Les Débris du château et le vieux monastère

LES
DÉBRIS DU CHÂTEAU
ET
LE VIEUX MONASTÈRE.
(normandie)
Oyez, oyez, seigneurs, dames châtelaines et damoiselles ;
cecy est dict par le petit nepveu du maître.
Vieille chronique de Guyenne.

C’était le 5 septembre 1829, et par un des beaux jours d’automne : nous cheminions pour trouver ce que l’on nous avait signalé comme l’un des plus imposans vestiges du moyen-âge. Nous étions trois ; tous avides de voir, et nous explorions la longue forêt de Lions, pour découvrir les vastes débris de Mortemer.

Déjà nous avions traversé Lisors et salué les vieilles tourelles du château de Marle, dont les nobles restes et l’aspect silencieux disposent aux mélancoliques pensées. À sa vue, un souvenir pieux était descendu dans mon ame pour me rappeler les bontés de mon aïeule, et je laissai mes deux fils emporter une vague esquisse des lieux qu’ils devraient posséder aujourd’hui…

La petite rivière de Mortemer, brillante, vive et rapide, roulait ses eaux argentées au fond du vallon, et nous servait de guide. Des bois couverts d’une vapeur bleuâtre nous entouraient, et le chant d’une fauvette qui paraissait faire route avec nous venait encore embellir cet intéressant tableau.

Arrivés à la croisière des quatre chemins, nous découvrîmes enfin ces magnifiques débris que nous cherchions.

La vue de ces monumens dont les siècles avaient échancré le sommet, ces lieux agrestes, le calme qui nous environnait, et que troublait seulement le bruit éloigné du battement d’un moulin, suspendirent ma pensée.

Mes yeux dirigés sur une des voûtes de la chapelle étaient fixes et immobiles… Au même instant parut un vieillard, dont la tête blanchie par les années semblait appartenir à ces décombres antiques. C’était l’image du Temps. Je l’examinai avec surprise et intérêt… Il venait d’enlever deux tronçons de colonne pour faire deux siéges à la porte de sa maison de chaume, où il entra aussitôt. Une curiosité dont je ne fus pas le maître m’entraîna vers lui. J’engageai bientôt la conversation. Il s’établit peu à peu une sorte d’intimité entre nous, et la confiance amena l’abandon. Je le questionnai sur le temps passé, et le bon vieillard commença à nous parler de 1750, comme si c’eût été d’hier. « J’avais dix ans, nous dit-il, lorsqu’un énorme loup… » Mais ce n’était pas de lui dont je voulais qu’il nous entretînt, je l’interrompis, et lui demandai ce que l’on racontait autrefois de ce vieux monastère et des seigneurs du lieu. Le vieillard sourit : « Ah ! ce qu’on en disait, Monsieur, vous n’y croiriez peut-être pas aujourd’hui, et cependant il y a des momens où je pense encore voir… – Eh bien ! lui dis-je, racontez-moi, je vous prie, ce que vous avez vu, et je vous promets d’y croire. » Après quelque hésitation, le vieillard se leva, alla chercher au fond d’une grande armoire de noyer un petit coffre en bois, sur lequel des saints étaient sculptés ; il l’ouvrit, en sortit un parchemin, et me dit : « Tenez, Monsieur, voilà le coffret de l’ancien supérieur de l’abbaye ; je le tiens de mon père, qui l’avait eu du sien, vous pouvez considérer ceci comme une chose avérée. D’ailleurs mon père avait été garde de toute cette forêt, et il y avait vu, la nuit, des choses bien aussi extraordinaires. »

Voici, sauf la liste des supérieurs de l’abbaye et des notes relatives au service divin de ce monastère, la traduction fidèle de ce manuscrit écrit en langue romane.

Mortemer (Mortuum mare a mortuo mari[1]).

« En l’an 1018, le comte Roger de Mortemer bâtit ici un château fort auquel il donna son nom. Il avait été le chef de la garde particulière que créa Guillaume, duc de Normandie, et l’un des vasseaux les plus puissans de ce prince.

» Roger était fils puîné de Humbert Drut ou Drutus, troisième seigneur de Mortemer dans la Marche limousine, et petit-neveu, par sa mère, de Richard, duc de Normandie. Il avait épousé Imberge, fille de Gauthier de Saint-Martin. Le lien de parenté qu’il avait avec le souverain et son caractère aventureux le déterminèrent à suivre Guillaume à la conquête de l’Angleterre ; il s’y distingua, et conquit lui-même sur Edric Silvaric, prince saxon, la province de Radnos, au pays de Galles, Guillaume lui permit de s’établir, et où il fonda une glorieuse maison.

« Il eut d’Imberge de Saint-Martin deux fils, savoir : Roger, deuxième du nom, et Rodolphe i.

« Son fils aîné aimait passionnément la chasse. Un jour qu’il pourchassait un sanglier dans la forêt de Lions, il se sépara de ses gens, et on ne le vit plus reparaître au château. Sa mère devint inconsolable de cette perte, qu’on attribua dans le moment à plusieurs causes sans connaître la véritable ; car depuis on sut que le malin esprit l’avait conduit dans un lieu où jamais être vivant n’avait été.

» Elle fit vœu à Notre-Dame de ne plus quitter la forêt de Lions, et resta dans le château de Mortemer, pendant que son mari et son fils Rodolphe adoptèrent l’Angleterre pour patrie.

» La dame de Mortemer consacra sa vie aux bonnes actions et à faire des aumônes. Elle faisait tant de bien à tout ce qui l’entourait qu’elle était nommée la bonne dame, et qu’on la regardait comme une sainte. Il était même passé en proverbe, parmi tous les serfs du fief de Mortemer, de dire le château de Notre-Mère, au lieu de Mortemer[2]. Une tradition de ce temps conserve également l’époque de sa mort, arrivée en 1034. Après cette fin, elle fut changée en bon esprit ; chaque samedi elle apparaissait à minuit sur la plus haute tourelle du château de Mortemer[3], du côté de Lisors, où elle avait bâti une chapelle à la Vierge.

« Là, s’il y avait eu quelque sort jeté sur les bestiaux, quelque stérilité sur les récoltes, quelques mauvais esprits qui tourmentassent les gens de son fief, ou quelques malades qui n’eussent pas les moyens d’avoir un homme de l’art (le manuscrit dit ung physicien), elle trouvait remède à tout, et protégeait le pays, pourvu qu’on se rappelât sa défense, qui était de ne point entrer dans le château et de n’en point enlever une seule pierre.

» Des voyageurs, gens sans foi, avaient voulu entrer malgré la défense de Jéhan, vieux berger, fils du porte-clefs du château, ils avaient disparu… D’autres avaient voulu enlever les belles pierres du portail, pour en construire des édifices profanes ; ils avaient été frappés de la foudre… Enfin, cent ans s’étaient écoulés depuis la mort de la bonne dame, lorsqu’une nuit elle apparut comme une ombre sortie des limbes, se plaçant sur l’un des créneaux de la tourelle, et appela Jéhan, le vieux berger, qui était au pied de la grosse tour à changer le parc à son troupeau.

» Jéhan, lui dit-elle, va trouver Henri Ier, roi d’Angleterre ; dis-lui que l’heure est venue, que Dieu permet qu’il prenne les pierres de ce château, mais sous la condition qu’il en construira un saint monastère, qui doit servir un jour de modèle à celui de Notre-Dame-du-Voeu[4], et perpétuer à jamais le nom de la maison de Mortemer, dont les branches se répandront partout, et seront partout en honneur si elles suivent les lois de Dieu.

» — Sainte dame, lui dit Jéhan, le cœur me manque à vous dire que n’ai ne or, ne argent pour aller oultre mer o est li roi Henry nostre sire.

» — Va demain, à minuit, au pied du maître-autel de la chapelle du château, dit la dame de Mortemer, tu soulèveras, sans l’ouvrir, la grosse Bible qui doit rester cent un an sans être lue, et tu trouveras dessous tout ce qu’il te faut pour ton voyage. Le vieux berger se jeta à genoux ; aussitôt un grand fantôme blanc se précipita de la tour, et disparut dans la vapeur qui s’élevait du sol.

» Le lendemain, à minuit, le berger rassembla tout son courage, et après avoir prié dévotement la sainte dame, et avoir recommandé son ame à Dieu, il entra dans le monastère… Le bruit de ses pas retentissait sous ces voûtes sombres, comme le bruit d’un tonnerre lointain. C’étaient les seuls qui depuis cent ans eussent troublé le morne silence de ces lieux… Il tremblait, respirait à peine, mais la foi le soutenait et le préservait ; il ne lui arriva aucun mal, et il devint possesseur d’un grand trésor ; il fut fidèle, et partit outre-mer exécuter les ordres du bon Esprit. Il parla au roi, mais personne ne sut ce qu’il lui dit ; car Jéhan ne reparut plus ; seulement, un an après, on vit le roi d’Angleterre, Henri Ier, venir poser lui-même la première pierre de l’abbaye de Mortemer, et la doter de biens immenses[5]. »


(Extrait d’un ouvrage inédit, intitulé : Esquisses, Souvenirs et Traditions, par le baron de Mortemart-Boisse.)


  1. Historique.
  2. Ce fief était très étendu : indépendamment de Varclive, il comprenait Lisors, Ble-Quentin, Lalande, Belfuissal, Mont-Roti, la Neuf-Grange, La Vallée, Port mort, Andelys, etc.

    Dès 1205, Amauri de Varclive avait donné l’église de Varclive à l’abbaye de Mortemer. (Description et Histoire de la Normandie, tom. ii. Paris, 1740.)

  3. On voit encore aujourd’hui un énorme vestige de mur d’enceinte ou de base de grande tour antérieur à la construction du monastère. Il est à gauche en allant à Mortemer, et un peu avant la ferme qui précède l’abbaye. Sur le mur même, qui est en partie recouvert de gazon, un gland, apporté probablement par un oiseau, a donné naissance à un chêne, que l’homme le plus grand ne pourrait embrasser. Ce chêne a environ cinquante pieds de haut, quoique un coup de tonnerre ait brisé sa plus haute couronne.
  4. L’an 1157, fut en effet fondé le monastère de Notre-Dampe-du-Voeu, par Mathilde, fille de Henri Ier, roi d’Angleterre et duc de Normandie, femme en premières noces de Henri v, empereur et en secondes de Geoffroy Plantagenet, duc d’Anjou.
  5. Ce fut en l’an 1135 (Laroque, t. i, liv. 1.)

    En 1147, Geoffroi, comte d’Anjou, gendre de Henri Ier, et duc de Normandie, confirma les chartes qu’Henri avait donnés à l’abbaye de Mortemer. Témoins, le comte de Leicester, Guillaume de Vernon et autres. (Laroque, t. i, liv. V et VII).

    En 1175, ce même Geoffroy donna à cette abbaye trente acres de terre pour le salut de l’ame de son père, Foulques, roi de Jérusalem. (Laroque, t. i, liv. vi.)