Les Crimes de la colonisation capitaliste

Les Crimes de la colonisation capitaliste
Interpellation de Vandervelde au Gouvernement
Imprimerie soc. coopérat. « volksdrukkerij »,.


Les Crimes de la Colonisation Capitaliste


Interpellation de Vandervelde au Gouvernement



Messieurs,

La question que j’ai l’honneur de porter devant la Chambre n’est pas une question de parti ; elle est indépendante également de l’opinion que chacun de nous peut avoir sur les avantages ou les inconvénients de la colonisation en général. Je voudrais, en faisant cette interpellation, pouvoir oublier mes convictions républicaines, comme je voudrais vous voir faire abstraction de vos convictions monarchistes ; il s’agit exclusivement, en effet, de savoir si le système d’exploitation qui sévit au Congo n’entraîne pas des conséquences néfastes à la fois pour les indigènes qui en sont victimes et pour la Belgique qui en est la prétendue bénéficiaire.


Nos interpellations antérieures.


À plusieurs reprises déjà, j’ai porté cette question devant la Chambre ; je l’ai fait en 1895, lorsqu’on réclama de nouvelles avances, pour rembourser un emprunt que la Belgique n’avait pas autorisé. D’accord avec l’honorable M. Lorand, je revins à la charge en 1900, puis en 1903 et, à deux reprises différentes, en 1905.

Vous savez ce qu’en ces diverses circonstances, on nous a répondu. D’abord, une fin de non recevoir : l’État indépendant du Congo est, à notre égard, un État étranger. Ensuite, un procès de tendance : nous étions mus par des arrière-pensées républicaines et hostiles à l’œuvre du Roi. Ensuite, une accusation de lèse-patriotisme : Vous apportez, nous disait-on, votre concours à une campagne anglaise contre l’État indépendant du Congo. Enfin, cette affirmation générale : les témoignages que vous invoquez sont des exagérations ou des calomnies. C’est ainsi que le 2 juillet 1903, l’honorable M. de Favereau, ministre des affaires étrangères, disait :

« L’État indépendant du Congo peut répondre avec assurance aux critiques dont il est l’objet ; aucune nation n’a fait plus que lui et peu ont fait autant que lui pour la protection des indigènes. »

Et deux ans après, le 28 février 1905, l’honorable ministre disait encore :

« L’honorable M. Vandervelde ne veut pas entendre les protestations qui se sont élevées en Amérique, comme en Europe, contre ces abominables calomnies. Partout elles ont provoqué les dénégations de ceux qui ont fait un séjour dans le territoire du Congo, qui connaissent ce qui s’y passe et qui, au nom de la vérité et de la justice, contestent, avec indignation, les attaques dirigées contre l’administration de l’État indépendant du Congo. »

Or, au moment où l’honorable ministre prononçait ces paroles, en février 1905, le navire qui ramenait les commissaires d’enquête de l’État du Congo était en marche et allait arriver à Anvers !

Aujourd’hui, il sera bien difficile, je pense, de répondre à mon interpellation par les mêmes arguments. Et d’abord peut-on sérieusement soutenir qu’un État que nous subventionnons, dont nous hériterons un jour, que nous pouvons reprendre du jour au lendemain, soit, à notre égard, un État étranger ?



La Belgique et l’État du Congo.


On l’a dit maintes fois, le Congo est une œuvre belge et, dans ces conditions, il est tout naturel que la Belgique se préoccupe de ce qui s’y passe. D’autre part, s’il convient à mes contradicteurs de parler encore de mes convictions républicaines, je répondrai qu’aujourd’hui ceux qui s’élèvent contre l’administration de l’État indépendant, appartiennent à tous les partis. Il en est qui sont libéraux et monarchistes, comme Félicien Cattier ; il en est d’autres qui sont catholiques et loyalistes, comme ces missionnaires qui ont fini par ressentir l’impérieux besoin de libérer leur conscience. Il y a quelques jours on pouvait lire, dans les Annales du Sacré-Cœur, ce passage caractéristique :

« Nous ne croyons pas à la conversion de l’État indépendant et voilà pourquoi nous serions naïf de suspendre ou de cesser les récriminations. À notre tour l’offensive et nous n’avons pas besoin de recourir aux armes du mensonge et de la calomnie. La vérité nous suffit et il y a plus qu’il n’en faut pour démontrer que l’État du Congo n’a pas été noirci par les étrangers anglais, américains ou italiens. »

« Il faut aujourd’hui se rendre à l’évidence », dit le Mouvement des Missions catholiques au Congo.

« Chaque Belge devrait se procurer les derniers numéros de ce bulletin, et le dernier vestige d’engouement pour le Congo ferait place au dégoût, qui, à son tour, se traduirait par une mise en demeure à l’État indépendant de mettre un peu d’ordre dans le budget, de ne pas continuer à compromettre partout le nom belge, ou bien de se démettre au nom de l’humanité, de la patrie et de la religion. »


La « campagne Anglaise » !


Et si l’on vient me dire qu’en portant ces accusations contre l’administration congolaise, nous nous associons à une campagne faite dans l’intérêt de l’Angleterre, je réponds qu’il n’y a pas de campagne anglaise ; qu’il y a une campagne menée, dans tous les pays, par des Anglais, comme le vénérable Fox Bourne, comme Ed. Morel, comme les évêques de Durham, de Liverpool, de Rochester, comme des ministres qui viennent d’entrer dans le nouveau cabinet libéral ; par des Américains, comme Mark Twain, le professeur Reinsch ; par des Italiens, comme le député Santini ; enfin, par des Français comme Paul Violet, le savant jurisconsulte catholique, comme Francis de Pressensé, ou Pierre Mille, ou Anatole France, qui disait il y a quelques jours encore à propos des abus qui se sont produits dans la partie française du Congo : « Il nous importe, à nous, Français, de dénoncer avant tout les crimes commis en notre nom ; il y va de notre honneur ; sans compter que parlant de ce qui nous regarde, de ce qui est notre affaire, nous avons un peu plus de chance de ne pas parler en vain. »

Je ne m’arrête donc pas à l’accusation de favoriser des convoitises étrangères. Reste donc le dernier argument que l’on ait invoqué contre nous : Ce que vous affirmez, ce sont des exagérations ou bien des calomnies.


Exagérations ou calomnies ?


Désormais, messieurs, la réponse est facile, mais, auparavant, je tiens à rappeler ce que je disais, il y a une année à peine, en réponse à l’honorable M. Woeste qui m’avait reproché d’être un adversaire systématique du régime congolais.

« Je suis systématiquement hostile, répondais-je, à un mode d’exploitation qui entraîne les abus que je viens de décrire et bien loin de m’en défendre, je m’en honore. »

« Je dis que, dans l’avenir, ce sera l’honneur du parti socialiste d’avoir défendu la Belgique contre elle-même et d’avoir fait appel à l’opinion publique en dénonçant de pareils faits.

« Il est possible qu’une partie de l’opinion publique soit encore mal informée. Mais quoi que l’on fasse, la vérité finira par apparaître aux yeux de tous, et quelles que soient vos dénégations, quel que soit le silence que vous gardez, car vous ne répondez jamais à nos accusations, les Belges ne tarderont pas à comprendre que la Belgique se doit à elle même, à sa bonne renommée internationale, d’exiger qu’on mette fin à des abus qui la compromettent et la déshonorent. »

Eh bien, aujourd’hui pour tenir le même langage, pour nous justifier en même temps du reproche d’avoir apporté à cette tribune des exagérations ou des calomnies, j’ai le droit d’invoquer une opinion officielle, l’opinion des trois hommes de cœur, de conscience et de caractère, qui ont fait partie de la commission d’enquête, imposée à l’État Indépendant par le gouvernement anglais.


Le rapport de la Commission d’enquête.


Ah ! lorsque cette commission fut nommée, nous ne pouvions certes pas avoir en elle de grandes espérances. En effet, son mandat avait été limité de telle sorte que l’accomplissement de sa mission eût été impossible ; elle devait agir « conformément aux instructions du secrétaire d’État ». Mais il se produisit alors une nouvelle intervention du gouvernement anglais ; le mandat des commissaires fut élargi, et, c’est grâce à cette circonstance que nous possédons aujourd’hui un document dont l’honorable M. Neujean a eu cent fois raison de réclamer la distribution et que tous les membres de la Chambre devraient lire ; car, étant donnée la responsabilité morale qui pèse sur chacun de nous, dans cette question redoutable, j’estime que celui d’entre nous qui ne connaît pas le rapport de la commission d’enquête manque au plus élémentaire devoir de la charge que les électeurs lui ont confiée. (Très bien ! à l’extrême gauche.)

J’ai dit que ce document suffit à justifier toutes nos accusations. Je suis cependant obligé de faire en même temps une réserve, car le rapport de la commission d’enquête n’est pas complet. Il contient les conclusions des commissaires, un résumé impartial et objectif des dépositions qui ont été faites, mais il ne donne pas les dépositions elles-mêmes.


Où sont les procès-verbaux ?


On nous dit, pour justifier cette lacune, que parmi les témoignages apportes à l’enquête, il en est un grand nombre qui mettent en cause des hommes qui ne seraient pas à même de se défendre, et je reconnais qu’il y a dans cet argument une âme de vérité. J’aurais parfaitement compris que les noms ne soient pas cités ; mais on pouvait faire ce que le consul anglais Casement avait fait en 1903, c’est-à-dire se borner à transcrire les témoignages, sans indiquer les personnes qu’ils visaient.

D’ailleurs, la précaution que l’on a prise de ne pas publier ces témoignages a été profondément inutile, car ces témoignages nous les avons ; ils ont été publiés par les missionnaires entendus à l’enquête et je voudrais, messieurs, que tous vous puissiez les lire, car le rapport de la commission nous donne la vérité abstraite, mais il ne nous apporte pas la vérité concrète sur les effrayants abus commis au Congo. Nous voyons en ce moment la pitié publique s’émouvoir de l’assassinat d’une pauvre petite fille, dans un quartier pauvre de Bruxelles. Qu’est-ce que ce crime, si affreux soit-il, auprès de l’assassinat de milliers d’êtres humains, de tout sexe et de tout âge, qui ont été mis à mort au Congo, par les soldats de la force publique ?

Au surplus, il est probable que l’État indépendant n’échappera pas à l’obligation de publier les procès-verbaux de l’enquête, car nous avons pu lire, il y a quelques jours, dans le Mouvement géographique, que sir Edward Grey, ministre des affaires étrangères d’Angleterre, a fait savoir à M. E. Morel, qu’il se proposait d’attirer l’attention du gouvernement de l’État indépendant sur la non-publication des témoignages.

Une fois de plus, l’État devra faire, contraint et forcé, ce qui eût été de son devoir d’accomplir librement.

Je viens maintenant au rapport lui même et je constate que dans ce rapport il y a deux parties : l’une qui contient des éloges pour ce qui a été fait au Congo depuis vingt-cinq ans ; l’autre, qui constitue un formidable réquisitoire contre les abus dont les indigènes ont été victimes.

Tout d’abord un éloge de ce qui a été fait au Congo ; et, dans une large mesure, je m’associe à cet éloge. J’admire, comme les commissaires de l’enquête, l’immense effort de persévérante énergie qu’il a fallu pour construire le chemin de fer des Cataractes, pour créer sur ce territoire immense un vaste réseau de communications postales et télégraphiques, pour doter la jeune colonie d’un puissant outillage économique.

Mais la réelle grandeur des résultats obtenus doit nous rendre d’autant plus sévères pour la situation qui a été faite aux populations indigènes. On a dit maintes fois que l’État indépendant du Congo avait été conçu avant tout dans un but de civilisation et d’humanité. On s’est vanté et l’on a eu raison, de ce qui a été fait pour l’interdiction de la vente de l’alcool et, ce qui est plus important, ce qui est plus essentiel, pour la suppression de la traite des nègres.


La condition des indigènes.


Cependant, messieurs, nous constatons qu’après vingt ans, alors que les guerres entre les tribus ont cessé, alors que les traitants arabes ont été chassés du territoire, alors que la sécurité règne dans toute l’étendue de la colonie, la population y est moins nombreuse qu’elle ne l’était auparavant. On a essayé d’expliquer ce fait. On a dit que la dépopulation était due à des épidémies, à la petite vérole, à l’effrayante maladie du sommeil. Et certes, dans une certaine mesure, on a eu raison. Mais d’où provient la faible résistance des indigènes à ces épidémies ? Elle vient précisément du régime qui leur est imposé, des mauvais traitements qu’on leur inflige.

De même, dans nos villes industrielles, des milliers d’ouvriers meurent de la tuberculose ; mais pourquoi sont-ils plus frappés que les riches ? Parce qu’ils sont mal traités, mal nourris, déprimés par la misère.

À l’appui de cette affirmation que la dépopulation du Congo est en grande partie due au système d’exactions dont les indigènes sont victimes, i’ai le droit d’invoquer le rapport de la commission : il montre la différence effrayante qui existe entre un système de colonisation rationnelle et le système de colonisation qui existe au Congo.

Un système de colonisation rationnelle, de colonisation idéale, qui n’a d’ailleurs jusqu’à présent été réalisé que de manière très incomplète, ce serait celui qui laisserait aux indigènes la propriété des terres qu’ils occupent et leur reconnaîtrait le droit d’échanger, contre des valeurs égales, les produits de leur libre travail.

Or, le régime qui existe au Congo est exactement le contre-pied de ce système de colonisation idéale, et je n’exagère en rien en disant qu’il est fondé sur la confiscation des terres des indigènes, sur le travail forcé et sur un système de contrainte qui amène les plus effroyables abus.


La confiscation des terres.


Je dis d’abord : sur la confiscation des terres appartenant aux indigènes. Cette accusation n’est pas nouvelle ; on y a répondu naguère en disant : l’État a respecté la propriété des indigènes ; il leur a laissé la propriété de leurs champs et de leurs huttes ; il s’est borné à prendre, — ce qui était son droit, — les terres vacantes, les terres qui n’étaient occupées par personne.

Messieurs, il y a dans cette affirmation une flagrante erreur, pour ne pas employer une autre expression.

Ce qu’on a pris aux indigènes, ce ne sont pas des terres qu’ils n’avaient pas occupées, mais des propriétés collectives, des terres qui appartenaient à leurs communautés de villages et qui étaient indispensables au développement de celles-ci. Ce qu’on a fait à leur égard, c’est exactement ce que l’on ferait, si demain, dans la Campine ou dans les Ardennes, on laissait aux habitants la maison qu’ils habitent et le champ qu’ils cultivent, mais on confisquait leurs biens communaux, les bruyères et les bois sur lesquels ils conservent des droits d’usage.

On a respecté au Congo la propriété individuelle des nègres, mais on a supprimé leur propriété collective. C’est ce que constate, d’ailleurs, le rapport de la commission :

« Comme la plus grande partie des terres au Congo n’est pas mise en culture, cette interprétation des mots « terres vacantes » accorde à l’État un droit de propriété immobilière et exclusive sur la presque totalité des terres, avec cette conséquence qu’il peut disposer à lui seul de tous les produits du sol, poursuivre comme voleur celui qui recueille le moindre fruit, ou comme receleur celui qui l’achète, défendre à qui que ce soit de s’installer sur la plupart des coins du territoire et laisser l’activité des indigènes dans des espaces moins restreints ; elle immobilise leur état économique. Ainsi appliquée abusivement, elle rendrait impossible toute évolution de la vie indigène et c’est ainsi que parfois, non seulement on a interdit le déplacement des villages, mais on a encore défendu à l’indigène de sortir de chez lui pour se rendre, même temporairement, dans un village voisin, sans être muni d’un permis spécial. »

Eh bien, messieurs, comment faut-il appeler ce système ?


Le servage.


On nous apprenait à l’école que, sous l’ancien régime, les hommes n’étaient pas libres, que les serfs étaient attachés à la glèbe. Qu’est-ce donc, si ce n’est le servage, que le régime qui interdit aux indigènes de quitter leur village et de se rendre dans un village voisin, même pour quelques jours, sans une permission de l’autorité ?

Et n’est-ce pas la spoliation des indigènes que la confiscation des terres sur lesquelles ils exerçaient leurs droits d’usage et qu’ils considéraient comme leur propriété collective ?

C’est ce que constatait récemment un missionnaire que la plupart d’entre vous connaissent, le R. P. Cus :

« Quels sont, disait-il, les droits terriers des indigènes ? Beaucoup, aujourd’hui, tranchent à leur aise ces questions.

« Il faudrait aller les étudier sur place. Tous ceux qui ne l’ont pas fait, je les récuse, fussent-ils professeurs de droit. Les sauvages du Congo ne sont pas précisément des nomades et, sans avoir la notion de la propriété individuelle, ils ont la propriété collective. Là où nous vivons, c’est au moins le cas.

« — Alors l’État n’a plus rien ?

« — Je vous demande pardon et je désire vivement que l’on sache exactement notre pensée. Il y a au Congo beaucoup de terrains que l’on peut appeler sans maîtres. L’État s’en empare et fait bien. Ce n’est pas tout. Il y a beaucoup d’autres terrains sur lesquels les noirs, formant des collectivités, peu nombreuses du reste, revendiquent des droits exclusifs. Est-il juste, est-il sage de s’en emparer gratuitement ? »

Eh bien, messieurs, cette transaction qu’on a faite dans toutes les colonies voisines, au Congo français, au Kameroun et dans la Nigeria, l’État du Congo s’est toujours refusé à la faire. Et la conséquence de cette attitude se trouve décrite dans le no 11 du Bulletin des missions catholiques du Congo, dans les termes que voici :

« En dehors des villages et d’une bande limitée de terres cultivées qui les entoure, le pays tout entier appartient aux sociétés financières ou à l’État indépendant ; nul ne peut s’y installer sans leur autorisation, et cette autorisation, depuis deux ans, est systématiquement refusée aux missions catholiques. »

En somme donc, les nègres congolais ont été spoliés de leurs terres et la commission constate qu’en beaucoup d’endroits il leur est impossible de faire le commerce parce que tous les fruits appartiennent au domaine.


Le travail forcé.


Mais ce n’est pas tout : après leur avoir pris leurs terres, on leur a imposé le travail forcé. Je sais que l’on décore ce régime de corvées du nom d’« impôts en nature », et nous avons entendu naguère l’honorable ministre des affaires étrangères et l’honorable ministre des finances nous dire : « L’impôt et même la corvée n’existent-ils pas en Belgique ? D’ailleurs l’impôt en nature, établi par l’État du Congo, ne comporte que des charges légères : on se borne à imposer aux nègres 40 heures de travail par mois ! »

Or, quand l’honorable ministre des affaires étrangères tenait ce langage, en juillet 1903, la loi ne fixait pas encore la durée des prestations imposées aux indigènes. La loi des 40 heures était encore en projet et c’était arbitrairement que l’on taxait les populations. Dans certaines régions occupées par le domaine privé, on exigeait, par exemple, des natifs, deux à quatre kilogrammes de caoutchouc par mois ; dans l’Abir on en réclamait six et dans la Mongalla, neuf. Il fallut des décisions du tribunal de Boma pour obliger l’État à établir un système plus régulier, qui est la loi ou plus exactement, car nous sommes en régime absolu, l’ukase du 18 novembre 1903.

En vertu de ce décret, les indigènes peuvent être soumis à des corvées qui ne doivent pas excéder 40 heures de travail par mois. Seulement, la commission, qui approuve ce système, qui trouve que cet impôt n’est pas trop lourd, qui considère que ces corvées sont légitimes, déclare en même temps que dans toutes les régions, la loi des « quarante heures » a été outrageusement violée. Quand on vous distribuera le rapport de la commission d’enquête, je vous demande d’attacher une attention spéciale — si vous ne l’avez pas fait déjà — à ce que disent les commissaires au sujet des différentes corvées imposées aux indigènes.

Elles sont de quatre espèces : l’impôt ou la corvée des arachides ; la corvée du portage ; la corvée qui oblige les indigènes à fournir des vivres et enfin, et surtout, la corvée du caoutchouc.

Je ne dirai rien de la corvée des arachides à propos de laquelle il y a eu des plaintes qui semblent avoir cessé actuellement ; mais la commission constate que les indigènes n’y sont astreints que dans une portion restreinte du territoire, dans la région des Cataractes, et que ce commerce ne rapportant aucun bénéfice à l’État, il faudra probablement remplacer cet impôt par un autre.


La corvée du portage.


En ce qui concerne la corvée du portage, je n’ai pas besoin de vous rappeler les conséquences effrayantes, meurtrières qu’elle a eues, à l’époque où l’on construisait le chemin de fer des Cataractes et avant que ce chemin de fer n’ait été construit. Des milliers de vies ont été sacrifiées sur la route de Matadi au Stanley Pool ; mais quels que soient les regrets que nous inspire cette décimation de la population indigène, tout au moins pouvons-nous, et devons-nous reconnaître, qu’elle a eu ce résultat de rendre le Congo exploitable et de dispenser aujourd’hui les indigènes de la corvée du portage dans la région même où elle fit tant de victimes. Seulement, si elle a disparu dans cette région, elle a été maintenue ailleurs.

Le service de portage est organisé d’une part vers les lacs de Kiva et du Tanganika et, d’autre part, vers l’enclave du Lado, où l’on a établi, dans ces dernières années, d’immenses dépôts de fournitures de guerre.

Or, la commission constate, sur le rapport d’un grand nombre de missionnaires, que ce système de portage « aboutit à la destruction partielle des populations qui y sont soumises ».


La corvée des vivres.


Vient ensuite la corvée des vivres. Les indigènes sont obligés de fournir différentes denrées, et notamment du pain de manioc (chikwangue), aux postes établis par l’État.

La commission constate que ces obligations, en elles-mêmes sont relativement légères : planter du manioc, le préparer, le cuire, le porter, ce sont des travaux agricoles ou ménagers auxquels les femmes indigènes sont habituées depuis longtemps.

Mais on ajoute que, dans certaines régions où il existe des stations militaires, par exemple à Coquilhatville, ce système de prestation des vivres entraîne des conséquences funestes pour la population. Vous allez immédiatement comprendre pourquoi.

Je prends l’exemple de Léopoldville. Il y a là environ 3,000 soldats de la force publique qui doivent être nourris par les indigènes d’alentour. Or, pour se procurer le pain de manioc nécessaire à l’alimentation des soldats de Léopoldville, il faut le faire venir de villages, dont certains sont situés à 80 kilomètres de distance ! Il en résulte que les indigènes, qui doivent fournir à l’État une substance qui représente une valeur de 1 fr. 50 c., sont obligés, tous les douze jours, de faire 160 kilomètres pour apporter leurs prestations !

Supposez que demain, on oblige des gens de Huy, de Waremme, de Dinant, de Bruges, d’Anvers à apporter tous les douze jours 1 fr. 50 c. à M. le ministre des finances, et vous comprendrez quelle est la situation faite à ces malheureux nègres qui, eux, n’ont pas de chemins de fer pour les conduire au point central.

Mais les prestations de vivres, la corvée du portage, l’impôt des arachides, ne sont, en somme, que l’accessoire de cette vaste « machine à finance » qui s’appelle l’État du Congo. Ce qui est l’essentiel, ce qui donne à l’État des ressources, aux concessionnaires de l’Abir et de la Mongala, au domaine de la Couronne des bénéfices qui ont été toujours croissant, c’est le travail du caoutchouc.


La corvée du caoutchouc.


Ici, je ne veux pas me borner à un résumé et, puisque tous vous n’avez pas reçu le rapport de la commission, je vais me permettre de vous lire ce qu’elle dit au sujet des souffrances qu’entraîne, pour les indigènes, l’exploitation intensive des forêts caoutchoutières :

« Dans la plupart des cas, en effet, il doit, chaque quinzaine, faire une ou deux journées de marche et parfois davantage, pour se rendre à l’endroit de la forêt où il peut trouver, en assez grande abondance, les lianes caoutchoutières. Là, le récolteur mène, pendant un certain nombre de jours, une existence misérable. Il doit se construire un abri improvisé, qui ne peut évidemment remplacer sa hutte ; il n’a pas la nourriture à laquelle il est accoutumé, il est privé de sa femme, exposé aux intempéries de l’air et aux attaques des bêtes fauves. Sa récolte, il doit l’apporter au poste de l’État ou de la Compagnie et ce n’est qu’après cela qu’il rentre dans son village, où il ne peut séjourner que deux ou trois jours, car l’échéance nouvelle le presse. Il en résulte que, quelle que soit son activité dans la forêt caoutchoutière, l’indigène, à raison des nombreux déplacements qui lui sont imposés, voit la majeure partie de son temps absorbé par la récolte du caoutchouc.

« Il est à peine besoin de faire remarquer que cette situation constitue une violation flagrante de la loi des « quarante heures ».

Eh bien, je demande à ceux qui me répondaient naguère que les impôts en nature du Congo étaient des prestations légères, ce qu’ils ont à répondre à cette constatation officielle de la commission d’enquête ?

Songez, que les malheureux indigènes sont obligés tous les quinze jours à en passer onze ou douze dans la forêt, exposés aux bêtes fauves, obligés souvent de travailler dans les forêts inondées, où ils ont de l’eau jusqu’à la taille, soumis à la surveillance de soldats de la force publique, dont beaucoup sont des misérables qui, le mot est de la commission, « tuent sans pitié, tous ceux qui leur résistent », et vous comprendrez ce qu’il y avait d’absurde à prétendre, que ce régime de travail est analogue à la corvée des routes en Belgique et aux impôts que payent nos concitoyens !

On objecte, il est vrai, que les indigènes sont payés pour leur travail, mais la commission constate qu’on les paye très mal, qu’on les paye en nature avec des marchandises surévaluées, bref que le « truck-system » sévit au Congo. Au surplus, en admettant même que le salaire leur soit payé exactement, il ne s’agirait que du salaire pour le travail qu’ils fournissent et non pas de la contre-valeur du produit de leurs forêts, qui devrait, en toute justice, leur appartenir. Dès lors, on comprend la résistance qu’ils opposent aux exigences des blancs et il est tout naturel que l’on doive avoir recours à un système de contrainte pour les obliger au travail.


Les crimes de la colonisation !


Ici encore, messieurs, je vous renvoie au rapport de la commission ; vous y verrez quels sont les moyens qui ont été mis en œuvre pour exercer cette contrainte : la chicote, le nerf d’hippopotame, qui laisse des traces sanglantes sur le corps de ceux à qui on l’inflige, les travaux serviles imposés aux chefs, la prise d’otages, qui fut recommandée en 1897, dans une circulaire officielle par le baron Wahis, gouverneur général actuel de l’État du Congo, et enfin, ce qui est plus terrible, je le disais tout à l’heure, la surveillance des capitas ou des sentilis, des soldats noirs de la force publique, dont l’intervention est indispensable au fonctionnement du système.

Voici ce que dit sur ces soldats noirs le rapport de la commission :

« D’après les témoins, ces auxiliaires, surtout ceux qui sont détachés dans les villages, abusent de l’autorité qui leur a été confiée, s’érigent en despotes, réclament des femmes, des vivres, non seulement pour eux, mais pour le cortège de parasites et de gens sans aveu que l’amour de la rapine ne tarde pas à associer à leur fortune et dont ils s’entourent comme d’une véritable garde du corps ; ils tuent sans pitié tous ceux qui font mine de résister à leurs exigences et à leurs caprices. »

Voilà ce que l’on appelait, lors du débat de l’année dernière, des gardes forestiers, comparables aux pacifiques fonctionnaires de l’honorable M. van der Bruggen ! Et quand les indigènes s’insurgent contre les sentinelles, quand ils répondent à la violence par la violence, on fait ce que le rapport de la commission appelle des expéditions punitives et, ici encore, pour votre édification, je suis obligé de citer :

« L’ordre confié au commandant du détachement est (était) alors généralement libellé de la manière suivante : N… est chargé de punir ou de châtier tel village. La commission connaît plusieurs expéditions de ce type. Les conséquences en ont parfois été très meurtrières. Et il ne faut pas s’en étonner. Si, au cours des opérations délicates qui ont pour but la prise d’otages et l’intimidation des indigènes, une surveillance de tous les instants ne peut pas toujours empêcher les instincts sanguinaires des noirs de se donner libre carrière, lorsque l’ordre de punir vient d’une autorité supérieure il est bien difficile que l’expédition ne dégénère pas en massacres accompagnés de pillage et d’incendie.

« L’action militaire, ainsi comprise, dépasse donc toujours le but, le châtiment étant en disproportion flagrante avec la faute. Elle confond dans une même répression les innocents et les coupables. »

Messieurs, je vous le demande à tous, car, je le disais en commençant, il ne s’agit pas ici d’une question de parti, mais d’une question d’humanité ; y a-t-il dans cette Chambre, y a-t-il en Belgique un seul homme qui ose prendre la défense du système des otages, des sentinelles, des expéditions punitives, et dire qu’il est bien, qu’il est juste, qu’il est nécessaire que, quand on incendie un village, quand on massacre ses habitants, l’on frappe à la fois les innocents et les coupables, en laissant à Dieu le soin de reconnaître les siens ?

Mais, me répondra-t-on, ces faits nous inspirent la même horreur qu’à vous ; seulement, l’État indépendant du Congo n’en est nullement responsable : il a toujours puni ceux qui les commettaient ; il a publié d’innombrables circulaires dans lesquelles il enjoignait à ses agents de se conduire avec humanité.


La responsabilité de l’État du Congo.


À cela, messieurs, je réponds que l’État indépendant est responsable d’abord parce qu’il a toléré ces faits, ensuite parce qu’il les a encouragés, enfin parce qu’il en a profité.

Je dis d’abord qu’il a toléré ces faits, et la commission le constate, car elle dit que sa conviction a été faite, moins par les témoignages des noirs, ou même par les témoignages des missionnaires, que par les jugements, les circulaires, les rapports officiels dont elle a réclamé la communication.

Ainsi, l’on s’est borné à constater officiellement une situation que tout le monde connaissait auparavant. Et lorsqu’on vient nous dire que les auteurs des atrocités congolaises étaient poursuivis devant les tribunaux, je reprends encore le rapport de la commission et je le mets en regard d’autres rapports qui ont été adressés précédemment au Roi-Souverain.

Le 15 juillet 1900, par exemple, les secrétaires généraux, s’adressant au Roi-Souverain, lui disaient : « Les statistiques judiciaires témoignent de la vigilance avec laquelle le parquet recherche les infractions et vise à ne laisser aucun délit impuni. »

Voyons maintenant ce que dit la commission : « Les infractions commises à l’occasion de l’exercice de la contrainte n’ont été que rarement déférées à la justice. »

En 1900, les secrétaires généraux disaient dans leur rapport au Roi-Souverain : « Le gouvernement n’hésite même pas à dire que dans la répression des actes de mauvais traitements, un excès de sévérité répond davantage à ses vues qu’un excès d’indulgence. »

On ne saurait mieux dire.

Voyons maintenant le rapport de la commission :

« La commission a constaté que, très souvent les instructions commencées par des substituts, à charge de blancs accusés d’avoir maltraité des indigènes, étaient restées sans suite par décision administrative. »

Par décision administrative ! On a rarement poursuivi les méfaits commis à l’occasion de la contrainte ; on a arrêté les instructions commencées par des magistrats qui avaient conscience de leur devoir et l’on ose prétendre que l’on péchait plutôt par excès de sévérité que par excès d’indulgence.

J’ai dit en second lieu que l’État indépendant n’avait pas seulement toléré les abus, mais qu’il les avait encouragés. Je rappelais tout à l’heure la circulaire du général Wahis qui engagait ses subalternes à prendre des otages. J’ai prouvé, l’année dernière, qu’on accordait aux agents de l’État indépendant des primes sur le caoutchouc et l’ivoire, dont l’importance était fixée en raison inverse des prix auxquels on s’était procuré ces matières. Je ne veux pas revenir sur ces faits que l’on a niés d’abord, qu’il a fallu avouer ensuite et dont le rapport de la commission constate l’existence.

Le rapport ajoute, il est vrai, que les primes ont été remplacées depuis, mais nous savons qu’elles ont été remplacées par des pensions. Or, les agents n’ont aucun droit à ces pensions ; pour les obtenir ils doivent avoir rendu des services à l’État indépendant et on sait que le premier service qu’il réclame, c’est de lui procurer du caoutchouc et de l’ivoire.

Mais, ce qui est plus grave que les primes accordées pour la récolte de l’ivoire et du caoutchouc c’est que l’État, qui avait supprimé sur son territoire la traite des nègres, n’a pas hésité à la rétablir dans le but de recruter des soldats pour la force publique.


Le rétablissement de la traite des nègres.


Voici, à cet égard, le texte d’une lettre, signée par M. Van Eetvelde, secrétaire général de l’État indépendant du Congo, qui fut adressée, il y a plusieurs années à plusieurs officiers belges, en partance pour le Congo :

« Il sera alloué par l’État Indépendant, pour chaque enrôlé, une prime d’engagement fixée comme suit : 90 frs. par homme sain et vigoureux, jugé immédiatement apte au service militaire et ayant un taille dépassant 1m55 ; 65 francs par jeune homme avant au moins 1m35 de taille ; 15 francs par enfant mâle. Les enfants mâles devront avoir une taille minimum de 1m20. Ils devront être suffisamment forts pour supporter les fatigues de la route.

« La prime sera portée à 130 francs pour les hommes mariés. La prime ne sera due que pour ceux qui auront été livrés aux chefs-lieux de districts.

Un autre système, consistait à donner à l’officier une prime fixe, puis une prime proportionnelle d’autant plus forte que le soldat avait été acheté à meilleur marché. Or, au début, les noirs avaient quelque répugnance à entrer dans la force publique. Aussi, pour gagner les primes de recrutement on s’adressait aux chefs pour leur demander des esclaves ; on se les faisait donner en cadeau, ou bien on les achetait et on les amenait parfois enchaînés, dans les postes de l’État.

Je dois ajouter cependant, que, depuis longtemps déjà, on n’est plus obligé d’avoir recours à pareils procédés.

En effet, les nègres ont vite compris que faire partie de la force publique était chose moins pénible que d’être soumis à son autorité. Dans le rapport du consul anglais Casement, il rapporte ce mot très suggestif d’un noir auquel il demandait si le métier lui plaisait : « J’aime mieux être du côté des chasseurs que du côté du gibier ».

J’ai donc le droit de dire que les abominations qui ont été commises au Congo ont été tolérées et encouragées par l’État Indépendant, et j’ajoute que l’État est responsable de ces crimes parce qu’il en a profité.

Les bénéficiaires de ce régime d’exploitation, qui n’a d’équivalent que dans l’histoire des anciennes colonies espagnoles, c’est en premier lieu l’État lui-même, en second lieu, les sociétés concessionnaires de l’État et dans lesquelles l’État possède la moitié des actions ; c’est enfin le domaine de la couronne.

D’abord l’État lui-même, et tout à l’heure, lorsque je rendais hommage aux grandes choses accomplies au Congo depuis vingt ans, je ne pouvais pas oublier cependant que les ressources nécessaires pour les accomplir ont été demandées au système du caoutchouc, à l’exploitation intensive du domaine privé, qui a coûté tant de souffrances et engendré tant de misères.

Mais indépendamment des bénéfices réalisés par la colonie pour satisfaire aux besoins de la colonie, il en est d’autres qui ont été réalisés par des particuliers ; d’autres encore qui ont été employés pour des buts qui n’ont rien de commun avec le développement colonial du Congo.


Les Sociétés concessionnaires.


En ce qui concerne d’abord les bénéfices des particuliers, il est bon, messieurs, que l’on sache quels sont les profits retirés par certains, du régime que je viens de décrire.

Je prends deux sociétés concessionnaires, les plus typiques, celles qui ont la réputation la plus sinistre : la Société anversoise du commerce du Congo et l’Abir. Dans l’une et dans l’autre, l’État indépendant est intéressé pour la moitié des actions.

La Société anversoise du commerce du Congo, de 1898 à 1903, a donné en moyenne à ses actionnaires un dividende annuel de 425 francs pour une action de 500 francs. C’était la société présidée par notre ancien collègue, M. de Browne de Tiège, que je regrette de ne plus voir à son banc. J’aurais pu lui demander, en effet, s’il prétendait encore, comme il y a deux ans, que les accusations portées contre lui étaient calomnieuses : depuis lors, en effet, l’État, sous la pression de l’opinion publique, a dû suspendre, pour quinze ans, l’exercice de la concession de la Compagnie anversoise.

Si nous passons maintenant à l’Abir, nous constatons que cette société fut constituée en 1892 au capital de 1 million, dont il ne fut versé que 232,000 francs.

Voici ce que sont devenues ces actions de si minime valeur : En 1900, elles rapportaient 1,100 francs de dividende et valaient 14,600 francs ; en 1899, 1,225 francs de dividende et valaient 17,950 francs ; en 1900, 2,100 francs de dividende, 25,250 francs ; en 1901, 900 francs de dividende, 14,550 francs ; en 1902, 850 francs de dividende, 13,400 francs ; en 1903, 1,200 francs de dividende, 15,800 francs.

Si vous voulez savoir maintenant quels sont les procédés employés pour se procurer de pareils profits, voici ce que dit le rapport de la commission : « Il n’a guère été contesté que dans les différents postes de Abir que nous avons visités, l’emprisonnement des femmes otages, l’assujettissement des chefs à des travaux serviles, les humiliations qui leur étaient infligées, la chicote donnée aux révoltés, les brutalités des noirs préposés au service des détenus fussent une règle habituellement suivie. »

Ajoutez-y les expéditions punitives, les incendies de villages, les massacres d’indigènes, les mains coupées par les sentinelles, soit aux cadavres, soit à des hommes qui étaient encore en vie, et vous connaîtrez les sources de la richesse des actionnaires et des administrateurs de l’Abir !

Évidemment, ces messieurs seraient personnellement incapables d’infliger à leurs semblables des tortures. Mais ils savaient ce qui se passait ; ils n’ignoraient pas les procédés mis en œuvre pour leur rapporter la fortune et ils ont trouvé que l’argent n’a pas d’odeur, pas même l’odeur de sang !

L’exemple, d’ailleurs, venait de haut. En effet, à côté des territoires exploités par les concessionnaires, nous avons cette création étonnante qui s’appelle le domaine de la Couronne.


Le Domaine de la Couronne.


Il y a quelques années, l’honorable M. Beernaert protestait avec une indignation, qui alors avait sa raison d’être, lorsqu’on accusait le Roi des Belges d’être mêlé à des entreprises de spéculation.

C’était le temps où Jérôme Becker pouvait écrire dans son livre sur La vie en Afrique, rendant compte d’une visite qu’il fit à Mirambo, despote de l’Ouniamouwési : « Je l’étonne beaucoup en lui apprenant que chez nous les rois ne sont pas marchands. »

Si l’on fait une nouvelle édition de la Vie en Afrique, peut-être ferait-on bien de mettre une note au bas de la page.

Je dois supposer, messieurs, que vous savez ce que c’est que le domaine de la couronne ? Si vous ne le savez pas encore, je vous conseille de lire le livre très documenté qui vient d’être publié par M. Cattier, professeur de droit colonial à l’université libre de Bruxelles. Le domaine de la couronne se compose tout d’abord d’un territoire dix fois grand comme la Belgique, situé dans la région caoutchoutière du Congo et qui comporte les plus belles forêts du territoire ; en second lieu de six mines qui ne sont pas encore déterminées, mais que le Souverain se réserve de choisir, le jour où l’on aura trouvé au Congo des métaux précieux ; enfin d’un nombre considérable d’immeubles, à Bruxelles, à Ostende ou bien sur la rivière de Nice. »

Comment ce domaine a-t-il été constitué ? Nous ne le savons point. Comment était-il exploité jusqu’en ces dernières années ? Nous ne le savons pas non plus, car nul Européen, sauf les agents de l’État, n’y avait pénétré avant 1903. C’est à cette époque seulement que le missionnaire Scrivener et que le consul Casement firent des révélations effroyables sur ce qui se passait dans le domaine de Léopold II. Je dois ajouter en toute loyauté, que le rapport de la commission constate la gravité de ces abus, mais ajoute que, depuis, la situation s’est grandement améliorée.


70 millions de bénéfices !


Il n’en est pas moins vrai que, grâce à des exactions, sans nombre, le domaine de la couronne a rapporté à son royal fondateur des sommes considérables. M. Cattier, n’ayant pas de documents officiels à sa disposition pour les déterminer, a dû se borner à des estimations ; mais, par deux procédés qui se contrôlent mutuellement, en tenant compte, d’une part, de l’étendue du domaine privé, dont on connaît la production en caoutchouc, et de l’étendue du domaine de la Couronne ; en tenant compte, d’autre part, de la quantité de caoutchouc exportée du Congo et de la proportion de 28 p. c. que le domaine de la Couronne représente dans la région caoutchoutière. M. Cattier en arrive à conclure que, depuis 1896, c’est-à-dire depuis sa fondation, le domaine de la Couronne a rapporté à son fondateur environ 70 millions de bénéfices. Je le répète, ce ne sont là que des évaluations ; il serait à désirer qu’elles soient plus précises ; il serait à désirer que le gouvernement puisse nous fournir des renseignements à ce sujet ; mais en tout cas, nous pouvons juger l’arbre, l’arbre à caoutchouc, d’après ses fruits, d’après les acquisitions qui ont été faites, par le domaine de la Couronne, en Belgique et ailleurs ; or, à cet égard, la liste que donne M. Cattier, dans son livre, est très instructive. Il constate, en effet, que le domaine de la Couronne a acheté, dans l’arrondissement de Bruxelles, des immeubles dont la valeur « à supposer », dit-il, que les actes soient sincères, est de 16,385,000 francs ; et, dans l’arrondissement d’Ostende, des immeubles dont la valeur totale s’élève à 1,903,000 francs, soit donc, rien que pour ces deux arrondissements — il n’a pas pu continuer l’enquête dans le reste du pays — un total de 18,289,000 francs. »

Je dois ajouter qu’il paraît fort probable que l’énumération de M. Cattier est incomplète.

On dit — et je pense qu’on est fondé de dire — qu’à côté des immeubles inscrits au nom du domaine de la Couronne, il est un grand nombre d’immeubles, notamment aux environs de la porte de Namur, sur l’emplacement de la future Walhalla, ou bien encore dans le bloc de maisons qui se trouvent entre le boulevard du Régent et la rue de la Pépinière, il est, dis-je, un grand nombre d’immeubles qui sont inscrits au nom de M. le baron Goffinet, intendant de la Liste civile, et qui ont été achetés avec l’argent du domaine de la couronne. De plus, il y a les propriétés de la Côte d’Azur, le « bien de famille » que le Roi possède sur la Riviera, le domaine du cap Ferrat, qui étaient inscrits d’abord au nom du domaine de la Couronne ; mais, le gouvernement français ayant déclaré que cette personne morale était inconnue en France, on a dû avoir recours à l’intervention obligeante d’un honorable professeur de notre faculté de médecine qui a bien voulu consentir à prêter son nom au Roi-Souverain. Je dis prêter son nom, je ne dis pas : prêter son concours.

Tout cela, messieurs, — immeubles de la Couronne, immeubles au nom de l’intendant de la liste civile et immeubles de la Côte d’Azur. — représente environ 35 millions.

Nous avons maintenant à nous demander quel usage a été fait des revenus de ces immeubles et quel est le but que l’on a poursuivi en constituant le domaine de la Couronne.

Je me garderai, messieurs, de dire que le but poursuivi était un but d’intérêt personnel ; je ne rabaisserai pas ce débat en disant que le souverain avait pour pensée dominante de s’enrichir lorsqu’il a constitué le domaine de la Couronne. Je suis convaincu, au contraire, qu’il poursuivait d’autres fins, qu’il associait la Belgique à des rêves de grandeur, qu’il se propose encore aujourd’hui de la faire profiter, quelque jour, des richesses qu’il accumule. Mais il n’en est pas moins vrai, et il sera facile d’établir, que l’existence du domaine de la Couronne a sur notre vie publique la plus déplorable influence.

Tout d’abord — M. Cattier le constate dans son livre — à côté des travaux somptuaires qui ont été exécutés avec l’argent du domaine, à côté d’institutions coloniales comme le musée de Tervueren, d’autres sommes ont été affectées soit à payer des journalistes, soit à payer des journaux.


Le fonds des reptiles Congolais !


On a reproché à M. Cattier d’avoir signalé l’existence de ce fonds des reptiles, sans citer les noms des journaux qui en profitaient ; mais on voudra bien reconnaître que, en pareille matière, la preuve est toujours difficile. Il faut qu’un hasard se produise ; que la vérité vienne non pas du dehors, mais du dedans ; qu’à un moment donné, quelque circonstance fortuite permette d’établir avec certitude ce que, depuis longtemps, on pressentait et on devinait.

Il y a quelques années, vous vous en souvenez peut-être, mon ami Bertrand a pu faire cette démonstration pour un journal qui était subventionné par les maisons de jeu de Spa et d’Ostende.

On pouvait se demander, il y a quelques jours, si pareille démonstration serait possible dans le cas actuel. Certes, on avait des soupçons ; on parlait à mots couverts ; on avait, à plusieurs reprises, constaté ce fait insolite que plusieurs journaux d’un parti adoptaient dans certaines questions, une attitude diamétralement opposée à celles des mandataires de ce parti au parlement.

Mais il a fallu, pour que les soupçons se changent en certitudes, une de ces circonstances fortuites, dont je parlais tout à l’heure.


Les mensualités du « Petit Bleu ».


Ici, messieurs, je demande la permission de lire ce que j’ai à dire, ne voulant pas que, même sur un point de détail, l’improvisation trahisse ma pensée.

« À son retour d’Afrique, le commandant d’artillerie Lemaire, ayant des raisons de suspecter la gestion du journal le Petit Bleu, dont il est un des principaux administrateurs, réclama des explications. On finit par lui avouer que le Petit Bleu était subsidié par l’État Indépendant du Congo, et qu’il avait touché 9,000 francs, à raison de 500 francs par mois.

« Le commandant Lemaire, irrité de cette incorrection, qui avait été commise en son absence, exigea la restitution à l’État du Congo, des sommes que celui-ci avait versées au Petit Bleu.

« L’État ayant refusé de les accepter et de faire rentrer l’argent dans sa caisse, la somme fut distribuée entre neuf œuvres de bienfaisance. »

Voilà les faits, et maintenant on comprend mieux la violence et la continuité des attaques auxquelles le journal dont je viens de parler se livrait contre ceux qu’il accusait injustement d’être à la solde des marchands de Liverpool. Peut-être sera-t-il permis de parler aujourd’hui des marchands de consciences de l’État Indépendant du Congo.

Ce qu’il importe, au surplus, d’apprécier, ce n’est pas la situation morale que ce journal aura désormais devant l’opinion publique, c’est l’attitude d’un gouvernement qui recourt à de pareils moyens ; car, en pareilles circonstances, j’ai moins de colère contre les corrompus que contre les corrupteurs !


Le Bureau de la presse.


J’ajoute que ce n’est pas seulement l’État Indépendant du Congo qui est responsable des procédés qui ont été mis en œuvre pour agir sur l’opinion. Le gouvernement belge a lui aussi une part des responsabilités, car il a prêté à l’État du Congo ses fonctionnaires, non pas seulement pour diriger le système d’exploitation qui sévit dans la colonie, mais encore pour diriger le bureau de la presse où l’on fabrique des communiqués officieux et des plaidoyers en faveur de l’État du Congo.

Et, messieurs, ceci demande un mot d’explication, étant donnée l’étrange réponse faite par M. le ministre des affaires étrangères à la question que je lui ai posée la semaine dernière.

J’avais demandé à l’honorable ministre s’il était vrai qu’un vice-consul de carrière belge, salarié par le gouvernement belge, était à la tête du bureau de la presse du Congo ?

L’honorable ministre m’a répondu par une longue note, dans laquelle il a parlé de choses auxquelles je n’avais même pas fait allusion.

Il résultait de cette note que les fonctionnaires du ministère des affaires étrangères qui avaient antérieurement — retenez bien ce mot, messieurs — servi l’État indépendant, n’avaient pas reçu, pendant la durée de ce service, de rétribution à charge du trésor belge.

Seulement, ajoutait-on, nous avons envoyé deux vice-consuls de carrière faire un voyage d’exploration commerciale dans les colonies anglaises de l’Afrique occidentale. Or, « le climat de la côte de Guinée a eu sur la santé du vice-consul chargé de cette exploration le plus fâcheux effet. Après avoir failli succomber à la fièvre, en Afrique, il est rentré en pays, sa santé fortement ébranlée. Il a sollicité un congé de convalescence pendant lequel il a touché son traitement, conformément aux précédents. Cet agent intelligent et très méritant sera à même de reprendre prochainement un poste à l’étranger. »

Messieurs, ceux d’entre vous qui ont lu attentivement la réponse de l’honorable ministre à ma question, ont dû se dire que M. Cattier s’était trompé, que non seulement il n’y avait pas de bureau de la presse, mais que sauf un agent en congé, personne, parmi les fonctionnaires belges, n’était salarié à la fois par l’État du Congo et par la Belgique. Seulement, ce que l’honorable ministre a oublié de dire et ce qui était cependant essentiel, c’est que le vice-consul malade ou plutôt convalescent, achevait sa convalescence dans un sanatorium situé précisément rue la Pépinière, no 41, dans le local du Bureau de la presse de l’État du Congo !

J’ai le droit de dire que la responsabilité du gouvernement actuel est engagée dans cette affaire du bureau de la presse, car aujourd’hui parmi ceux qui dirigent ce bureau, se trouve le fonctionnaire du ministre des affaires étrangères auquel je viens faire allusion, et hier, à la tête de ce même bureau, se trouvait un juge, un magistrat du tribunal de première instance, qui peut-être nous eût condamnés pour calomnie si, en dehors de cette enceinte, nous avions dénoncé les faits que j’ai signalés tout à l’heure !


La résurrection du pouvoir personnel.


Les revenus du domaine de la Couronne ont favorisé dans notre pays la résurrection d’un pouvoir personnel, dont l’influence de domination et de corruption fausse le mécanisme de nos institutions parlementaires.

Je réponds qu’à côté des cadeaux que l’on nous fait, il y a les sacrifices que l’on nous demande.

On nous vante, par exemple, le cadeau de 5 millions qui a servi à construire cette arcade monumentale que les Chambres se refusaient à voter. On nous dit qu’à la mort du Roi d’autres avantages nous seront accordés ; mais on feint d’oublier qu’entre le souverain de l’État indépendant du Congo et le gouvernement belge, il n’existe en somme qu’un système de prêtés-rendus : « Je vous paierai votre arcade, à condition que vous me donniez le tunnel de trois millions qui aboutit à mon palais de Laeken. Je vous donnerai des millions à ma mort, à condition que vous me laissiez sans intérêts, les trente-un millions que la Belgique a avancés à l’État du Congo. Je vous donnerai, plus tard, le domaine de la couronne, à condition que le jour où vous annexerez le Congo, vous repreniez en même temps sa dette publique. Ce qui fait, qu’en réalité, bien loin d’y gagner, nous courons le risque d’y perdre et qu’en attendant, le souverain du Congo, qui est en même temps le roi des Belges, échappe au contrôle du parlement, peut exécuter les travaux qui lui plaisent, peut dépenser de l’argent à pleines mains, peut consacrer trente millions à l’embellissement du palais de Laeken, se disant qu’en dernière analyse, c’est la Belgique qui payera !

Il importe, en effet, messieurs, de voir clair, autant que possible, dans les finances de l’État indépendant du Congo. Je dis autant que possible, car, par la faute du gouvernement, nous ne sommes que très insuffisamment renseignés : naguère, en échange du prêt de 31 millions que la Belgique avait fait à l’État indépendant du Congo, elle avait le droit de réclamer des renseignements sur sa situation financière. Nous avons eu le compte des recettes et des dépenses de l’État en 1890, en 1891, en 1892 et en 1893. Puis plus rien ! Et en 1900, malgré l’opposition d’hommes comme MM. Beernaert et De Lantsheere, les Chambres ont décidé que l’État indépendant du Congo n’aurait plus à nous fournir aucun renseignement et qu’il n’y aurait plus aucune limite à sa faculté d’emprunter. Quels ont été les résultats de cette émancipation financière ?


130 millions de dettes !


M. Cattier, dans son livre, s’est efforcé de le calculer. Il a pris les intérêts de la dette payée chaque année par l’État et, par des procédés, aussi exacts que possible, il les a capitalisés. Or, voici quels sont les résultats de ces calculs : le montant total de la dette était, en 1898, de 2 millions 283,000 francs ; en 1899, de 12,533,000 francs ; en 1900, de 12 millions 783,000 francs ; en 1901, de 15,672,000 francs ; en 1902, de 41 millions 973,000 francs ; en 1903, de 35,939,000 francs ; en 1904, de 55 millions 939,000 francs ; en 1905, de 80,631,000 francs ! Et, à ce chiffre de 80 millions, il faut ajouter les 31 millions prêtés par la Belgique et le produit net de l’emprunt à lots du Congo, produit net que l’honorable M. Cattier évalue à 50 millions, ce qui fait donc, indépendamment des sommes prêtées par la Belgique, un total approximatif de 130 millions, qui représente la dette actuelle de l’État du Congo, dette qui, le cas échéant, devrait être reprise par la Belgique.

Avais-je raison de dire tout à l’heure que les travaux somptuaires qu’on exécute à Laeken, à Bruxelles ou à Ostende se font avec l’argent des contribuables ?

Sans doute, messieurs, on m’opposera que les chiffres que je viens d’indiquer ne sont que des évaluations. Soit, je le reconnais, mais alors qu’on nous donne des chiffres plus précis, qu’on nous rassure sur l’avenir, qu’on fasse la lumière sur une situation qui doit nous préoccuper, car, en définitive, nous encourons tous une lourde responsabilité en laissant s’aggraver chaque jour une situation dont le peuple belge devra supporter plus tard les conséquences.

Ce qui est particulièrement déplorable dans cette situation, c’est qu’il semble bien que les 130 millions empruntés par l’État du Congo n’ont pas servi au développement économique de la colonie. En effet, pour autant qu’on puisse attacher quelque créance aux prévisions budgétaires publiées chaque année par l’État indépendant, le déficit total serait actuellement de 27 millions. Or, on a emprunté 130 millions. De 130 millions, ôtez 27 millions, il reste plus de 100 millions qui semblent avoir été placés ou dépensés ailleurs qu’au Congo.

Messieurs, on a vu quelquefois, et l’on voit encore, des métropoles qui exploitent leurs colonies et qui se servent des bonis coloniaux pour des travaux à exécuter ailleurs que dans les colonies ; mais il a fallu l’État du Congo pour donner au monde ce spectacle étrange d’un gouvernement colonial qui emprunte de l’argent, au compte de sa colonie, pour faire des entreprises de spéculation dans d’autres pays et dans d’autres continents, par exemple, en Chine ou en Belgique !

Certes, on ne manquera pas de dire : Vous vous effrayez du chiffre de la dette congolaise, mais vous oubliez la contre-partie de cette dette : le portefeuille de l’État indépendant.

En effet, messieurs les valeurs contenues dans ce portefeuille rapportent à peu près autant, à peine moins, que l’intérêt de la Dette publique.

Seulement la plupart de ces valeurs sont des actions de sociétés congolaises. Ce sont les parts de l’Abir, de la Société anversoise et d’autres sociétés similaires. Aussi longtemps que le régime actuel persiste tout va bien. Aussi longtemps que l’on exploite intensivement l’ivoire, le copal, le caoutchouc, tout va bien encore. Mais quand l’ivoire, le copal et le caoutchouc ne rendront plus, quand le système actuel d’oppression des indigènes aura disparu, les choses changeront de face, alors s’ouvrira l’ère des déficits, alors le portefeuille n’équivaudra plus à la Dette publique et nous aurons tous les désavantages d’une situation dont les autres auront eu tous les bénéfices.

Voilà, messieurs, la situation au point de vue financier et je pense qu’il n’est aucun d’entre vous qu’elle ne doive préoccuper. Cette situation est d’autant plus grave, je le répète, que la prospérité factice et temporaire de l’État indépendant au Congo dépend exclusivement du système d’oppression que subissent les indigènes.

Or, messieurs, ce système doit disparaître ; il est condamné à disparaître. Dès l’instant où son existence est connue, il est frappé de mort. La seule question qui se pose aujourd’hui est la question de savoir d’où viendra la réforme. Sera-t-elle faite par l’État Indépendant du Congo lui-même ou par l’intervention des puissances ou enfin par l’initiative de la Belgique ?


L’État indépendant et les reformes.


Par l’État Indépendant lui-même ? À cet égard, j’ai la conviction profonde que l’État Indépendant du Congo est impuissant à se reformer. L’exemple de la Russie, comme l’exemple de l’État Indépendant du Congo, prouve que l’absolutisme ne se réforme pas lui-même ; on le reforme ou bien on le met à la réforme.

Je suis d’autant plus fondé à croire qu’il en est ainsi, que même les commissaires de la commission d’enquête, à l’impartialité et à la conscience desquels je rendais tout à l’heure hommage, ne proposent que des mesures insignifiantes, de simples palliatifs. Ils maintiennent le travail forcé et ils adoptent cette thèse, défendue il y a quelques jours encore par M. Rolin dans la Revue de l’Université libre de Bruxelles, que la contrainte est indispensable dans les régions tropicales, que la corvée est nécessaire que le servage est légitime.

À cette opinion, on peut en opposer une autre qui est plus autorisée que celle des commissaires, que celle de M. Rolin, c’est l’opinion du congrès colonial qui a tenu ses assises à Paris, en 1900, et qui a voté la résolution que voici :

« Considérant que l’emploi de la corvée ne présente que des inconvénients ; qu’elle est une cause de diminution de la population indigène, en même temps qu’un danger pour la tranquillité publique par des mécontentements qu’elle provoque ;

« Considérant, d’autre part, qu’il est démontré par l’expérience que les mesures prises pour prévenir les abus que l’emploi de la corvée fait naître sont inefficaces et illusoires ;

« Considérant, enfin, qu’il n’y a que le travail libre et rémunéré qui donne des résultats sérieux, et qu’il n’est pas de colonie où l’on ne puisse arriver à se procurer, dans des conditions suffisantes de rémunération, la main d’œuvre nécessaire,

« Émet le vœu :

« Que les puissances colonisatrices suppriment la corvée et qu’elles s’efforcent de la remplacer par le travail libre et rémunéré.

Ainsi donc, à M. Rolin, qui prétend que le travail forcé est nécessaire, le Congrès de Sociologie coloniale, auquel il assistait je pense, répond unanimement que l’on peut se passer du travail forcé.

Dans son article de la Revue de l’Université libre, l’honorable professeur m’a pris à partie, disant, parce que je défendais cette thèse du Congrès de sociologie coloniale, que j’étais un radical.

Radical, dans sa pensée, veut dire un homme qui estime que l’esclavage est toujours intolérable, que la prise d’otages est criminelle, que les expéditions punitives sont atroces, qu’il est indispensable de faire disparaître les formes déguisées d’esclavage. À ce compte, en effet, je suis radical et je suis convaincu que mon ami Lorand s’honorera de l’être aussi.

Mais je reviens à ce que je disais tout à l’heure : l’impossibilité absolue d’attendre une réforme sérieuse de l’État indépendant du Congo et je trouve la preuve de cette impossibilité dans la composition, au moins étrange, de la commission des réformes qui a été établie après l’enquête.

Cette commission se compose de quatorze membres. Parmi ceux-ci, il en est quatre à l’indépendance desquels je rends un nouvel hommage, ce sont MM. Van Maldeghem, Janssens, Nys et Davignon. Par contre, il y en a sept qui sont fonctionnaires de l’État indépendant du Congo, c’est-à-dire du principal accusé, MM. de Cuvelier, Droogmans, capitaine Tombeur, capitaine Chenot, Gohr, Arnold et le capitaine Libbrechts qui a, certes, encouru la plus large part de responsabilité dans l’organisation du système d’exploitation des indigènes.

Je trouve ensuite, dans la commission, le colonel Fivé qui a été l’agent du Roi en Chine et en Perse, M. de Hemptinne, de la société du Kassaï, et enfin, chose presque inimaginable, M. Mols, administrateur de l’Abir, c’est-à-dire de la société à laquelle on reproche les crimes effrayants que relate le rapport de la commission !

C’est exactement comme si, dans une conférence qui aurait pour but d’abolir la traite des nègres, on faisait appel à un négrier ! Dans ces conditions, comment est-il possible d’espérer que cette commission fasse des réformes sérieuses ? Je constate qu’on n’y a fait entrer aucun des hommes qui ont illustré l’œuvre congolaise. Je n’y trouve pas le nom du baron Dhanis, ni celui de Wangermée, ni celui des capitaines Lemaire ou Cambier.

Je n’y vois pas non plus un seul représentant des missions catholiques.

Je ne sais pas si M. Davignon est le représentant des missionnaires, ni s’il est particulièrement qualifié pour cela, mais je crois devoir rendre cet hommage à notre honorable collègue qu’il est un des membres de la commission qui ont pris la réforme des institutions congolaises au sérieux. Seulement, voulût-elle faire cette réforme, la commission serait impuissante à la réaliser, car, dès l’instant où le système du travail forcé serait aboli, il faudrait, pour combler les déficits du budget, des ressources que l’État n’aurait plus à sa disposition.

Au surplus, il est un fait plus éloquent et plus concluant que tous les autres, qui montre que l’on ne veut rien faire, que l’on n’a rien fait, que depuis un an que la commission est revenue en Belgique, on n’a en rien essayé d’atténuer les abus qui existent au Congo.


La protestation des missionnaires.


Il y a trois jours, j’ai reçu un document important signé par cinquante-deux missionnaires protestants établis au Congo. Parmi les signataires, je trouve M. Grenfell, qui fut jadis nommé par le Roi président de la commission pour la protection des indigènes.

Je vous demande la permission de lire ce document, car, mieux que tout autre, il donne une idée de la situation présente au Congo. Il s’agit d’une résolution prise à la conférence des missionnaires, réunis à Kimchassa (Stanley-Pool). Cette résolution date du 11 janvier 1906, il y a donc à peine un mois. Voici ce qu’elle porte :

« Nous, soussignés, missionnaires évangéliques de la Grande-Bretagne, des États-Unis d’Amérique, du Canada, de l’Allemagne, de la Suède, de la Norvège et du Danemark, en mission au Congo, où beaucoup d’entre nous sont établis depuis plus de vingt ans, étant assemblés à notre troisième conférence à Kimchassa (Stanley-Pool), désirons faire connaître nos vues sur l’état actuel des affaires dans ce pays.

« Nous avons espéré, lorsque nous nous sommes réunis il y a deux ans, que quelque amélioration serait apportée au triste état de choses qui y existe, mais nous avons le profond regret de constater que, dans beaucoup de parties du territoire, rien n’a été changé. Nous avons été grandement déçus dans ce que le mémoire présenté au Souverain, par l’intermédiaire du gouverneur général, le 1er mars 1904, soit resté sans réponse.

« Nous regrettons que le rapport de la commission d’enquête tel qu’il a été publié, ne donne pas au grand public une impression exacte de ce qui est passé, étant donné qu’une quantité aussi considérable de témoignages a été omise ou a été résumée de façon incomplète.

« Bien que nous reconnaissions la courtoisie des commissaires de l’enquête ainsi que leur impartialité dans l’audition des témoignages et que nous soyons heureux de constater que leurs conclusions aient entièrement justifié l’attitude prise par les missionnaires et les autres personnes, qui ont exposé la terrible situation qui existe au Congo, nous sommes obligés de constater que les réformes suggérées sont de simples palliatifs, qui ne touchent pas à la racine du mal : le système qui est en vigueur.

« D’une part, ce système, partout où il est appliqué, spolie l’indigène de son droit au libre usage du sol et de ses produits ; d’autre part, il contraint, sous le nom d’impôt, à un véritable servage, alors que, dans la plupart des cas, presque rien n’est fait pour améliorer le sort des indigènes ainsi taxés.

« Nous sommes convaincus, que les atrocités, qui ont été si abondamment prouvées, et qui continuent à être perpétrées, non moins que l’état d’oppression général, résultant des soi-disant impôts, sont le résultat naturel du système adopté et dont rien n’annonce l’abolition radicale.

« Plusieurs missionnaires présents ont déclaré que les actes d’oppression qu’ils ont dénoncés continuent à se produire et que, en dépit des recommandations de la commission d’enquête, aucune tentative sérieuse n’a été faite pour apporter un changement à l’ancien régime. Nous nous plaignons énergiquement de ce que l’on persiste à ne tenir aucun compte des appels et des témoignages portés devant les autorités.

« Nous protestons également avec énergie contre le refus persistant de vendre à nos sociétés des emplacements pour nos stations de missionnaires, contrairement aux stipulations de l’Acte général de la Conférence de Berlin. Nous avons toujours fait preuve de loyalisme vis-à-vis de l’État et nous avons supporté cette injustice, et bien d’autres, sans protester plus énergiquement, parce que nous espérions qu’il ne s’agissait que d’une situation passagère.

« Nous n’avons autre chose en vue que l’intérêt de l’humanité et le désir que les indigènes ne soient pas condamnés à disparaître de la face de la terre.

« Nous renouvelons donc notre solennelle protestation contre le terrible état de choses qui existe dans l’État du Congo, et nous faisons appel, au nom de la justice, de la liberté et de l’humanité, à tous ceux qui apprécient ces bienfaits, pour qu’ils nous aident par toutes voies légales à les assurer aux peuples du Congo.

« Confiants en Dieu tout-puissant, nous adressons au monde notre protestation et notre appel. »

Messieurs, nous n’avons pas attendu cet appel et cette protestation pour nous associer à l’œuvre de rédemption entreprise par les missionnaires. Aujourd’hui, les missionnaires catholiques et protestants sont d’accord pour déclarer que les faits qui se produisent au Congo crient vengeance au ciel. Ils font appel à votre humanité au nom de Dieu tout-puissant. Je veux croire que vous ne serez pas sourds à leur appel !

Il faut que cette réforme se fasse. Il faut que le système actuel disparaisse. Reste la question de savoir s’il disparaîtra par le fait des puissances étrangères ou bien par l’initiative de notre pays.


L’intervention des puissances.


Ne vous y trompez pas, l’opinion publique internationale est tous les jours plus irritée contre de tels excès. Ce n’est plus seulement le gouvernement anglais qui s’émeut, c’est en Amérique, en Italie, en France, que la protestation va toujours grandissant.

Il y a quelques jours, nous avons vu, dans les journaux, qu’on demandait la réunion d’une conférence internationale, qui aurait pour objet de mettre la Belgique en demeure de se prononcer sur l’annexion avec des garanties pour la protection des indigènes, et, en cas de refus, d’organiser pour le Congo un condominium international.

Eh bien, messieurs, je voudrais que pour mon pays, nous n’attendions pas que l’initiative soit prise par d’autres, pour réformer la situation qui existe sur le territoire congolais. Nous y avons un intérêt plus direct que d’autres, un intérêt moral, un intérêt politique, un intérêt financier. Intérêt moral, car il y va de notre bonne renommée ; intérêt financier, parce que je vous ai montré les conséquences éventuelles que pourrait avoir un jour l’annexion ; intérêt politique, enfin, car j’ai la conviction profonde que bien des faits qui se sont produits dans ces derniers temps en Belgique, ne se seraient pas produits, si l’absolutisme congolais n’avait pas réagi sur le constitutionnalisme belge.

Et j’ajoute qu’au point de vue de nos relations internationales, nous ne pouvons voir sans inquiétude s’annoncer des événements comme ceux du Barh-El-Gazal, qui n’engagent certes que l’Angleterre et l’État du Congo, mais qui sont néanmoins de nature à nous mettre dans une situation difficile vis-à-vis d’une des puissances garantes de notre neutralité.


Ce que peut la Belgique.


On nous dira sans doute : nous sommes désarmés, nous sommes impuissants. Je réponds : il n’en est pas ainsi ; nous avons des moyens d’action sur l’État indépendant. D’abord la Belgique est signataire de l’acte de Berlin et il est incontestable que les agissements de l’État indépendant sont contraires à l’article VI, relatif à la protection des indigènes.

Ensuite les Chambres ont voté, il y a quelques années, l’autorisation pour le Roi d’être en même temps souverain de l’État indépendant du Congo. Ce n’est pas une loi, ce n’est pas un article de la Constitution, c’est une autorisation donnée par le parlement et qui pourrait être soit révoquée, soit subordonnée à certaines conditions de réforme.

Enfin, en troisième lieu, j’ai montré à plusieurs reprises, que la Belgique prête à l’État indépendant ses officiers, ses diplomates, ses fonctionnaires. Elle pourrait tout au moins subordonner le maintien de cette autorisation à l’accomplissement des réformes qui s’imposent.

Nous sommes donc armés. Ce n’est pas le pouvoir d’agir, mais la volonté d’agir qui manque au gouvernement et je dois avouer que, de sa part, je n’attends pas grand’chose, car ce qui a marqué sa politique dans ces dernières années, c’est une passivité complète à l’égard du Souverain de l’État Indépendant du Congo. On avait d’abord dit que l’union personnelle n’entraînerait aucune charge pécuniaire pour la Belgique : elle en entraîne. On avait dit que nous aurions des renseignements sur la situation économique du Congo : on les supprime ; on a finalement fait voter par le parlement la loi de 1901, qui nous enlève jusqu’au droit de réclamer ces renseignements.

Eh bien, messieurs, qu’adviendrait-il, si une éventualité, qu’il est permis de prévoir, car tous nous sommes mortels, venait à se produire ? Nous aurions du jour au lendemain, sans instruction préalable, sans bénéfice d’inventaire possible, sans avoir aucun renseignement précis sur la situation financière du Congo, à nous prononcer sur ce redoutable problème de l’annexion. Qui d’entre vous serait capable d’émettre, dans ces conditions, un vote conscient, un vote réfléchi ? Nous ne saurions rien ; nous ignorerions tout ; nous n’aurions pas les éléments d’appréciation, que nous réclamons pour le plus modeste projet d’intérêt local. Bien plus, nous ne saurions même pas quel serait le régime colonial qui serait appliqué à nos possessions congolaises !

Le gouvernement il est vrai, déposa, le 7 août 1901, un projet de loi sur le gouvernement des possessions coloniales éventuelles de la Belgique.

Mais, de ce projet nous n’avons plus jamais entendu parler. Il est allé rejoindre, dans les cartons de la Chambre, un autre projet, qui avait pour but de mettre les millions de la Caisse d’épargne à la disposition des entreprises exotiques du Roi. Et cependant, le gouvernement avait reconnu, à cette époque, qu’il était indispensable que la Chambre s’occupe de la reprise éventuelle du Congo. Voici ce qu’il disait dans l’exposé des motifs :

« On s’accorde à reconnaître qu’il est hautement désirable de ne laisser subsister aucune incertitude sur le régime auquel sera soumis le Congo, devenu colonie belge. Les circonstances à la suite desquelles la question de l’annexion sera posée de nouveau, ne peuvent être actuellement prévues, mais quelles qu’elles soient, la décision que les Chambres auront à prendre se trouvera grandement facilitée si, à ce moment, on est fixé sur le mode de gouvernement destiné à régir cette colonie. »

On reconnaissait donc l’urgence de cette discussion et cependant l’on a traité ce projet de loi comme on traite les projets de réformes ouvrières : jamais on n’a demandé la réunion de la section centrale.

Après cinq années, nous sommes donc exactement dans la même situation qu’en 1901 ; nous ne savons pas encore si, le jour où la reprise serait votée par la Chambre, on maintiendra l’absolutisme royal ou si l’on donnera aux institutions congolaises la garantie d’un contrôle représentatif. Et j’ajoute qu’il importe de connaître non seulement le mode du gouvernement de la future colonie belge, mais encore les conséquences qui pourraient résulter de la reprise au point de vue des finances de la Belgique.


La nécessité d’une Enquête.


Je pense, messieurs, que c’est là une question qui devrait être étudiée par nous d’une manière objective, abstraction faite de l’opinion que nous pouvons avoir sur les avantages ou les inconvénients de la reprise. C’est pourquoi je voudrais que, le plus tôt possible, la Chambre nommât une commission chargée de faire une enquête sur les conséquences financières qui pourraient résulter pour la Belgique de l’annexion éventuelle du Congo et de l’accomplissement des réformes nécessaires pour assurer la conservation des populations indigènes et l’amélioration de leurs conditions morales et matérielles d’existence.

Telles sont, messieurs, les conclusions que je suggère à la Chambre. Elles paraîtront peut-être modestes, au regard des abus que nous avons dénoncés, mais je considère que, dans l’état actuel des choses, ce sont les seules qui aient quelque chance de trouver une majorité. Si la proposition que je viens d’esquisser rencontrait quelque accueil sur d’autres bancs que les nôtres, je la préciserais, ou je laisserais à d’autres le soin de la préciser.

Il est bien entendu, et je le dis pour éviter toute équivoque, que, dans ma pensée, pareille décision ne préjugerait en rien l’annexion ou le refus d’annexion.

Pour que pareil débat puisse s’ouvrir dans des conditions normales il faut d’abord que nous soyons fixés sur les conséquences qui résulteraient pour la Belgique de la reprise du Congo. Mais il est une chose que je tiens à dire, et je parle ici en mon nom personnel, sans engager le parti auquel j’ai l’honneur d’appartenir : c’est que, de toutes les solutions qui pourraient être proposées — que ce soit la liquidation de l’œuvre congolaise ou la reprise par la Belgique — il n’en est pas une, quels que soient les inconvénients qu’elle puisse avoir, que je ne considère comme absolument préférable au maintien du régime qui existe actuellement au Congo et qui aboutirait fatalement à l’extermination partielle des indigènes.

C’est dans cet esprit — et vous voyez que c’est un esprit de conciliation — que j’ai tenu à développer mon interpellation.

J’espère qu’en me répondant on ne cherchera pas de dérivatifs, que l’on ne dira plus, par exemple, qu’en dénonçant des abus, nous manquons de patriotisme.

Je dis, au contraire, que quand des abus se produisent, le véritable patriotisme consiste, non pas à les dissimuler, mais à les supprimer et j’espère que toute la Chambre se trouvera dans les mêmes dispositions d’esprit.


Appel aux catholiques.


C’est la sixième fois que nous interpellons sur cette question ; mais elle se présente aujourd’hui dans des conditions où elle ne se présentait pas naguère. Quand nous parlions, jadis, vous pouviez ne pas nous croire, vous pouviez suspecter nos intentions, vous aviez le droit d’ignorer ce qui n’était pas révélé par des documents officiels. Mais aujourd’hui vous savez, vous devez savoir, vous ne pouvez plus ignorer, vous ne pouvez rester sourds aux plaintes et aux protestations qui s’élèvent de toutes parts.

Et je m’adresse à vous, catholiques. Je vous demande d’oublier vos attaches gouvernementales et de songer avant tout à ce que vous dicte votre conscience. En présence de pareils faits qui sont dénoncés par tous les ministres du christianisme, protestants ou catholiques, vous n’avez pas le droit de rester impassibles, de vous laver les mains du sang versé ; car, si vous le faisiez, si vous refusiez la justice aux indigènes, si vous ne leur donniez pas le pain de vie qu’ils réclament, on pourrait vous appliquer le mot d’un des pères de votre Église :

« Ton frère te demandait aide et protection ; tu es resté sourd à son appel ; tu ne l’as pas secouru ; donc, tu l’as tué ! »