Les Débuts d’un Poète humoriste - les tragédies de Henri Heine

Les Débuts d’un Poète humoriste - les tragédies de Henri Heine
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 497-529).
LES DEBUTS
D'UN
POETE HUMORISTE

LES TRAGEDIES DE HENRI HEINE

Que devient l’Allemagne? nous dit-on. La politique a-t-elle absorbé toutes ses forces? Les énigmes des chancelleries suffisent-elles à ce peuple de lettrés, qui se plaisait jadis aux contemplations sublimes? Est-ce la lutte de la Prusse avec son roi, la lutte de la chambre et du ministère qui est la préoccupation du philosophe ou de l’historien? Est-ce le rajeunissement inattendu de l’Autriche qui tient en suspens l’inspiration du poète? N’y a-t-il plus d’œuvres à signaler dans le domaine des choses idéales, plus de ces théories audacieuses qui croient soulever le voile de l’infini, plus de ces rêveries ardentes qui montent vers l’empyrée et nous rapportent quelque chose des printemps éternels? Ces demandes inquiètes ne sont que trop justifiées. Le temps est loin où l’Allemagne voyait ses glorieux enfans, poètes ou philosophes, s’élever d’un même essor aux sphères les plus hautes de la pensée et de l’art. Il est manifeste que la force créatrice languit. La critique seule maintient encore ses droits et continue de représenter le travail des peuples allemands.

Je prends ce mot de critique dans un sens très général. Histoire, archéologie, investigation du passé le plus lointain comme de celui auquel nous touchons encore, en un mot étude de l’homme dans toutes les phases de son existence, de l’homme public et de l’homme privé, de l’homme intérieur et de l’homme du dehors, voilà, depuis quelques années, le fond des lettres germaniques. Plus de poésie, plus d’imagination ; même sur le terrain des sévères études la grande invention fait défaut. Le public d’ailleurs ne semble pas exigeant ; il est encore fatigué des systèmes, les efforts des poètes le touchent peu, et il ne songe guère à s’élever au-dessus de l’observation du réel. Quelles sont les œuvres qui dans ces derniers temps ont le plus attiré l’attention ? Ce n’est pas le Magicien de Rome, ce long récit de M. Charles Gutzkow, qui a pourtant le courage de s’attaquer aux questions brûlantes ; il est vrai que l’auteur, enchevêtrant personnages et péripéties dans une intrigue sans fin,

D’un divertissement nous fait une fatigue.


Ce n’est pas non plus la trilogie de M. Frédéric Hebbel, les Niebelungen, bien que le sujet soit rajeuni avec art et le drame tracé d’un grand style, comme par un Schnorr ou un Cornélius poétique. Ni M. Gutzkow en exposant à sa manière les luttes religieuses de notre âge, ni M. Hebbel en nous reportant aux Germains primitifs, n’ont réussi à vaincre l’indifférence de la foule. Les œuvres qu’on lit le plus en dehors du public savant œuvres les mieux accueillies par cette classe de lecteurs qui exprime l’opinion, ce sont les œuvres d’histoire, surtout d’histoire assez récente, soit qu’elles se rattachent pour les états allemands aux préoccupations de leur politique intérieure, soit qu’elles flattent l’orgueil national. Si cette dernière condition est remplie et qu’il s’y joigne vis-à-vis de la France un esprit de haine ou de dénigrement, la réussite est certaine. C’est ainsi que l’Histoire de l’Allemagne depuis la mort de Frédéric le Grand jusqu’à l’établissement de la confédération, par M. Louis Haeusser, a obtenu un succès confirmé de jour en jour; c’est ainsi que M. de Sybel, distrait aujourd’hui par les luttes parlementaires de Berlin, a fait lire quelques-uns de ses mémoires sur les plus vives questions du monde moderne.

La branche la plus riche de cette littérature historique qui fait oublier aux Allemands la décadence de l’imagination, ce sont les travaux consacrés sous toutes les travaux consacrés sous toutes les formes à la poésie du passé. Un spirituel académicien disait l’autre jour à propos de notre situation littéraire : « La France a tiré son feu d’artifice; il ne reste plus qu’à ramasser les baguettes. » Cela est plus vrai de l’Allemagne que de la France. Ces ouvrages innombrables sur Goethe, Schiller et leurs contemporains, ne sont-ce pas comme les baguettes du grand feu d’artifice? Je ne parle pas des pages intimes où revit cette période, je ne parle pas de la vaste correspondance de Goethe avec Herder, Jacobi, Lavater, avec Schiller surtout, avec le musicien Zelter, avec son vieux camarade Knebel, avec la vive et tendre Mme de Stein, avec la noble et religieuse Mme de Stolberg, précieux recueils auxquels s’ajoute en ce moment même le long échange de confidences que se firent pendant plus d’un demi-siècle l’illustre poète et le grand-duc Charles-Auguste. A côté de ces documens réclamés par tous, combien d’ouvrages plus ou moins utiles sur les moindres détails de cette époque brillante ! Au premier rang sont les deux volumes intitulés Charlotte Schiller et ses amis; à l’extrémité opposée apparaissent les Reliquiœ du peintre Tischbein, dont Goethe a parlé si souvent, si cordialement, et qui ne nous dit presque rien de son glorieux compagnon. Le champ est riche et la moisson abonde. Ici ce sont les lettres de Fichte, l’idéaliste inspiré, là celles de Mendelssohn-Bartholdy, le suave compositeur; plus loin, voici de nouveaux renseignemens sur Jean-Paul, sur Schleiermacher, ou des révélations sur le groupe des Stolberg. A Dieu ne plaise que je paraisse dédaigner de telles œuvres! Je remarque seulement que ce sont les débris de la fête d’hier, et je voudrais que, sans renoncer à ces trouvailles, l’Allemagne songeât enfin à la fête d’aujourd’hui. En 1849, l’Allemagne a célébré le centième anniversaire de la naissance de Goethe; dix ans plus tard, ce fut le tour de Schiller; puis sont venues les mêmes cérémonies pour la naissance de Fichte, de Jean-Paul... Que sais-je? C’est maintenant un usage établi, tout le XVIIIe siècle y passera. Bien mieux, les commémorations séculaires ne suffisent plus, on s’est mis à célébrer les cinquantaines. Au moment où nous traçons ces lignes, l’Allemagne achève de célébrer le cinquantième anniversaire du soulèvement de ses peuples contre Napoléon. Depuis l’empereur d’Autriche réunissant dans les salles du Roemer le congrès des souverains confédérés jusqu’à ces sociétés de gymnastes[1] solennellement rassemblées à Leipzig, chacun, sous des formes différentes, évoque les souvenirs de 1813. Ceux-ci se taisent, ceux-là déclament; qu’importe? Silencieuse ou bruyante, l’inspiration est la même. C’est toujours le passé qu’on appelle au secours du présent, c’est toujours l’ardeur et la fécondité d’un autre âge qui sont chargées de dissimuler la langueur et la stérilité de l’heure actuelle. Aussi à cette question que je posais en commençant : « Que devient l’Allemagne? » j’aurais bien le droit de répondre : « Elle fête ses anniversaires de l’autre monde, elle ramasse les vieilles baguettes des fusées évanouies. »

Pour nous, qui ne cessons pas de suivre avec un sentiment d’espoir le mouvement des lettres germaniques, on ne s’étonnera pas que nous soyons réduits souvent à nous taire, à moins de réveiller les choses d’autrefois. Ce sont aussi les baguettes d’un feu d’artifice que nous allons ramasser aujourd’hui : il s’agit des débuts d’Henri Heine. Ici du moins le sujet est neuf, bien qu’il nous reporte quarante ans en arrière. Avant la publication des œuvres complètes du poète humoriste, les Allemands eux-mêmes ignoraient ce singulier épisode de leur histoire littéraire : les tragédies d’Henri Heine ! On savait vaguement que l’auteur du Livre des Chants, tout jeune encore et inconnu, avait publié en 1823 deux poèmes dramatiques, dont l’un était tombé sur la scène au milieu des sifflets. L’auteur lui-même semblait avoir condamné ces juvenilia; le texte était devenu introuvable, et les historiens les mieux informés des lettres contemporaines n’en parlaient que pour mémoire. L’éditeur des œuvres complètes du poète, M. Adolphe Strodtmann, vient de nous donner enfin ces drames avec toutes les variantes de l’auteur[2], car il est bien prouvé que Henri Heine, loin de renier ces productions de sa jeunesse, les remaniait sans cesse avec amour. Il en préparait une traduction française au moment où la mort vint terminer ses souffrances. Et comment aurait-il désavoué ses tragédies sans se désavouer lui-même? L’humoriste y apparaît déjà tout entier avec ses qualités et ses vices. Poésie ardente et passions sauvages, fougue sensuelle et mysticisme éthéré, romantiques fantaisies d’une âme hégélienne qui passera trente ans à se détruire, à se dissoudre dans le néant universel, tout cela éclate dès le premier cri de cette imagination tourmentée. Henri Heine devait aimer ces pages fantasques comme le prélude de sa vie : elles lui rappelaient d’ailleurs ses premières batailles, sa confraternité avec Immermann, les coups qu’il avait reçus en passant du comte Platen, ceux qu’il lui rendit à poing fermé, son entrée belliqueuse et douloureuse dans la poétique arène. C’est aussi ce qui nous invite à y regarder de près aujourd’hui. On peut y retrouver tout un chapitre de l’histoire littéraire de nos voisins.

La première des deux tragédies de Henri Heine, la plus importante par le fond et les développemens, est intitulée Almansor; l’autre, plus rapide, plus poignante, a nom William Ratcliff. Le poète les nomme des tragédies, comme Goethe appelait tragédies le premier et le second Faust; à vrai dire, ce sont des symphonies où tous les tons se croisent et se mêlent. En tête de son Almansor, Henri Heine a écrit ces paroles : « Ne croyez pas qu’il soit absolument fantasque, le joli poème que je vous offre d’une main amie ! Écoutez : il est tour à tour épique avec sérénité ou dramatique avec violence. Çà et là, dans le détail, s’épanouit mainte fleur lyrique aux corolles délicates. Si le fond est romantique, plastique est la forme, et le tout est sorti du cœur. On y voit aux prises chrétiens et musulmans, le nord avec le sud ; à la fin paraît l’amour, qui vient tout apaiser. » Excellent programme, si le poète a su le remplir ; le dernier trait surtout est une promesse charmante.

La scène se passe en Espagne au XVe siècle, quelques années après la chute de Grenade. Au moment où la toile se lève, on aperçoit l’intérieur d’un château moresque délabré. Un jeune homme, portant le costume espagnol, la toque sur la tête, le manteau flottant sur l’épaule, l’épée à la ceinture, contemple en rêvant les tapisseries, les colonnades, les murailles couvertes d’arabesques, et d’une voix tour à tour attendrie ou irritée il exhale les émotions qu’éveillent en lui ces lieux pleins de ses souvenirs d’enfance :


« ALMANSOR. — C’est encore l’ancien parquet cher à mon souvenir, le tapis bien connu, le tapis brodé de mille couleurs où marcha le pied sacré des aïeux ! Maintenant les vers en rongent les fleurs de soie, comme s’ils étaient les alliés des Espagnols. Ce sont encore les vieilles colonnes fidèles, fiers soutiens de marbre de la fière maison où je m’appuyai tant de fois lorsque j’étais enfant. Oh ! pourquoi nos Gomètes, nos Ganzuls, et les Abencerrages et les hautains Zégris, n’ont-ils pas soutenu aussi fidèlement le trône du roi dans l’Alhambra splendide ? Ce sont encore les bonnes vieilles murailles, avec leurs bois polis, leurs élégantes peintures, qui toujours donnaient asile au voyageur fatigué. Elles sont restées hospitalières ; les bonnes murailles, mais elles n’ont plus pour hôtes que les hiboux et les vautours, (il va vers la fenêtre.) Personne, nul mouvement ! Toi seul, ô soleil, tu m’as entendu ! Compatissant à ma peine, tu m’envoies tes derniers rayons, et tu répands ta clarté sur mon sombre chemin. O bienfaisant soleil, écoute mes paroles reconnaissantes : toi aussi, enfuis-toi vers les côtes du pays des Maures et vers les plaines éternellement heureuses de l’Arabie. Oh ! crains don Fernand et ses conseillers, qui ont juré une haine implacable à toute belle lumière. Crains doña Isabelle, Isabelle l’orgueilleuse, qui, étincelante du feu de ses diamans, prétend briller toute seule, quand elle aura fait la nuit autour d’elle. Oh ! fuis cette mauvaise terre d’Espagne, où s’est déjà éteinte ta sœur, ô soleil, l’éblouissante Grenade aux tours d’or ! (s’éloignant de la fenêtre.) Mon cœur est oppressé, comme si le disque enflammé du soleil couchant s’était roulé sur cette pauvre et faible poitrine. Mon corps est comme une braise qui tombe en cendres brûlantes, et le sol se dérobe sous mes pas. Ah ! tout est si doux pour moi dans ces lieux, si doux et si cruel ! La brise légère qui me rafraîchit la joue m’apporte avec son souffle le salut des jours évanouis. Dans le mouvement des ombres du soir, j’aperçois les légendes de mon enfance ; elles se dressent, elles me font des mines, elles me sourient d’un air sensé, et s’étonnent que leur vieil ami soit aujourd’hui si triste, si étranger dans sa demeure. Là-bas, c’est ma mère chérie, ma mère trépassée, qui m’appârait: inquiète, pleine d’angoisses, elle regarde, elle pleure, elle me fait signe, elle me fait signe encore avec sa blanche main. Je vois aussi mon père, là, sur le coussin de velours vert, assis et sommeillant doucement. (Il reste silencieux et plongé dans ses rêves. la nuit est venue. On voit dans le fond passer une forme humaine, un flambeau à la main.) Quel est ce fantôme qui vient de passer avec une vague lueur? N’était-ce qu’une illusion de ma fantaisie trompée? J’ai cru voir le vieil Hassan; était-ce lui? Peut-être que Hassan est couché dans la tombe et que son esprit veille encore sur le château qu’il a fidèlement gardé pendant sa vie. J’entends un mouvement confus, un bruit sourd, qui s’approche, qui s’approche toujours, comme si mes pères sortaient de leurs tombeaux pour me saluer de leurs mains de squelette, et me donner le baiser de bienvenue avec leurs pâles et froides lèvres. Ils viennent... les voici... Ah ! votre salut me tuera, (plusieurs Maures se précipitent sur la scène, le cimeterre au poing.)

« PREMIER MAURE. — Cela pourrait bien être.

« ALMANSOR, tirant son épée du fourreau. — A moi donc, ma brillante amulette ! Toi qui as déjà fait tant de prodiges, protège-moi contre ces mauvais esprits !

« SECOND MAURE. — Que viens-tu faire, étranger, dans notre château?

«ALMANSOR. — Je vous renvoie cette question. Le château m’appartient, et cet avocat (montrant son épée) va inscrire mon droit sur votre peau en caractères rouges.»


Quel est-il, ce poétique rêveur si prompt à manier l’épée? A son langage, on reconnaît un musulman. D’où vient qu’il porte le costume espagnol? Tout s’expliquera bientôt. Au moment où Almansor épuisé va succomber sous le nombre, arrive un vieillard qui réclame sa part de la vengeance; c’est à lui de donner le coup de mort au chrétien. Il lève le bras, quand soudain, à la lueur d’un flambeau, il aperçoit le visage de la victime : « Allah ! s’écrie-t-il en tombant à genoux, c’est Almansor-ben-Abdullah! » Almansor, fils d’Abdullah, est le dernier reste de la noble famille qui habitait naguère ce château, et le vieillard qui allait le frapper dans les ténèbres est le fidèle serviteur de sa maison. Voilà longtemps qu’ils ne se sont vus; après la prise de Grenade, le vieil Hassan s’est jeté dans les montagnes avec ses compagnons pour y continuer la guerre et préparer ses vengeances. Abdullah, emmenant tous les siens, est retourné en terre sainte, dans le pays du prophète. Que de confidences ils auront à se faire, le serviteur et le fils d’Abdullah ! Mais à peine Hassan a-t-il reconnu son jeune maître, à peine est-il tombé à ses pieds, qu’une pensée amère lui mord le cœur. Ce costume espagnol qui a failli coûter si cher à Almansor, c’est peut-être la livrée de l’apostasie. Hassan a vu des milliers de Maures renier par intérêt la foi de leurs aïeux; l’enfant qu’il a bercé serait-il un de ces renégats? « Almansor-ben-Abdullah, réponds-moi : d’où vient que tu portes ce costume? Qui a mis au noble coursier berbère cette peau de serpent brillante et tachetée? Rejette cette venimeuse enveloppe, fils d’Abdullah ! Marche sur la tête du serpent, noble coursier ! — Toujours le même, répond le jeune Arabe en souriant, toujours inflexible en ton zèle, mon vieil Hassan ! Toujours la même foi aux formes et aux couleurs! Ne sais-tu pas que la peau du serpent est une sauvegarde contre le serpent, de même que la peau du loup protège l’agneau humble et sans défense au milieu de la forêt? Malgré cette toque et ce manteau, va, je suis toujours musulman de cœur et d’âme, car c’est dans mon cœur que je porte le turban. »

Ils peuvent donc s’entendre encore, le vieux serviteur et le jeune maître; ils peuvent évoquer les souvenirs du jour funeste qui les a si cruellement séparés. Ici commence un dialogue où les gémissemens se confondent et qui rappelle par instans quelques scènes célèbres de l’antique tragédie. Le rêveur qui va se livrer tout à l’heure à une imagination si fantasque, le poète qui va emprunter à la langue de Shakspeare ses plus folles images, ses métaphores les plus violentes, s’est souvenu des Perses ou de l’Œdipe à Colone pour peindre le contre-coup des grandes catastrophes. Comme on aperçoit le désastre de Xerxès à travers les lamentations qui remplissent le palais d’Atossa, ainsi l’on voit la chute de Grenade dans les récits désolés du vieillard et de l’enfant. Il y a des momens où le vieillard éclatant en sanglots conjure Allah d’effacer de son cerveau ces horribles images, l’image de la victoire du Christ et de l’expulsion des rois maures; il y revient toujours cependant, il a soif de ces souvenirs amers, il savoure les larmes que lui arrache le récit d’Almansor, et il s’écrie : « Coulez, coulez, mes pleurs, coulez sans jamais tarir comme une source éternelle ! » C’est que du fond du château de son père le jeune homme a tout vu. La douleur de sa famille a été la douleur de toute une race. D’un bout à l’autre de l’Andalousie, un même coup a frappé les fils du prophète et extirpé du sol de l’Espagne la belle civilisation moitié arabe, moitié européenne. Oh! jour sinistre, quand un cavalier arriva bride abattue au château d’Abdullah, et, tombant dans les bras de son ami, lui jeta ces mots qui contenaient l’arrêt du destin : « Don Ferdinand et doña Isabelle ont fait leur entrée à Grenade au milieu des fanfares... Le roi Boabdil leur a présenté à genoux les clés de la ville sur un plat d’or... Au sommet des tours de l’Alhambra flotte la bannière de Castille surmontée de la croix de Mendoza! » Oh! jours plus funestes encore, jours de honte éternelle, quand on apprit bientôt la défection des prêtres, la conversion de la multitude, tant d’actes d’hypocrisie et de lâcheté par où l’on renonçait au ciel pour conserver la terre ! D’heure en heure croissait le nombre des apostasies, « et de même que le voyageur se précipite la face contre terre quand le simoun brûlant lui souffle au visage, ainsi, dit Almansor, nous nous jetions sur le sol en pleurant, de peur que le souffle empoisonné des nouvelles sinistres ne nous donnât la mort. »

Nouvelles meurtrières en effet, si l’on songe que les musulmans de Henri Heine joignent à la foi de l’homme d’Orient la tendresse du chrétien et la fierté de l’Espagnol ! Le plus douloureux de ces messages fut celui qui concernait le bon Aly. Le bon Aly était le vieil ami d’Abdullah. Pour attacher à cette amitié une bénédiction sainte, Aly et Abdullah s’étaient promis d’unir leurs enfans et de ne former qu’une famille. Almansor, fils d’Abdullah, avait été fiancé dès l’enfance à Zuleima, fille d’Aly. Un jour, aux heures sombres qui suivirent la chute de Grenade, pendant qu’Abdullah pleurait encore, la barbe et les cheveux souillés de cendres, pendant que la famille en deuil emplissait encore le château de ses lamentations, Abdullah fut informé que le bon Aly venait de se faire chrétien.


« À cette nouvelle, pas une larme ne tomba des yeux de mon père, pas une plainte ne s’échappa de ses lèvres, il n’arracha pas un cheveu de sa tête grise ; seulement les muscles de son visage s’agitaient en mouvemens convulsifs, ses traits étaient méconnaissables, et du fond de sa poitrine déchirée sortit un éclat de rire aigu. Comme je m’approchais en pleurant doucement, le pauvre père fut saisi d’une folie furieuse. Il tira son poignard, m’appela « engeance de serpent, » et déjà il allait me percer le cœur, quand tout à coup une sorte de souffrance douce sembla se peindre sur ses lèvres. « Enfant, me dit-il, ce n’est pas à toi d’expier la faute. » Et d’un pas chancelant il gagna sa chambre silencieuse. Il y resta muet, sans manger et sans boire, pendant trois jours entiers. Quand il en sortit, ce n’était plus le même homme. Il était calme ; il ordonna aux valets de charger tous ses biens sur des mules et sur des chariots, il ordonna aux femmes de nous pourvoir de pain et de vin pour un long voyage. Lorsque tout fut prêt, il prit dans ses bras et porta lui-même le plus précieux de ses joyaux, le rouleau où sont inscrites les lois de Mahomet, l’antique et sacré parchemin que les aïeux avaient apporté en Espagne. Nous quittâmes ainsi les champs du pays natal ; nous partîmes, à demi hésitans, à demi pressés, comme si une voix suave, caressante, et de tendres bras invisibles, nous eussent tirés à reculons, tandis que des hurlemens de loups nous poussaient en avant. Comme le baiser d’une mère à l’heure des adieux suprêmes, nous aspirions délicieusement l’arôme des forêts espagnoles, des bois de myrtes et de citronniers, tandis que les arbres agitaient leur feuillage avec une mélodie plaintive, que la brise se jouait sur nos fronts mélancolique et douce, et que les oiseaux, en signe d’adieu, voltigeaient çà et là, tristes et muets, autour des muets voyageurs. »


Jusqu’ici, Henri Heine a eu raison de dire : « Si le sujet est romantique, plastique est la forme. » Ces deux hommes qui, la nuit, dans un château abandonné, s’entretiennent des malheurs de leur foi et de leur patrie, parlent une langue aussi noble que touchante. La poésie n’enlève rien au naturel : ce sont bien des musulmans que nous avons sous les yeux, des musulmans d’Espagne, des Arabes à demi transformés par l’esprit de l’Occident. Le dialogue est vrai ; chacun des personnages exprime son caractère, chacun dit ce qu’il doit dire et comme il convient qu’il le dise. On peut croire que le poète veut sérieusement écrire une œuvre tragique, et que le drame annoncé dans les premières scènes va se développer régulièrement. Almansor, après avoir enseveli son père et sa mère dans la terre du prophète, revient en Espagne pour y chercher sa fiancée. Zuleima est-elle chrétienne ? A-t-elle renié tout son passé en changeant de religion ? Qui l’emportera, de sa foi nouvelle ou de son ancien amour ? La tragédie est là, et certes, pour un poète dramatique vraiment épris de son art, nul sujet plus poignant que cette lutte du cœur et de l’âme, de la passion et de la foi. Qu’on le traite au point de vue sublime de notre Corneille dans Polyeucte ou au point de vue tout contraire de Goethe dans sa Fiancée de Corinthe, c’est toujours une vivante matière de poésie. Ajoutons qu’en plaçant ces tragiques aventures dans l’Espagne du XVe siècle, au lendemain de la chute de Grenade, le jeune écrivain pouvait rehausser l’intérêt moral du sujet par l’éclat des contrastes et la richesse du cadre. Malheureusement Henri Heine n’apportait pas au théâtre toutes les fortes qualités qu’il exige. L’auteur d’Almansor était à vingt-trois ans ce que nous l’avons vu depuis, un poète lyrique, un poète tout personnel, un rêveur passionné, chez qui la passion a été une perpétuelle souffrance, et qui s’est vengé de la souffrance par l’ironie. Ne cherchez donc ni Maures ni chrétiens dans ce joli poème qu’il vous offre d’une main amie ; vous n’y trouverez qu’un seul personnage, lequel ? le futur auteur du Livre des Chants, du Retour, du Nouveau Printemps, du Romancero, de Lazare, Henri Heine, et nul autre. Dès cette première œuvre, il est ardent et moqueur, amoureux et fantasque. Il a aimé, il a souffert, et soit qu’il pousse des cris de rage, soit qu’il éclate de rire, il se révolte, au nom de son amour, contre les lois éternelles. Cette façon d’associer l’univers aux émotions de son cœur, cette poétique manie d’animer tous les objets de la nature et d’y voir tour à tour des puissances favorables ou funestes, des complices ou des traîtres, ces étoiles qui le poursuivent de leurs ricanemens, ces rayons de la lune qui sèment son chemin d’épouvantails, ces serpens qui sifflent sous les fleurs, ces nuages qui jettent tout à coup leur voile blafard sur le monde éblouissant, ce monde enfin qui n’est qu’un laboratoire de magie, un atelier de maléfices dirigés contre son amour, tout cela se trouve déjà dans cette première tragédie, cri douloureux d’une âme blessée.

Le changement de ton que je viens de signaler éclate au moment où Almansor annonce au vieil Hassan qu’il va se rendre cette nuit même au château d’Aly. Écoutez ce singulier dialogue, et dites si ce ne sont pas là, au lieu de deux personnages distincts, deux sentimens opposés qui se combattent dans une même âme.


« HASSAN. — Ne va pas au château d’Aly! fuis cette maison comme un lieu empesté où germe une croyance nouvelle. Il y a là de petites pinces au cliquetis mélodieux avec lesquelles on tirera ton cœur du fond de ta poitrine, et à la place on te mettra un serpent. On te versera sur ta pauvre tête des gouttes de plomb fondu, brillantes, brûlantes, et jamais ton cerveau ne pourra plus guérir des sauvages douleurs de la folie. On te dépouillera de ton vieux nom et on t’en donnera un nouveau, afin que ton ange gardien, quand il t’appellera comme autrefois, t’appelle inutilement. Enfant insensé, ne va pas au château d’Aly! tu es perdu si l’on reconnaît Almansor.

« ALMANSOR. — Ne crains rien ! personne ne me connaît plus. Le chagrin sur mon visage a creusé des rides profondes, le sel de mes larmes a ravagé mes yeux, ma démarche chancelante est celle d’un somnambule, ma voix est brisée comme mon cœur; qui reconnaîtrait en moi le brillant Almansor? Oui, Hassan, oui, j’aime la fille d’Aly ! une fois encore, je veux la contempler, la gracieuse vierge; puis quand une fois encore je me serai enivré de cette vue charmante, quand j’aurai plongé mon âme dans ses regards, quand j’aurai aspiré avec délices le parfum de tout son être, alors je m’en retournerai dans les déserts de l’Arabie; et j’irai m’asseoir sur ces rochers à pic où s’asseyait Mœdschnoun, soupirant le nom de Leïla! Sois donc sans crainte, vieil Hassan ! sous le costume espagnol, sans que personne me remarque, sans que nul me reconnaisse, je parcourrai le château; la nuit est mon alliée.

« HASSAN. — Ne te fie pas à la nuit; elle cache sous son manteau noir mille figures hideuses, des salamandres, des serpens, et avant que tu t’en aperçoives, elle les jettera sous tes pieds. Ne te fie pas à son pâle amoureux, l’astre du ciel sombre, qui là-haut, du milieu des nuages, scintille en faisant les yeux doux ; malicieusement, avec sa lumière oblique et grisâtre, il sèmera ton chemin d’épouvantails. Ne te fie pas à sa couvée de bâtards, à ces petits enfans tout dorés qui jettent des lueurs si gentilles, qui prennent des mines si affables, qui font des saluts si caressans, si séduisans, et qui bientôt, avec leurs mille doigts de feu, t’enverront mille signes moqueurs. Ne va pas au château d’Aly ! au seuil sont assises trois femmes enveloppées de ténèbres qui attendent ton retour, afin de t’égorger en te serrant dans leurs bras et de sucer le sang de ton cœur en un baiser d’amour !

« ALMANSOR. — Arrête le moulin en te jetant dans ses roues, repousse avec ta poitrine les flots du torrent, retiens avec ton bras la source qui se précipite du haut des montagnes, — mais ne me détourne pas du château d’Aly. J’y suis entraîné par des milliers de fils de diamant enlacés avec toutes les fibres de mon cerveau et toutes les veines de mon cœur. — Bonne nuit, Hassan! mon vieux glaive est mon compagnon. »

Avec ces capricieux humoristes, on craint toujours d’être dupe. Est-ce pour se jouer du lecteur que le poète accumule ces images? A-t-il voulu parodier le style du sujet et railler lui-même sa passion? Oh ! non, la raillerie aura bientôt son tour; ici Henri Heine est sincère, et il ne faut attribuer qu’à l’ardeur de la jeunesse l’exubérance de son langage. Dans le plan primitif du poète, c’est là que finissait le premier acte; trois scènes seulement, l’arrivée d’Almansor, le combat dans les ténèbres, l’entretien du jeune Maure et du vieux serviteur, formaient l’exposition. Plus tard, soit que le peu de succès obtenu sur la scène l’ait averti de son erreur, soit qu’il ait reconnu spontanément l’inspiration toute lyrique de ce prétendu drame, il supprima les divisions théâtrales, et ne laissa plus subsister qu’un poème dialogué : c’est sous cette forme que l’a publié M. Strodtmann d’après les manuscrits de l’auteur. On voit bien cependant que l’économie de la pièce n’est pas changée. Le poète, vaincu sur le théâtre, se réfugie dans le libre domaine de la fantaisie; ces suppressions ne veulent pas dire autre chose. Au surplus, tragédie ou poème, ce que nous cherchons ici, ce sont les premières effusions de ce chantre bizarre qui a exprimé d’une manière si poignante plusieurs des maladies morales de notre siècle, et que nous avons vu mourir sur son lit de douleur, mêlant les plus cyniques bouffonneries à la poésie la plus délicate et la plus pure.

Pendant qu’Almansor et Hassan échangent leurs confidences dans le château ruiné d’Abdullah, le château d’Aly est en fête. Zuleima, qu’on nomme aujourd’hui doña Clara, va épouser un gentilhomme castillan, don Enrique. On entend retentir la musique du bal; dames et cavaliers passent et repassent sous leurs brillans costumes, car toute la noblesse du pays a répondu à l’invitation du vieux seigneur maure : soit curiosité moqueuse, soit désir d’honorer les convertis, pas un des conviés n’a manqué à l’appel. Au milieu du bruit de la fête, Aly prend à part don Enrique et lui révèle un secret qui ne peut lui être caché plus longtemps : Zuleima n’est pas la fille d’Aly. L’amitié la plus étroite enchaînait jadis Aly et Abdullah ; décidés à unir leurs enfans, ils les avaient échangés dès le premier âge. Aly s’était chargé de faire élever Zuleima sous ses yeux afin de préparer une digne femme à son fils, tandis qu’Abdullah de son côté formait lui-même le futur époux de sa fille unique. « Les enfans grandirent, ajoute Aly, ils se virent souvent, ils s’aimèrent... jusqu’au jour de la tempête. Vous savez comme la foudre tomba sur la haute tour de l’Alhambra et comme les grandes familles de Grenade se convertirent à la religion de la croix. Vous savez que la gouvernante de Zuleima, elle-même chrétienne et pieuse, avait depuis longtemps gagné au Christ le tendre cœur de son élève ; vous savez que Zuleima ne tarda point à confesser publiquement la religion du Sauveur, et qu’avec le sacrement du baptême elle reçut le gracieux nom de Clara. Je pris la même route, suivant à la fois mon propre cœur et ma chère fille adoptive. Je ne doutai pas que mon ami, animé des mêmes sentimens, ne suivît cet exemple; mais c’était un aveugle musulman : il reçut mon message avec une froide fureur et me fit répondre qu’il haïssait l’ennemi de son dieu comme son propre ennemi, qu’il ne voulait plus revoir le visage de sa fille, le visage de la renégate, qu’il allait s’enfuir du pays des serpens, et qu’Almansor, son enfant d’adoption, serait sacrifié à la colère d’Allah, pour que le sang du fils expiât le crime du père. Et il a tenu parole, le forcené! Vainement je courus à son château; il avait fui déjà, il avait fui avec sa proie. Depuis cette heure, je n’ai point revu mon enfant. Des marchands venus du Maroc m’ont raconté qu’il était mort. »

Henri Heine, en véritable humoriste, s’amuse parfois à placer des marionnettes à côté des vivans personnages de son poème ; ce bon Aly, qui se convertit si aisément et paraît tout surpris qu’Abdullah, le type du patriotisme arabe et de la fidélité musulmane, ne se soit pas empressé de l’imiter, ce bon Aly, comme l’appelle l’auteur, mériterait sans doute un autre nom. On peut admettre au contraire comme des inventions excellentes quelques figures franchement et satiriquement comiques que l’auteur fait intervenir dans le développement du drame. Il y a là un certain Pedrillo, serviteur d’Ali, qui a changé de religion comme s’il eût changé de livrée. Son maître, en se convertissant, a converti toute sa valetaille. Pedrillo en est encore tout ahuri. Le pauvre diable s’embrouille au milieu des noms espagnols substitués aux noms arabes, et si quelque juron mahométan éclate sur ses lèvres, il se hâte d’en retrancher la moitié pour la remplacer par un juron chrétien. Inutile de dire que, sa religion lui ayant été imposée, il n’en sait pas le premier mot. Sa niaiserie effarée, à laquelle succède par instans une béatitude grotesque, est le sublime du genre. « Moi aussi, s’écrie-t-il à demi triomphant, à demi hébété, moi aussi, j’ai changé de nom. Je ne m’appelle plus Hamahmah, je m’appelle Pedrillo comme saint Pierre dans sa jeunesse. Et Habahbah, la vieille cuisinière, elle se nomme maintenant Petronella, comme autrefois la femme de saint Pierre. » Sérieuse pensée sous un masque bouffon ! amère critique et trop fondée, hélas ! de la manière dont ces grands intérêts de l’âme sont traités parmi les hommes ! Combien de Pedrillos dans nos diverses communions chrétiennes ! combien de gens pour qui le christianisme est un simple costume ! J’accepte la satire parce qu’elle est de nature à faire penser, et je ne me demande pas si le railleur a eu l’intention morale que je lis dans ses paroles; c’est parfois le privilège des poètes de dépasser leur propre pensée et d’exprimer plus qu’ils n’ont senti.

Nous accepterons aussi l’espèce de satire à la fois violente et burlesque représentée par don Enrique, le fiancé de Zuleima, et par don Diègue, son domestique. Ce don Diègue est un escroc, un bandit, qui a passé sa vie entière à imaginer des stratagèmes pour vaincre la fortune ennemie, homme de génie dans son genre, quoique ses plans de campagne aient toujours échoué. Or don Diègue a rencontré au bagne de Puente del Sahurro un caballero de son espèce, sans nul génie, il est vrai, mais jeune, élégant, de bonne mine,

Les dents belles surtout et la taille fort fine.

Une fois sorti du bagne, il a fait de son camarade un prince, il l’a lancé parmi les nobles seigneurs arabes récemment convertis, il lui a enseigné l’art de parler aux dames, d’éblouir les chrétiennes de fraîche date, d’exploiter à la fois la poésie espagnole et la piété catholique; pour le surveiller de plus près et le diriger à son aise, il a consenti à jouer le rôle du domestique, lui qui est le chef de l’expédition; bref, tout a réussi, don Enrique va épouser Zuleima, et don Diègue, abandonnant la belle à son collaborateur, prendra la grosse part des sequins et des ducats. Il faut l’entendre malmener don Enrique quand celui-ci a fait quelque gaucherie auprès de sa fiancée. « Que voulez-vous? dit Enrique. J’étais troublé, la beauté de doña Clara me remue. » À ce mot, don Diègue s’indigne dans le style qui lui est propre : « Tas de fumier! s’écrie-t-il, aie soin que rien ne te remue ! le parfum qui en résulterait ne serait pas le parfum de l’ambre. » Et il ajoute ces conseils bien dignes d’un pareil maître : « Ne t’avise pas d’aimer avec ton cœur, aime seulement d’une façon externe. Les sentimens sont de mauvais enrôleurs d’amour; paroles, grimaces, attitudes, valent mille fois mieux. Si ces séductions ne réussissent pas, appelle à ton secours un visage juvénile habilement fardé, de voluptueux mollets élastiques fabriqués à Madrid, des corsets, une poitrine bien rembourrée, un faux ventre, — toutes les armes de l’arsenal des tailleurs. Et si toutes ces armes s’émoussent encore, en avant l’arsenal des batailles! On n’y résistera pas... Connaissez-vous, señor, les documens que j’ai composés avec de vieux caractères et de l’encre jaunie, les lettres que j’ai perdues à dessein dans le château, que don Gonzalvo a retrouvées, et par lesquelles il a vu... Oui, señor, c’est à moi, c’est bien à moi que vous devez d’être devenu un prince. Maintenant soyez docile, conformez-vous strictement au langage que je vous ai enseigné : parlez beaucoup de religion et de morale; montrez souvent ces blessures que le valet du bourreau vous a faites au bagne, et appelez-les de saintes cicatrices que vous avez gagnées sur les champs de bataille en combattant pour la bonne cause ; faites sonner haut votre courage, mais par-dessus toute chose frisez-vous souvent la moustache ! »

Ces bouffonneries ont dû paraître fort singulières au public de 1823. Même sur le théâtre où Immermann et après lui Christian Grabbe se livraient à toutes les violences d’une verve barbare, ce langage cynique prêté à un Espagnol du moyen âge devait choquer également les philistins et les artistes. Aujourd’hui nous connaissons Henri Heine ; nous savons que ce dramaturge imprudent est un lyrique fantasque, nous savons que cet humoriste insaisissable est tour à tour plein de grossièretés rabelaisiennes ou de finesses dignes de Goethe ; et sous combien de formes différentes l’avons-nous vu accuser la frivolité de la femme qui préférerait à Roméo lui-même un sot brillamment harnaché ! Nous pouvons donc admettre les épisodes burlesques d’Almansor ; ce sont des renseignemens sur l’auteur. À travers les fautes de l’œuvre, il y a là une colère amoureuse qui ne manque pas d’intérêt.

Cette colère qui éclate en invectives bouffonnes contre le fiancé don Enrique, en invectives douloureuses contre la timide Zuleima, et qui tout à l’heure osera s’attaquer au christianisme lui-même, si le christianisme se dresse comme un obstacle entre l’amant et l’amante, cette colère est l’indice d’un événement qui a dû exercer une influence décisive sur l’imagination de Henri Heine. Cherchez ce qui fait le poète, vous verrez que c’est presque toujours la passion, je veux dire la nature qui souffre, qui saigne, et d’où s’exhale, selon l’expression bizarre de Calderon, la musique du sang. Un jeune homme, un jeune Israélite de Hambourg, aime une jeune fille de sa race ; or il arrive que le père de la belle Juive, par intérêt humain, s’est converti au christianisme, et que la fille, déjà gagnée en secret, a suivi tout naturellement l’exemple de son père ; que fera celui qui l’aimait ? Si c’est un esprit ordinaire, il se convertira aussi avec indifférence, uniquement pour retrouver sa fiancée, ou bien il l’oubliera sans effort. Si c’est une nature délicate et ardente, sa douleur deviendra poésie, il verra là tout un drame, et pour donner un libre cours à sa plainte, il transportera ses sentimens dans une sphère lointaine. Ce ne sera plus un Juif de nos jours, ce sera un musulman espagnol du XVe siècle qui disputera sa fiancée à la religion du Christ ; au lieu des comptoirs de Hambourg, nous aurons devant les yeux des châteaux moresques ; le père de la belle convertie sera un sot emphatique, le chrétien qui doit l’épouser sortira nécessairement du bagne ; en un mot, Henri Heine écrira son drame d’Almansor, et quand il y aura épanché toutes ses rancunes, quand il y aura jeté à pleines mains l’exaltation et l’ironie, il possédera le programme du concert que sa verve lyrique pourra bien rajeunir, mais qui sera le même au fond jusqu’à la dernière heure. Du Livre des Chants au Livre de Lazare, à travers tous ces recueils dont les accens doux et cruels ont donné le frisson à l’Allemagne, on ne trouverait pas un motif qui ne soit dans Almansor. Je n’hésite pas à le dire, Almansor est une élégie transposée; sous le voile de ces fantaisies, il y a une histoire réelle. Cette composition singulière qu’il appelle tantôt une tragédie, tantôt une jolie chanson, ce n’est qu’un chant d’amour en effet, un chant où résonnent des accens mélodieux et des clameurs sauvages. Le drame, avec tout son appareil castillan et moresque, n’a été écrit que pour servir d’encadrement à deux ou trois scènes de tendresse et de délire. Il est temps de placer en face l’un de l’autre Almansor et Zuleima.

Quand Almansor est arrivé aux portes du château d’Aly, toutes les fenêtres étincelaient de lumières, toutes les salles retentissaient du bruit des fanfares. Caché dans l’ombre, il assiste à la fête. « En vérité, dit-il avec un sourire amer, la musique est bien jolie. Seulement, c’est dommage, lorsque j’entends pétiller les sons métalliques des cymbales, je sens au cœur mille morsures de vipères; lorsque j’entends la voix douce et prolongée du violon, une lame tranchante me traverse la poitrine; lorsque j’entends au milieu des mélodies éclater le cri des trompettes, c’est comme un trait de la foudre qui me frappe aux jambes jusqu’à la moelle des os, et lorsque j’entends le tonnerre sourd et menaçant des timbales, des coups de massue me tombent sur la tête. » Ces coups de massue sont inquiétans; seraient-ce les préludes de la folie? Je le croirais volontiers; Almansor est déjà un peu fou, et le jeune poète aussi, puisque la douleur lui inspire de si étranges déclamations germaniques avec accompagnement de concetti italiens. Posté devant les fenêtres, Almansor déroule les contrastes qu’il aperçoit entre cette maison en fête et son cœur désolé, puis il s’écrie avec feu : « Ce n’est pas dans ce château qu’est Zuleima, c’est ici, au fond de mon cœur. » Il la peint alors telle qu’il la voit, gentiment installée dans la chambre rouge. Quand notre héros tient une métaphore qui lui plaît, il ne s’en détache pas aisément. Vous saurez donc quels sont dans cette chambre rouge les passe-temps de la châtelaine : « elle joue à la balle avec mon amour, elle fait résonner comme une harpe les cordes vibrantes de ma tristesse, ses serviteurs sont mes soupirs, et comme l’eunuque noir qui garde le harem, ma sombre humeur veille à la porte. » En ce cas; quelle est cette autre Zuleima qu’on aperçoit dans la salle de bal, si belle, si richement costumée, et répondant de son mieux aux hommages de don Enrique? L’auteur a prévu l’objection, et Almansor s’écrie : « Quant à cette figure qui là-haut, dans la salle resplendissante, va et vient, magnifiquement parée, qui se pavane en ses atours, qui penche sa tête aux longues boucles et fait de gracieux saluts à ce drôle en habits de soie galamment incliné devant elle, -— cette figure-là, ce n’est que l’ombre froide de Zuleima, c’est une de ces marionnettes à qui on met des yeux de verre dans un visage de cire, et dont la poitrine vide se soulève et s’abaisse au moyen d’un ressort. Oh! malheur! voilà le drôle en habits de soie qui reparaît; il invite la marionnette à danser... Que les jolis yeux de verre lancent de doux rayons! comme l’aimable figure de cire s’anime en souriant! comme le beau sein à ressorts se soulève, se soulève! Le drôle touche de sa main grossière l’œuvre d’art élégante et fragile ; il l’entoure d’un bras insolent et l’entraîne dans le flot tumultueux des danses effrénées! Ah! arrêtez, arrêtez! Esprits de mes douleurs, arrachez ce drôle des bras de Zuleima! Éclatez, éclatez, tonnerres de ma fureur! Écroulez-vous, murailles de ce château, et broyez en tombant la tête du profanateur!... » Nous avons entendu ces accens retentir avec plus d’art, avec plus de finesse dans les strophes du Livre des Chants. C’est bizarre, c’est subtil, c’est puéril : on ne saurait nier que ce soit poétique; mais, folies charmantes ou puérilités sérieuses, tout cela n’est encore qu’un prélude. La grande mélodie, qui est l’âme de ce poème, c’est le duo d’Almansor et de Zuleima.

La fête est finie; dames et cavaliers, en litière ou à cheval, sont sortis du château. Toutes les lumières sont éteintes; on n’en voit plus qu’une seule briller à une fenêtre sur laquelle sont attachés les yeux d’Almansor. Oh! qu’il la connaît bien, cette fenêtre! Pendant les nuits d’été, à cette même place, combien de fois il a fait résonner son luth, jusqu’à ce que la bien-aimée parût au balcon et lui répondît avec sa voix si douce ! Précisément, — admirez comme le hasard sert bien les amans et les poètes, — le luth se trouve encore là. Il le prend, il essaie si le mélodieux talisman n’a pas perdu son prestige, il chante une vieille chanson arabe; Zuleima l’entend et tressaille.


« LA VOIX DE ZULEIMA, dans le château. — Est-ce un rêve qui me berce d’illusions aimables et rappelle à mon oreille des accens chéris? Est-ce un génie méchant qui, pour me séduire, contrefait avec art la voix du bien-aimé? ou bien est-ce l’esprit errant d’Almansor trépassé qui, comme un spectre, rôde dans la nuit autour de moi?

« ALMANSOR. — Ce n’est pas un rêve trompeur qui se joue de tes sens, ce n’est pas un mauvais génie qui veut te séduire, ce n’est pas non plus l’esprit errant d’Almansor trépassé... C’est Almansor lui-même, le fils d’Abdullah. Il est revenu, et il porte encore un vivant amour dans un cœur plein de vie. (Zuleima parait sur le balcon, une lumière à la main.)

« ZULEIMA. — Salut, Almansor-ben-Abdullaht sois le bienvenu dans le royaume des vivans, car il y a longtemps déjà que ce triste message nous est arrivé : « Almansor n’est plus! » et les yeux de Zuleima se changèrent en deux sources de larmes, deux sources qui coulaient sans bruit et sans fin.

« ALMANSOR — O douces lumières, beaux yeux couleur de violette, vous n’êtes donc toujours restés fidèles, quand l’âme de Zuleima déjà m’avait oublié!

« ZULEIMA. — Les yeux sont les claires fenêtres de l’âme, et les larmes sont le sang incolore de l’âme.

« ALMANSOR. — Ah ! si le sang de l’âme d’Almansor a déjà coulé au tombeau de sa mère, au tombeau de son père, il va se répandre aujourd’hui jusqu’à la dernière goutte sur la tombe où est enseveli l’amour de Zuleima.

«ZULEIMA. — O mauvaises paroles! ô nouvelles plus mauvaises encore! vous pénétrez en mon cœur comme une lame tranchante, et l’âme de Zuleima va perdre aussi tout son sang. (Elle pleure.)

« ALMANSOR. — Oh! ne pleure pas. Comme des gouttes de naphte en feu, ainsi tombent tes larmes sur mon cœur. Mes paroles ne te blesseront plus jamais. Je veux te révérer comme un sanctuaire auprès duquel l’homme qui a du sang à venger brise la pointe acérée de sa lance, auprès duquel la colombe et la gazelle sont à l’abri des flèches cruelles du chasseur, auprès duquel les mains du brigand lui-même, du brigand cupide et féroce, ne se remuent que pour prier humblement. Zuleima, tu es ma kaaba sacrée; c’est toi que je croyais embrasser quand ma lèvre brûlante, à La Mecque, effleura la pierre sainte. Comme elle, tu es douce, mais froide aussi comme elle!

« ZULEIMA. — Si je suis ton sanctuaire, brise la lance acérée de tes paroles, laisse dans le carquois les flèches cruelles qui, fendant les airs, viennent me percer le cœur, et ne joins pas tes mains à la façon de ceux qui prient pour m’enlever plus sûrement ma tranquillité. Il y a déjà bien assez de douleur pour moi dans ces tristes nouvelles : ils sont morts, Abdullah et Fatima! Je les ai aimés tous les deux comme un père et une mère, et tous les deux aussi prenaient plaisir à m’appeler leur fille! Oh! parle, comment est morte Fatima, notre mère?

« ALMANSOR. — Elle était couchée sur son lit de repos, je m’agenouillai à sa gauche et je pleurai en silence; à droite se tenait Abdullah, immobile et muet. Un rameau de paix à la main, l’ange de la mort planait visiblement sur la tête de la mourante. Je voulais l’arracher à l’ange, la mourante chérie, et dans mon angoisse je lui serrais la main avec force; mais comme la poudre légère dans le sablier s’écoule doucement, toujours plus doucement, ainsi s’échappait la vie de la main de ma mère. Je vis un sourire sur ses lèvres, j’entendis un gémissement, et comme je me penchais vers elle, elle soupira ces mots du fond de sa poitrine : « Porte ce baiser à Zuleima ! » À ce nom, Abdullah poussa un cri de douleur, comme une bête fauve frappée à mort. La mère ne prononça plus une seule parole, seulement sa froide main resta dans la mienne comme une promesse.

« ZULEIMA. — O mère! ô Fatima ! jusqu’au sein de la mort tu as aimé ta pauvre enfant!... Mais Abdullah me haïssait encore quand il est descendu dans la sombre demeure.

« ALMANSOR. — Non! il n’a pas emporté sa haine au tombeau. Et cependant, si le hasard faisait résonner à ses oreilles les noms d’Aly et de Zuleima, l’orage s’éveillait dans sa poitrine, des nuages s’amassaient sur son front, son œil lançait des éclairs, et de sa bouche jaillissaient les malédictions furieuses; mais un jour, après une de ces tempêtes, le père, épuisé, anéanti, tomba dans un profond assoupissement. J’étais auprès de lui, attendant son réveil. O surprise! quand il ouvrit les yeux, il n’y avait dans son regard, au lieu des flammes de la colère, que bienveillance sereine et religieuse douceur. Au lieu des convulsions de sa folle et sauvage souffrance, un sourire aimable flottait sur ses lèvres, et loin de vociférer d’horribles malédictions, il me dit tout bas de sa voix la plus douce : « La mère l’exige, je ne puis m’y opposer; va donc, mon fils, embarque-toi, retourne en Espagne, va au château d’Aly, cherches-y Zuleima et dis-lui... » Tout à coup vint l’ange de la mort, et de son glaive acéré il trancha en deux la vie et le discours d’Abdullah. (une pause.) Je l’ai couché dans la tombe, mais non, selon l’usage musulman, la face tournée vers La Mecque; c’est du côté de Grenade, comme il l’avait ordonné, que j’ai placé le visage du mort. Il est là, les yeux ouverts, les yeux fixes, et il me regarde toujours, (se détournant peu à peu.) O père trépassé, tu m’as vu cheminer à travers les sables du désert, tu m’as vu naviguer vers les côtes d’Espagne, tu m’as vu courir au château d’Aly, tu me vois maintenant... Je suis devant Zuleima; parle, esprit d’Abdullah, que faut-il que je lui dise? (Une forme humaine apparaît, enveloppée d’un manteau noir.)

« L’APPARITION. — Dis-lui : « Zuleima, descends des salles dorées de ton palais de marbre et saute sur le noble coursier d’Almansor. Dans le pays où le palmier répand son ombre fraîche, où le doux encens jaillît d’un sol sacré, où les pâtres chantent en gardant leurs troupeaux, une tente est dressée, une tente en toile de lin d’une blancheur éblouissante, et la gazelle aux yeux intelligens, et les chameaux au long cou, et les brunes jeunes filles au front couronné de fleurs, debout au seuil de la tente ornée de mille couleurs, attendent leur maîtresse... O Zuleima, c’est là, c’est là qu’il faut t’enfuir avec Almansor. »


Cette apparition, vous le devinez, c’est le vieil Hassan qui veille sur son jeune maître. Il craint pour lui les séductions du château d’Aly; il ne veut pas qu’Almansor se fasse chrétien pour épouser Zuleima, et, comme il écoutait les deux amans dans l’ombre, il a profité d’une figure poétique du jeune Arabe pour jouer le rôle de revenant. Ce revenant est aussi un deus ex machina. L’auteur cherchait un moyen d’interrompre son duo nocturne afin de le reprendre sur un motif plus souriant et plus frais, aux premières lueurs de l’aube; il a employé ce procédé d’une candeur toute primitive. Le lendemain, Zuleima, que l’apparition du vieux musulman avait fait rentrer chez elle, sort de sa chambre à pas discrets, descend dans le parc, et, tout en s’agenouillant devant un crucifix pour demander à sa foi une arme contre son amour, prend plaisir à rêver dans le lieu même où elle a revu Almansor. Elle vient de prier, elle se relève, elle se croit désormais victorieuse. Elle peut donc répéter sans crainte le nom d’Almansor; n’est-ce pas le nom d’un frère? Almansor est aux aguets; il l’entend, il se montre, et le dialogue mélodieux recommence. Vainement Zuleima, qui connaît la haine d’Aly pour Abdullah, veut-elle éloigner son ami, croyant qu’un danger de mort le menace; Almansor est inflexible. « Ah! s’écrie-t-il, que personne ne cherche à m’éloigner d’ici! Fût-ce la mort, je ne reculerais pas. » Il sent ses pieds attachés à ce sol par des chaînes secrètes. De toutes part se lèvent les songes dorés de son enfance. Il reconnaît les fleurs, les arbustes, le grenadier où chantait le rossignol, le berceau de jasmin et de chèvrefeuille « où nous nous racontions, dit-il, les jolies histoires de Mœdschnoun et de Leïla, le délire de Mœdschnoun, la tendresse de Leïla, leur amour et leur mort à tous deux. » Que de scènes d’enfance naïvement évoquées! que de témoins joyeux de ses jours d’autrefois venant lui souhaiter la bienvenue! Tout à coup il aperçoit l’image du Christ et fait un mouvement de surprise. « Dis-moi, ma bien-aimée, il y a là une image étrangère, une image qui me regarde... oh! avec quelle douceur! et pourtant aussi avec quelle tristesse! Une larme amère tombe de ses yeux dans le beau calice d’or de ma joie. »

C’est ici pour nous la crise intéressante du drame. On sait quelles sont les contradictions de Henri Heine au sujet de la religion de l’Évangile, et comme il passe aisément de l’exaltation de Hegel à la moquerie de Voltaire. Tantôt il se proclame l’un des chevaliers du Saint-Esprit, sous la bannière du philosophe de Berlin ; tantôt, à la suite du patriarche de Ferney, il poursuit de ses ricanemens toute religion positive. Or voici la première fois qu’il rencontre Jésus sur sa route, voici l’image du crucifié qui se dresse entre Almansor et Zuleima; quel sera le langage du poète? Là encore nous retrouvons chez le juvénile rêveur l’inspiration agressive dont il ne saura jamais s’affranchir. Sur ce point, il n’y a eu ni développemens ni luttes intérieures dans sa pensée; tel nous l’avons vu jusqu’au seuil redouté d’un autre monde, tel il nous apparaît ici à l’entrée de sa carrière. Étranges attaches de cette âme aux réalités d’ici-bas! Il y a ordinairement chez la jeunesse un spiritualisme généreux alors même qu’elle cède à ses passions, et volontiers elle méprise la vie tout en s’enivrant de ses jouissances; moins généreuse, mais désabusée, la vieillesse, à son tour, élève ses regards au-delà de ce monde des sens dont elle sait l’amertume et le néant. Rien de semblable chez Henri Heine. Les cheveux blanchis, le corps dévasté par la souffrance, il chantera encore sur son lit de torture les joies de l’existence terrestre, comme il les invoquait à vingt ans avec une impatience fougueuse. Ce droit que Mathurin Régnier appelle la bonne loi naturelle, il l’a réclamé toute sa vie. Toute sa vie (je parle de l’écrivain et ne prétends pas juger l’homme) il a protesté contre la doctrine du renoncement, contre la loi du sacrifice, contre l’exemple de Jésus. Un jour c’était au nom de l’hellénisme qu’il combattait la religion du mercredi des cendres, une autre fois c’était au nom du protestantisme mal compris, ou bien, ce qui était plus logique, au nom du panthéisme de Hegel. Toutes les armes lui étaient bonnes. Ici savez-vous quelle bannière il déploie d’une main joyeuse? La bannière de Mahomet. Il y a une scène, une seule, où le chœur paraît comme dans la tragédie antique, et ce chœur, chargé de proclamer le sens du drame, glorifie en termes enthousiastes la belle civilisation moitié asiatique, moitié européenne, le bel arbre aux fruits savoureux planté par les Maures sur la terre d’Espagne. Les Maures espagnols ont gardé de l’Orient la naïve liberté de la nature; ils y ont joint le mouvement et la liberté de l’esprit, empruntés à l’Occident. On dirait que c’est là pour le poète l’idéal des sociétés humaines, et que les vrais chrétiens du moyen âge ont été les musulmans de Grenade. Pur caprice, je le veux bien; ce qui n’est pas un caprice, c’est sa protestation sous toutes les formes contre la morale de l’Évangile. Qu’on ne nous accuse pas d’attribuer une intention polémique à une œuvre de fantaisie amoureuse. Nous avons à cet égard la déclaration du poète lui-même. Une recueil littéraire publié à Hambourg par l’éditeur des œuvres complètes de Henri Heine a donné, il y a quelque temps, plusieurs de ses lettres inédites. L’une d’elles, datée du mois de janvier 1823, est adressée à un libraire de Berlin, M. Ferdinand Dümmler, que le jeune poète voudrait décider à publier ses deux drames. «Mon livre, écrit-il, renfermera premièrement : une petite tragédie dont l’idée fondamentale est une transformation du fatum ordinaire, et qui certainement causera une vive émotion dans le public; — deuxièmement, un grand poème dramatique intitulé Almansor, dont le sujet a un caractère de polémique religieuse et traite des questions à l’ordre du jour; — troisièmement, un cycle de poésies humoristiques dans le ton populaire. Quelques spécimens insérés déjà dans les journaux excitent le plus vif intérêt, étant loués avec passion par les uns et amèrement censurés par les autres[3]. » Ce n’est donc pas seulement le cri de la passion que le poète a jeté dans son drame d’Almansor, c’est aussi un cri de guerre contre le christianisme, et voici la scène où sa pensée se démasque : à la vue de l’image du Christ, Almansor a ressenti un frisson d’épouvante; des yeux du crucifié, dit-il, une larme amère est tombée dans le calice de sa joie. Quelle est donc cette figure? — Eh quoi! dit la jeune fille, ne la connais-tu pas? ne l’as-tu jamais vue dans tes rêves, jamais rencontrée sur ton chemin, ô mon frère égaré?


« ALMAKSOR.— Oui, je l’ai déjà rencontrée sur mon chemin, cette image, le jour où je revins en Espagne. Sur la gauche de la route qui conduit à Xérès s’élève magnifiquement une mosquée splendide; mais là où le muezzin criait du haut de la tour : « Il n’y a qu’un Dieu et Mahomet est son prophète, » on entendait le sourd retentissement des cloches dans les airs ébranlés. Je n’étais encore que sur le seuil, et déjà roulait sur moi un sombre torrent de sons d’orgue impétueux qui mugissaient avec force, et, pareils à la noire liqueur dans le chaudron embrasé du magicien, jetaient en coulant des flots de fumée. Ces accens gigantesques m’attiraient dans l’intérieur de l’édifice comme avec de longs bras, et s’enroulaient autour de mes membres ainsi que des serpens, et pénétraient dans ma poitrine, et me perçaient de part en part... J’aurais dit que le mont Kaff pesait sur mon corps et que le bec de Simourgh me picotait le cœur. Quand j’entrai, j’entendis, pareils à un chant de mort, les accens voilés de personnages étranges, visages sévères, têtes chauves, avec de longues robes chamarrées de fleurs, — et les voix argentines de jeunes garçons vêtus de blanc et de rouge, qui de temps en temps faisaient retentir de petites sonnettes et balançaient de brillans encensoirs d’où jaillissait la fumée. Des milliers de lumières jetaient leurs reflets sur toutes ces scintillations, sur toutes ces paillettes d’or, et partout où se dirigeaient mes regards, partout, dans chaque niche, j’apercevais la même image que je retrouve ici. Partout aussi elle était triste et pâle de douleur, la face de l’homme que représente cette image. Tantôt on le flagellait cruellement à coups de lanières, tantôt il tombait affaissé sous la croix; plus loin on lui crachait insolemment au visage, on mettait à ses tempes une couronne d’épines, on le clouait sur la croix et d’une lance aiguë on lui perçait le flanc... Du sang, du sang, il y avait du sang sur toutes ces images. Je vis encore une femme désolée qui tenait sur ses genoux le cadavre décharné du martyr, tout jaune, tout nu, sillonné d’un sang noir... Soudain j’entendis une voix perçante et sonore qui disait : « Ceci est mon sang. » Tournant alors mes yeux de ce côté, je vis... (il frissonne), je vis le prêtre qui vidait un calice.

« ZULEIMA. — C’est dans la maison de l’amour que ton pied est entré, Almansor; mais le voile de la cécité couvrait encore tes paupières. Tu devais regretter ces joyeux reflets qui folâtrent gaîment dans les vieux temples païens, et cette vulgaire sécurité morale qui habite les salles mornes où prie le musulman. L’amour s’est choisi sur cette terre une demeure plus sérieuse et meilleure. C’est là que les enfans deviennent adultes et que les adultes redeviennent enfans. C’est là que les pauvres deviennent riches et que les riches trouvent la béatitude dans la pauvreté. C’est là que les heureux apprennent le prix de la douleur et que les affligés retrouvent la joie, car l’amour lui-même a paru autrefois sur la terre sous les traits d’un pauvre enfant affligé. Son berceau était une crèche étroite dans une étable; un peu de paille jaune fut le seul coussin où reposa sa tête, et il fut obligé de s’enfuir comme un chevreuil timide, poursuivi par les sots et les docteurs. L’amour fut trahi, vendu pour de l’argent; il fut outragé, flagellé, crucifié; — mais les sept soupirs que l’amour poussa en mourant brisèrent les sept châteaux d’airain que Satan s’était construits devant les portes du ciel, et quand s’ouvrirent béantes les sept plaies de l’amour, les sept cieux se rouvrirent aussitôt, accueillant pécheurs et fidèles. C’est l’amour que tu as vu comme un cadavre sur le sein maternel de la femme désolée. Oh ! crois-moi : à ce cadavre glacé peut se réchauffer encore une humanité tout entière, de ce sang naissent de plus belles fleurs que n’en produisent les orgueilleux jardins d’Alraschid, et des yeux de cette femme désolée coule miraculeusement une huile plus douce que n’en fourniront jamais toutes les roses de Schiraz. Toi aussi, Almansor-ben-Abdullah, tu as ta part de ce corps et de ce sang éternel ; toi aussi, tu peux t’attabler au festin des anges, manger le pain et boire le vin de Dieu ; toi aussi, tu peux habiter un jour le royaume des élus. Contre l’infernale puissance de Satan, tu seras éternellement protégé, hôte éternel de Jésus-Christ, si tu manges son pain et si tu bois son vin.

« ALMAHSOR. — Tu as prononcé, Zuleima, le mot qui crée et qui soutient les mondes, tu as prononcé ce petit mot si grand : « l’amour ! » Des milliers d’anges le répètent avec allégresse, et il retentit jusqu’au fond des cieux. Tu as prononcé ce mot, et les nuées s’inclinent là-haut comme la coupole d’un dôme, les ormes frémissent comme des tuyaux d’orgue, les petits oiseaux gazouillent de pieux cantiques, le sol exhale la douce vapeur de l’encens, la corbeille de fleurs se dresse comme un autel,… la terre seule est l’église de l’amour.

« ZULEIMA. — La terre est un grand Golgotha ; l’amour y triomphe, il est vrai, mais au prix de son sang.

« ALMANSOR. — Oh ! ne tresse pas des branches de myrte pour en faire une couronne de mort, n’enferme pas l’amour dans un crêpe de deuil ! La prêtresse de l’amour, c’est toi, Zuleima ! L’amour habite le sanctuaire de ton cœur, il regarde par les claires fenêtres de tes yeux ; son parfum s’exhale de tes douces lèvres… O coussins de pourpre aussi doux que le velours, lèvres charmantes, c’est sur vous que trône l’amour, c’est sur vous que voudrait reposer l’âme d’Almansor ! N’as-tu pas entendu les dernières paroles de Fatima : « Porte ce baiser à ma fille Zuleima. » (ils se regardent longtemps et s’embrassent avec transport.)

« ZULEIMA. — J’ai reçu le baiser de mort de Fatima ; reçois en échange le baiser de vie du Christ.

« ALMANSOR. — C’est le souffle de l’amour que j’ai bu dans une coupe garnie de rubis… (il l’entoure de ses bras.) Je ne te quitterai plus, non jamais plus, Zuleima ! Non, quand même s’ouvriraient à moi les palais d’or d’Allah, je ne te quitterais point… Que ton ciel seul, le ciel de Zuleima, soit aussi le ciel d’Almansor, que ton dieu soit mon dieu, que ta croix soit mon refuge, que ton Christ soit mon sauveur ! Je veux prier dans l’église où prie Zulefma. Je nage enivré comme dans un océan d’amour au milieu des sons suaves et mélodieux des harpes. Les arbres dansent de bizarres quadrilles. Les anges, pour me taquiner, me jettent gentiment des rayons de lumière et de la poussière de fleurs. Le ciel est ouvert dans sa splendeur radieuse et calme. Des ailes d’or m’y emportent, là-haut, là-haut, parmi les bienheureux ! (On entend dans le lointain le tintement des cloches et un chant d’église.)

« ZULEIMA, s’arrachant de ses bras avec effroi. — Jésus! Marie!

« ALMANSOR.— Quels sombres accens viennent déchirer le voile d’or dont m’enveloppait légèrement ce rêve de béatitude ! Je te vois tout à coup pâlir, ma bien-aimée ! Ma rose est devenue un lis... Dis, ma Zuleima chérie, as-tu donc vu la mort qui vient, invisible, pour nous séparer?

« ZULEIMA. — La mort! elle ne sépare pas; la mort réunit. C’est la vie qui nous sépare violemment. Entends-tu, Almansor, ce que murmurent ces cloches? (se couvrant de son voile.) Elles murmurent d’une voix sourde : «Zuleima se marie aujourd’hui avec un homme qui ne s’appelle pas Almansor.» (Une pause.)

« ALMANSOR. — Ainsi tu m’as sifflé dans le cœur ton plus mauvais venin, reine des serpens ! Sous cette haleine empoisonnée, les arbres se flétrissent à l’entour; la source d’eau vive se transforme en une source de sang, et l’oiseau tombe mort du haut des airs. Ainsi, par tes chants hypocrites, tu m’as attiré dans cette salle de torture que tu appelles l’église! Là, tu me crucifies sur la croix de ton dieu; puis, tout affairée, tirant les cordes des cloches et faisant retentir les orgues, tu veux couvrir par ce fracas la prière de repentir et d’angoisse que j’adresse au trône d’Allah ! Ainsi, méchante fée, tu m’as attiré dans ton char de coquillages attelé de colombes, tu m’y as attiré et enlevé jusqu’aux nues pour me précipiter du ciel sur la terre. J’entends encore en tombant tes éclats de rire moqueurs; en tombant, je vois ton char magique se changer en un cercueil à roues de flamme et tes colombes en dragons; je te vois les conduire avec des serpens noirs au lieu de freins, et moi, vomissant des imprécations horribles, je roule, je roule au fond de l’enfer, si bien que les diables mêmes tremblent et pâlissent à l’aspect de mon délire, aux clameurs épouvantables de mon délire, etc. »


Il y a une doctrine au milieu de ces divagations passionnées, c’est que l’amour, l’amour profane, est supérieur à toutes les religions. Ce culte de la chair, que le saint-simonisme proclamera plus tard et qui inspirera aux écrivains de la jeune Allemagne tant d’œuvres mortes sous le mépris public, le voilà en germe dans les cris du musulman de Grenade. Or, de toutes les lois religieuses, la loi du Christ étant la plus noblement exigeante pour la dignité spirituelle de l’homme, c’est surtout le christianisme que poursuit Henri Heine. L’Allemagne protestante ne s’y est pas trompée à l’époque où parut la pièce; nous savons par les lettres du poète que ses critiques voyaient dans son héros une figure antichrétienne.

Ai-je besoin de mettre sous les yeux du lecteur les deux derniers actes du drame? Les scènes qui vont suivre ne sont que la confirmation des idées éveillées ici par l’auteur. Au moment où les deux fiancés, Enrique et Zuleima, assis au festin de noces, reçoivent les félicitations des convives, Almansor et Hassan, avec leurs compagnons, envahissent le château. Le jeune Arabe, frappant d’estoc et de taille, se fraie un chemin jusqu’à Zuleima au milieu des seigneurs castillans., et l’emporte évanouie dans les montagnes voisines. Là, sur des rochers à pic, comme ceux où Mœdschnoun pleurait Leïla, les deux amans se croient dans le royaume de l’amour... Aly, apprenant enfin que son fils Almansor n’a pas été victime du fanatisme d’Abdullah, s’élance pour le sauver, pour sauver Zuleima, pour les unir tous les deux. Il est trop tard : à la vue d’Aly et de ses cavaliers espagnols, Almansor, toujours la tête en feu, se précipite du haut des rochers avec la jeune fille pâmée dans ses bras ; le jeune Maure est persuadé qu’il a devant lui le magique royaume où nul ne lui disputera son amie. Mahométisme ou christianisme, que leur importe ? Ils suivent tous deux leur rêve jusqu’au fond de l’abîme. Le poète a donc manqué à sa promesse : ce n’est pas l’amour qui vient tout apaiser, c’est le délire et la mort.

Le délire et la mort, telle est encore l’inspiration de la seconde tragédie de Henri Heine, William Ratcliff. L’auteur a beau nous conduire de l’Espagne du XVe siècle à l’Écosse du XIXe, c’est toujours son âme qui est le théâtre de ces tragiques folies. Maria, fille du laird écossais Mac-Gregor, devait épouser le comte Macdonald ; le matin du jour des noces, le comte a été tué dans la forêt voisine auprès des rochers du Schwarzenstein, et le soir même son meurtrier, William Ratcliff, est venu rendre à Maria son anneau de fiançailles. Deux ans après, même aventure. Lord Duncan allait épouser Maria ; pendant que la fiancée attendait à l’autel, Duncan tombait au Schwarzenstein sous les coups de Ratcliff, et au moment où la fiancée en deuil se retirait le soir dans sa chambre, Ratcliff, apparaissant soudain, lui rendait son anneau. Quel est ce William Ratcliff ? Un étudiant d’Edimbourg, dont le père avait connu jadis Mac-Gregor, et qui, reçu au château du laird, est devenu follement amoureux de Maria ; Maria l’aimait aussi, et Mac-Gregor a congédié l’étudiant. William est allé à Londres, s’est jeté dans la débauche, a essayé de tuer son amour ; mais, ne pouvant y réussir, il est revenu en Écosse, où il vit avec les bandits de la forêt, et c’est depuis ce moment que les fiancés de la fille de Mac-Gregor, le matin du jour fixé pour le mariage, sont égorgés par lui au Schwarzenstein. Ce n’est pourtant pas un assassin que ce Ratcliff ; Macdonald et Duncan ont été tués en duel, l’amoureux de Maria les avait provoqués loyalement, et loyalement les a vaincus. Non, ce n’est pas un bandit, c’est un possédé. Il ne s’appartient pas. Son amour et son bras ne sont que des instrumens au service d’une puissance occulte. Deux esprits, deux spectres, avec une force irrésistible, l’avaient poussé naguère chez Mac-Gregor et avaient livré son cœur à Maria ; quand il s’éloignait de Londres subitement pour revenir en Écosse près du château du laird, les spectres l’entraînaient à cheval ; quand il frappait Macdonald et Duncan auprès du Schwarzenstein, les spectres combattaient à ses côtés. Ces fantômes qui ne le quittent point, ces figures désolées, irritées, qui sans cesse tendent les bras l’un vers l’autre sans pouvoir jamais se réunir, ce sont les âmes de Betty, la mère de Maria, et d’Edouard Ratcliff, le père de William. Edouard et Betty s’aimaient; un dépit amoureux les sépara, William épousa une femme qu’il n’aimait pas, et Betty devint la femme de Mac-Gregor. Ils se revirent, ils s’aimèrent comme avant, si bien que Mac-Gregor, dans les transports de sa jalousie, ne recula pas devant l’idée du meurtre. Edouard, comme une âme en peine, rôdait souvent autour du château ; un matin on trouva son cadavre au pied des murailles. Inutile d’ajouter que Betty mourut de désespoir. Vingt ans se sont passés depuis cette aventure; aujourd’hui, pour la punition de Mac-Gregor, l’âme d’Edouard et celle de Betty revivent chez William et Maria.

Les drames fatalistes (Schicksals dramen) étaient fort à la mode vers 1820, grâce aux Houwald et aux Müllner; Henri Heine, qui estimait peu cette dramaturgie grossière, est-il parvenu à la relever, comme il l’espérait, en y introduisant le romantisme poétique? Il suffit pour en juger de résumer la pièce en quelques mots. Quand le drame commence, un troisième prétendant, le comte Douglas, vient d’épouser la fille de Mac-Gregor. On pense bien que celui-ci avait pris toutes les précautions nécessaires pour détourner de son futur gendre le sort de Duncan et Macdonald. Des éclaireurs surveillaient les avenues de la forêt voisine, et le château était bien gardé. Déjà Mac-Gregor se félicite d’avoir sauvé le fiancé de sa fille, et comme il ne craint plus que Douglas par intrépidité s’élance lui-même au-devant du péril, il lui raconte une partie de la tragique histoire dont nous venons de parler, le double meurtre de Macdonald et de Duncan au pied du Schwarzenstein. À ce moment-là même, Douglas reçoit un billet signé d’une main inconnue; quelqu’un l’attend au pied du Schwarzenstein pour mesurer son épée avec la sienne. Il part, impatient de venger les deux victimes. Cette fois en effet c’est William Ratcliff qui est vaincu. Les spectres qui l’assistaient naguère ne sont plus là pour diriger son bras, et au contraire les fantômes de Duncan et de Macdonald, l’épée en main, l’assaillent de droite et de gauche pendant que Douglas l’attaque en face. William tombe, et Douglas retourne au château; mais le soir, après la fête, à l’heure où la nouvelle épousée rentre dans la chambre nuptiale, William arrive, éperdu, ruisselant de sang et protégé de nouveau par les spectres. Une force irrésistible pousse Maria sur son cœur. Tantôt elle panse ses blessures en les couvrant de baisers, tantôt elle a horreur de ce qu’elle fait et veut s’arracher aux embrassemens de William. Vains efforts! la mystérieuse puissance qui les domine tous deux les réunit toujours. Enfin, sachant que William Ratcliff a été vu dans le château, Mac-Gregor accourt transporté de rage ; William se bat avec l’assassin de son père et l’étend mort à ses pieds, puis il se tue lui-même avec Maria. Lorsque Douglas arrive, il ne voit plus que des cadavres : tous les acteurs de ce sanglant imbroglio ont disparu. Il reste seulement une vieille folle, témoin jadis de l’assassinat d’Edouard, et chargée d’expliquer au milieu de ses divagations le lien qui unit le crime du passé aux sauvages fureurs du présent.

Sur cette trame noire et embrouillée, Henri Heine a beau jeter toutes les couleurs de sa poésie; il ne réussit point à sauver un système faux ; le drame fataliste était condamné à mourir. Le Vingt-quatre Février, de Zacharias Werner, était plus nettement conçu, plus dramatiquement enchaîné; William Ratcliff est plus poétique, plus idéal. Ce sont pourtant des œuvres de même famille, et le fatalisme de l’amour comme celui du crime révèle le profond chaos que traversait alors la scène allemande. La première édition de William Ratcliff contenait une dédicace en vers où l’auteur s’adresse en ces termes à son ami Rodolphe Christiani : « D’une main puissante j’ai forcé les portes de fer du sombre royaume des esprits, et là j’ai brisé les sept sceaux mystérieux du livre rouge de l’amour; ce que j’ai vu dans les pages éternelles, je le retrace dans le miroir de ce poème. Mon nom et moi, nous mourrons; mais ce poème vivra éternellement. » L’auteur se trompe : il n’y a ici aucune révélation du monde supérieur, aucune doctrine assurée de vivre à jamais; il n’y a que les confessions poétiquement incohérentes d’une âme en proie au mal d’amour. Il caractérisait son œuvre avec plus de vérité lorsque, dans une seconde dédicace à Frédéric Merckel, il s’écriait trois ans plus tard : « J’ai cherché le suave amour, et j’ai trouvé la haine amère; j’ai soupiré, j’ai maudit, j’ai saigné par mille blessures. Puis j’ai frayé nuit et jour, en tout bien tout honneur, avec la canaille humaine. Ces diverses études terminées, j’ai paisiblement écrit William Ratcliff. » Souffrance, fureur, ironie froidement cruelle, voilà les accens nouveaux que Henri Heine faisait retentir au milieu du fatras des drames fatalistes et des fausses imitations shakspeariennes.

De ces deux pièces, la première seulement subit l’épreuve de la scène. Elle fut représentée sur le théâtre national de Brunswick le 20 août 1823, et vertement sifflée. Les amis du poète racontent qu’une erreur de nom fut la principale cause de cet échec. Un officier de la garnison, qui vit encore aujourd’hui, s’imagina qu’Almansor était l’œuvre d’un certain usurier israélite fort odieux, et commanda si bien la manœuvre des sifflets qu’il fut impossible d’entendre la pièce jusqu’au bout; elle disparut de l’affiche pour toujours. Il faut croire pourtant que des raisons plus sérieuses expliquent la chute d’Almansor, puisque aucun théâtre ne voulut recommencer l’expérience ; le joli poème, avec toutes ses bouffonneries, ne convenait guère à la scène. En tout cas, il est curieux de voir dans les lettres de Henri Heine le prix qu’il attachait à ses deux tragédies et l’émotion que lui causait l’attente du jugement public. Ces lettres que l’Allemagne ne connaît pas encore, et qu’une main obligeante a mises sous nos yeux[4], sont le commentaire vivant de la pensée du poète. Quel trouble! que de contradictions! Tantôt il se plaint des coteries qui attaquent les tendances irréligieuses d’Almansor, et répond aux censures par des outrages; tantôt il avoue que sa famille elle-même, dans sa gravité judaïque, n’éprouve aucune sympathie pour son œuvre. « Ma mère, — écrit-il à son ami Mosès Moser au mois de mai 1823, — ma mère a lu mes tragédies, mais elle les a médiocrement goûtées; ma sœur les tolère, et rien de plus; mes frères ne les comprennent pas; mon père n’a même pas ouvert le livre. » Un jour il écrit au célèbre poète Immermann : «William Ratcliff, c’est ma confession générale, et j’ai la marotte de croire que vous êtes du petit nombre de ceux qui sauront le comprendre. La seule chose que je vous demande, c’est de le lire en bonne disposition d’esprit et de ne pas interrompre votre lecture. Je suis convaincu de la valeur de ce poème, car il est profondément vrai, ou bien moi-même je ne suis qu’un mensonge. Tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent, tout ce que j’écrirai encore pourra mourir et mourra... J’en dirais bien plus sur ce point, quoique j’en sois tout confus; mais heureusement le temps me manque. » Deux mois plus tard, écrivant à ce même Immermann, il proteste contre ceux qui chercheront dans ses tragédies quelques traits de son caractère, quelques événemens de sa vie, et il ajoute : « Combien de fois arrive-t-il qu’il n’y a presque nul rapport entre l’appareil extérieur de notre destinée et notre histoire réelle, l’histoire intime de notre âme! Ces rapports, en ce qui me concerne, n’ont jamais existé. » Je recommande en passant cette remarque à d’éminens critiques de nos jours. La méthode au nom de laquelle on prétend disséquer l’homme afin de connaître l’écrivain rencontre là une objection qui vaut la peine d’être méditée. Pour que ce dangereux scalpel ne devienne pas un instrument d’erreur, il ne suffit pas qu’il soit manié d’une main légère et discrète; il faut encore qu’une pensée spiritualiste préside à ses opérations.

Henri Heine, on le voit par ces lettres, avait alors un jeune maître vers lequel se tournaient ses regards. Éclose au sein du romantisme, son inspiration cherchait une atmosphère moins énervante, et la fougue un peu sauvage des premières productions d’Immermann avait pour lui un attrait singulier. Il étudiait ardemment le théâtre, voulant prendre sa revanche de la chute d’Almansor, et comme il trouvait chez Immermann les qualités dramatiques dont il était lui-même dépourvu, il lui témoignait une admiration cordiale. « Le grand défaut de mes œuvres, lui écrit-il, c’est la monotonie; drames et poèmes, chez moi, ne sont que des variations d’un thème unique. Vous devez le sentir mieux que personne, vous dont la poésie a pour thème le monde entier, le vaste monde, dans son infinie diversité. C’est ce que je soutenais récemment encore contre M. Varnhagen d’Ense. Vous avez cela de commun avec Shakspeare que vous réfléchissez tout l’univers, et le seul défaut de vos compositions est que vous ne savez pas concentrer vos richesses. Shakspeare l’a su, et voilà pourquoi il est Shakspeare ; mais vous aussi vous apprendrez cet art, et chacune de vos tragédies sera meilleure que la précédente. À ce point de vue, votre Pétrarque me satisfait mieux que votre Erwin, bien que celui-ci soit plus riche... Il m’était plus facile à moi de me concentrer, parce que je n’avais à représenter qu’un petit fragment du monde, un seul et unique thème. Depuis, surtout pendant cet hiver, l’état maladif où je me trouve a ouvert davantage mes facultés réceptives, et quand je livrerai dans quelques années le drame auquel je songe en ce moment, on verra si, après n’avoir fait que reproduire sous maintes formes l’histoire de l’Amour et de Psyché, je suis de taille à chanter aussi la guerre de Troie...» C’est très sérieusement que Henri Heine rapproche du nom de Shakspeare le nom de Charles Immermann; on cherchait alors un Shakspeare, on en voulait un coûte que coûte, comme on appelle aujourd’hui avec impatience le théâtre et le poète de l’avenir. L’Allemagne venait de traverser une crise de langueur. Goethe, avec son éclectisme impartial et ses larges études en tout sens, donnait un spectacle que nous pouvons admirer à distance, mais qui ne répondait guère au réveil des générations nouvelles. Pour ceux-là mêmes qui respectaient encore sa gloire, le vieux roi semblait avoir abdiqué. Il leur fallait un chef, un gagneur de batailles; n’était-ce pas ainsi que Goethe lui-même, cinquante ans plus tôt, avait conduit les contemporains de Werther à la conquête d’un monde inconnu? Henri Heine crut avoir trouvé ce vainqueur dans Immermann. « Depuis la mort de Goethe, — écrit-il en 1823, et remarquez bien que Goethe avait encore neuf ans à vivre pour la science et la poésie, — Immermann est avec OElenschläger le premier poète dramatique du monde. » Une autre fois il écrit à Frédéric Steinmann, un de ses camarades d’université : « Connais-tu Charles Immermann? Découvrons-nous tous deux et saluons. C’est une vraie nature de poète, une nature puissante, lumineuse et comme il y en a peu. » Excité par l’attente de la jeunesse au moins autant que par sa fougue personnelle, Immermann poussait sa fantaisie à outrance et croyait faire du Shakspeare. La belle magicienne qui devait calmer ces orages ne régnait pas encore sur les flots apaisés[5].

Puisque les tragédies de Henri Heine sont venues éclairer un chapitre peu connu de l’histoire littéraire de nos voisins, on nous permettra de signaler un des plus curieux incidens de cette période. La passion shakspearienne était si violente chez les dramaturges que l’un d’entre eux, un élève d’Immermann, un camarade d’Henri Heine, l’impétueux et barbare Christian Grabbe, fut pris un jour de remords et se mit à protester contre la barbarie dont il avait lui-même donné l’exemple; on dirait un homme entraîné sur les pentes périlleuses et qui se retient avec effort. La Shakspearo-manie[6], tel est le titre de ce curieux manifeste. « Non, dit le fougueux poète qui tant de fois avait imité Shakspeare à tort et à travers, non, Shakspeare ne mérite pas d’être regardé comme le plus haut modèle connu de la tragédie. Qu’on se rappelle les Euménides d’Eschyle, l’Œdipe à Colone de Sophocle... » Et après avoir recommandé en nobles termes l’étude de ces œuvres sublimes, il signale aussi aux poètes allemands le profit qu’ils peuvent tirer des grands modèles de la France. « Ils y trouveront, dit-il, tout ce qui leur manque, la gravité, la sévérité, l’ordre, l’effet théâtral, la force dramatique, la marche naturelle et rapide de l’action. Ils y trouveront encore (le croiront-ils?) une foule de caractères tels que Shakspeare n’en a point de meilleurs : chez Corneille Chimène et Médée, chez Racine Iphigénie, Athalie, Bérénice, Phèdre, Néron, et s’il s’agit de ces mots de génie, de ces éclairs tragiques, comme certaines gens les admirent surtout dans Shakspeare, ceux que nous offrent les poètes français sont à la fois mieux rendus et mieux amenés. Écoutez le moi de Médée, le soyons amis d’Auguste dans Cinna, la réponse d’Agamemnon dans Iphigénie : vous y serez, ma fille! Ne sont-ce pas des perles étincelantes sur le sombre voile de la Melpomène française ? » Il est curieux assurément que ces choses aient été écrites en pleine anarchie romantique et par un des plus violens adeptes de la littérature désordonnée. Ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est l’hommage rendu à Molière. Il y a quelques années à peine, à Munich et à Berlin, de spirituels critiques répétaient encore les blasphèmes littéraires de Guillaume Schlegel contre l’auteur du Misanthrope; Christian Grabbe, en 1825, c’est-à-dire en face de Schlegel, et avant que Goethe eût vengé notre grand poète comique, ne craint pas de lui restituer son rang. Il aime tout chez Molière; la perfection du style, la souplesse du dialogue, la finesse du parler de la cour et là franchise du langage bourgeois; il admire l’étude profonde des caractères, la variété des physionomies, et de Tartufe à Scapin, d’Alceste à Sosie, d’Agnès à Célimène, il n’est pas une figure qui ne l’enchante dans ce monde vivant où Schlegel n’a rien voulu ou su voir. Étranges reviremens du goût ! cet hommage si complet rendu à la scène française par un shakspearien forcené est le produit d’une réaction contre cette fièvre shakspearienne à laquelle se rattachent Almansor et William Ratcliff.

C’est qu’il y avait toujours, à côté des novateurs fougueux, le maître de la beauté pure, et que Goethe n’était pas mort. Quand on voit de 1820 à 1830 les dramatiques essais d’Immermann, de Henri Heine, de Christian Grabbe, envahir tumultueusement la scène où régnait Guillaume Tell, il est impossible de ne pas se poser ces questions : qu’en pensait le grand classique de l’Allemagne, celui qui réunissait à la fois Shakspeare et Sophocle en ses vastes formules? Qu’en pensait l’arbitre des hautes élégances, le poète de Faust et d’Iphigénie? L’année même où paraissait cette folle partition d’Almansor, au mois d’octobre 1823, un des meilleurs amis de Goethe, le musicien Zelter, lui écrivait, pendant un voyage en Prusse : « Je viens de faire connaissance à Munster avec le jeune Immermann, dont j’ai lu trois tragédies. L’une d’elles m’a semblé excellente. Il m’a fait hommage d’un quatrième drame et d’un volume de vers dont je suis moins satisfait. Son talent me paraît encore trop dépendant; son amour n’est pas complètement à lui. Il est bien d’âge pourtant à produire une œuvre qui lui appartienne. Sa personne et son caractère m’ont charmé, et, comme il connaît les bons modèles, nous pouvons attendre avec confiance le développement de son inspiration. J’ai mis deux de ses poésies en musique... » Je ne trouve dans les lettres de Goethe ni réponse ni allusion même à ces paroles; seulement, Zelter étant allé voir Goethe à Weimar peu de temps après ce voyage à Munster, il ramena l’entretien sur Immermann, et Goethe, obligé enfin de se prononcer, ne fit guère autre chose que répéter le langage de son ami. « Nous verrons, dit-il, comment il se développera, s’il saura purifier son goût et se régler pour le style sur les meilleurs modèles. Sa manière originale a du bon, mais elle conduit trop facilement dans le faux... » Ces détails nous ont été transmis par Eckermann. On voit que ce groupe des Immermann, des Henri Heine, des Christian Grabbe, à la date où nous sommes, était médiocrement sympathique à Goethe. Il n’a jamais parlé des débuts de Henri Heine, bien que les scènes d’amour dans Almansor aient dû le charmer par la fraîcheur du style. C’est plus tard seulement, après le Livre des Chants et les Tableaux de Voyage, qu’il signalera d’un mot le poétique humoriste comme un talent original qui a sa place au soleil.

Mais si Goethe gardait le silence, ses disciples parlaient assez haut. L’un d’entre eux ou du moins un des hommes qui admiraient surtout chez l’auteur d’Iphigénie le secret de la beauté antique, et s’efforçaient de maintenir en Allemagne ces traditions du grand art, le comte Platen, ouvrit hardiment la campagne contre les néo-shakspeariens. Il écrivit deux grandes comédies aristophanesques où les écoles littéraires du temps étaient censurées avec une verve implacable. La première, intitulée la Fourchette fatale, s’attaquait aux Werner, aux Müllner, aux Houwald, à tous les coryphées du drame fataliste; la seconde, l’Œdipe romantique[7], était une caricature d’Immermann. Celui que Henri Heine comparait à Shakspeare était livré à la risée du parterre sous le nom à peine déguisé d’un versificateur grotesque, lequel promettait de corriger et corrigeait effectivement l’Œdipe de Sophocle d’après les principes de l’art moderne. Henri Heine, sans avoir un rôle dans la pièce, y était nommé en toutes lettres : Immermann, le citant au premier rang de ses émules, voyait en lui un continuateur de Byron associé à un nouveau Pétrarque. C’était une allusion à un journal de Berlin où Immermann n’avait pas craint de rapprocher ces deux noms à propos d’Almansor et de William Ratcliff. Immermann répondit à Platen par une poétique satire; quant à Henri Heine, qui était si en fonds pour cribler d’épigrammes littéraires l’auteur de l’Œdipe romantique, il eut le tort de s’attaquer, non pas au poète, mais à l’homme, et de l’outrager par d’indignes calomnies. Il n’avait pas même le mérite de l’invention; détestable conseillère, sa fureur l’avait fait tomber dans le plus triste des plagiats : il s’était souvenu des accusations infamantes que Voltaire prodigue à Frédéric, et il les jetait au noble poète pour se venger d’une épigramme. On peut lire ces violences au second volume des Reisebilder. « J’ai fait tort à Platen, disait Henri Heine plus tard; mais il s’agissait d’une lutte de parti, et l’adversaire était considérable. » Henri Heine s’abusait en parlant de la sorte, il n’avait fait tort qu’à lui-même; le nom du comte Platen est resté pur dans l’histoire des lettres allemandes, et n’a pas plus souffert que celui de Louis Boerne des diffamations de l’humoriste. Ainsi avec la passion et le sarcasme apparaissait aussi, dès les débuts de Henri Heine, cet autre trait de son caractère, la violence dans les polémiques, ou plutôt le mépris de toute justice envers ses adversaires et ses rivaux.

Nous avons parlé de Goethe, d’Immermann, de Platen, à propos des tragédies de Henri Heine; nous n’avons rien dit des romantiques, les premiers maîtres de l’auteur d’Almansor. Que pensèrent-ils, les deux minnesingers, les amans du cor merveilleux, en voyant de quelle manière ce turbulent écolier transformait leurs leçons? Un de leurs chefs, le baron de La Motte-Fouqué, après avoir lu Almansor et William Ralcliff, adressait au poète des strophes où je lis ces mots : « Doux chantre au cœur saignant, oh! j’ai bien compris ton chant et ta plainte; mais cesse de faire retentir ces accens sauvages... Surtout ne prends pas plaisir à jouer avec les serpens. Celui qui joue avec les serpens jusqu’au bord de la tombe, dans le sein même de la tombe les serpens le suivent encore, ils l’enlacent, ils l’enserrent, et quand son cœur veut s’envoler au ciel, ils le retiennent dans la fange. » Le vieux maître avait raison; mais, nous qui jugeons ces choses à distance, nous savons qu’il était un peu tard pour ramener l’auteur d’Almansor à l’innocente poésie du romantisme. Il se rendait trop bien compte de ce qui faisait l’originalité de ses poèmes. La note, le cri qui devait retentir dans toutes ses œuvres était déjà sorti du fond de son âme, et il en connaissait la valeur esthétique, lui qui écrivait peu de temps après cette époque : « Rien de plus frais que les chansons de nos maîtres, leurs douces chansons du moyen âge; mais elles vont se perdre aujourd’hui dans le tumulte des combats de la liberté, dans le tapage de la grande fraternité européenne, et aussi dans les douloureux concerts de cette poésie moderne, qui, loin d’afficher une sérénité menteuse, un faux catholicisme moral, dissèque sans pitié tous les sentimens avec un couperet jacobin, cherchant la vérité avant tout. Il est intéressant de voir la dernière de ces poésies emprunter à la première ses formes extérieures; le spectacle est encore plus digne d’intérêt, si les deux poésies se réunissent et se fondent dans une même âme de poète. » Tel est précisément l’intérêt moral que présente l’épisode dont nous venons de parler. Almansor et William Ratcliff marquent l’instant précis où Henri Heine quitte la poétique abbaye du romantisme, sans en rejeter le costume, pour suivre l’armée du siècle et de la révolution.

Heure décisive dans la destinée du poète! À cette date, il est encore plein d’illusions et de tendresse ; la passion vivante lutte avec le scepticisme destructeur; l’ironie qui vient de naître n’est pas séparée de la bienveillance et de la grâce. Ses lettres de 1820 à 1823 ne laissent aucun doute à cet égard. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, il est touché jusqu’aux larmes par les vers que Fouqué lui adresse, bien qu’il prenne plaisir, c’est lui qui nous l’apprend, à taquiner le vieux maître comme un enfant espiègle. Il est pauvre et laborieux ; la pensée de l’avenir lui. suggère maints projets qu’il embrasse avec ardeur : il veut entrer dans la diplomatie sous les auspices de Varnhagen d’Ense, il écrit une Histoire du Droit public de l’Allemagne au moyen âge, et s’il la jette au feu, la trouvant trop au-dessous des exigences du sujet, c’est pour la recommencer bientôt avec une érudition plus forte et des vues agrandies. L’étude du droit ne lui fait pas oublier les demi-dieux de la littérature hellénique, qu’il appelle, avec Wolf, sempiterna solatia generis humani ; il aime sérieusement sa patrie, il a foi dans sa mission intellectuelle, et l’idée lui vient un jour d’aller se fixer en France pour s’y faire le rapsode de la poésie des Allemands. Si un rire sarcastique éclate parfois sur sa lèvre, c’est une arme qui le défend contre de prétentieuses et arrogantes erreurs : il raille les doctrines de Hegel, qui commençaient à subjuguer la jeunesse, il raille le panthéisme et réclame gaîment au nom de la personnalité humaine.

Que lui manque-t-il donc, à cet esprit charmant, pour entrer dans le pays des songes par la porte d’ivoire? Un peu de bonheur, rien de plus : jamais un esprit si fin ne fût tombé dans la fadeur, et il est permis sans doute de regretter pour lui les inspirations d’une existence heureuse. Mais non; la destinée voulait qu’il connût dès la jeunesse ce que les larmes ont de plus amer : elle le frappa au cœur pour éprouver sa force. Qu’il pleure donc, puisqu’il n’est pas de ceux qui savent cacher leurs blessures, qu’il pleure au milieu de ses folies, et que sa verve éclate à travers ses souffrances! Que le suave rêveur devienne un chantre agressif! qu’il se venge de ses illusions perdues sur tout ce qui est hypocrisie ; mais en déchirant les voiles menteurs qu’il n’aille point offenser les vérités éternelles! Le jeu du poète humoriste est de toucher légèrement aux misères d’ici-bas, de châtier les vanités, de démasquer les fourberies; il ne faut pas qu’il désole notre âme et désenchante l’univers... Hélas! paroles tardives, inutiles conseils! Replacés aujourd’hui à l’heure de ses débuts, nous oublions que l’auteur de William Ratcliff ne peut entendre notre voix, et nous rêvons pour lui une carrière poétique non pas plus brillante, plus originale, mais plus pure, plus unie, où il y ait moins de contradictions et de mélange. Ses amis, en public ou à voix basse, ont formé toujours ce même vœu. N’est-ce pas là précisément ce que son vieux maître exprimait à sa manière dans ces strophes que Henri Heine ne pouvait relire sans émotion : « Prends garde, prends garde de jouer avec les serpens! »


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Nous n’avons pas d’autre terme pour traduire le mot turner, qui se rattache à une institution inconnue chez nous. Les turner, organisés après les guerres de 1813 et longtemps suspects aux souverains allemands pour leur exaltation libérale, forment aujourd’hui des sociétés de gymnastique assez semblables par l’esprit qui les anime à ces volontaires anglais dont M. Esquiros a entretenu les lecteurs de la Revue; on y développe la vigueur et l’agilité du corps en vue des guerres défensives. Les sociétés de gymnastes réunies dernièrement à Leipzig y ont amené plus de vingt mille hommes.
  2. Heinrich Heine’s sämmtliche Werke. — Rechtmässige Original-Ausgabe. Hambourg 1861-1863. — 18 volumes publiés.
  3. Orion, Monatschrift für Literatur und Kunst, herausgegeben von Adolf Strodtmann; Hambourg, livraison du mois de juillet 1863.
  4. Les lettres de Henri Heine rempliront les quatre derniers volumes des Œuvres complètes; l’éditeur, M. Adolphe Strodtmann, a bien voulu nous communiquer toutes celles qui se rapportent à la période dont nous parlons.
  5. Voyez dans la Revue du 15 avril 1858 l’étude intitulée : le Poète Immermann et la comtesse d’Ahlefeldt.
  6. Voyez Dramatische Dichtungen von Grabbe. Nebst einer Abhandlung ueber die Shakspearo-manie; 2 vol. Francfort 1827.
  7. Le sens donné ici au mot romantique par le comte Platen n’est pas celui qui a été consacré par l’histoire littéraire. Les romantiques allemands voulaient renouveler l’art du moyen âge et continuer son mysticisme; ils avaient le goût le plus vif pour les vieilles légendes, et s’ils admiraient Shakspeare, ils aimaient encore mieux les sources où il avait puisé. Telle était l’inspiration de Novalis, d’Arnim, de Brentano. Immermann au contraire aimait dans Shakspeare un des plus puissans interprètes de l’esprit moderne; il l’admirait virilement, tout en l’imitant mal. Immermann et ses amis ne sont pas des romantiques dans le sens allemand, ce sont des néo-shakspeariens.