Calmann-Lévy (p. 1-67).


PREMIÈRE PARTIE


I


André Lhéry, romancier connu, dépouillait avec lassitude son courrier, un pâle matin de printemps, au bord de la mer de Biscaye, dans la maisonnette où sa dernière fantaisie le tenait à peu près fixé depuis le précédent hiver.

« Beaucoup de lettres, ce matin-là, soupirait-il, trop de lettres. »

Il est vrai, les jours où le facteur lui en donnait moins, il n’était pas content non plus, se croyant tout à coup isolé dans la vie. Lettres de femmes, pour la plupart, les unes signées, les autres non, apportant à l’écrivain l’encens des gentilles adorations intellectuelles. Presque toutes commençaient ainsi : « Vous allez être bien étonné, monsieur, en voyant l’écriture d’une femme que vous ne connaissez point. » André souriait de ce début : étonné, ah ! non, depuis longtemps il avait cessé de l’être. Ensuite chaque nouvelle correspondance, qui se croyait généralement la seule au monde assez audacieuse pour une telle démarche, ne manquait jamais de dire : « Mon âme est une petite sœur de la vôtre ; personne, je puis vous le certifier, ne vous a jamais compris comme moi. » Ici, André ne souriait pas, malgré le manque d’imprévu d’une pareille affirmation ; il était touché, au contraire. Et, du reste, la conscience qu’il prenait de son empire sur tant de créatures, éparses et à jamais lointaines, la conscience de sa part de responsabilité dans leur évolution, le rendait souvent songeur.

Et puis, il y en avait, parmi ces lettres, de si spontanées, si confiantes, véritables cris d’appel, lancés comme vers un grand frère qui ne peut manquer d’entendre et de compatir ! Celles-là, André Lhéry les mettait de côté, après avoir jeté au panier les prétentieuses et les banales ; il les gardait avec la ferme intention d’y répondre. Mais, le plus souvent, hélas ! le temps manquait, et les pauvres lettres s’entassaient, pour être noyées bientôt sous le flot des suivantes et finir dans l’oubli.

Le courrier de ce matin en contenait une timbrée de Turquie, avec un cachet de la poste où se lisait, net et clair, ce nom toujours troublant pour André : Stamboul.

Stamboul ! Dans ce seul mot, quel sortilège évocateur !… Avant de déchirer l’enveloppe de celle-ci, qui pouvait fort bien être tout à fait quelconque, André s’arrêta, traversé soudain par ce frisson, toujours le même et d’ordre essentiellement inexprimable, qu’il avait éprouvé chaque fois que Stamboul s’évoquait à l’improviste au fond de sa mémoire, après des jours d’oubli. Et, comme déjà si souvent en rêve, une silhouette de ville s’esquissa devant ses yeux qui avaient vu toute la terre, qui avaient contemplé l’infinie diversité du monde : la ville des minarets et des dômes, la majestueuse et l’unique, l’incomparable encore dans sa décrépitude sans retour, profilée hautement sur le ciel, avec le cercle bleu de la Marmara fermant l’horizon…

Une quinzaine d’années auparavant, il avait compté, parmi ses correspondantes inconnues, quelques belles désœuvrées des harems turcs ; les unes lui en voulaient, les autres l’aimaient avec remords pour avoir conté dans un livre de prime jeunesse son aventure avec une de leurs humbles sœurs, elles lui envoyaient clandestinement des pages intimes en un français incorrect, mais souvent adorable ; ensuite, après l’échange de quelques lettres, elles se taisaient et retombaient dans l’inviolable mystère, confuses à la réflexion de ce qu’elles venaient d’oser comme si ç’eût été péché mortel.

Il déchira enfin l’enveloppe timbrée du cher là-bas, — et le contenu d’abord lui fit hausser les épaules : ah ! non, cette dame-là s’amusait de lui, par exemple ! Son langage était trop moderne, son français trop pur et trop facile. Elle avait beau citer le Coran, se faire appeler Zahidé Hanum, et demander réponse poste restante avec des précautions de Peau Rouge en maraude, ce devait être quelque voyageuse de passage à Constantinople, ou la femme d’un attaché d’ambassade, qui sait ? ou, à la rigueur, une Levantine éduquée à Paris ?

La lettre cependant avait un charme qui fut le plus fort, car André, presque malgré lui, répondit sur l’heure. Du reste, il fallait bien témoigner de sa connaissance du monde musulman et dire, avec courtoisie toutefois : « Vous, une dame turque ! Non, vous savez, je ne m’y prends pas !… »

Incontestable, malgré l’invraisemblance, était le charme de cette lettre… Jusqu’au lendemain, où, bien entendu, il cessa d’y penser, André eut le vague sentiment que quelque chose commençait dans sa vie, quelque chose qui aurait une suite, une suite de douceur, de danger et de tristesse.

Et puis aussi, c’était comme un appel de la Turquie à l’homme qui l’avait tant aimée jadis, mais qui n’y revenait plus. La mer de Biscaye, ce jour-là, ce jour d’avril indécis, dans la lumière encore hivernale, se révéla tout à coup d’une mélancolie intolérable à ses yeux, mer pâlement verte avec les grandes volutes de sa houle presque éternelle, ouverture béante sur des immensités trop infinies qui attirent et qui inquiètent. Combien la Marmara, revue en souvenir, était plus douce, plus apaisante et endormeuse, avec ce mystère d’Islam tout autour sur ses rives ! Le pays Basque, dont il avait été parfois épris, ne lui paraissait plus valoir la peine de s’y arrêter ; l’esprit du vieux temps qui, jadis, lui avait semblé vivre encore dans les campagnes pyrénéennes, dans les antiques villages d’alentour, — même jusque devant ses fenêtres, là, dans cette vieille cité de Fontarabie, malgré l’invasion des villas imbéciles, — le vieil esprit basque, non, aujourd’hui il ne le retrouvait plus. Oh ! là-bas à Stamboul, combien davantage il y avait de passé et d’ancien rêve humain, persistant à l’ombre des hautes mosquées, des cimetières où les veilleuses à petite flamme jaune s’allument le soir par milliers pour les âmes des morts. Oh ! ces deux rives qui se regardent, l’Europe et l’Asie, se montrant l’une à l’autre des minarets et des palais tout le long du Bosphore, avec de continuels changements d’aspect, aux jeux de la lumière orientale ! Auprès de la féerie du Levant, quoi de plus morne et de plus âpre que ce golfe de Gascogne ! Comment donc y demeurait-il au lieu d’être là-bas ? Quelle inconséquence de perdre ici les jours comptés de la vie, quand là-bas était le pays des enchantements légers, des griseries tristes et exquises par quoi la fuite du temps est oubliée !…

Mais c’était ici, au bord de ce golfe incolore, battu par les rafales et les ondées de l’Océan, que ses yeux s’étaient ouverts au spectacle du monde, ici que la conscience lui avait été donnée pour quelques saisons furtives ; donc, les choses d’ici, il les aimait désespérément quand même, et il savait bien qu’elles lui manquaient lorsqu’il était ailleurs.

Alors, ce matin d’avril, André Lhéry sentit une fois de plus l’irrémédiable souffrance de s’être éparpillé chez tous les peuples, d’avoir été un nomade sur toute la terre, s’attachant çà et là par le cœur. Mon Dieu, pourquoi fallait-il qu’il eût maintenant deux patries : la sienne propre, et puis l’autre, sa patrie d’Orient ?…


II


Un soleil d’avril, du même avril, mais de la semaine suivante, arrivant tamisé de stores et de mousselines, dans la chambre d’une jeune fille endormie. Un soleil de matin, apportant, même à travers des rideaux, des persiennes, des grillages, cette joie éphémère et cette tromperie éternelle des renouveaux terrestres, à quoi se laissent toujours prendre, depuis le commencement du monde, les âmes compliquées ou simples des créatures, âmes des hommes, âmes des bêtes, petites âmes des oiseaux chanteurs.

Au-dehors, on entendait le tapage des hirondelles récemment arrivées et les coups sourds d’un tambourin frappé au rythme oriental. De temps à autre, des beuglements comme poussés par de monstrueuses bêtes s’élevaient aussi dans l’air : voix des paquebots empressés, cris des sirènes à vapeur, témoignant qu’un port devait être là, un grand port affolé de mouvement ; mais ces appels des navires, on les sentait venir de très loin et d’en bas, ce qui donnait la notion d’être dans une zone de tranquillité, sur quelque colline au-dessus de la mer.

Élégante et blanche, la chambre où pénétrait ce soleil et où dormait cette jeune fille ; très moderne, meublée avec la fausse naïveté et le semblant d’archaïsme qui représentaient encore cette année-là (l’année 1901) l’un des derniers raffinements de nos décadences, et qui s’appelait l’ « art nouveau ». Dans un lit laqué de blanc, — où de vagues fleurs avaient été esquissées, avec un mélange de gaucherie primitive et de préciosité japonaise, par quelque décorateur en vogue de Londres ou de Paris, — la jeune fille dormait toujours : au milieu d’un désordre de cheveux blonds, tout petit visage, d’un ovale exquis, d’un ovale tellement pur qu’on eût dit une statuette en cire, un peu invraisemblable pour être trop jolie ; tout petit nez aux ailes presque trop délicates, imperceptiblement courbé en bec de faucon ; grands yeux de madone et très longs sourcils inclinés vers les tempes comme ceux de la Vierge des Douleurs. Un excès de dentelles peut-être aux draps et aux oreillers, un excès de bagues étincelantes aux mains délicates, abandonnées sur la couverture de satin, trop de richesse, eût-on dit chez nous, pour une enfant de cet âge ; à part cela, tout répondait bien, autour d’elle, aux plus récentes conceptions de notre luxe occidental. Cependant il y avait aux fenêtres ces barreaux de fer, et puis ces quadrillages de bois, — choses scellées, faites pour ne jamais s’ouvrir, — qui jetaient sur cette élégance claire un malaise, presque une angoisse de prison.

Avec ce soleil si rayonnant et ce délire joyeux des hirondelles au dehors, la jeune fille dormait bien tard, du sommeil lourd où l’on verse tout à coup sur la fin des nuits d’insomnie, et ses yeux avaient un cerne, comme si elle avait beaucoup pleuré hier.

Sur un petit bureau laqué de blanc, une bougie oubliée brûlait encore, parmi des feuillets manuscrits, des lettres toutes prêtes dans des enveloppes aux monogrammes dorés. Il y avait là aussi du papier à musique sur lequel des notes avaient été griffonnées, comme dans la fièvre de composer. Et quelques livres traînaient parmi de frêles bibelots de Saxe : le dernier de la comtesse de Noailles, voisinant avec des poésies de Baudelaire et de Verlaine, la philosophie de Kant et celle de Nietzsche… Sans doute, une mère n’était point dans cette maison pour veiller aux lectures, modérer le surchauffage de ce jeune cerveau.

Et, bien étrange dans cette chambre où n’importe quelle petite Parisienne très gâtée se fût trouvée à l’aise, bien inattendue au-dessus de ce lit laqué de blanc, une inscription en caractères arabes s’étalait, à la place même où chez nous on attacherait peut-être encore le crucifix : une inscription brodée de fils d’or sur du velours vert-émir, un passage du livre de Mahomet, aux lettres enroulées avec un art ancien et précieux.

Des chansons plus éperdues que commençaient ensemble deux hirondelles, effrontément posées au rebord même de la fenêtre, firent coup à coup s’entr’ouvir de grands yeux, dans le si petit visage, si petit et si jeune de contours ; des yeux aux larges prunelles d’un brun vert, qui, d’abord indécises et effarées, semblaient demander grâce à la vie, supplier la réalité de chasser au plus tôt quelque intolérable songe.

Mais la réalité sans doute ne restait que trop d’accord avec le mauvais rêve, car le regard se faisait de plus en plus sombre, à mesure que revenaient la pensée et le souvenir ; et il s’abaissa même tout à fait, comme soumis sans espoir à l’inéluctable, lorsqu’il eut rencontré des objets qui probablement étaient des pièces à conviction : dans un écrin ouvert, un diadème jetant ses feux, et, posée sur des chaises, une robe de soie blanche, robe de mariée, avec des fleurs d’oranger jusqu’au bas de sa longue traîne…

En coup de vent, sans frapper, survint une personne maigre, aux yeux ardents et déçus. Robe noire, grand chapeau noir, d’une simplicité distinguée, sévère avec pourtant un rien d’extravagance ; presque une vieille fille, mais cependant pas encore ; quelque institutrice, cela se devinait, très diplômée, et de bonne famille pauvre.

— Je l’ai !… Nous l’avons, chère petite !… dit-elle en français, montrant avec un geste de puéril triomphe une lettre non ouverte, qu’elle venait de prendre à la poste restante.

Et la petite princesse couchée répondit dans la même langue, sans le moindre accent étranger :

— Non, vrai ?

— Mais oui, vrai !… De qui voulez-vous que ce soit, enfant, sinon de lui ?… Y a-t-il ou n’y a-t-il pas Zahidé Hanum sur cette enveloppe ?… Eh bien !… Ah ! si vous avez donné le mot de passe à d’autres, c’est différent…

— Ça, vous savez que non !…

— Eh bien ! alors…

La jeune fille s’était redressée, les yeux à présent très ouverts, une lueur rose sur les joues, — comme une enfant qui aurait eu un gros chagrin, mais à qui on viendrait de donner un jouet si extraordinaire que, pour une minute, tout s’oublie. Le jouet, c’était la lettre ; elle la retournait dans ses mains, avide de la toucher, mais effrayée en même temps, comme si rien que cela fût un léger crime. Et puis, prête à déchirer l’enveloppe, elle s’arrêta pour supplier, avec câlinerie :

— Bonne mademoiselle, mignonne mademoiselle, ne vous fâchez pas de ma fantaisie : je voudrais être toute seule pour la lire.

— Décidément, en fait de drôle de petite créature, il n’y a pas plus drôle que vous, ma chérie !… Mais vous me la laisserez voir après, tout de même ? C’est le moins que je mérite, il me semble !… Allons, soit ! Je vais aller ôter mon chapeau, ma voilette, et je reviens…

Très drôle de petite créature en effet, et, de plus, étrangement timorée, car il lui parut maintenant que les convenances l’obligeaient à se lever, à se vêtir et à se couvrir les cheveux, avant de décacheter, pour la première fois de sa vie, une lettre d’homme. Ayant donc passé bien vite une « matinée » bleu pastel, venue de la rue de la Paix, de chez le bon faiseur, puis ayant enveloppé sa tête blonde d’un voile en gaze, brodé jadis en Circassie, elle brisa ce cachet, toute tremblante.

Très courte, la lettre ; une dizaine de lignes toutes simples, — avec un passage imprévu qui la fit sourire, malgré sa déconvenue de ne trouver rien de plus confiant ni de plus profond, — une réponse courtoise et gentille, un remerciement où se laissait entrevoir un peu de lassitude, et voilà tout. Mais quand même, la signature était là, bien lisible, bien réelle : André Lhéry. Ce nom, écrit par cette main, causait à la jeune fille un trouble comme le vertige. Et, de même que lui, là-bas, au reçu de l’enveloppe timbrée de Stamboul, avait eu l’impression que quelque chose commençait, de même elle, ici, présageait on ne sait quoi de délicieux et de funeste, à cause de cette réponse arrivée justement un tel jour, la veille du plus grand événement de toute son existence. Cet homme, qui régnait depuis si longtemps sur ses rêves, cet homme aussi séparé d’elle, aussi inaccessible que si chacun d’eux eût habité une planète différente, venait vraiment d’entrer ce matin-là dans sa vie, du fait seul de ces quelques mots écrits et signés par lui, pour elle.

Et jamais à ce point elle ne s’était sentie prisonnière et révoltée, avide d’indépendance, d’espace, de courses par le monde inconnu… Un pas vers ces fenêtres, où elle s’accoudait souvent pour regarder au dehors : — mais non, là il y avait ces treillages de bois, ces grilles de fer qui l’exaspéraient. Elle rebroussa vers une porte entrouverte, écartant d’un coup de pied la traîne de la robe de mariée qui s’étalait sur le somptueux tapis, — la porte de son cabinet de toilette, tout blanc de marbre, plus vaste que la chambre, avec des ouvertures non grillées, très larges, donnant sur le jardin aux platanes de cent ans. Toujours tenant sa lettre dépliée, c’est à l’une de ces fenêtres qu’elle s’accouda, pour voir du ciel libre, des arbres, la magnificence des premières roses, exposer ses joues à la caresse de l’air, du soleil… Et pourtant, quels grands murs autour de ce jardin ! Pourquoi ces grands murs, comme on en bâtit autour du préau des prisons cellulaires ? De distance en distance, des contreforts pour les soutenir, tant ils étaient démesurément grands : leur hauteur, combinée pour que, des plus hautes maisons voisines, on ne pût jamais apercevoir qui se promènerait dans le jardin enclos…

Malgré la tristesse d’un tel enfermement, on l’aimait, ce jardin, parce qu’il était très vieux, avec de la mousse et du lichen sur ses pierres, parce qu’il avait des allées envahies par l’herbe entre leurs bordures de buis, un jet d’eau dans un bassin de marbre à la mode ancienne, et un petit kiosque tout déjeté par le temps, pour rêver à l’ombre sous les platanes noueux, tordus, pleins de nids d’oiseaux. Il avait tout cela, ce jardin d’autrefois, surtout il avait comme une âme nostalgique et douce, une âme qui peu à peu lui serait venue avec les ans, à force de s’être imprégné de nostalgies de jeunes femmes cloîtrées, de nostalgies de jeunes beautés doucement captives.

Ce matin, quatre ou cinq hommes, — des nègres aux figures imberbes, — étaient là, en bras de chemise, qui travaillaient à des préparatifs pour la grande journée de demain, l’un tendant un velum entre des branches, l’autre dépliant par terre d’admirables tapis d’Asie. Ayant aperçu la jeune fille là-haut, ils lui adressèrent, après des petits clignements d’œil pleins de sous-entendus, un bonjour à la fois familier et respectueux, qu’elle s’efforça de rendre avec un gai sourire, nullement effarouchée de leurs regards. — Mais tout à coup elle se retira avec épouvante, à cause d’un jeune paysan à moustache blonde, venu pour apporter des mannes de fleurs, qui avait presque entrevu son visage…

La lettre ! Elle avait entre les mains une lettre d’André Lhéry, une vraie. Pour le moment cela primait tout. La précédente semaine, elle avait commis l’énorme coup de tête de lui écrire, déséquilibrée qu’elle se sentait par la terreur de ce mariage, fixé à demain. Quatre pages d’innocentes confidences, qui lui avaient semblé, à elle, des choses terribles, et, pour finir, la prière, la supplication de répondre tout de suite, poste restante, à un nom d’emprunt. Sur l’heure, par crainte d’hésiter en réfléchissant, elle avait expédié cela, un peu au hasard, faute d’adresse précise, avec la complicité et par l’intermédiaire de son ancienne institutrice (mademoiselle Esther Bonneau, — Bonneau de Saint-Miron, s’il vous plaît, — agrégée de l’Université, officier de l’Instruction publique), celle qui lui avait appris le français, — en y ajoutant même, pour rire, sur la fin de ses cours, un peu d’argot cueilli dans les livres de Gyp.

Et c’était arrivé à destination, ce cri de détresse d’une petite fille, et voici que le romancier avait répondu, avec peut-être une nuance de doute et de badinage, mais gentiment en somme ; une lettre qui pouvait être communiquée aux plus narquoises de ses amies et qui serait pour les rendre jalouses… Alors, tout d’un coup, l’impatience lui vint de la faire lire à ses cousines (pour elle, comme des sœurs), qui avaient déclaré qu’il ne répondait pas. C’était tout près, leur maison, dans le même quartier hautain et solitaire ; elle irait donc en « matinée », sans perdre du temps à faire toilette, et vite elle appela, avec une langueur impérieuse d’enfant qui parle à quelque vieille servante-gâteau, à quelque vieille nourrice : « Dadi[1] ! » — Puis encore, et plus vivement : « Dadi ! » habituée sans doute à ce qu’on fût toujours là, prêt à ses caprices, et, la dadi ne venant pas, elle toucha du doigt une sonnerie électrique.

Enfin parut cette dadi, plus imprévue encore dans une telle chambre que le verset du Coran brodé en lettres d’or au-dessus du lit : visage tout noir, tête enveloppée d’un voile lamé d’argent, esclave éthiopienne s’appelant Kondja-Gul (Bouton de rose). Et la jeune fille se mit à lui parler dans une langue lointaine, une langue d’Asie, dont s’étonnaient sûrement les tentures, les meubles et les livres.

— Kondja-Gul, tu n’es jamais là !

Mais c’était dit sur un ton dolent et affectueux qui atténuait beaucoup le reproche. Un reproche inique du reste, car Kondja-Gul était toujours là au contraire, beaucoup trop là, comme un chien fidèle à l’excès, et la jeune fille souffrait plutôt de cet usage de son pays qui veut qu’on n’ait jamais de verrou à sa porte ; que les servantes de la maison entrent à toute heure comme chez elles ; qu’on ne puisse jamais être assurée d’un instant de solitude. Kondja-Gul, sur la pointe du pied, était bien venue vingt fois ce matin pour guetter le réveil de sa jeune maîtresse. Et quelle tentation elle avait eue de souffler cette bougie qui brûlait toujours ! Mais voilà, c’était sur ce bureau où il lui était interdit de jamais porter la main, qui lui semblait plein de dangereux mystères, et elle avait craint, en éteignant cette petite flamme, d’interrompre quelque envoûtement peut-être…

— Kondja-Gul, vite mon tcharchaf[2] ! J’ai besoin d’aller chez mes cousines.

Et Kondja-Gul entreprit d’envelopper l’enfant dans des voiles noirs. Noire, l’espèce de jupe qu’elle posa sur la matinée du bon faiseur ; noire la longue pèlerine qu’elle jeta sur les épaules, et sur la tête comme un capuchon ; noir, le voile épais, retenu au capuchon par des épingles, qu’elle fit retomber jusqu’au bas du visage afin de le dissimuler comme sous une cagoule. Pendant ses allées et venues pour ensevelir ainsi la jeune fille, elle disait des choses en langue asiatique, avec un air de se parler à soi-même ou de se chanter une chanson, des choses enfantines et berceuses, comme ne prenant pas du tout au sérieux la douleur de la petite fiancée :

— Il est blond, il est joli, le jeune bey qui va venir demain chercher ma bonne maîtresse. Dans le beau palais où il va nous emmener toutes les deux, oh ! comme nous serons contentes !

— Tais-toi, dadi, dix fois j’ai défendu qu’on m’en parle !

Et, l’instant d’après :

— Dadi, tu étais là, tu as dû entendre sa voix le jour qu’il était venu causer avec mon père. Alors, dis, comment est-elle, la voix du bey ? Douce un peu ?

— Douce comme la musique de ton piano, comme celle que tu fais avec ta main gauche, tu sais, en allant vers le bout où ça finit… Douce comme ça !… Oh ! qu’il est blond et qu’il est joli, le jeune bey.

— Allons, tant mieux ! — interrompit la jeune fille en français, avec l’accent d’une gouaillerie presque tout à fait parisienne.

Et elle reprit en langue d’Asie :

— Ma grand’mère est-elle levée, sais-tu ?

— Non, la dame a dit qu’elle se reposerait tard, pour être plus jolie demain.

— Alors, à son réveil, on lui dira que je suis chez mes cousines. Va prévenir le vieux Ismaël pour qu’il m’accompagne ; c’est toi et lui, vous deux que j’emmène.

Cependant mademoiselle Ester Bonneau (de Saint-Miron), là-haut dans sa chambre, — son ancienne chambre du temps où elle habitait ici et qu’elle venait de reprendre pour assister à la solennité de demain ; — mademoiselle Ester Bonneau avait des inquiétudes de conscience. Ce n’était pas elle, bien entendu, qui avait introduit sur le bureau laqué de blanc le livre de Kant, ni celui de Nietzsche, ni même celui de Baudelaire ; depuis dix-huit mois que l’éducation de la jeune fille était considérée comme finie, elle avait dû aller s’établir chez un autre pacha, pour instruire ses petites filles ; alors seulement sa première élève s’était ainsi émancipée dans ses lectures, n’ayant plus personne pour contrôler sa fantaisie. C’est égal, elle, l’institutrice, se sentait responsable un peu de l’essor déréglé pris par ce jeune esprit. Et puis, cette correspondance avec André Lhéry, qu’elle avait favorisée, où ça mènerait-il ? Deux êtres, il est vrai, qui ne se verraient jamais : ça au moins on pouvait en être sûr ; les usages et les grilles en répondaient… Mais cependant…

Quand elle redescendit enfin, elle se trouva en présence d’une petite personne accommodée en fantôme noir pour la rue, l’air agité, pressé de sortir :

— Et où allez-vous, ma petite amie ?

— Chez mes cousines, leur montrer ça. (Ça, c’était la lettre.) Vous venez, vous aussi, naturellement. Nous la lirons là-bas ensemble. Allons, trottons-nous !

— Chez vos cousines ? Soit !… Je vais remettre ma voilette et mon chapeau.

— Votre chapeau ! Alors nous en avons pour une heure, zut !

— Voyons, ma petite, voyons !…

— Voyons quoi ?… Avec ça que vous ne le dites pas, vous aussi, zut, quand ça vous prend… Zut pour le chapeau, zut pour la voilette, zut pour le jeune bey, zut pour l’avenir, zut pour la vie et la mort, pour tout zut !

Mademoiselle Bonneau à ce moment pressentit qu’une crise de larmes était proche et, afin d’amener une diversion, joignit les mains, baissa la tête dans l’attitude consacrée au théâtre pour le remords tragique :

— Et songer, dit-elle, que votre malheureuse grand’mère m’a payée et entretenue sept ans pour une éducation pareille !…

Le petit fantôme noir, éclatant de rire derrière son voile, en un tour de main coiffa mademoiselle Bonneau d’une dentelle sur les cheveux et l’entraîna par la taille :

— Moi, que je m’embobeline, il faut bien, c’est la loi… Mais vous, qui n’êtes pas obligée… Et pour aller à deux pas… Et dans ce quartier où jamais on ne rencontre un chat !…

Elles descendirent l’escalier quatre à quatre. Kondja-Gul et le vieux Ismaël, eunuque éthiopien, les attendaient en bas pour leur faire cortège : — Kondja-Gul empaquetée des pieds à la tête dans une soie verte lamée d’argent : l’eunuque sanglé dans une redingote noire à l’européenne qui, sans le fez, lui eût donné l’air d’un huissier de campagne.

La lourde porte s’ouvrit ; elles se trouvèrent dehors, sur une colline, au clair soleil de onze heures, devant un bois funéraire, planté de cyprès et de tombes aux dorures mourantes, qui dévalait en pente douce jusqu’à un golfe profond chargé de navires.

Et au-delà de ce bras de mer étendu à leurs pieds, au-delà, sur l’autre rive à demi cachée par les cyprès du bois triste et doux, se profilait haut, dans la limpidité du ciel, cette silhouette de ville qui était depuis vingt ans la hantise nostalgique d’André Lhéry ; Stamboul trônait ici, non plus vague et crépusculaire comme dans les songes du romancier, mais précis, lumineux et réel.

Réel, et pourtant baigné comme d’un chimérique brouillard bleu, dans un silence et une splendeur de vision, Stamboul, le Stamboul séculaire était bien ici, tel encore que l’avaient contemplé les vieux Khalifes, tel encore que Soliman le Magnifique en avait jadis conçu et fixé les grandes lignes, en y faisant élever de plus superbes coupoles. Rien ne semblait en ruine, de cette profusion de minarets et de dômes groupés dans l’air du matin, et cependant il y avait sur tout cela on ne sait quelle indéfinissable empreinte du temps ; malgré la distance et l’un peu éblouissante lumière, la vétusté s’indiquait extrême. Les yeux ne s’y trompaient point : c’était un fantôme, un majestueux fantôme du passé, cette ville encore debout, avec ses innombrables fuseaux de pierre, si sveltes, si élancés qu’on s’étonnait de leur durée. Minarets et mosquées avaient pris, avec les ans, des blancheurs déteintes, tournant aux grisailles neutres ; quant à ces milliers de maisons en bois, tassées à leur ombre, elles étaient couleur d’ocre ou de brun rouge, nuances atténuées sous le bleuâtre de la buée presque éternelle que la mer exhale alentour. Et cet ensemble immense se reflétait dans le miroir du golfe.

Les deux femmes, celle voilée en fantôme et l’autre avec sa dentelle posée à la diable sur les cheveux, marchaient vite, suivies de leur escorte nègre, regardant à peine ce décor prodigieux, qui était pour elle le décor de tous les jours. Elles suivaient sur cette colline un chemin au pavage en déroute, entre d’anciennes et aristocratiques demeures momifiées derrière leurs grilles, et ce cimetière en pente de Khassim-Pacha, qui laissait apercevoir dans l’intervalle de ses arbres sombres la grande féerie d’en face. Les hirondelles, qui avaient partout des nids sous les balcons grillés et clos, chantaient en délire, les cyprès sentaient bon la résine, le vieux sol empli d’os de morts sentait bon le printemps.

En effet, elles ne rencontrèrent personne dans leur courte sortie, personne qu’un porteur d’eau, en costume oriental, venu pour remplir son outre à une très vieille fontaine de marbre qui était sur le chemin, toute sculptée d’exquises arabesques.

Dans une maison aux fenêtres grillées sévèrement, une maison de pacha, où un grand diable à moustaches, vêtu de rouge et d’or, pistolets à la ceinture, sans souffler mot leur ouvrit le portail, elles prirent en habituées, sans rien dire non plus, l’escalier du harem.

Au premier étage, une vaste pièce blanche, porte ouverte, d’où s’échappaient des voix et des rires de jeunes femmes. On s’amusait à parler français là-dedans, sans doute parce qu’on parlait toilette. Il s’agissait de savoir si certain piquet de roses à un corsage ferait mieux posé comme ceci ou posé comme cela :

— C’est bonnet blanc, blanc bonnet, disait l’une.

— C’est kif-kif bourricot, — appuyait une autre, une petite rousse au teint de lait, aux yeux narquois, dont l’institutrice avait fréquenté l’Algérie.

C’était la chambre de ces « cousines », deux sœurs de seize et vingt et un ans, à qui la mariée de demain avait réservé la primeur de sa lettre d’homme célèbre. Pour les deux jeunes filles, deux lits laqués de blanc, chacun ayant son verset arabe brodé en or sur un panneau de velours appliqué au mur. Par terre, d’autres couchages improvisés, matelas et couvertures de satin bleu ou rose, pour quatre jeunes invitées à la fête nuptiale. Sur les chaises (laqué blanc et soie Pompadour à petits bouquets) des toilettes pour grand mariage, à peine arrivées de Paris, s’étalaient fraîches et claires. Désordre des veilles de fête, campement, eût-on dit, campement de petites bohémiennes, mais qui seraient élégantes et très riches. (La règle musulmane interdisant aux femmes de sortir après le crépuscule, c’est devenu entre elles un gentil usage de s’installer ainsi les unes chez les autres, pendant des jours ou même des semaines, à propos de tout et de rien, quelquefois pour se faire une simple visite ; et alors on organise gaiement des dortoirs.) Des voiles d’orientale traînaient aussi çà et là, des parures de fleurs, des bijoux de Lalique. Les grilles en fer, les quadrillages en bois aux fenêtres donnaient un aspect clandestin à tout ce luxe épars, destiné à éblouir ou charmer d’autres femmes, mais que les yeux d’aucun homme portant moustache n’auraient le droit de voir. Et, dans un coin, deux négresses esclaves, en costume asiatique, assises sans façon, se chantaient des airs de leur pays, scandés sur un petit tambourin qu’elles tapaient en sourdine. (Nos farouches démocrates d’Occident pourraient venir prendre des leçons de fraternité dans ce pays débonnaire, qui ne reconnaît en pratique ni castes ni distinctions sociales, et où les plus humbles serviteurs ou servantes sont toujours traités comme gens de la famille.)

L’entrée de la mariée fit sensation et stupeur. On ne l’attendait point ce matin-là. Qui pouvait l’amener ? Toute noire dans son costume de rue, combien elle paraissait mystérieuse et lugubre au milieu de ces blancs, de ces roses, de ces bleus pâles des soies et de mousselines ! Qu’est-ce qu’elle venait faire, comme ça, à l’improviste, chez ses demoiselles d’honneur ?

Elle releva son voile de deuil, découvrit son fin visage et, d’un petit ton détaché, répondit en français — qui était décidément une langue familière aux harems de Constantinople :

— Une lettre, que je venais vous communiquer !

— De qui, la lettre ?

— Ah ! devinez ?

— De la tante d’Andrinople, je parie, qui t’annonce une parure de brillants ?

— Non.

— De la tante d’Érivan, qui t’envoie une paire de chats angora, pour ton cadeau de noces ?

— Non plus. C’est d’une personne étrangère… C’est… d’un monsieur…

— Un monsieur ! Quelle horreur !… Un monsieur ! Petit monstre que tu es !…

Et, comme elle tendait sa lettre, contente de son effet, deux ou trois jolies têtes blondes, — du blond vrai et du blond faux, — se précipitèrent ensemble pour voir tout de suite la signature.

— André Lhéry !… Non ! Alors il a répondu ?… C’est de lui ?… Pas possible…

Tout ce petit monde avait été mis dans la confidence de la lettre écrite au romancier. Chez les femmes turques d’aujourd’hui, il y a une telle solidarité de révolte contre le régime sévère des harems, qu’elles ne se trahissent jamais entre elles ; le manquement fût-il grave, au lieu d’être innocent comme cette fois, ce serait toujours même discrétion, même silence.

On se serra pour lire ensemble, cheveux contre cheveux, y compris mademoiselle Bonneau de Saint-Miron, en se tiraillant le papier. À la troisième phrase, on éclata de rire :

— Oh ! tu as vu !… Il prétend que tu n’es pas Turque !… Impayable, par exemple !… Il s’y connaît même si bien, paraît-il, que le voilà tout à fait sûr que non !

— Eh ! mais c’est un succès, ça, ma chère, — lui dit Zeyneb, l’aînée des cousines, — ça prouve que le piquant de ton esprit, l’élégance de ton style…

— Un succès, — contesta la petite rousse au nez en l’air, au minois toujours comiquement moqueur, — un succès !… Si c’est qu’il te prend pour une Pérote, merci de ce succès-là.

Il fallait entendre comment était dit ce mot Pérote (habitante du quartier de Péra). Rien que dans la façon de le prononcer, elle avait mis tout son dédain de pure fille d’Osmanlis pour les Levantins ou Levantines (Arméniens, Grecs ou Juifs) dont le Pérote représente le prototype[3].

— Ce pauvre Lhéry, — ajouta Kerimé, l’une des jeunes invitées, — il retarde !… Il en est sûrement resté à la Turque des romans de 1830 : narguilé, confitures et divan tout le jour.

— Ou même simplement, — reprit Mélek, la petite rousse au bout de nez narquois, — simplement à la Turque du temps de sa jeunesse. C’est qu’il doit commencer à être marqué, tu sais, ton poète !…

C’était pourtant vrai, d’une vérité incontestable, qu’il ne pouvait plus être jeune, André Lhéry. Et, pour la première fois, cette constatation s’imposait à l’esprit de sa petite amoureuse inconnue, qui n’avait jamais pensé à cela  : constatation plutôt décevante, dérangeant son rêve, voilant de mélancolie son culte pour lui…

Malgré leurs airs de sourire et de railler, elles l’aimaient toutes, cet homme lointain et presque impersonnel, toutes celles qui étaient là ; elles l’aimaient pour avoir parlé avec amour de leur Turquie, et avec respect de leur Islam. Une lettre de lui écrite à l’une d’elles était un événement dans leur vie cloîtrée où, jusqu’à la grande catastrophe foudroyante du mariage, jamais rien ne se passe. On la relut à haute voix. Chacune désira toucher ce carré de papier où sa main s’était posée. Et puis, étant toutes graphologues, elles entreprirent de sonder le mystère de l’écriture.

Mais une maman survint, la maman des deux sœurs, et vite, avec un changement de conversation, la lettre disparut, escamotée. Non pas qu’elle fût bien sévère, cette maman-là, au si calme visage, mais elle aurait grondé tout de même, et surtout n’eût pas su comprendre ; elle était d’une autre génération, parlant peu le français et n’ayant lu qu’Alexandre Dumas père. Entre elle et ses filles, un abîme s’était creusé, de deux siècles au moins, tant les choses marchent vite dans la Turquie d’aujourd’hui. Physiquement même, elle ne leur ressemblait pas, ses beaux yeux reflétaient une paix un peu naïve qui ne se retrouvait point dans le regard des admiratrices d’André Lhéry : c’est qu’elle avait borné son rôle terrestre à être une tendre mère et une épouse impeccable, sans en chercher plus. D’ailleurs, elle s’habillait mal en Européenne, et portait gauchement encore des robes trop surchargées, quand ses enfants au contraire savaient déjà être si élégantes et fines dans des étoffes très simples.

Maintenant ce fut l’institutrice française de la maison qui fit son entrée, — genre Esther Bonneau, en plus jeune, en plus romanesque encore. Et comme la chambre était vraiment trop encombrée, avec tant de monde, de robes jetées sur les chaises et de matelas par terre, on passa dans une plus grande pièce voisine, « modern style », qui était le salon du harem.

Surgit alors sans frapper, par la porte toujours ouverte, une grosse dame allemande à lunettes, en chapeau lourdement empanaché, amenant par la main Fahr-el-Nissâ, la plus jeune des invitées. Et, dans le cercle des jeunes filles, aussitôt on se mit parler allemand, avec la même aisance que tout à l’heure pour le français. C’était le professeur de musique, cette grosse dame-là, et d’ailleurs une femme de talent incontestable ; avec Fahr-el-Nissâ, qui jouait déjà en artiste, elle venait de répéter à deux pianos un nouvel arrangement des fugues de Bach, et chacune y avait mis toute son âme.

On parlait allemand, mais sans plus de peine on eût parlé italien ou anglais, car ces petites Turques lisaient Dante, ou Byron, ou Shakespeare dans le texte original. Plus cultivées que ne le sont chez nous la moyenne des jeunes filles du même monde, à cause de la séquestration sans doute et des longues soirées solitaires, elles dévoraient les classiques anciens et les grands détraqués modernes ; en musique se passionnaient pour Gluck aussi bien que pour César Franck ou Wagner, et déchiffraient les partitions de Vincent d’Indy. Peut-être aussi bénéficiaient-elles des longues tranquillités et somnolences mentales de leurs ascendantes ; dans leur cerveau, composé de matière neuve ou longtemps reposée, tout germait à miracle, comme, en terrain vierge, les hautes herbes folles et les jolies fleurs vénéneuses.

Le salon du haremlike, ce matin-là, s’emplissait toujours ; les deux négresses avaient suivi, avec leur petit tambourin. Après elles, une vieille dame entra, devant qui toutes se levèrent par respect : la grand’mère. On se mit alors à parler turc, car elle n’entendait rien aux langues occidentales, — et ce qu’elle se souciait d’André Lhéry, cette aïeule ! Sa robe brodée d’argent était de mode ancienne et un voile de Circassie enveloppait sa chevelure blanche. Entre elle et ses petites-filles, l’abîme d’incompréhension demeurait absolument insondable, et, pendant les repas, plus d’une fois lui arrivait-il de les scandaliser par l’habitude qu’elle avait conservée de manger le riz avec ses doigts comme les ancêtres, — ce que faisant, elle restait grande dame quand même, grande dame jusqu’au bout des ongles, et imposante à tous.

Donc, on s’était mis à parler turc, par déférence pour l’aïeule, et subitement le murmure des voix était devenu plus harmonieux, doux comme de la musique.

Parut maintenant une femme, svelte et ondoyante, qui arrivait du dehors, et ressemblait, bien entendu, à un fantôme tout noir. C’était Alimé Hanum, professeur agrégée de philosophie au lycée de jeunes filles fondé par Sa Majesté Impériale le Sultan ; d’habitude elle venait trois fois par semaine enseigner à Mélek la littérature arabe et persane. Il va sans dire, pas de leçon aujourd’hui, veille de mariage, jour où les cervelles étaient à l’envers. Mais quand elle eut relevé son voile en cagoule et montré sa jolie figure grave, la conversation tomba sur les vieux poètes de l’Iran, et Mélek, devenue sérieuse, récita un passage du « Pays des roses », de Saadi.

Aucune trace d’odalisques, ni de narguilé, ni de confitures, dans ce harem de pacha, composé de la grand’mère, de la mère, des filles, et des nièces avec leurs institutrices.

Du reste, à part deux ou trois exceptions peut-être, tous les harems de Constantinople ressemblent à celui-ci : le harem de nos jours, c’est tout simplement la partie féminine d’une famille constituée comme chez nous, — et éduquée comme chez nous, sauf la claustration, sauf les voiles épais pour la rue, et l’impossibilité d’échanger une pensée avec un homme, s’il n’est le père, le mari, le frère, ou quelquefois par tolérance le cousin très proche avec qui l’on a joué étant enfant.

On avait recommencé de parler français et de discuter toilette quand une voix humaine, si limpide qu’on eût dit une voix céleste, tout à coup vibra dehors, comme tombant du haut de l’air : l’Imam de la plus voisine mosquée appelait du haut du minaret les fidèles à la prière méridienne.

Alors la petite fiancée, se rappelant que sa grand’mère déjeunait à midi, s’échappa comme Cendrillon, avec mademoiselle Bonneau, encore plus effarée qu’elle à l’idée que la vieille dame pourrait attendre.


III


Il fut silencieux son dernier déjeuner dans la maison familiale, entre ces deux femmes sourdement hostiles l’une à l’autre, l’institutrice et l’aïeule sévère.

Après, elle se retira chez elle, où elle eût souhaité s’enfermer à double tour ; mais les chambres des femmes turques n’ont point de serrure ; il fallut se contenter d’une consigne donnée à Kondja-Gul pour toutes les servantes ou esclaves jour et nuit aux aguets, suivant l’usage, dans les vestibules, dans les longs couloirs de son appartement, comme autant de chiens de garde familiers et indiscrets.

Pendant cette suprême journée qui lui restait, elle voulait se préparer comme pour la mort, ranger ses papiers et mille petits souvenirs, brûler surtout, brûler par crainte des regards de l’homme inconnu qui serait dans quelques heures son maître. La détresse de son âme était sans recours, et son effroi, sa rébellion allaient croissant.

Elle s’assit devant son bureau, où la bougie fut rallumée pour communiquer son feu à tant de mystérieuses petites lettres qui dormaient dans les tiroirs de laque blanche ; lettres de ses amies mariées d’hier ou bien tremblant de se marier demain ; lettres en turc, en français, en allemand, en anglais, toutes criant la révolte, et toutes empoisonnées de ce grand pessimisme qui, de nos jours, ravage les harems de la Turquie. Parfois elle relisait un passage, hésitait tristement, et puis, quand même, approchait le feuillet de la petite flamme pâle, que l’on voyait à peine luire, à cause du soleil. Et tout cela, toutes les pensées secrètes des belles jeunes femmes, leurs indignations refrénées, leurs plaintes vaines, tout cela faisait de la cendre, qui s’amassait et se confondait dans un brasero de cuivre, seul meuble oriental de la chambre.

Les tiroirs vidés, les confidences anéanties, restait devant elle un grand buvard à fermoir d’or, qui était bondé de cahiers écrits en français… Brûler cela aussi ?… Non, elle n’en sentait vraiment plus le courage. C’était toute sa vie de jeune fille, c’était son journal intime commencé le jour de ses treize ans, — le jour funèbre où elle avait pris le tcharchaf (pour employer une locution de là-bas), c’est-à-dire le jour où il avait fallu pour jamais cacher son visage au monde, se cloîtrer, devenir l’un des innombrables fantômes noirs de Constantinople.

Rien d’antérieur à la prise de voile n’était noté dans ce journal. Rien de son enfance de petite princesse barbare, là-bas, au fond des plaines de Circassie, dans le territoire perdu où, depuis deux siècles, régnait sa famille. Rien non plus de son existence de petite fille mondaine, quand, vers sa onzième année, son père était venu s’établir avec elle à Constantinople, où il avait reçu de Sa Majesté le Sultan le titre de maréchal de la Cour ; cette période-là avait été toute d’étonnements et d’acclimatation élégante, avec en outre des leçons à apprendre et des devoirs à faire ; pendant deux ans, on l’avait vue à des fêtes, à des parties de tennis, à des sauteries d’ambassade ; avec les plus difficiles danseurs de la colonie européenne, elle avait valsé tout comme une grande jeune fille, très invitée, son carnet toujours plein, elle charmait par son délicieux petit visage, par sa grâce, par son luxe, et aussi par cet air qu’aucune autre n’eût imité, cet air à la fois vindicatif et doux, à la fois très timide et très hautain. Et puis, un beau jour, à un bal donné par l’ambassade anglaise pour les tout jeunes, on avait demandé : « Ou est-elle, la petite Circassienne ? » Et des gens du pays avaient simplement répondu : « Ah ! vous ne saviez pas ? Elle vient de prendre le tcharchaf. » — (Elle a pris le tcharchaf, autant dire : fini, escamotée d’un coup de baguette ; on ne la verra jamais plus ; si par hasard on la rencontre, passant dans quelque voiture fermée, elle ne sera qu’une forme noire, impossible à reconnaître ; elle est comme morte…)

Donc, avec ses treize ans accomplis, elle était entrée, suivant la règle inflexible, dans ce monde voilé, qui, à Constantinople, vit en marge de l’autre, que l’on frôle dans toutes les rues, mais qu’il ne faut pas regarder et qui, dès le coucher du soleil, s’enferme derrière des grilles ; dans ce monde que l’on sent partout autour de soi, troublant, attirant, mais impénétrable, et qui observe, conjecture, critique, voit beaucoup de choses à travers son éternel masque de gaze noire, et devine ensuite ce qu’il n’a pas vu.

Soudainement captive, à treize ans, entre un père toujours en service au palais et une aïeule rigide sans tendresse manifestée, seule dans sa grande demeure de Khassim-Pacha, au milieu d’un quartier de vieux hôtels princiers et de cimetières, où, dès la nuit close, tout devenait frayeur et silence, elle s’était adonnée passionnément à l’étude. Et cela avait duré jusqu’à ses vingt-deux ans aujourd’hui près de sonner, cette ardeur à tout connaître, à tout approfondir, littérature, histoire ou transcendante philosophie. Parmi tant de jeunes femmes, ses amies, supérieurement cultivées aussi dans la séquestration propice, elle était devenue une sorte de petite étoile dont on citait l’érudition, les jugements, les innocentes audaces, en même temps que l’on copiait ses élégances coûteuses ; surtout elle était comme le porte-drapeau de l’insurrection féminine contre les sévérités du harem.

Après tout, elle ne le brûlerait pas, ce journal commencé le premier jour du tcharchaf ! Plutôt elle le confierait, bien cacheté, a quelque amie sûre et un peu indépendante, dont les tiroirs n’auraient pas chance d’être fouillés par un mari. Et qui sait, dans l’avenir, s’il ne lui serait pas possible de le reprendre et de le prolonger encore ?… Elle y tenait surtout parce qu’elle y avait presque fixé des choses de sa vie qui allait finir demain, des instants heureux d’autrefois, des journées de printemps plus étrangement lumineuses que d’autres, des soirs de plus délicieuse nostalgie dans le vieux jardin plein de roses, et des promenades sur le Bosphore féerique, en compagnie de ses cousines tendrement chéries. Tout cela lui aurait semblé plus irrévocablement perdu dans l’abîme du temps, une fois le pauvre journal détruit. L’écrire avait été d’ailleurs sa grande ressource contre ses mélancolies de jeune fille emmurée, — et voici que le désir lui venait de le continuer à présent même, pour tromper la détresse de ce dernier jour… Elle demeura donc assise à son bureau, et reprit son porte-plume, qui était un bâton d’or cerclé de petits rubis. Si elle avait adopté notre langue dès le début de ce journal, sur les premiers feuillets déjà vieux de neuf ans, c’était surtout pour être certaine que sa grand’mère, ni personne dans la maison, ne s’amuserait à le lire. Mais, depuis environ deux années, cette langue française, qu’elle soignait et épurait le plus possible, était à l’intention d’un lecteur imaginaire. (Un journal de jeune femme est toujours destiné à un lecteur, fictif ou réel, fictif nécessairement s’il s’agit d’une femme turque.) Et le lecteur ici était un personnage lointain, lointain, pour elle à peu près inexistant : le romancier André Lhéry !… Tout s’écrivait maintenant pour lui seul, en imitant même, sans le vouloir, un peu sa manière ; cela prenait forme de lettres à lui adressées, et dans lesquelles, pour se donner mieux l’illusion de le connaître, on l’appelait par son nom : André, tout court, comme un vrai ami, un grand frère.

Or, ce soir-là, voici ce que commença de tracer la petite main alourdie par de trop belles bagues :


18 avril 1901.

Je ne vous avais jamais parlé de mon enfance, André, n’est-ce pas ? Il faut que vous sachiez pourtant : moi, qui vous parus tellement civilisée, je suis au fond une petite barbare. Quelque chose restera toujours en moi de la fille des libres espaces, qui jadis galopait à cheval au cliquetis des armes, ou dansait dans la lumière au tintement de ses ceintures d’argent.

Et, malgré tout le vernis de la culture européenne, quand mon âme nouvelle, dont j’étais fière, mon âme d’être qui pense, mon âme consciente, quand cette âme donc souffre trop, ce sont les souvenirs de mon enfance qui reviennent me hanter. Ils reparaissent impérieux, colorés et brillants ; ils me montrent une terre lumineuse, un paradis perdu, auquel je ne puis plus ni ne voudrais retourner ; un village circassien, bien loin, au-delà de Koniah, qui s’appelle Karadjiamir. Là, ma famille règne depuis sa venue du Caucase. Mes ancêtres, dans leur pays, étaient des khans de Kiziltépé, et le sultan d’alors leur donna en fief ce pays de Karadjiamir. Là, j’ai vécu jusqu’à l’âge de onze ans. J’étais libre et heureuse. Les jeunes filles circassiennes ne sont pas voilées. Elles dansent et causent avec les jeunes hommes, et choisissent leur mari selon leur cœur.

Notre maison était la plus belle du village, et de longues allées d’acacias montaient de tous côtés vers elle. Puis les acacias l’entouraient d’un grand cercle, et, au moindre souffle de vent, ils balançaient leurs branches comme pour un hommage ; alors il neigeait des pétales parfumés. Je revois dans mes rêves une rivière qui court… De la grande salle, on entendait la voix de ses petits flots pressés. Oh ! comme ils se hâtaient dans leur course vers les lointains inconnus ! Quand j’étais enfant, je riais de les voir se briser contre les rochers avec colère.

Du côté du village, devant la maison, s’étend un vaste espace libre. C’est là que nous dansions, sur le rythme circassien, au son de nos vieilles musiques. Deux à deux, ou formant des chaînes ; toutes, drapées de soies blanches, des fleurs en guirlandes dans nos cheveux. Je revois mes compagnes d’alors… Où sont-elles aujourd’hui ?… Toutes étaient belles et douces, avec de longs yeux et de frais sourires.

À la tombée du jour, en été, les Circassiens de mon père tous les jeunes gens du village, laissaient leurs travaux et partaient à cheval à travers la plaine. Mon père, ancien soldat, se mettait à leur tête et les menait comme pour une charge. C’était à l’heure dorée où le soleil va s’endormir. Quand j’étais petite, l’un d’eux me prenait sur sa selle ; alors je m’enivrais de cette vitesse, et de cette passion qui tout le jour était sourdement montée de la terre en feu pour éclater le soir dans le bruit des armes et dans les chants sauvages. L’heure ensuite changeait sa nuance ; elle semblait devenue l’heure pourpre des soirs de bataille…, et les cavaliers jetaient au vent des chants de guerre. Puis elle devenait l’heure rose et opaline…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Elle en était à cette heure « opaline », se demandant si le mot ne serait pas trop précieux pour plaire à André, quand brusquement Kondja-Gul, malgré la défense, fit irruption dans sa chambre.

— Il est là, maîtresse ! Il est là !…

— Il est là, qui ?

— Lui, le jeune bey !… Il était venu causer avec le pacha, votre père, et il va sortir. Vite, courez à votre fenêtre, vous le verrez remonter à cheval !

À quoi la petite princesse répondit sans bouger, avec une tranquillité glaciale dont la bonne Kondja-Gul demeura comme anéantie :

— Et c’est pour ça que tu me déranges ? Je le verrai toujours trop tôt, celui-là ! Sans compter que j’aurai jusqu’à ma vieillesse pour le revoir à discrétion !

Elle disait cela surtout pour bien marquer, devant la domesticité, son dédain du jeune maître. Mais, sitôt Kondja-Gul partie en grande confusion, elle s’approcha tremblante de la fenêtre : il venait de remonter à cheval, dans son bel uniforme d’officier, et partait au trot, le long des cyprès et des tombes, suivi de son ordonnance. Elle eut le temps de voir qu’en effet sa moustache était blonde, plutôt trop blonde à son gré, mais qu’il fait joli garçon, avec une assez fière tournure. Il n’en restait pas moins l’adversaire, le maître imposé qui jamais ne serait admis dans l’intimité de son âme. Et, se refusant à s’occuper de lui davantage, elle revint s’asseoir à son bureau, — avec tout de même une montée de sang aux joues, — pour continuer le journal, la lettre au confident irréel :


… l’heure rose (l’heure rose tout court, décidément ; opaline était biffé), l’heure rose où s’éveillent les souvenirs, et les Circassiens se souvenaient du pays de leurs ancêtres ; l’un d’eux disait un chant d’exil, et les autres ralentissaient l’allure, pour écouter cette voix solitaire et lente. Puis l’heure était violette, et tendre, et douce, et la plaine tout entière entonnait l’hymne d’amour… Alors les cavaliers tournaient bride et hâtaient leur galop pour revenir. Sous leur passage, les fleurs mouraient dans un dernier parfum ; ils étincelaient, ils semblaient emporter avec eux, sur leurs armes, tout l’argent fluide épars dans le crépuscule d’été.

Au loin devant eux, une lueur d’incendie marquait le petit point où les acacias de Karadjiamir se groupaient, au milieu du steppe silencieux et lisse. La lueur grandissait, et bientôt se changeait en un foyer de flammes hautes qui léchaient les premières étoiles ; car ceux qui étaient restés au village avaient allumé de grands feux, et, tout autour, c’étaient des danses de jeunes filles, c’étaient des chants, rythmés par l’envol des draperies blanches et des voiles légers. Les jeunes s’amusaient, tandis que les hommes mûrs étaient assis à fumer dehors, et que les mères, à travers la dentelle des fenêtres, guettaient venir l’amour vers leurs enfants.

En ces jours-là, j’étais reine. Tewfik-Pacha mon père et Seniha ma mère m’aimaient par-dessus tout, car leurs autres enfants étaient morts. J’étais la sultane du village ; nulle autre n’avait de si belles robes, ni des ceintures d’or et d’argent si précieusement ciselées ; et, s’il passait par là un de ces marchands venus du Caucase avec des pierreries plein des sacs, et des ballots de fines soies lamées d’or, chacun savait alentour que c’était dans notre maison qu’il devait d’abord entrer ; personne n’eût osé acheter une simple écharpe tant que la fille du pacha n’avait pas elle-même choisi ses parures.

Ma mère était discrète et douce. Mon père était bon et on le savait juste. Tout étranger de passage pouvait venir frapper à notre porte, la maison était à lui. Pauvre, il était accueilli comme le Sultan même. Proscrit, fugitif, — j’en ai vu, — l’ombre de la maison l’eût défendu jusqu’à la mort de ses hôtes. Mais malheur à qui eût cherché à se servir de Tewfik Pacha pour l’aider dans quelque action vile ou seulement louche : mon père, si bon, était aussi un justicier terrible. Je l’ai vu.

Telle fut mon enfance, André. Puis, nous perdîmes ma mère, et mon père alors ne voulant plus rester sans elle au Karadjiamir, m’emmena avec lui à Constantinople, chez mon aïeule, près de mes cousines.

À présent c’est mon oncle Arif-Bey qui gouverne à sa place là-bas. Mais presque rien n’a changé dans ce coin inconnu du monde, où les jours continuent à tisser en silence les années. On a, je crois, construit un moulin sur la rivière ; les petits flots, qui seulement s’amusaient à paraître terribles, ont dû apprendre à devenir utiles, et je crois les entendre pleurer leur liberté ancienne. Mais la belle maison se dresse toujours parmi les arbres, et, ce printemps, encore, les acacias auront neigé sur les chemins où j’ai joué enfant. Et sans doute quelque autre petite fille s’en va chevaucher à ma place avec les cavaliers…

Onze années bientôt ont passé sur tout cela.

L’enfant insouciante et gaie est devenue une jeune fille qui a déjà beaucoup pleuré. Eût-elle été plus heureuse en continuant sa vie primitive ?… Mais il était écrit qu’elle en sortirait, parce qu’il fallait qu’elle fût changée en un être pensant et que son orbite et la vôtre vinssent un jour à se croiser. Oh ! qui nous dira le pourquoi, la raison supérieure de ces rencontres, où les âmes s’effleurent à peine et que pourtant elles n’oublient plus. Car, vous aussi, André, vous ne m’oublierez plus…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Elle était lasse d’écrire. Et d’ailleurs le passage du bey avait mis la déroute dans sa mémoire.

Que faire, pour terminer ce dernier jour ? Ah ! le jardin ! le cher jardin, si imprégné de ses jeunes rêves : c’est là qu’elle irait jusqu’au soir… Tout au fond, certain banc, sous les platanes centenaires, contre le vieux mur tapissé de mousse : c’est là qu’elle s’isolerait jusqu’à la tombée de ce jour d’avril, qui lui semblait le dernier de sa vie. Et elle sonna Kondja-Gul, pour faire donner le signal qu’exigeait sa venue : aux jardiniers, cochers, domestiques mâles quelconques, ordre de disparaître des allées pour ne point profaner par leurs regards la petite déesse, qui entendait se promener là sans voile…

Mais non, réflexion faite, elle ne descendait pas ; car il y aurait toujours la rencontre possible des eunuques, des servantes, tous avec leurs sourires de circonstance à la mariée, et elle serait dans l’obligation, devant eux, d’avoir l’air ravi, puisque l’étiquette l’exige en pareil cas. Et puis, l’exaspération de voir ces préparatifs de fête, ces tables dressées sous les branches, ces beaux tapis jetés sur la terre…

Alors, elle se réfugia dans un petit salon, voisin de sa chambre, où elle avait son piano d’Érard. À la musique aussi, il fallait dire adieu, puisque, de piano, il n’y en aurait point, dans sa nouvelle demeure. La mère du jeune bey, — une 1320[4], ainsi que les dames vieux jeu sont désignées, par les petites fleurs de culture intensive écloses dans la Turquie moderne, — une pure 1320 avait, non sans défiance, permis la bibliothèque de livres nouveaux en langue occidentale, et les revues à images ; mais le piano l’avait visiblement choquée, et on n’osait plus insister. (Elle était venue plusieurs fois, cette vieille dame, faire visite à la fiancée, l’accablant de petites chatteries, de petits compliments démodés qui l’agaçaient, et la dévisageant toujours avec une attention soutenue, pour ensuite la mieux décrire à son fils.) Donc, plus de piano, dans sa maison de demain, là-bas en face, de l’autre côté du golfe, au cœur même du Vieux-Stamboul… Sur le clavier, ses petites mains nerveuses, rapides, d’ailleurs merveilleusement exercées et assouplies, se mirent à improviser d’abord de vagues choses extravagantes, sans queue ni tête, accompagnées de claquements secs, chaque fois que les trop grosses bagues heurtaient les bémols ou les dièses. Et puis elle les ôta, ces bagues, et, après s’être recueillie, commença de jouer une très difficile transcription de Wagner par Liszt, alors, peu à peu elle cessa d’être celle qui épousait demain le capitaine Hamdi-Bey, aide de camp de Sa Majesté Impériale ; elle fut la fiancée d’un jeune guerrier à longue chevelure, qui habitait un château sur des cimes, dans l’obscurité des nuages au-dessus d’un grand fleuve tragique ; elle entendit la symphonie des vieux temps légendaires, dans les profondes forêts du Nord…

Mais quand elle eut cessé de jouer, quand tout cela se fut éteint avec les dernières vibrations des cordes, elle remarqua les rayons du soleil, déjà rouges, qui entraient presque horizontalement à travers les éternels quadrillages des fenêtres. C’était bien le déclin de ce jour, et l’effroi la prit tout à coup à l’idée d’être seule, — comme elle l’avait souhaité cependant, — pour cette dernière soirée. Vite elle courut chez sa grand’mère, solliciter une permission qu’elle obtint, et vite elle écrivit à ses cousines, leur demandant comme en détresse de venir coûte que coûte lui tenir compagnie ; — mais rien qu’elle deux, pas les autres petites demoiselles d’honneur campées dans leur chambre ; rien qu’elles deux, Zeyneb et Mélek, ses amies d’élection, ses confidentes, ses sœurs d’âme. Elle craignait que leur mère ne permît pas, à cause des autres invitées ; elle craignait que l’heure ne fût trop tardive, le soleil trop bas, les femmes turques ne sortant plus quand il est couché. Et, de sa fenêtre grillée, elle regardait le vieil Ismaël qui courait porter le message.

Depuis quelques jours, même vis-à-vis de ses cousines qui en avaient de la peine, elle était muette sur les sujets graves, elle était murée et presque hautaine ; même vis-à-vis de ces deux-là, elle gardait la pudeur de sa souffrance, mais à présent elle ne pouvait plus ; elle les voulait, pour pleurer sur leur épaule.

Comme il baissait vite, ce soleil du dernier soir ! Auraient-elles le temps d’arriver ? Au-dessus de la rue, pour voir de plus loin, elle se penchait autant que le permettaient les grilles et les châssis de bois dissimulateurs. C’était maintenant « l’heure pourpre des soirs de bataille », comme elle disait dans son journal d’enfant, et des idées de fuite, de révolte ouverte bouleversaient sa petite tête indomptable et charmante… Pourtant, quelle immobilité sereine, quel calme fataliste et résigné, dans ses entours ! Un parfum d’aromates montait de ce grand bois funéraire, si tranquille devant ses fenêtres, — parfum de la vieille terre turque immuable, parfum de l’herbe rase et des très petites plantes qui s’étaient chauffées depuis le matin au soleil d’avril. Les verdures noires des arbres, détachées sur le couchant qui prenait feu, étaient comme percées de part en part, comme criblées par la lumière et les rayons. Des dorures anciennes brillaient çà et là, aux couronnements de ces bornes tombales, que l’on avait plantées au hasard dans beaucoup d’espace, que l’on avait clairsemées sous les cyprès. (En Turquie, on n’a pas l’effroi des morts, on ne s’en isole point ; au cœur même des villes, partout, on les laisse dormir.) À travers ces choses mélancoliques des premiers plans, entre ces gerbes de feuillage sombre qui se tenaient droites comme des tours, dans les intervalles de tout cela, les lointains apparaissaient, le grand décor incomparable : tout Stamboul et son golfe, dans leur plein embrasement des soirs purs. En bas, tout à fait en bas, l’eau de la Corne-d’Or, vers quoi dévalaient ces proches cimetières, était rouge, incandescente comme le ciel ; des centaines de caïques la sillonnaient, — va-et-vient séculaire, à la fermeture des bazars, — mais, de si haut, on n’entendait ni le bruissement de leur sillage, ni l’effort de leurs rameurs ; ils semblaient de longs insectes, défilant sur un miroir. Et la rive d’en face, cette rive de Stamboul, changeait à vue d’œil ; toutes les maisons avoisinant la mer, tous les étages inférieurs du prodigieux amas, venaient de s’estomper et comme de fuir, sous cette perpétuelle brume violette du soir, qui est de la buée d’eau et de la fumée ; Stamboul changeait comme un mirage ; rien ne s’y détaillait plus, ni le délabrement, ni la misère, ni la laideur de quelques modernes bâtisses ; ce n’était maintenant qu’une silhouette, d’un violet profond liséré d’or, une colossale découpure de ville toute de flèches et de dômes, posée debout, en écran pour masquer un incendie du ciel. Et les mêmes voix qu’à midi, les voix claires, les voix célestes se reprenaient à chanter dans l’air, appelant les Osmanlis fidèles au quatrième office du jour : le soleil se couchait.

Alors la petite prisonnière, malgré elle un peu calmée cependant par tant de paix magnifique, s’inquiétait davantage de Mélek et de Zeyneb. Réussiraient-elles à lui arriver, malgré l’heure tardive ?… Plus attentivement elle regardait au bout de ce chemin, que bordaient d’un côté les vieilles demeures grillées, de l’autre le domaine délicieux des morts…

Ah ! elles venaient !… C’étaient elles, là-bas, ces deux minces fantômes noirs sans visage, sortis d’une grande porte morose, et qui se hâtaient, escortés de deux nègres à long sabre… Bien vite décidées, bien vite prêtes, les pauvres petites !… Et de les avoir reconnues, accourant ainsi à son appel d’angoisse, elle sentit ses yeux s’embrumer ; des larmes, mais cette fois des larmes douces, coulèrent sur sa joue.

Dès qu’elles entrèrent, relevant leurs tristes voiles, la mariée se jeta en pleurant dans leurs bras.

Toutes deux la serrèrent contre leur jeune cœur avec la plus tendre pitié :

— Nous nous en doutions, va, que tu n’étais pas heureuse… Mais tu ne voulais rien nous dire… T’en parler, nous n’osions pas… Depuis quelques jours, nous te trouvions si cachée avec nous, si froide.

— Eh ! vous savez bien comment je suis… C’est stupide, j’ai honte que l’on me voie souffrir…

Et elle pleurait maintenant à sanglots.

— Mais pourquoi n’as-tu pas dit « non », ma chérie ?

— Ah ! j’ai déjà dit « non » tant de fois !… Elle est trop longue, à ce qu’il paraît, la liste de ceux que j’ai refusés !… Et puis, songez donc : vingt-deux ans, j’étais presque une vieille fille… D’ailleurs, celui-là ou un autre, qu’importe, puisqu’il faudra toujours finir par en épouser un !

Naguère, elle avait entendu des amies à elle parler ainsi, la veille de leur mariage ; leur passivité l’avait écœurée, et voici qu’elle finissait de même… « Puisque ce ne sera pas celui que j’aurais choisi et aimé, disait l’une, n’importe qu’il s’appelle Mehmed ou Ahmed ! N’aurai-je pas des enfants, pour me consoler de sa présence ? » Une autre, une toute jeune, qui avait accepté le premier prétendant venu, s’en était excusée en ces termes : « Pourquoi pas le premier au lieu du suivant, que je ne connaîtrais du reste pas davantage ?… Que dire pour le refuser ?… Et puis, quelle histoire, pense donc, ma chère !… » Ah ! non, l’apathie de ces petites-là lui avait semblé incompréhensible, par exemple : se laisser marier comme des esclaves !… Et voici qu’elle-même venait de consentir à un marché pareil, et c’était demain, le jour terrible de l’échéance. Par lassitude de toujours refuser, de toujours lutter, elle avait, comme les autres, fini par dire ce oui qui l’avait perdue, au lieu du non qui l’aurait sauvée, au moins pour quelque temps encore. Et à présent, trop tard pour se reprendre, elle arrivait tout au bord de l’abîme : c’était demain !

Maintenant elles pleuraient ensemble, toutes les trois ; elles pleuraient les larmes qui avaient été contenues pendant bien des jours par la fierté de l’épousée ; elles pleuraient les larmes de la grande séparation, comme si l’une d’elles allait mourir…

Mélek et Zeyneb, bien entendu, ne rentreraient pas ce soir chez elles, mais coucheraient ici, chez leur cousine, comme c’est l’usage quand on se visite à la tombée de la nuit, et comme elles l’avaient déjà fait constamment depuis une dizaine d’années. Toujours ensemble, les trois jeunes filles, comme d’inséparables sœurs, elles s’étaient habituées à dormir le plus souvent de compagnie, chez l’une ou chez l’autre, et surtout ici, chez la Circassienne.

Mais cette fois, quand les esclaves, sans même demander les ordres, eurent achevé d’étendre sur les tapis les matelas de soie des invitées, toutes trois, demeurées seules, eurent le sentiment d’être réunies pour une veillée funéraire. Elles avaient demandé et obtenu la permission de ne pas descendre se mettre à table, et un nègre imberbe, à figure de macaque trop gras, venait de leur apporter, sur un plateau de vermeil, une dînette qu’elles ne songeaient pas à toucher.

En bas, dans la salle à manger, leur commune aïeule, le pacha, père de la mariée, et mademoiselle Bonneau de Saint-Miron, soupaient sans causerie, dans un silence de catastrophe. L’aïeule, plus que jamais outrée par l’attitude de la fille de sa fille, savait bien à qui s’en prendre, accusait l’éducation nouvelle et l’institutrice ; cette petite, née de son sang d’impeccable musulmane, et puis devenue une sorte d’enfant prodigue dont on n’espérait même plus le retour aux traditions héréditaires, elle l’aimait bien quand même, mais elle avait toujours cru devoir se montrer sévère, et aujourd’hui, devant cette rébellion sourde, incompréhensible, elle voulait encore exagérer la froideur et la dureté. Quant au pacha, lui, qui avait de tout temps comblé et gâté son enfant unique comme une sultane des Mille et une Nuits, et qui en avait reçu en échange une si douce tendresse, il ne comprenait pas mieux que sa vieille belle-mère 1320, et il s’indignait aussi ; non, c’était trop, ce dernier caprice : faire sa petite martyre, parce que, le moment venu de lui donner un maître, on lui avait choisi un joli garçon, riche, de grande famille, et en faveur auprès de Sa Majesté Impériale !… Et enfin la pauvre institutrice, qui au moins se sentait innocente de ces fiançailles, qui avait toujours été la confidente et l’amie, s’étonnait douloureusement en silence : puisque son élève si chère l’avait fait revenir dans la maison pour le mariage, pourquoi ne voulait-elle pas de sa compagnie, là-haut chez elle, pour le dernier soir ?…

Mais non, les trois petites fantasques — ne croyant pas d’ailleurs lui faire tant de peine — avaient désiré être seules, la veille d’une telle séparation.

Finies à jamais, leurs soirées rien qu’à elles trois, dans cette chambre qui serait inhabitée demain et à laquelle il fallait dire adieu… Pour que ce fût moins triste, elles avaient allumé toutes les bougies des candélabres, et la grande lampe en colonne, — dont l’abat-jour, suivant une mode encore nouvelle cette année-là, était plus large qu’un parasol et fait de pétales de fleurs. Et elles continuaient de passer en revue, de ranger, ou parfois de détruire mille petites choses qu’elles avaient longtemps gardées comme des souvenirs très précieux. C’étaient de ces gerbes de fils d’argent ou de fils d’or qu’il est d’usage de mettre dans la chevelure des mariées, et que les demoiselles d’honneur conservent ensuite jusqu’à ce que vienne leur tour ; il y en avait çà et là, qui brillaient, accrochées par des nœuds de ruban aux frontons des glaces, aux parois blanches de la chambre, et elles évoquaient les jolis et pâles visages d’amies qui souffraient, ou qui étaient mortes. C’étaient, dans une armoire, des poupées que jadis on aimait tendrement ; des jouets brisés, des fleurs desséchées, de pauvres petites reliques de leur enfance, de leur prime jeunesse passée en commun, entre les murs de cette vieille demeure. Il y avait aussi, dans des cadres presque tous peints ou brodés par elles-mêmes, des photographies de jeunes femmes des ambassades, ou bien de jeunes musulmanes en robe du soir — que l’on eût prises pour des Parisiennes élégantes, sans le petit griffonnage en caractères arabes inscrit au bas : pensée ou dédicace. Enfin il y avait d’humbles bibelots, gagnés les précédents hivers à ces loteries de charité que les dames turques organisent pendant les veillées du Rhamazan, ils n’avaient pas l’ombre de valeur, ceux-là, mais ils rappelaient des instants écoulés de cette vie, dont la fuite sans retour constituait leur grand sujet d’angoisse… Quant aux cadeaux de la corbeille, dont quelques-uns étaient somptueux et que mademoiselle Esther Bonneau avait rangés en exposition dans un salon voisin, elles s’en souciaient comme d’une guigne.

La revue mélancolique à peine terminée, on entendit encore, au-dessus de la maison, résonner les belles voix claires : elles appelaient les fidèles à la cinquième prière de ce jour.

Alors les jeunes filles, pour mieux les entendre, vinrent s’asseoir devant une fenêtre ouverte, et, là, on respirait la fraîcheur suave de la nuit, qui sentait le cyprès, les aromates et l’eau marine. Ouverte, leur fenêtre, mais grillée, il va sans dire, et, en plus de ses barreaux en fer, défendue par les éternels quadrillages de bois sans lesquels aucune femme turque n’a le droit de regarder à l’extérieur. Les voix aériennes continuaient de chanter alentour, et au loin, d’autres semblaient répondre, quantité d’autres qui tombaient des hauts minarets de Stamboul et traversaient le golfe endormi, portées par les sonorités de la mer ; on eût dit même que c’était en plein ciel, cette soudaine exaltation des voix pures qui vous appelaient, en vocalises très légères venant de tous les côtés à la fois.

Mais ce fut de courte durée, et quand tous les muezzins eurent lancé, aux quatre vents chacun, la phrase religieuse de tradition immémoriale, un grand silence tout à coup y succéda. Stamboul maintenant, dans les intervalles des cyprès tout noirs et tout proches, se découpait en bleuâtre sur le ciel imprégné d’une vague lumière de lune, un Stamboul vaporeux, agrandi encore, un Stamboul aux coupoles tout à fait géantes, et sa silhouette séculaire, inchangeable, était ponctuée de feux sans nombre qui se reflétaient dans l’eau du golfe. Elles admiraient, les jeunes filles, à travers les mille petits losanges des boiseries emprisonnantes ; elles se demandaient si ces villes célèbres d’Occident (qu’elles ne connaissaient que par des images et qu’elles ne verraient jamais puisque les musulmanes n’ont point le droit de quitter la Turquie), si Vienne, Paris, Londres pouvaient donner une pareille impression de beauté et de grandeur. Il leur arrivait aussi de passer leurs doigts au-dehors, par les trous du quadrillage, comme les captives s’amusent toujours à faire, et une folle envie les prenait de voyager, de connaître le monde, — ou rien que de se promener une fois, par une belle nuit comme celle-ci, dans les rues de Constantinople, — ou même seulement d’aller jusque dans ce cimetière, sous leur fenêtre… Mais, le soir, une musulmane n’a point le droit de sortir…

Le silence, l’absolu silence enveloppait par degrés leur vieux quartier de Khassim-Pacha, aux maisons closes. Tout se figeait autour d’elles. La rumeur de Péra, — où il y a une vie nocturne comme dans les villes d’Europe, — mourait bien avant d’arriver ici. Quant aux voix stridentes de tous ces paquebots, qui fourmillent là-bas devant la Pointe-du-Sérail, on en est toujours délivré même avant l’heure de la cinquième prière, car la navigation du Bosphore s’arrête quand il fait noir. Dans ce calme oriental, que ne connaissent point nos villes, un seul bruit de temps en temps s’élevait, bruit caractéristique des nuits de Constantinople, bruit qui ne ressemble à aucun autre, et que les Turcs des siècles antérieurs ont dû connaître tout pareil : tac, tac, tac, tac ! sur les vieux pavés ; un tac, tac amplifié par la sonorité funèbre des rues où ne passait plus personne. C’était le veilleur du quartier, qui, au cours de sa lente promenade en babouches, frappait les pierres avec son lourd bâton ferré. Et dans le lointain, d’autres veilleurs répondaient en faisant de même ; cela se répercutait de proche en proche, par toute la ville immense, d’Eyoub aux Sept-Tours, et, le long du Bosphore, de la Marmara à la Mer Noire, pour dire aux habitants : « Dormez, dormez, nous sommes là, nous, l’œil au guet jusqu’au matin, épiant les voleurs ou l’incendie. »

Les jeunes filles, par instants, oubliaient que cette soirée était la dernière. Comme il arrive à la veille des grands changements de la vie, elles se laissaient illusionner par la tranquillité des choses depuis longtemps connues : dans cette chambre, tout restait à sa place et gardait son aspect de toujours… Mais les rappels ensuite leur causaient chaque fois la petite mort : demain, la séparation, la fin de leur intimité de sœurs, l’écroulement de tout le cher passé !

Oh ! ce demain, pour la mariée !… Ce jour entier, à jouer la comédie, ainsi que l’usage le commande, et à la jouer bien, coûte que coûte ! Ce jour entier, à sourire comme une idole, sourire à des amies par douzaines, sourire à ces innombrables curieuses qui, à l’occasion des grands mariages, envahissent les maisons. Et il faudrait trouver des mots aimables, recevoir bien les félicitations ; du matin au soir, montrer à toutes un air très heureux, se figer cela sur les lèvres, dans le regard, malgré le dépit et la terreur… Oh ! oui, elle sourirait quand même ! Sa fierté l’exigeait du reste : paraître là comme une vaincue, ce serait trop humiliant pour elle, l’insoumise, qui s’était tant vantée de ne se laisser marier qu’à son gré, qui avait tant prêché aux autres la croisade féministe… Mais sur quelle ironique et dure journée se lèverait le soleil demain !… « Et si encore, disait-elle, le soir venu, cela devait finir… Mais non, après, il y aura les mois, les ans, toute la vie, à être possédée, piétinée, gâchée par ce maître inconnu ! Oh ! songer qu’aucun de mes jours, ni aucune de mes nuits ne m’appartiendra plus, et cela à cause de cet homme qui a eu la fantaisie d’épouser la fille d’un maréchal de la Cour !… »

Les cousines gentilles et douces, la voyant frapper du pied nerveusement, demandèrent, comme diversion, que l’on fît de la musique, une dernière et suprême fois… Alors elles se rendirent ensemble dans le boudoir où le piano était resté ouvert. Là, c’était un amas d’objets posés sur les tables, sur les consoles, les tapis, et qui disaient l’état d’esprit de la musulmane moderne, si avide de tout essayer dans sa réclusion, de tout posséder, de tout connaître. Il y avait jusqu’à un phonographe (l’ultime perfectionnement de la chose cette année-là) dont elles s’étaient amusées quelques jours, s’initiant aux bruits d’un théâtre occidental, aux fadaises d’une opérette, aux inepties d’un café concert. Mais, ces bibelots disparates, elles n’y attachaient aucun souvenir ; où le hasard les avait placés, ils resteraient comme choses de rebut, pour la plus grande joie des eunuques et des servantes.

La fiancée, assise au piano, hésita d’abord, puis se mit à jouer un « Concerto » composé par elle-même. Ayant d’ailleurs étudié l’harmonie avec d’excellents maîtres, elle avait des inspirations qui ne procédaient de personne, un peu farouches souvent et presque toujours exquises ; en fait de ressouvenirs, on y trouvait, par instants peut-être, celui du galop des cavaliers circassiens dans le steppe natal ; mais point d’autres. Elle continua par un « Nocturne », encore inachevé, qui datait de la veillée précédente ; c’était, au début, une sorte de tourmente sombre, où la paix des cimetières d’alentour avait cependant fini par s’imposer en souveraine. Et un bruit de l’extérieur venait de loin en loin se mêler à sa musique, ce bruit très particulier de Constantinople : dans les sonorités maintenant sépulcrales de la rue, les coups de bâton du veilleur de nuit.

Zeyneb ensuite s’approcha pour chanter, accompagnée par sa jeune sœur Mélek ; comme presque toutes les femmes turques, elle avait une voix chaude un peu tragique, et qu’elle faisait vibrer avec passion, surtout dans ses belles notes graves. Après avoir hésité aussi à choisir, et mis en désordre un casier sans s’être décidée, elle ouvrit une partition de Gluck et entonna superbement ces imprécations immortelles : « Divinités du Styx, ministres de la Mort ! »

Ceux d’autrefois, qui gisaient dans les cimetières d’en face, ceux de la vieille Turquie qui étaient couchés parmi les racines des cyprès, durent s’étonner beaucoup de cette fenêtre éclairée si tard et jetant au milieu de leur domaine obscur sa traînée lumineuse : une fenêtre de harem, sans nul doute, vu son grillage, mais d’où s’échappaient des mélodies pour eux bien étranges…

Zeyneb cependant achevait à peine la phrase sublime : « Je n’invoquerai point votre pitié cruelle », quand la petite accompagnatrice s’arrêta, saisie, en frappant un accord faux… Une forme humaine, qu’elle avait été la première à apercevoir, venait de se dresser près du piano ; une forme grande et maigre en vêtements sombres, apparue sans bruit comme apparaissent les revenants !…

Ce n’était point une divinité du Styx, non, mais cela ne valait guère mieux : à peu près « kif-kif », suivant l’expression qui amusait cette petite Mélek aux cheveux roux. C’était madame Husnugul, la terreur de la maison : « Votre grand’mère, dit celle-ci, vous commande d’aller vous coucher et d’éteindre les lumières. » Et elle s’en alla, sans bruit comme elle était venue, les laissant glacées toutes les trois. Elle avait un talent pour arriver toujours et partout sans qu’on eût pu l’entendre ; c’est, il est vrai, plus facile qu’ailleurs, dans les harems, puisque les portes ne s’y ferment jamais.

Une ancienne esclave circassienne, la madame Husnugul (Beauté de rose), qui, trente ans plus tôt, était devenue presque de la famille, pour avoir eu un enfant d’un beau-frère du pacha. L’enfant était mort, et on l’avait mariée avec un intendant, à la campagne. L’intendant était mort, et un beau jour elle avait reparu, en visite, apportant quantité de hardes, dans des sacs en laine à la mode d’autrefois. Or, cette « visite » durait depuis tantôt vingt-cinq ans. Madame Husnugul, moitié dame de compagnie, moitié surveillante et espionne de la jeunesse, était devenue le bras droit de la vieille maîtresse de céans ; d’ailleurs bien élevée, elle faisait maintenant des visites pour son propre compte chez les dames du voisinage ; elle était admise, tant on est indulgent et égalitaire en Turquie, même dans le meilleur monde. Quantité de familles à Constantinople ont ainsi dans leur sein une madame Husnugul, — ou Gulchinasse (Servante de rose), ou Chemsigul (Rose solaire), ou Purkiémal (La parfaite), ou autre chose dans ce genre, — qui est toujours un fléau. Mais les vieilles dames 1320 apprécient les services de ces duègnes, qui suivent les jeunes filles à la promenade, et puis font leur petit rapport en rentrant.

Il n’y avait pas à discuter l’ordre transmis par madame Husnugul. Les trois petites désolées fermèrent en silence le piano et soufflèrent les bougies.

Mais, avant de se mettre au lit, elles se jetèrent dans les bras les unes des autres, pour se faire de grands adieux ; elles se pleuraient mutuellement, comme si cette journée de demain allait à tout jamais les séparer. De peur de voir reparaître madame Husnugul, qui devait être aux écoutes derrière la porte seulement poussée, elles n’osaient point se parler ; quant à dormir, elles ne le pouvaient, et, de temps à autre, on entendait un soupir, ou un sanglot, soulever une de ces jeunes poitrines.

La fiancée, au milieu de ce profond recueillement nocturne, propice aux lucidités de l’angoisse, s’affolait de plus en plus, à sentir que chaque heure, chaque minute la rapprochaient de l’irréparable humiliation, du désastre final. Elle l’abhorrait à présent, avec sa violence de « barbare », cet étranger, dont elle avait à peine aperçu le visage, mais qui demain aurait tous les droits sur sa personne et pour toujours. Puisque rien n’était accompli encore, une tentation plus forte lui venait d’essayer n’importe quel effort suprême pour lui échapper, même au risque de tout… Mais quoi ?… Quel secours humain pouvait-elle attendre, qui donc aurait pitié ?… Se jeter aux pieds de son père, c’était trop tard, elle ne le fléchirait plus… Bientôt minuit ; la lune envoyait sa lumière spectrale dans la chambre ; ses rayons entraient, dessinant sur la blancheur des murs les barreaux et l’inexorable quadrillage des fenêtres. Ils éclairaient aussi, au-dessus de la tête de la petite princesse, ce verset du Coran[5] que chaque musulmane doit avoir à son chevet, qui la suit depuis l’enfance et qui est comme une continuelle prière protectrice de sa vie ; son verset, à elle, était, sur fond de velours vert-émir, une ancienne et admirable broderie d’or, dessinée par un célèbre calligraphe du temps passé, et il disait cette phrase, aussi douce que celles de l’Évangile : « Mes péchés sont grands comme les mers, mais ton pardon plus grand encore, ô Allah ! » Longtemps après que la jeune fille avait cessé de croire, l’inscription sainte, gardienne de son sommeil, avait continué d’agir sur son âme, et une vague confiance lui était restée en une suprême bonté, un suprême pardon. Mais c’était fini maintenant ; ni avant ni après la mort, elle n’espérait plus aucune miséricorde, même imprécise : non, seule à souffrir, seule à se défendre, et seule responsable !… En ce moment donc, elle se sentait prête aux résolutions extrêmes.

Mais encore, quel parti prendre, quoi ?… Fuir ? Mais comment, et où ?… À minuit, fuir au hasard, par les rues effrayantes ?… Et chez qui trouver asile, pour n’être pas reprise ?…

Zeyneb cependant, qui ne dormait pas non plus, parla tout bas. Elle venait de se rappeler qu’on était à certain jour de la semaine nommé par les Turcs Bazar-Guni (correspondant à notre dimanche) et où l’on doit, à la veillée, prier pour les morts, ainsi qu’à la veillée du Tcharchembé (qui correspond à notre jeudi). Or, elles n’avaient jamais manqué à ce devoir-là, c’était même une des seules coutumes religieuses de l’Islam qu’elles observaient fidèlement encore ; pour le reste, elles étaient comme la plupart des musulmanes de leur génération et de leur monde, touchées et flétries par le souffle de Darwin, de Schopenhauer et de tant d’autres. Et leur grand’mère souvent leur disait : « Ce qui est bien triste à voir pour ma vieillesse, c’est que vous soyez devenues pires que si vous vous étiez converties au christianisme, car, en somme, Dieu aime tous ceux qui ont une religion. Mais vous, vous êtes ces vraies infidèles dont le Prophète avait si sagement prédit que les temps viendraient. » Infidèles, oui, elles l’étaient, sceptiques et désespérées bien plus que la moyenne des jeunes filles de nos pays. Mais cependant, prier pour les morts leur restait un devoir auquel elles n’osaient point faillir, et d’ailleurs un devoir très doux : même pendant leurs promenades d’été, dans ces villages du Bosphore qui ont des cimetières exquis, à l’ombre des cyprès et des chênes, il leur arrivait de s’arrêter et de prier, sur quelque pauvre tombe inconnue.

Donc, elles rallumèrent sans bruit une veilleuse bien discrète ; la petite fiancée prit son Coran, qui posait sur une console, près de son lit art nouveau (ce Coran toujours enveloppé d’un mouchoir en soie de la Mecque et parfumé au santal, que chaque musulmane doit avoir à son chevet, spécialement pour ces prières-là, qui se disent la nuit), et toutes trois commencèrent à voix basse, dans un apaisement progressif ; la prière peu à peu les reposait, comme l’eau fraîche calme la fièvre.

Mais bientôt une grande femme vêtue de sombre, arrivée comme toujours sans bruit de pas, sans bruit de porte ouverte, à la manière des fantômes, se dressa près d’elles :

— Votre grand’mère commande d’éteindre la veilleuse…

— C’est bien, madame Husnugul. S’il vous plaît, éteignez-la vous-même, puisque nous sommes couchées, et ayez la bonté d’expliquer à notre grand’mère que ce n’était pas pour lui désobéir ; mais nous disions les prières des morts…

Il était bientôt deux heures de la nuit. Une fois la veilleuse éteinte, les trois jeunes filles, épuisées d’émotions, de regrets et de révolte, s’endormirent en même temps, d’un bon sommeil tranquille, comme celui des condamnés la veille du matin suprême.

  1. « Dadi », appellation amicale, usitée pour des vieilles servantes ou esclaves devenues avec le temps comme de la famille.
  2. Voiles dissimulateurs pour la rue.
  3. Tout en me rangeant à l’avis des Osmanlis sur la généralité des Pérotes, je reconnais avoir rencontré parmi eux d’aimables exceptions, des hommes parfaitement distingués et respectables, des femmes qui seraient trouvées exquises dans n’importe quel pays et quel monde. (Note de l’auteur.)
  4. Autrement dit une personne qui n’admet que les dates de l’hégire, au lieu d’employer le calendrier européen.
  5. L’ « ayette ».