença de parler, de dire n’importe quelle chose, pour rompre le silence embarrassant :

— Vous voyez, nous sommes venues trois…

— En effet, je vois ça, — répondit André qui ne put s’empêcher de sourire.

— Vous ne nous connaissez pas, et pourtant vous êtes notre ami depuis des années.

— Nous vivons avec vos livres, ajouta la seconde.

— Vous nous direz si elle est vraie, l’histoire de « Medjé », demanda la troisième.

Maintenant voici qu’elles parlaient toutes à la fois, après le mutisme du début, comme des petites personnes pressées de faire quantité de questions, dans une entrevue qui ne pouvait être que très courte. Leur aisance à s’exprimer en français surprenait André Lhéry autant que leur audace épeurée. Et, le vent ayant presque soulevé les voiles d’une figure, il surprit un dessous de menton et le haut d’un cou, choses qui vieillissent le plus vite chez la femme, et qui là étaient adorablement jeunes, sans l’apparence d’un pli.

Elles parlaient toutes ensemble et leurs voix faisaient comme de la musique ; il est vrai, ce vent et ces doubles voiles y ajoutaient une sourdine ; mais le timbre par lui-même en était exquis. André, qui, au premier abord, s’était demandé s’il n’était pas mystifié par trois Levantines, ne doutait plus maintenant d’avoir affaire à des Turques pour de bon ; la douceur de leurs voix était un certificat d’origine à peu près certain, car, au contraire, trois Pérotes parlant ensemble, cela eût fait songer tout de suite au Jardin d’acclimatation, côté des cacatoès[4].

— Tout à l’heure, — dit celle qui déjà intéressait le plus André, — j’ai bien vu que vous avez ri, quand je vous annonçais que nous étions venues trois. Mais aussi, vous ne m’avez pas laissée conclure. C’était pour en arriver à vous dire que, trois aujourd’hui, trois une prochaine fois, si vous répondez encore à notre appel, toujours nous serons trois, inséparables comme ces perruches, vous savez, — qui d’ailleurs ne sont que deux… Et puis vous ne verrez point nos visages, jamais… Nous sommes trois petites ombres noires, et voilà tout.

— Des âmes, vous entendez bien ; nous resterons pour vous des âmes, sans plus ; trois pauvres âmes en peine, qui ont besoin de votre amitié.

— Inutile de nous distinguer les unes des autres ; mais enfin, pour voir… Qui sait si vous devinerez laquelle de nous vous a écrit, celle qui se nomme Zahidé, vous vous rappelez… Allons, dites un peu, ça nous amusera.

— Vous-même, madame ! — répondit André sans paraître hésitant. Et c’était cela, et, derrière les voiles, on les entendit s’étonner, en exclamations turques.

— Eh bien ! alors, dit « Zahidé », puisque nous voilà de vieilles connaissances, vous et moi, c’est mon rôle à présent de vous présenter mes sœurs. Quand ce sera fait, nous serons rentrées dans les limites de la correction la plus parfaite. Écoutez donc bien. Le second domino noir, là, le plus haut en taille, s’appelle Néchédil, — et il est méchant. Le troisième, qui marche en ce moment à l’écart, s’appelle Ikbal, — et il est sournois : défiez-vous. Et, à partir de cette heure, veillez à ne pas vous embrouiller entre nous trois.

Tous ces noms, il va sans dire, étaient d’emprunt, et André s’en doutait bien. Il n’y avait plus de Néchédil ou d’Ikbal que de Zahidé. Le second tcharchaf cachait le visage régulier, grave au regard un peu visionnaire, de Zeyneb, l’aînée des « cousines » de la mariée. Quant au troisième, dit sournois, si André avait pu soulever l’épais voile de deuil, il aurait rencontré là-dessous le petit nez en l’air et les grands yeux rieurs de Mélek, la jeune Turque aux cheveux roux qui avait prétendu jadis que « le poète devait être plutôt marqué ». Il est vrai, une Mélek bien changée depuis ce temps-là, par de précoces souffrances et des nuits passées dans les larmes ; mais une Mélek si foncièrement gaie de tempérament que, même ses longues détresses n’avaient pu éteindre l’éclat de son rire.

— Quelle idée pouvez-vous bien avoir de nous ? — demanda « Zahidé », après le silence qui suivit les présentations. — Quelles sortes de femmes imaginez-vous que nous sommes, de quelle classe sociale, de quel monde ?… Allons, dites.

— Mon Dieu,… je vous préciserai mieux ça plus tard… Je ne vous le cacherai pas cependant, je commence bien à me douter un peu que vous n’êtes pas des femmes de chambre.

— Ah !… Et notre âge ?… Cela est sans importance, il est vrai, puisque nous ne voulons être que des âmes. Mais enfin, notre devoir est vraiment de vous faire tout de suite une confidence : nous sommes des vieilles femmes, monsieur Lhéry, des très vieilles femmes.

— J’avais parfaitement flairé ça, par exemple.

— N’est-ce pas ?

— N’est-ce pas ? — intervint « Ikbal » (Mélek) d’un ton noyé de mélancolie, avec un chevrotement réussi dans la voix, — n’est-ce pas, la vieillesse, hélas ! est une chose qui se flaire toujours comme vous dites, malgré les précautions pour dissimuler… Mais précisez un peu… Des chiffres, que nous voyions si vous êtes physionomiste

À cause des impénétrables voiles, ce mot physionomiste était prononcé pourtant avec une nuance de drôlerie.

— Des chiffres… Mais ça ne va pas vous blesser, les chiffres que je dirai ?…

— Oh ! pas du tout… Nous avons tellement abdiqué, si vous saviez… Allez-y, monsieur Lhéry.

— Eh bien ! vous m’avez tout de suite représenté des aïeules qui doivent flotter entre — au moins, au moins, au petit moins, — entre dix-huit et vingt-quatre ans.

Elles riaient sous leurs voiles, pas très au regret d’avoir manqué leur effet de vieilles, mais trop absolument jeunes pour en être flattées.

Dans la tourmente qui soufflait de plus en plus froide, sous le ciel balayé et clair, éparpillant des branchettes ou des feuilles, ils se promenaient maintenant comme de vieux amis ; malgré ce vent qui coupait des paroles, malgré le tapage de cette mer qui s’agitait tout près d’eux au bord du chemin, ils commençaient d’échanger leurs pensées vraies, ayant quitté vite ce ton moitié persifleur, dont ils s’étaient servis pour masquer l’embarras du début. Ils marchaient lentement et l’œil au guet, réduits à se pencher ou à se tourner quand une rafale cinglait trop fort. André s’émerveillait de tout ce qu’elles étaient capables de comprendre, et aussi de se sentir déjà presque en confiance avec ces inconnues.

Et au milieu de ce mauvais temps et de cette solitude propices, ils se croyaient à peu près en sûreté quand soudain, devant eux, au tournant de la route là-bas, croquemitaine leur apparut, sous la figure de deux soldats turcs en promenade, avec des badines à la main comme les soldats de chez nous ont coutume d’en couper dans les palisses. C’était la plus dangereuse des rencontres, car ces braves garçons, venus pour la plupart du fond des campagnes d’Asie, où l’on ne transige pas sur les vieux principes, étaient capables de se porter aux violences extrêmes en présence d’une chose aussi criminelle à leurs yeux : des musulmanes avec un homme d’Occident ! Ils s’arrêtèrent, les soldats, cloués de stupeur, et puis, après quelques mots brusques échangés, ils repartirent à toutes jambes, évidemment pour avertir leurs camarades, ou la police ou peut-être ameuter les gens du prochain village… Les trois petites apparitions noires, terrifiées, sautèrent dans leur voiture qui repartit au galop à tout briser, tandis que Jean Renaud, qui avait de loin vu la scène, accourait pour prêter secours, et, dès que le talika, lancé à fond de train, fut hors de vue parmi les arbres, les deux amis se jetèrent dans un sentier de traverse qui menait vers la grande brousse.

— Eh bien ! comment sont-elles ? — demandait Jean Renaud un instant plus tard, quand, l’alerte passée, ils s’étaient repris à cheminer tranquillement sous bois.

— Stupéfiantes, répondit André.

— Stupéfiantes, dans quel sens ?… Gentilles ?…

— Très !… Et encore non, c’est un mot plus sérieux qui conviendrait, car ce sont des âmes, paraît-il, rien que des âmes… Mon cher ami, j’ai pour la première fois de ma vie causé avec des âmes.

— Des âmes !… Mais enfin, sous quelle enveloppe ?… Des femmes honnêtes…

— Oh ! pour honnêtes, tout ce qu’il y a de plus… Si vous aviez arrangé en imagination une belle aventure d’amour pour votre aîné, vous pouvez remiser ça, mon petit ami, jusqu’à une autre fois.

André, dans son cœur, s’inquiétait de leur retour. Bien extravagant, ce qu’elles avaient osé là, ces pauvres petites Turques, contraire à tous les usages de l’Islam ; mais au fond, n’était-ce pas d’une pureté liliale : conserver à trois, sans la plus légère équivoque, causer de choses d’âme avec un homme à qui l’on ne laisse même pas soupçonner son visage ?… Il eût donné beaucoup pour les savoir en sécurité, rentrées derrière leurs grilles de harem… Mais que tenter pour elles ?… Fuir, se dérober comme il venait de le faire, et rien de plus : toute intervention, directe ou détournée, eût assuré leur perte.


VII


Cette longue lettre fut mystérieusement apportée chez André Lhéry le lendemain soir.


Hier, vous nous avez dit que vous ne connaissiez pas la femme turque de nos jours, et nous nous en doutions bien, car qui donc la connaîtrait, quand elle-même s’ignore ?

D’ailleurs, quels sont les étrangers qui auraient pu pénétrer le mystère de son âme ? Elle leur livrerait plus aisément celui de son visage. Quant aux femmes étrangères, quelques-unes, il est vrai, sont entrées chez nous : mais elles n’ont vu que nos salons, aujourd’hui à la mode d’Europe ; le côté extérieur de notre vie.

Eh bien ! voulez-vous que nous vous aidions, vous, à nous déchiffrer, si le déchiffrage est possible ? Nous savons, à présent que l’épreuve est faite, que nous pouvons être amis ; car c’était une épreuve : nous voulions nous assurer s’il y avait autre chose que du talent derrière vos phrases ciselées… Nous sommes-nous donc trompées en nous imaginant qu’au moment de vous éloigner de ces fantômes noirs en danger, quelque chose s’est ému en vous ? curiosité, déception, pitié peut-être ; mais ce n’était pas l’indifférence laissée par une rencontre banale.

Et puis surtout vous avez bien senti, nous en sommes sûres, que ces paquets sans forme ni grâce n’étaient point des femmes, ainsi que nous vous le disions nous-mêmes, mais des âmes, une âme : celle de la musulmane nouvelle, dont l’intelligence s’est affranchie, et qui souffre, mais en aimant la souffrance libératrice, et qui est venue vers nous, son ami d’hier.

Maintenant, pour devenir son ami de demain, il vous faut apprendre à voir autre chose en elle qu’un joli amusement de voyage, une jolie figure marquant une étape enchantée de votre vie d’artiste. Qu’elle ne soit pas plus maintenant pour vous l’enfant sur qui vous vous êtes penché, ni l’amante aisément heureuse par l’aumône de votre tendresse. Vous devrez, si vous tenez à ce qu’elle vous aime, recueillir les premières vibrations de son âme qui s’éveille enfin.

Votre « Medjé » est au cimetière. Merci en son nom, et au nom de toutes, pour les fleurs jetées par vous sur la tombe de la petite esclave. En ces jours de votre jeunesse, vous avez cueilli le bonheur sans effort, là où il était à portée de votre main. Mais la petite Circassienne, que l’entraînement jeta dans vos bras, ne se retrouve plus, et le temps est venu où, pour la musulmane même, l’amour d’instinct et l’amour d’obéissance ont cédé la place à l’amour de choix.

Et le temps aussi est venu pour vous de chercher et de décrire dans l’amour autre chose que le côté pittoresque et sensuel. Essayez, par exemple, d’extérioriser aujourd’hui votre cœur jusqu’à lui faire sentir l’amertume de cette souffrance suprême qui est la nôtre : ne pouvoir aimer qu’un rêve.

Car, toutes, nous sommes condamnées à n’aimer que cela.

On nous marie, vous savez de quelle manière ?… Et pourtant ce semblant de ménage à l’européenne, installé depuis une génération dans nos demeures occidentalisées, là où régnaient jadis les divans de satin et les odalisques, représente déjà un progrès qui nous flatte, — bien que ce soit encore très fragile, un tel ménage, à toute heure menacé par le caprice d’un époux changeant, qui peut le briser ou bien y introduire une étrangère. — Donc, on nous marie sans notre aveu, comme des brebis ou des pouliches. Souvent, il est vrai, l’homme que le hasard ainsi nous procure est doux et bon ; mais nous ne l’avons pas choisi. Nous nous attachons à lui, avec le temps, mais cette affection n’est pas de l’amour ; alors des sentiments naissent en nous, qui s’envolent et vont se poser parfois bien loin, à jamais ignorés de tous excepté de nous-mêmes. Nous aimons ; mais nous aimons, avec notre âme, une autre âme ; notre pensée s’attache à une autre pensée, notre cœur s’asservit à un autre cœur. Et cet amour reste à l’état de rêve, parce que nous sommes honnêtes, et surtout parce qu’il nous est trop cher, ce rêve-là, parce que nous risquions de le perdre en essayant de le réaliser. Et cet amour reste innocent, comme notre promenade d’hier à Pacha-Bagtché, quand il ventait si fort.

Voilà le secret de l’âme de la musulmane, en Turquie, l’année 1322 de l’hégire. Notre éducation actuelle a amené ce dédoublement de notre être.

Plus extravagante que notre rencontre va vous sembler cette déclaration… Nous nous amusions à l’avance de ce qu’allait être votre surprise. D’abord vous avez cru que l’on vous mystifiait. Ensuite vous êtes venu, encore indécis, tenté de croire à une aventure, l’espérant peut-être ; vaguement vous vous attendiez à trouver une Zahidé escortée d’esclaves complaisants, curieuse de voir de près un auteur célèbre, et pas trop rétive à lever son voile.

Et vous avez rencontré des âmes.

Et ces âmes seront vos amies, si vous savez être le leur.

Signé : ZAHIDÉ, NÉCHÉDIL ET IKBAL.
  1. Le Téménah.
  2. Benki achkim âtéchim yaklachma tahim pek hadid.
    Dourmayoub tchikmichda olsam hirdiguim dilden euger
    Yanmasi guetchmez o calbin gunler itmeklé guzer
    Ach zail olsadâ, andan calour, moullak ecer.
    Benki, etc.

  3. Voiture turque de louage, du modèle usité à la campagne. (On dit aussi mohadjir.)
  4. Il y a d’aimables exceptions, je me plais à le constater. (Note de l’auteur).