Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 236-243).

CHAPITRE IX

LA FRANCE DISSOCIÉE ET DÉCÉRÉBRÉE

Depuis leur sortie du lycée, soit quatre années, ces jeunes Français veulent agir. En Lorraine, isolés et dénués, enfoncés dans l’inertie, l’ennui, la mort, ils aspirèrent à Paris. Ils le tenaient pour un centre où ils pourraient collaborer à de grands intérêts. Ils s’y trouvent seuls, ignorés de tous, ne sachant avec qui se concerter, tourmentés par leur activité sans emploi. C’est alors qu’ils organisent ce syndicat. À défaut d’un point de ralliement et d’entente que leur offriraient des groupes naturels importants, ils entreprennent de faire eux-mêmes un corps… Autour de quoi ? à quelle fin ? C’est la question que pose le bon sens de Suret-Lefort, de Renaudin.

Quelque chose d’imaginaire, comme la figure de Napoléon en 1884, ne peut pas fournir à des unités juxtaposées la faculté d’agir ensemble. Bonne pour donner du ressort à certains individus, cette grande légende ne peut donner de la consistance à leur groupe, ni leur inspirer des résolutions. Où les sept bacheliers peuvent-ils se diriger, pour quels objets se dépenser, à quelle union s’agréger ?

Les forces vivantes de notre pays, ses groupes d’activité, ses principaux points d’union et d’énergie, dans l’ordre matériel ou spirituel, c’est aujourd’hui :

1° Les bureaux, c’est-à-dire l’ensemble de l’administration, où il faut bien faire rentrer l’armée. — Qu’on aime ou blâme leur fonctionnement, c’est eux qui supportent tout le pays, et, s’ils ont contribué pour une part principale à détruire l’initiative, la vie en France, il n’en est pas moins exact qu’aujourd’hui ils sont la France même. Il faut bien les respecter et les appuyer, quoi qu’on en ait : car, après avoir diminué la patrie par des actes qui n’ont plus de remèdes, ils demeurent seuls capables de la maintenir.

2° La religion. — Si l’on veut, nous possédons la catholique, la protestante et la juive ; mais, à voir de plus haut, la France est divisée entre deux religions qui se contredisent violemment, et chacune impose à ses adeptes de ruiner l’autre. L’ancienne est fondée sur la révélation ; la nouvelle s’accorde avec la méthode scientifique et nous promet par elle, sous le nom de progrès nécessaire et indéfini, cet avenir de paix et d’amour dont tous les prophètes ont l’esprit halluciné.

3° Les ateliers agricoles, industriels ou commerciaux. — Ils se proposent de produire l’argent et sont eux-mêmes à la merci de ses manœuvres. Le capital agiote, détruit, devient de plus en plus international et aspire à n’être pas solidaire des destinées françaises.

4° D’innombrables associations de toute espèce, que les bureaux dépouillent d’initiative, d’indépendance. Parmi elles, seuls les syndicats ouvriers ont de la vigueur, de la confiance en soi, la connaissance de leurs origines et de leur but. Ils sont nés d’un mouvement de haine contre la forme sociale existante et luttent pour l’anéantir, cependant que l’administration cherche à les écraser.

Quant à la noblesse, qui, avec les bureaux, la religion et la terre, encadrait et constituait l’ancienne société, c’est une morte : elle ne rend aucun service particulier, ne jouit d’aucun privilège, et, si l’on met à part quelques noms historiques qui gardent justement une force sur les imaginations, elle ne subsiste à l’état d’apparence mondaine que par les expédients du rastaquouérisme.

Voilà les groupements distincts qui devraient coopérer, en exécutant chacun sa tâche propre, à un effet final et total qui serait la prospérité de la communauté française. Voilà les masses selon lesquelles la nation est ordonnée. Sur les vigoureuses épaules de ces diverses équipes sont portés tous les hommes influents, tous ceux dont le nom est prononcé avec amour ou respect. Ils semblent exister par eux-mêmes : ils n’ont de solidité que s’ils sont installés sur ces blocs. L’homme soutenu, soit par les bureaux, soit par l’une des deux Églises de la révélation et de la science, soit par la terre, soit par l’argent de banque et d’industrie, soit par les associations ouvrières, c’est une puissance. Et celui qui représenterait, qui unirait en lui ces divers syndicats, serait l’homme national, le délégué général, le chef.

Mais entre ces divers groupes d’énergie, — nous venons de le constater quand nous essayions de les caractériser très brièvement, — il n’y a point de coordination… Bien au contraire, ils s’appliquent à s’annuler. Manifestement, notre pays est dissocié.

Eux-mêmes, ces fils de l’Université si désireux de jouer un rôle, ne sont reliés à aucune de ces grandes forces éparses. Peut-être, à les examiner avec complaisance, surprendrait-on chez deux d’entre eux des éléments de sociabilité. — Saint-Phlin aime et comprend son patrimoine de Varennes. Par un séjour annuel de quatre mois à Saint-Phlin, ils donne de la réalité à ses rapports avec la patrie, dont ses champs lui enseignent vaguement les droits historiques. Leur voix existe en lui, pourrait y prendre de l’intensité. Rœmerspacher, fait son noviciat dans cette importante confrérie qui demande aux recherches scientifiques, non pas seulement de contenter la haute curiosité ou d’accroître le bien-être général, mais de satisfaire notre besoin d’harmonie et, pour tout dire, notre besoin du divin. Probablement il sera de ceux qui s’efforcent, par la transformation des consciences, à faire entrer la France, l’Europe, dans une phase de civilisation nouvelle. — Les autres, hélas ! qu’ils sont isolés ! L’ordre des avocats donne à Suret-Lefort des commodités et des gênes, mais non pas un esprit, une foi. Il en use sans y être rattaché par aucune fibre vivante. Le journaliste Renaudin, qui croit avoir des confrères, est plus seul qu’au coin d’un bois. Il s’agite, pour gagner son pain, sans s’intéresser à sa corporation, ni à aucune œuvre commune supérieure. Sturel, Racadot, Mouchefrin plus évidemment encore sont déliés de tout.

De cette situation les bureaux sont responsables. Le Bureau de l’Enseignement public les a dégoûtés de leur petite patrie, les a dressés par l’émulation et sans leur inculquer une idée religieuse, — religion révélée ou idéal scientifique — qui leur fournirait un lien social. Le système des « humanités » ne rend pas l’homme apte à la culture, au commerce, à l’industrie, mais au contraire l’en détourne. L’administration les a préparés seulement pour elle et pour qu’ils deviennent des fonctionnaires. Ils s’y sont refusés… Ce n’est donc pas assez que les corps sociaux soient dissociés : il y a des déserteurs. Ce n’est pas assez qu’il y ait dans ce pays de nombreux ressorts d’action antagonistes : voilà des jeunes gens, et d’une espèce fréquente, qui, dans le vaste et puissant atelier qu’est une patrie, ne sont mis en mouvement que par leur ressort individuel et ne travaillent que pour eux-mêmes. Ils sont mal servis et ils servent mal.

En vérité, il ne faut pas craindre d’y insister. C’est en maintenant le plus longtemps possible notre regard sur ces Lorrains que nous comprendrons l’ensemble de la situation. Et déjà nous entrevoyons ceci : dans le massif national, entre les blocs descellés, il se trouve une nombreuse poussière d’individus. C’est un gaspillage de forces. Quand même ce déchet serait formé de déments, d’incapables, d’hommes de mauvaise volonté, il serait regrettable, car dangereux : dans une ville mal balayée, où le service de voirie pèche, le moindre orage détermine des boues insalubres.

Cet émiettement se retrouve jusque dans les consciences. Un homme, en effet, n’appartient pas à une seule œuvre, à un seul intérêt : il peut être, au même moment, engagé dans des groupements distincts ; que ceux-ci, grâce à l’état général de notre pays, soient antagonistes, voilà un homme en contradiction intérieure, et par là diminué, sinon annulé.

En conséquence, ce qui fait question, c’est la substance française.

Qu’entendons-nous par là ?

En principe, la personnalité doit être considérée comme un pur accident. Le véritable fonds du Français est une nature commune, un produit social et historique, possédé en participation par chacun de nous ; c’est la somme des natures constituées dans chaque ordre, dans la classe des ruraux, dans la banque et l’industrie, dans les associations ouvrières, ou encore par les idéals religieux, et elle évolue lentement et continuellement. Si nous admettons que nos forces constitutives sont dissociées et contradictoires, le fonds de notre vie, notre vraie réalité, notre énergie, ne sont-ils pas gravement atteints ? Ce qui se confirme à constater que la puissance de reproduction est en baisse, et que la résistance faiblit sur les frontières de l’Est, d’où l’esprit allemand fuse dans tous les sens sur notre territoire et dans nos esprits.

Mais si la substance nationale est atteinte, vraiment il devient fort secondaire de savoir qui sera vainqueur de M. Clemenceau ou de M. Jules Ferry, en qui se concentre à cette date tout l’intérêt parlementaire. — D’ailleurs, ils font un jeu qui permet à chacun d’eux d’exister, et si l’un venait à disparaître et n’était pas sur l’heure remplacé, l’autre devrait également disparaître.

Il devient secondaire de savoir si la France, vraiment par ses troupes au Tonkin et à Madagascar, par sa diplomatie en Égypte et au Congo, par une convention financière en Tunisie, mènera à bien son extension coloniale dans l’Extrème-Orient. — D’ailleurs, l’extension de la France a-t-elle rien à voir avec des succès militaires en Extrême-Orient ? Ces possessions lointaines ne vaudront que par notre action sur les bords du Rhin.

Il devient secondaire de savoir si les théories révolutionnaires d’une minorité évidemment faible, qui excitent au vol et au pillage par protestation contre la propriété et la misère, sont dangereuses et significatives d’un temps nouveau. — D’ailleurs, l’évolution sociale dans le sens du « collectivisme » se fera fatalement et s’accomplit déjà sous nos yeux, avec le concours de ceux mêmes qui en combattent les formules ; et quant à des accents de révolte contre l’ordre établi, on les a toujours entendus, on les entendra toujours.

Il devient secondaire de savoir si l’honneur et le bénéfice d’avoir percé l’isthme de Panama reviendront à la troisième République. — D’ailleurs, les accents d’humanitarisme lyrique par lesquels la Banque, la Presse, les agents du gouvernement saluent l’entreprise de M. de Lesseps expriment simplement le plaisir que les subventions donnent à ces messieurs ; elles coûtent plus cher à la Compagnie que les pelletées de terre utilement enlevées dans l’isthme.

Quand de telles questions sont considérées comme essentielles par ceux qui discutent les affaires de ce pays et par ceux qui les mènent, on penche vraiment à conclure que la France est décérébrée, car le grave problème et, pour tout dire, le seul, est de refaire la substance nationale entamée, c’est-à-dire de restaurer les blocs du pays ou, si vous répugnez à la méthode rétrospective, d’organiser cette anarchie.

De leur anarchie, ces bacheliers mêmes, qui errent sur le pavé de Paris comme des Tonkinois dans leurs marais, sans lien social, sans règle de vie, sans but, se rendent compte. Quand ils essaient de se grouper selon le mode primitif du clan, quand ils sont hantés par l’idée césarienne, c’est un instinct de malades. Ils voudraient prendre appui les uns sur les autres ; ils se tournent aussi vers le dictateur, et vers celui dont l’histoire a dit : « Le vrai mérite, dès qu’il lui apparaissait, était sûr d’une immense récompense. » Leur énergie et leur malchance les rendent sympathiques. S’ils travaillaient d’accord avec des forces sociales honnêtes et utiles, ils pourraient faire des choses honnêtes et utiles. Mais des hommes qui n’ont pas de devoirs d’état, qui sont enfiévrés par l’esprit d’imitation en face d’un héros, et qui prétendent intervenir avec leurs volontés individuelles dans les actions de la collectivité, c’est pour celle-ci fort terrible !… Car les héros, s’ils ne tombent par exactement à l’heure et dans le milieu convenables, voilà des fléaux.