Les Croix de bois/Le fanion rouge


III
LE FANION ROUGE


Depuis le petit jour, le régiment aunait la route de son long ruban bleu. C’était une grosse rumeur de piétinement, de voix et de rires qui avançait dans la poussière. Inlassablement, les camarades, coude à coude, se racontaient de ces histoires rebattues de régiment, toutes pareilles, qu’on croirait arrivées dans la même caserne. On se querellait, de rang à rang ; on vidait, à la régalade, les bidons remplis à la pause, et on interpellait au passage le cantonnier sur le bord de la route, le paysan dans sa vigne, la femme qui rentrait des champs. Parfois, on croisait un gendarme.

— Hé, gars… C’est pas par là les tranchées.

Personne ne pensait à la guerre. Cela sentait l’insouciance et la rigolade. Il ne faisait pas trop chaud, le pays était gai, et l’on regardait les choses avec des yeux amusés de soldats aux manœuvres.

Le visage luisant de Bouffioux portait des tracesnoires : la marque de ses doigts et des rigoles de sueur descendant du képi. Il s’était mis à côté de Hamel pour parler du Havre. Ils fraternisaient sur des noms de rues et de bistrots et, pour la centième fois, ils s’étonnaient de ne pas s’être connus dans le civil.

— T’as pourtant une grosse face qu’on reconnaît, répétait chaque fois Hamel.

Solide, il avançait à larges enjambées ; le gros Bouffioux, au contraire, allait à petits pas pressés, et Fouillard, qui marchait derrière lui, son fichu sale noué autour du cou, n’arrêtait pas de grogner…

— Vas-tu marcher droit, gros jeton… Si seulement il me prenait mon plat… Pourquoi que tu ne le portes jamais, d’abord ? T’es bien content de becqueter… Rien qu’un bout de bois il ne l’apporterait pas, ce cochon-là… Tu viendras en chercher de la soupe, ce soir… On se marrera…

La graisse heureuse du marchand de chevaux était une de ses haines : Bouffioux était gras, lui maigre ; il était aisé, lui pauvre ; il restait à l’arrière, lui montait aux tranchées.

— Pas étonnant qu’il ait une face comme des fesses, avec tout ce qu’il bouffe… Les copains n’en goûtent pas souvent de ses colis. Il profite qu’on est aux tranchées pour se la taper en Suisse. Mais ça durera pas ; ça fait assez longtemps qu’il s’embusque, il faudra qu’il y monte aux tranchées…

Bouffioux se laissait injurier, mais n’y montait pas. Depuis la guerre, il avait fait tous les métiers ; un seul lui répugnait vraiment : le nôtre. Il était prêt à n’importe quoi pour ne pas prendre les tranchées. Il ne s’était battu qu’une fois, à Charleroi, et il en avaitconservé une telle terreur qu’il n’avait plus qu’une idée : se planquer. Il y parvenait en employant autant de ruses que naguère, à la foire, pour vendre un cheval rogneux. Tous les filons, il les avait usés. Il avait fait la retraite comme cycliste du trésorier, sachant tout juste se tenir en selle et courant sans répit sur le flanc de la colonne, son vélo crevé à la main. La Marne, il l’avait gagnée comme téléphoniste à la brigade. Depuis on l’avait connu bûcheron, aide-vaguemestre, armurier, convoyeur du ravitaillement, cordonnier. Il s’offrait pour toutes les besognes, effrontément, et se cramponnait à la place usurpée, jusqu’à ce qu’on l’en chassât. Avait-on besoin d’un secrétaire qui sût tout juste lire, d’un menuisier n’ayant jamais tenu un rabot, d’un tailleur ne sachant pas coudre : il était là. On aurait demandé un aumônier pour la division qu’il eût crié : « Présent ! » Il ne voulait pas se battre, c’était tout, et la peur lui donnait toutes les audaces. Pour le moment, il payait à boire à tous les caporaux du train de combat et partageait ses colis avec le sergent muletier des mitrailleurs, qui lui promettait de le faire affecter à l’échelon. Mais le capitaine ne voulait pas lui laisser quitter la compagnie et Bouffioux pliait une nuque songeuse sous les menaces de Fouillard.

— Pourquoi que tu serais plus que les autres, gros tas ! T’y monteras, j’te dis…

Fouillard, très fier d’avoir fait Montmirail à quatre pattes dans un fossé et orgueilleux de son titre d’ancien, détestait également Demachy, qui avait trop d’argent et des façons de monsieur. Alors, quand il était fatigué d’injurier le dos placide de Bouffioux, il regar-dait le nouveau, et la ride de crasse qui lui coupait la joue se creusait pour sourire.

— Vise-le, s’il en bave, ricanait-il.

Gilbert allait le cou tendu, les pouces passés sous les courroies, le pas traînant. De pause en pause, son sac était plus lourd. Il l’avait pourtant bouclé gaiement, au départ. Il avait ressenti une allégresse sportive sous ce fardeau bien arrimé. Les jarrets dispos, il aurait voulu chanter, partir au pas accéléré, la clique en tête.

Mais au bout d’une heure, le sac était déjà lourd. Au lieu de le pousser comme au départ, il se faisait pesant, et semblait le retenir, le tirer en arrière, par les deux courroies. Il rejetait bien son fardeau d’un coup d’épaule, tous les cent pas, mais le sac reglissait vite, encore plus pesant. Son pied meurtri s’était rouvert, ses genoux secs s’ankylosaient, et, maintenant, le sac de plomb jouait avec lui, le faisait tituber comme un homme saoul. Pour la première fois, on l’avait entendu jurer, dire des gros mots, d’une petite voix rageuse qui ne savait pas. Le buste en avant, peinant comme s’il avait dû traîner la route, il haletait sous son carcan :

— Je fous tout en l’air à la pause, et leur saleté de biscuits…

À chaque halte, il faisait son inventaire sur le talus et se délestait de quelque chose – des ampoules de pharmacie, un filtre portatif, une boîte de poudre de viande – un tas d’objets saugrenus que les camarades se disputaient sauvagement sans savoir au juste ce qu’ils en feraient. Sulphart lui portait la moitié de sa charge, son bouteillon, sa musette blanche pleine à crever, et quand l’étape tirait à sa fin, il lui prenaitmême son fusil, dont la bretelle lui sciait l’épaule. Mais le peu qu’il devait porter était encore trop lourd et à chaque halte il croyait qu’il n’irait pas plus loin. Quand le coup de sifflet commandait : « Aux faisceaux ! » il aurait voulu ne pas entendre, ou bien qu’on eût pitié de lui et qu’on le laissât là une heure, tout seul, laisser son talon se cicatriser et s’apaiser la fièvre de ses tempes battantes. Pourtant, il se relevait comme les autres et repartait en boitillant, plus perclus, une souffrance à chaque pas. Le sac dégarni n’était pas moins lourd et les bornes indifférentes ajoutaient sans cesse de nouveaux kilomètres à l’étape déjà longue.

Peu à peu, la rumeur de la troupe en marche s’apaisait. On sentait la fatigue : « La pause ! La pause ! » criait-on en se cachant. Des éclopés sortaient du rang et se déchaussaient, assis au pied du talus. Sur le bord de la route, Barbaroux, le major à quatre galons, donnait une consultation, maintenant des rênes et du genou son cheval qui piaffait. Devant lui, tout gauche, un homme se tenait au garde-à-vous.

— Tais-toi ! criait le major, les veines des tempes gonflées. Tu marcheras comme les autres… Je suis commandant, tu entends, commandant ! Qu’est-ce que tu me dois ?

Le biffin hébété le regardait.

— Mais je ne sais pas… Je ne vous dois rien, m’sieur le major.

— Tu me dois le respect, hurlait Barbaroux sautant sur sa selle… Tiens-toi droit… Tends la main, je t’ordonne de tendre la main… Naturellement sa main tremble… Tous alcooliques, fils d’alcooliques… Ehbien, fiche-moi le camp, les autres marchent, tu marcheras… Et que je ne te voie pas traîner derrière ou gare le tourniquet !

À la halte, étendus derrière la ligne des faisceaux, les hommes se délassaient. Les nouveaux — le corps moins endurci — ne débouclaient même plus leur sac ; ils se couchaient sur le dos, le barda remonté sous la tête, comme un dur oreiller, et sentaient frémir la fatigue dans leurs jambes endolories.

— Sac au dos !

On repartait en clopinant. On ne riait plus, on parlait moins fort. Le régiment qui tout à l’heure emplissait la route poudreuse jusqu’au dos des coteaux, se perdait dans une buée légère. Bientôt on ne vit plus la tête du bataillon ; puis la compagnie elle-même ondula dans la brume. Le soir allait venir, on entrait dans du rêve. Les villages se reposaient, la journée terminée, et leur haleine agreste de bois brûlé montait des toits pointus.

On s’était battu en septembre dans ce pays, et, tout le long de la route, les croix au garde-à-vous s’alignaient, pour nous voir défiler.

Près d’un ruisseau, tout un cimetière était groupé ; sur chaque croix flottait un petit drapeau, de ces drapeaux d’enfant qu’on achète au bazar, et cela tout claquant donnait à ce champ de morts un air joyeux d’escadre en fête.

Sur le bord des fossés, leur file s’allongeait, croix de hasard, faites avec deux planches ou deux bâtons croisés. Parfois toute une section de morts sans nom, avec une seule croix pour les garder tous. « Soldats français tués au champ d’honneur », épelait le régi-ment. Autour des fermes, au milieu des champs, on en voyait partout : un régiment entier avait dû tomber là. Du haut du talus encore vert, ils nous regardaient passer, et l’on eût dit que leurs croix se penchaient, pour choisir dans nos rangs ceux qui, demain, les rejoindraient.

Pourtant, elles n’étaient pas tristes, ces premières tombes de la guerre. Rangées en jardins verdoyants, encadrées de feuillage et couronnées de lierre, elles se donnaient encore des airs de charmille pour rassurer les copains qui partaient. Puis, à l’écart, dans un champ nu, une croix noire, toute seule, avec un calot gris.

— Un Boche ! cria quelqu’un.

Et tous les nouveaux se bousculèrent pour regarder : c’était le premier qu’ils voyaient.



Dans un bourdonnement assourdi de voix étouffées, de cliquetis et de pas fourbus, la compagnie entra dans le village noyé d’ombre. Pas bien loin, les fusées barraient la nuit d’un long boulevard de clarté, et, par instants, cela s’égayait de lueurs rouges ou vertes, vite éteintes, pareilles à des enseignes lumineuses.

Ce ciel de guerre faisait penser à une nuit populaire de quatorze juillet. Rien de tragique. Seul, le vaste silence.

Au milieu de la grande rue, une ferme qui brûlait mettait au-dessus des toits démantelés un rouge brutal de fête foraine, et l’on était tout surpris de ne pasentendre les orgues. Des lapins enflammés traversèrent les rangs, comme de petites torches vivantes. Puis, entre deux murs près de crouler, on vit courir, dans la buée rouge de l’incendie, des ombres muettes qui portaient des seaux.

— Pressons, pressons, répétaient les officiers, ils vont encore tirer.

Tombées l’une vers l’autre, les maisons blessées mêlaient leurs ruines et l’on trébuchait sur les gravats. De loin en loin, une façade abattue tout entière barrait la rue. On franchissait en sacrant cet amas de pierraille, et la compagnie disloquée se reformait en trottinant.

Au bout du pays, un gosse qu’on voyait mal dans le noir cherchait des débris d’on ne sait quoi dans les ruines de sa maison. Il leva le nez, nous regarda passer sans rien dire et salua gravement l’officier, sa petite patte blanche de plâtre portée à sa tignasse.

— Petite vache, grommela Sulphart… Qu’est-ce que ça fout dehors au moment d’une relève, ces poux-là, faut pas le demander… Et vise-moi toutes ces lumières qui font des signaux. Tu peux être sûr que les Boches savent qu’on est là.

Une vieille femme passa, d’une cour à l’autre, cachant sa lanterne sous son tablier, pour l’aveugler et l’abriter du vent. On eût dit qu’elle emportait une étoile dans son giron.

— Encore une… Hé ! la vieille… La lanterne ! cria Sulphart.

Maroux, qui se disait braconnier, grogna avec lui : il voyait des espions partout, celui-là. La moindre lumière lui semblait suspecte, et il imaginait on nesait quel code mystérieux et compliqué de signaux nocturnes entre les paysans allumant leur chandelle et l’état-major ennemi.

Harassé, tendant le cou comme un cheval qui monte une côte, Demachy suivait le braconnier. Quand la file s’arrêtait, il allait buter dans son sac, et attendait, engourdi, que ça reparte. Sa fatigue même avait disparu : il était une chose exténuée, sans volonté, qu’on pousse. Les yeux tournés vers les premières lignes, il cherchait cependant à voir les fusées, entre deux murs. C’était pour lui une déception, cette première vision de la guerre. Il aurait voulu être ému, éprouver quelque chose, et il regardait obstinément vers les tranchées, pour se donner une émotion, pour frissonner un peu.

Mais, il se répétait : « C’est la guerre… Je vois la guerre » sans parvenir à s’émouvoir. Il ne ressentait rien, qu’un peu de surprise. Cela lui semblait tout drôle et déplacé, cette féerie électrique au milieu des champs muets. Les quelques coups de fusil qui claquaient avaient un air inoffensif. Même ce village dévasté ne le troublait pas : cela ressemblait trop à un décor. C’était trop ce qu’on pouvait imaginer. Il eût fallu des cris, du tumulte, une fusillade, pour animer tout cela, donner une âme aux choses : mais cette nuit, ce grand silence, ce n’était pas la guerre…

Et c’était bien elle pourtant : une rude et triste veille plutôt qu’une bataille.

La rue s’arrêtait brusquement, coupée par une barricade faite de herses et de tonneaux. Il fallait la franchir un par un, en se glissant sous un timon qui accrochait les sacs.

— Silence… Rassemblement dans le champ à gauche.

Le groupe immobile des soldats faisait dans l’ombre comme une vigne noire, avec tous les fusils dressés. Seul, un point rouge de cigarette piquait la nuit. On le voyait monter aux lèvres, se raviver, puis redescendre lentement.

— Eh ! l’autre salaud qui va nous faire repérer, grogna quelqu’un… Ça ferait tuer les copains pour une cibiche, ces enfifrés-là.

Ayant débouclé son sac, Gilbert s’était couché. La terre des champs était molle et froide, encore humide des pluies récentes, et cela lui gelait les jambes, à travers la capote mince. Son sac sous la tête, les mains glissées dans les manches, il reposait les yeux pleins de ciel. La meurtrissure des deux courroies lui chauffait maintenant les épaules d’une bonne brûlure, et sa fatigue s’écoulait par tous ses membres lâches.

Dans le village, de l’autre côté de la barricade, une compagnie empilée se bousculait pour les distributions. On entendait les ordres, les disputes, tout un tohu-bohu de jour de marché. Une voix pointue criait :

— Faut qu’ils soient saouls… À l’escouade, on a touché trois fois du sucre et rien à bouffer…

D’autres s’appelaient : « Par ici la corvée d’eau… Les chefs d’escouade au vin. »

Puis c’étaient des mitrailleurs qui braillaient, leurs mulets pris dans la cohue. Un chef, pour rétablir le calme, hurlait : « Silence ! Moins de bruit, nom de Dieu ! » Toute cette rumeur réveilla Gilbert engourdi. Il s’accouda.

— Les Boches sont encore loin d’ici ? demanda-t-il.

— Non, de l’autre côté de la route, lui répondit Sulphart, couché près de lui dans l’herbe humide. Tu vas voir qu’à force d’entendre ce boucan-là, les Boches vont se mettre à tirer dans le tas… Je donnerais vingt ronds pour que tous ces c…-là se fassent bigorner… Mais écoute-les gueuler !…

Lui ne criait plus. Sa voix de braillard s’était prudemment assourdie ; il avait même rentré sa pipe, et avançait le dos courbé. Ces précautions étonnèrent Gilbert.

— Il n’y a pas de danger ici ? demanda-t-il.

— Non, au contraire. Écoute.

Des petits sifflements mélodieux rayaient la nuit, prolongés, comme une guitare qu’on pince.

— Tu entends ? C’est des balles.

Gilbert écouta, amusé. Cela lui plaisait que les balles eussent ce joli son de guêpe. Et il ne pensa même pas que cela pouvait tuer. À un commandement transmis, tout bas, de bouche en bouche, la compagnie se redressa dans un long cliquetis.

— Ligne d’escouade à cinq pas… Arme à la main… Pas de bruit…

En longue file zigzagante, la troupe descendit vers la grand-route dont on apercevait la ligne d’arbres, en contrebas. On n’avait pas encore creusé de boyaux pour y descendre.

Les betteraves aux hautes fanes et l’herbe folle des champs incultes trempaient les jambes jusqu’aux genoux et tendaient des collets aux pieds pesants. On ne voyait rien. Le monde s’arrêtait à quelques pas, la terre noire et le ciel sombre confondus. À peine devinait-on les silhouettes penchées des camarades.Parfois, un homme trébuchait et s’abattait de tout son long, dans un affreux tintamarre de gamelle, de quart et de bidon. Alors, sur toute la file, des rires étouffés couraient.

Soudain Gilbert entendit comme un souffle rapide qui s’enflait et au même instant, il vit la longue file d’hommes s’abattre d’un seul coup. Il fit comme eux. Un éclair éclata avec un terrible fracas de cuivre et de ferraille. Les éclats, en jurant, vinrent fouetter le sol, et l’âcre fumée se rabattit.

Gilbert à genoux, le cœur dansant, respira une large goulée de son premier obus.

« Cela sent bon », pensa-t-il.

Déjà les autres se relevaient et repartaient plus vite, presque courant. Rejetant le bidon qui lui battait les cuisses, il suivit Lemoine qui traînait, au bout d’une corde, un malheureux chien, arc-bouté sur ses quatre pattes raides.

— Halte ! firent passer des voix assourdies.

La tranchée était creusée juste devant la route. Trois fils de fer la protégeaient, comme une pelouse de square. Sous nos pieds, ronchonnaient des soldats invisibles qui mettaient sac au dos.

— Ils ne se sont rien cassé, pour faire la relève, grognaient-ils. Sûrement qu’on leur rendra leur vacherie.

Et sur cette bienvenue, les camarades s’en allèrent.



Un joli soleil pâle de la Saint-Martin. Sur le ciel d’un bleu tendre, les nuages étaient pareils à desflocons de shrapnells. Un émouchet et un corbeau se poursuivaient à coups de bec, sauvagement. On entendait chanter une alouette, qui bougeait à peine. C’était dimanche.

Par-dessus les sacs à terre, on pouvait voir les tranchées allemandes : deux lignes minces, l’une de terre brune, l’autre de marne blanche. Les champs dévastés avaient des airs de terrain vague, avec leurs meules en ruine et leurs javelles culbutées. Sur le bord d’un chemin, une faucheuse abandonnée dressait ses longs bras désœuvrés.

La tranchée flânait. On se promenait dans les boyaux comme dans les rues d’une petite ville dont chaque coin vous est familier et l’on faisait la causette, à l’entrée des gourbis.

Sous leurs abris, les camarades bricolaient. Le petit Belin mettait le sien à sa mesure, taillant un trou pour sa bougie, un deuxième pour son quart, et un autre plus grand, pour y glisser ses pieds. Bréval écrivait à sa femme et Broucke dormait, son seul plaisir entre deux soupes.

Fouillard accroupi finissait une boîte de singe, qu’il prenait par grosses bouchées entre son couteau verdi et son pouce terreux. Gilbert le regardait de côté. Il n’aimait pas cet être chétif et sale ; tout le dégoûtait, sa voix, ses yeux rouges et jusqu’à son éternel fichu de laine, dont pendaient les pompons crasseux. Ils couchaient tous les deux dans le même trou, serrés, reins contre reins, et c’est surtout pour cela qu’il l’exécrait.

Pourtant, le nouveau s’était accoutumé assez vite à notre vie brutale. Il savait à présent laver son assietteavec une poignée d’herbe, il commençait à boire notre pinard avec plaisir, et n’avait plus honte de faire ses besoins devant les autres.

— Tu te fais, gars, tu te fais, constatait Bréval avec satisfaction.

Vautré sur la paille pourrie de sa niche, Sulphart somnolait, ne laissant couler qu’une mince bande de lumière dans ses yeux mi-clos. Il tirait de lentes bouffées de sa pipe au tuyau mâchonné et rêvassait à la foire Saint-Romain, avec ses bals, ses manèges, ses loteries, ses tirs, toute une joie pétaradante sentant les frites et le gros vin.

N’ayant pas de veille à prendre, ils s’étendaient l’un après l’autre, fatigués de la longue nuit passée à charrier des tôles ondulées. Vairon grognait dans un demi-sommeil, le ronflement de Lemoine l’empêchant de dormir. Ceux qui n’avaient pas de tanière s’étaient couchés dans la tranchée, enroulés dans leur couverture. Dans un trou, des voix piailleuses de manilleurs. Tous les autres s’assoupissaient.

Brusquement, une rafale d’explosions les secoua. Ce fut une seconde d’affolement. Ils se levaient, sortaient des trous, se bousculaient pour prendre leurs fusils, tout de suite hébétés par le tonnerre assourdissant de l’artillerie subitement déchaîné.

Au même signal, sur toute la ligne, nos pièces s’étaient mises à tirer, et dans ce déchirant fracas, on n’entendait même plus les obus rayer l’air. Nous nous étions précipités aux créneaux, fouillant déjà la cartouchière.

Au bout du terrain vague qui séparait les deux réseaux, juste sur la ligne allemande dont on aperce-vait encore le lacet sinueux dans la fumée, les obus tapaient à coups furieux, faisant voler des morceaux de tranchée blanche, comme des copeaux sous un rabot de menuisier.

Énervés, nous courions de droite à gauche, on s’appelait, on se renseignait l’un l’autre, sans rien savoir.

— C’est les Boches qui attaquent… C’est un barrage…

— Non, c’est pour faire sauter leurs mitrailleuses.

— Il paraît que le troisième bataillon va sortir pour enlever le bois…

Chaque obus soulevait une longue gerbe de terre dans un nuage de fumée ; ceux qui tombaient sur le bois déracinaient des arbres entiers et les jetaient dans le taillis, tout droits, intacts, comme de gros bouquets. Un agent de liaison passa vite, en nous bousculant.

— Tout le monde dans les gourbis ! C’est un tir d’une demi-heure, ils vont peut-être répondre.

Personne ne rentra. Toute la tranchée massée regardait le spectacle, et comme l’artillerie allemande ne répondait pas, les plus prudents devenaient braves. Fouillard s’était même assis sur le parapet, pour n’en rien perdre.

Quand une salve bien pointée donnait sur la tranchée ses quatre coups de pic, arrachant une gerbe de terre, de pierres et de madriers, un cri d’admiration montait, une clameur ravie de feu d’artifice. Dans le vacarme, on n’entendait plus que ce rire heureux, ce rire honnête, comme si nous avions jugé l’effet de balles à massacre, sur les têtes de bois d’une noce villageoise. Parfois un cri dominait le tumulte.

— Visez, les gars, un poilu qui saute, hurlait Vairon avec des gestes désarticulés.

— T’as des visions, ripostait Lemoine, jaloux de n’avoir rien vu, c’est un rondin.

— De quoi ! Je te dis que c’est un Boche, même qu’il avait les panards en l’air.

Puis, un gros noir arrivait, haletant, comme un rapide entrant en gare, et tous les yeux braqués guettaient l’endroit où il allait tomber. C’était alors un énorme geyser noir qui jaillissait, zébré de feu, puis on entendait tonner le coup.

— Ah, le bath ! criait la tranchée.

Le bois bombardé fumait comme une usine. Gesticulant dans la cohue, Sulphart braillait sa joie.

— Qui n’a pas gagné va gagner ! C’est à la chance et à l’idée du joueur… Allons, pressons-nous, qui n’a pas sa plaque, six pour deux sous.

Il agitait d’une main des numéros imaginaires, comme un marchand forain, et ses beuglements couvraient le vacarme. Avec un affreux craquement d’os broyés, d’autres éclataient encore, arrachant les fils de fer ainsi que des rubans.

— Boum ! Le monsieur a gagné un superbe poulet d’Inde. Allons, au suivant ! Risquons-nous. Au petit bonheur la chance…

Un coup tonna plus sourd, en plein dans la tranchée, arrachant une grosse gerbe de terre et de rondins.

— C’te fois, ça y est, cria Vairon, qui tenait à son idée. J’ai vu sauter le poilu. Il est retombé sur le talus.

Les autres, qui n’avaient encore rien vu, guettaient anxieusement le prochain coup, le regard fixe. Demachy, étrangement fébrile, les poings serrés, chantonnait un air, pour montrer qu’il n’avait pas peur. Les oreilles s’habituent vite à ce roulant fracas. On les reconnaît tous, rien qu’à leur voix : le soixante-quinze qui claque rageur, file en miaulant et passe si vite qu’on le voit éclater quand on entend le départ ; le cent vingt essoufflé qu’on croirait trop las pour achever sa course ; le cent cinquante-cinq qui semble patiner sur des rails et les gros noirs, qui passent très haut, avec un bruit tranquille d’eau qu’on agite. Le vent, en dénouant les tourbillons épais, apportait jusqu’à nous une haleine de soufre, une forte odeur de poudre. Gilbert la respirait, à s’en saouler. Parfois, on entendait bien l’obus siffler, mais, cinq, dix secondes s’écoulaient, et il n’éclatait pas, tombé on ne sait où. Un murmure de déception s’élevait, un grognement de badauds trompés.

— Il a foiré…

Son quart à l’oreille comme un récepteur, le petit Belin jouait à l’artilleur.

— 4.800 mètres… Explosif… Tambour trois… Feu des deux pièces…

Le tir, d’abord bloqué devant le bois, s’était élargi sur toute la ligne ennemie et les panaches noirs et verts la bordaient à présent tout entière, comme une infernale allée d’arbres. Soudain, on crut voir des calots gris passer.

— Les Boches qui se barrent ! cria Vairon.

On se bouscula, on grimpa sur les sacs.

— Là, où ça vient de tomber.

Et les doigts désignaient l’endroit sous un dais vert haché d’éclairs. Tous les soldats des derniers renfortstendaient le cou, dressés sur le bout carré de leurs godillots.

— Je vais faire un carton, dit Vairon, en chargeant son fusil.

Il épaula, visa à peine, lâcha le coup… Encore abasourdi par la détonation, il entendit le cri furieux de l’adjudant Morache, qui arrivait sur lui en gesticulant, brandissant son bâton comme s’il allait le battre.

— Qui est-ce qui a tiré ?… Je veux savoir qui a tiré… C’est vous ? Vous serez puni.

Son visage maigre tout crispé, il glapissait sous le nez de Vairon interdit.

— Alors, c’est défendu de tuer les Boches, maintenant, riposta l’autre mollement… En trois mois, c’est la première fois que je tire…

— Taisez-vous, je vous défends de discuter.

Vairon, devenu blême, baissa sa tête volontaire de grand voyou et déchargea son lebel, serrant les dents sur sa colère.

— C’est bon, murmura-t-il tout de même, on ne vous les tuera pas vos Boches… Mais alors je me demande ce qu’on fout ici…

— Comment ? Qu’est-ce que vous dites ? cria Morache à se casser la voix. Je vais prévenir le capitaine.

Vairon se tut. Il s’éloigna, traînant son fusil comme un gourdin inutile. Puis, pour punir ses chefs, il se désintéressa ostensiblement du bombardement et alla s’étendre dans son trou. Il sortit sa blague et roula une cigarette, d’une main qui tremblait encore. Une série de détonations cuivrées lui fit lever le nez, en connaisseur.

— Des fusants, murmura-t-il.

Le cri d’admiration de la tranchée lui fit regretter de ne les avoir pas vus, mais il avait sa dignité d’homme : il ne se releva pas. À ce moment, nette et sèche dans le fracas, on entendit taper une mitrailleuse allemande. Ce fut plus fort que lui : il bondit au créneau.

Nous nous étions arrêtés de crier, étonnés, un peu inquiets. La mitrailleuse tirait toujours, exaspérante, semblant enfoncer des clous. Et brusquement nous vîmes sur qui elle tirait.

— Des poilus qui sortent !… On attaque de l’autre côté du ruisseau…

Tout le monde avait crié ensemble, puis aussitôt, on s’était tu, anxieux, cloués. Une compagnie venait de sortir des tranchées, sur notre gauche, et en tirailleurs, sans sacs, à la baïonnette, les soldats couraient dans les champs nus. Le régiment voisin tentait un coup de main et c’étaient eux que cherchait la maxim au tap-tap régulier de machine à coudre. Le tir, s’étant fixé, parut faire dans la ligne d’hommes un large accroc.

— Ils sont fauchés.

— Non, ils se planquent…

Les soldats redressés couraient, se couchaient, repartaient, mais malgré le barrage qui pilait leur ligne, les Allemands s’étaient mis à tirer, et l’on voyait dans le grand terrain vague, tournoyer, culbuter des hommes. Il y en avait qui, couchés, s’agitaient encore, se traînaient vers les trous d’obus. D’autres, tombés lourdement en paquet, ne bougeaient plus. La fusillade crépitait, plus serrée, mais ce qui restait de la compagnie fonçait quand même, les soldats dispersés seregroupant à mesure qu’ils approchaient de la tranchée comme s’ils avaient craint de l’aborder seuls. Sur cette troupe massée, la mitrailleuse bloqua son tir, et, presque d’un coup, les hommes s’abattirent.

Un seul cri douloureux jaillit de nous. Puis des jurons, de la colère, de la détresse.

— Mais non, ils s’sont cor planqués, cria Broucke.

— Oui, dit Demachy, qui avait pris sa jumelle et regardait, angoissé… Il en reste. Ils sont dans les trous d’obus. Les fils de fer les ont arrêtés…

Nous nous bousculions derrière lui, tendant la main.

— Passe-moi ta jumelle, dis… Passe-la-moi…

En regardant bien, malgré la fumée, on les voyait encore, petits, serrés, éparpillés dans les trous. Mais, brusquement un nuage de fumée les cacha : notre artillerie reprenait son tir et se mettait à taillader, trop tard, la large haie de barbelé.

— Nom de dieu ! hurla Hamel, mais ils leur tirent dessus !

Une salve jeta ses cinq coups terribles autour de la vivante épave, puis les shrapnells claquèrent au-dessus d’eux. L’artillerie aveugle s’acharnait sur ce coin-là.

— Mais il faut prévenir… Il faut arrêter le feu, criait Demachy livide…

Le capitaine passa en courant.

— Ils ne voient donc pas !… Un homme de liaison… Vite au téléphone.

Cela tombait toujours, hersant la terre. Entre deux salves, on vit quelque chose s’agiter dans les trous d’obus, une forme se relever, un des survivants avait dénoué sa ceinture de flanelle, une large ceinture rouge, et, agenouillé sur le bord de son trou, à trentepas des Allemands, il agitait son fanion, le bras levé très haut.

— Rouge ! Il demande qu’on allonge le tir, cria la tranchée.

Secs, tragiques, des coups de mauser claquèrent. Le soldat s’était recouché, touché peut-être… Des obus piochèrent encore le point maudit, arrachant un tourbillon de terre dans la fumée lourde. Anxieux, nous attendions que le nuage s’écartât…

Non, il n’était pas mort. L’homme se redressait et levant le bras très haut, il agitait sa ceinture d’un grand geste rouge. Encore une fois les Boches tirèrent. Le soldat retomba…

On hurlait…

— Salauds ! Salauds !

— Il faut attaquer, criait Gilbert hagard.

Entre deux bordées de tonnerre, le soldat se relevait toujours, son fanion au poing, et les balles ne le faisaient coucher qu’un instant. « Rouge ! Rouge ! » répétait la ceinture agitée. Mais notre artillerie prise de folie continuait de tirer, comme si elle eût voulu les broyer tous. Les obus encerclaient le groupe terré, se rapprochaient encore, allaient les écraser…

Alors, l’homme se leva tout droit, à découvert, et d’un grand geste fou, il brandit son fanion, au-dessus de sa tête, face aux fusils. Vingt coups partirent. On le vit chanceler et il s’abattit, le corps cassé, sur les fils acérés dont les liens le reçurent.

L’homme tombé, les Boches tiraient quand même férocement, et le crépitement meurtrier nous faisait mal, cruellement mal, comme s’il nous avait blessés tous. Un nuage d’obus cacha l’horrible scène. Maison entendait encore tirer, derrière le mouvant rideau. La fumée s’écarta. Rien ne bougeait plus… Si… Un bras remuait encore, remuait à peine, traînant son fanion dans l’herbe. « Rouge ! Allongez le tir… Allongez le tir… »



Des lumières se cachaient sous la paillote. Des rires et des voix s’y blottissaient, frileusement. C’était l’heure d’avant dormir. Le vent froid qui passait dans les branches avec un bruit d’écluse, apportait des tranchées les coups de feu égarés des sentinelles anxieuses.

Puis, brusquement, le long craquement d’un feu de salve déchirait le silence, les fusées biffaient la nuit de leur trait livide et la fusillade reprenait, comme un feu qu’on ravive d’une bourrée de bois mort.

— Tiens, ça recommence, disaient les camarades.

Et Vairon, la couverture au nez, ronchonnait.

— Pourvu qu’ils ne demandent pas du renfort !

Soucieux, inquiet peut-être, le capitaine Cruchet se promenait nerveusement sur le chemin ; parfois, il grimpait sur le talus, derrière les vignes, et inspectait les grands champs noirs, vers la bergerie. C’était là qu’on tirait. Pourtant on ne voyait rien. La nuit était opaque, sans un éclair, sans une flamme d’obus et les fusées qui crevaient au-dessus de la route en grandes bulles lumineuses ne découvraient que de beaux arbres taciturnes dans les champs endormis.

Que se passait-il ? On ne savait pas. Les Allemands peut-être attaquaient la route. La fusillade se resserrait sur deux cents mètres à peine, et elle était commeperdue dans ce vaste horizon tranquille. Ne sachant rien, on écoutait se battre les deux bruits, et quand le silence retombait après un feu de salve, nous pensions : « Ça y est… Ils ont repoussé les Boches. »

Sulphart rebattait les cartes, et Broucke, pour se bercer, reprenait sa chanson :

Dors, min p’tit quinquin,
Min p’tit pouchin,
Min p’tit ruchin…

Les autres dormaient déjà. Dans le fond obscur de la paillote, on n’entendait plus que le bruit régulier des ongles d’un copain qui se grattait le ventre, tourmenté par les poux. La fusillade, en reprenant, ne les réveillait pas. Devant les cagnas, le capitaine veillait seul, grand corps maigre, tout en jambes. Il attendait Bourland, un de ses hommes de liaison, qu’il avait envoyé à la route pour avoir des nouvelles. J’entendis le retour des souliers cloutés du soldat.

Peu après, un ordre passa de hutte en hutte : « Debout… Rassemblement. »

Comme la fusillade semblait s’étendre, on sortit vite, en se poussant, les mains se disputant les fusils dans l’ombre. Rapidement, les sections s’alignèrent. Les hommes réveillés frissonnaient, surpris par la nuit glacée.

— La quatrième compagnie va peut-être avoir besoin de nous, nous dit le capitaine de sa voix sèche. Ils s’attendent à une attaque. Donc, défense expresse de se déchausser, n’est-ce pas. On gardera les sacsmontés, la couverture dessus, chaque homme son fusil près de lui… Maintenant, il me faut un volontaire…

Nous écoutions, coude à coude, les quatre sections en carré. Un crépitement désordonné de fusillade le fit taire un instant, l’oreille tendue, puis le bruit s’émietta en coups dispersés, et un silence inquiétant effaça tout. Étaient-ils à la route ?

— Un volontaire qui connaisse assez le secteur, reprit plus vite le capitaine. Il s’agit de guider une patrouille de la quatrième qui doit se mettre en liaison avec les territoriaux qui sont à droite du ruisseau. Des éléments ennemis se sont peut-être glissés là… Je connais plus d’un brave à la compagnie, n’est-ce pas, parmi mes anciens.

— Présent ! cria tout de suite une voix…

C’était Gilbert. Vite, il avait crié, spontanément sans réfléchir, rien que pour la joie vibrante d’entendre dans le silence sa voix qui n’avait pas peur ; rien que pour lancer orgueilleusement son nom devant trois cents hommes muets.

— Demachy… Première section.

Et son cœur battit d’entendre sa propre voix, son nom offert. Assuré, il sortit du rang, se frayant un passage d’un coup de coude, et se mit au garde-à-vous.

— J’aurais mieux aimé un ancien, dit le capitaine. Enfin, puisque vous vous présentez, c’est bien… C’est très bien.

On nous fit rentrer sous les abris, et Gilbert ayant pris les ordres s’éloigna, l’arme à la main.

Il escalada le talus et prit par les champs. Comme il longeait la vigne, il sursauta. Un homme là, devant lui… C’était une sentinelle qui surveillait la plaine.

— Tu vas à la route ? Descends jusqu’au pommier, après t’as plus qu’à suivre le sentier. Mais grouille-toi, tu sais, ça siffle dur quand ils se mettent à tirer.

Il repartit. Des perdrix s’éveillèrent et filèrent dans ses jambes, d’un vol lourd. Il dut encore réprimer un brusque mouvement de recul, et les mains glacées il chargea son fusil. Ses yeux fouillaient l’ombre : pas un arbre. À trois cents mètres des gourbis il se sentait seul, déjà menacé, loin de tout. Il n’avait pas peur, cependant, c’était ce grand silence, ce vide, cette ombre qui l’inquiétaient.

La fusillade reprit d’un coup et quelques balles sifflèrent autour de lui. Il ne les craignait pas. Il croisa seulement son fusil, de façon que la crosse lui protégeât le ventre, et il baissa la tête, pensant naïvement qu’ainsi rien ne pouvait plus l’atteindre. Les fusées seules le guidaient, et l’invisible fusillade. Il marchait péniblement, arrachant à chaque pas ses souliers lourds de glèbe. Parfois un bruit furtif le saisissait et, tombé à genoux, doigt à sa gâchette, il épiait…

Les tranchées, au ruisseau, ne se joignaient pas. Si des Allemands s’étaient glissés par là ? Il attendait un instant et repartait, plus courbé. Un sentier coupait les champs. Était-ce le bon ?… Il le suivit, au hasard. Le son brutal de la fusillade se faisait plus proche. Enfin il distingua la rangée d’arbres de la route et se laissa glisser le long du talus. Dans le fossé traînaient des équipements, des armes, des sacs ; contre un tas de cailloux un mort était couché. Gilbert détourna les yeux et franchit rapidement la chaussée. La quatrième compagnie était déployée en tirailleurs, les soldats accrochés au flanc pierreux du talus. Assissur une borne, un homme trempait du pain dans un quart.

— Qui êtes-vous ?

— De la troisième compagnie… Je cherche le capitaine Stanislas, pour la patrouille.

— C’est moi.

À ce moment une voix tomba de là-haut :

— Ça remue près de la meule.

Le capitaine enfla la voix :

— Attention, pour un feu de salve. À gauche de la meule de paille… Joue… feu !

Un terrible craquement étourdit Gilbert. Il avait vu tout le long du talus, jaillir la mince bordure de flammes.

— Suivez la route jusqu’à l’arbre couché en travers, à cinq cents mètres… lui dit l’officier en se rasseyant. La patrouille vous attend.

Gilbert se hâta. Dans les ténèbres, on devinait la bergerie, grand bâtiment désert aux murs crevés de meurtrières. Plus loin, le talus s’amincissait surplombant à peine la route, et à cet endroit, un arbre était abattu. Gilbert s’arrêta et, le fusil croisé, mit un genou en terre. Du champ obscur une voix le héla :

— C’est toi, l’homme de la troisième ?… Viens.

Ils étaient cinq. Le derrière sur les talons, le caporal inspectait la nuit avec méfiance.

— Tu connais bien la route ?

— Oui, dit Gilbert, c’est par là…

Et d’un geste, il leur montra un coin de nuit.

— C’est là qu’ils ont fait un coup de main dimanche ? Le gars au fanion rouge ?

— Oui.

Ils mirent baïonnette au canon et les fusils s’allongèrent d’une lueur mince. Le caporal se redressait lorsqu’une fusée siffla.

— Ne bougez pas !

Ils restèrent immobiles. La fusée épanouie retombait, hochant sa tête éblouissante. Accroupis en rond, ils semblaient prêts à danser la capucine. Sur la crête, une file d’hommes se découvrit, chargée de rondins et d’outils, puis disparut, la fusée morte.

— Allons-y.

La fusillade un instant apaisée se ranimait parfois, pour se taire aussitôt.

— Écoute-les, grommela le caporal. Ils ne veulent pas laisser une betterave debout.

— On vous a attaqués ?

— Les poteaux du chemin de fer, oui, et la meule de paille. C’est là-dessus qu’on tire depuis deux heures… Heureusement qu’ils ne visent pas par ici ces c…-là.

Ils avançaient en tirailleurs, espacés de quelques pas. Un grand marchait tout cassé, comme un bineur. Gilbert allait devant. À la crête, une sourde rumeur animait l’ombre, des tintements de pelle. Puis on entrait dans l’inconnu.

Ils faisaient cent pas, s’agenouillaient, fouillaient le champ d’un œil aigu, repartaient. Le caporal piqua une forme noire du bout de sa baïonnette… Le cœur de Gilbert fit un bond.

— Rien… Une gerbe.

Ils devaient approcher du ruisseau lorsque la nuit sembla s’éclairer. Il n’y avait plus devant la lune qu’un mince rideau ; le vent le tira et les champsparurent, tout nus. La patrouille ne bougeait plus, démasquée par l’immense fusée. Un long moment, ils restèrent tapis, muets, sans un mouvement. Seul Gilbert s’était redressé sur les coudes, sans képi, et cherchait à s’orienter. Quand la lune se cacha, il se releva le premier et partit tout droit. Il avait aperçu, couchés dans l’herbe, les premiers cadavres. C’était la bonne route. Au premier qu’il frôla, il eut un brusque geste d’effroi, la peur de la main froide qui allait l’agripper. L’homme était tombé en boule, les genoux repliés, semblant continuer dans l’infini sa terrible prière.

Gilbert n’osait plus avancer, la peur au ventre, les jambes molles. Il se serra brusquement contre le caporal.

— Quoi, murmura la voix, c’est pas par là ?

— Si…

Il regardait les morts, tous ces morts qu’il avait vus courir à leur atroce destin. Leur grand champ l’effrayait : toutes ces gerbes oubliées… Il en devinait partout, dans chaque trou d’obus, dans chaque sillon, et n’osait plus bouger. Rien ne pouvait le défendre, pas même le camarade contre lequel il se pressait.

— Eh bien, quoi, on avance ?

Un peu plus loin, les capotes se serraient par grappes. Elles étaient si plates déjà, les corps si vides, qu’on pouvait à peine s’imaginer que cela avait vécu, que cela courait… Une détresse infinie pesait sur le cœur de Gilbert. Ils ne lui faisaient plus peur à présent. A-t-on peur de ceux qu’on aime ? Faisant un effort sur lui-même, forçant ses mains qui ne voulaient pas, il se pencha sur un cadavre et déboutonna la capote,pour prendre les papiers. Il eut à peine un frisson nerveux, quand il sentit la chair froide du cou, sous ses doigts craintifs. Le caporal, penché, prenait déjà la médaille d’un autre.

Les pauvres camarades qu’ils revenaient voir dans leur néant, devaient revivre pour un instant sous leurs gestes fraternels. Et réveillés, miséricordieux, c’étaient les morts qui guidaient la patrouille, semblant se passer les vivants de main en main.



Gilbert est rentré au petit jour.

— J’ai conduit la patrouille jusqu’au réseau boche, a-t-il rendu compte au capitaine.

Cruchet a seulement répondu :

— Ah !…

Et il a eu un tel sourire d’incrédulité que Gilbert en a rougi. Quelqu’un a aussitôt raconté l’histoire à sa façon et des camarades ont regardé le volontaire d’un air narquois.

— Y en a qui savent bourrer la caisse, a dit Fouillard, à la cantonade… Il les aura, ses galons de cabot.

Et un autre :

— Tu te planques dans un trou pendant deux heures, tu comprends, et tu racontes après que t’as visité leur poste d’écoute.

Gilbert, qui parlait avec nous, n’a pas riposté. Un petit sourire amer lui plissait les lèvres.

— Je vais emmailloter mon fusil comme toi, a-t-il dit à Lemoine, la pluie a tout rouillé le mien.

Il s’est éloigné, la tête basse. Assis à l’entrée dugourbi, il a pris son fusil entre ses genoux, et, déboutonnant sa capote, il a sorti une large ceinture de flanelle rouge. D’un seul coup, les rires se sont tus.

On a regardé dans la plaine, devant la tranchée allemande. Le fanion rouge n’y était plus.