Les Corps disciplinaires (La Revue Blanche)/15 août 1900


LES CORPS DISCIPLINAIRES

Le « Tourniquet »


GÉNÉRALITÉS

Les gradés des compagnies de discipline ne possèdent pas seulement des moyens de coercition matérielle et brutale contre les hommes qui sont sous leurs ordres : ils ont encore des moyens de coercition morale.

Le sort des disciplinaires se résume par ces mots : Tourner ou ne pas tourner[1].

Dès l’arrivée d’un soldat dans un corps disciplinaire, il doit constamment soutenir une lutte morale.

Constamment, le gradé sera à l’affût du cas de conseil.

Constamment, il guignera (ce mot rend exactement le fait) le moment de faiblesse ou d’excitation qui lui permettra d’appliquer l’article du code. Cela c’est le fait ordinaire.

Où cela devient beaucoup plus grave, c’est lorsqu’un gradé cherche un disciplinaire.

Chercher est une expression terrible, quand on confesse à un camarade qu’un gradé vous cherche, la voix tremble, on a peur.

L’homme cherché est un gibier. À chaque minute, il lui faut éviter les pièges.

Entre le gradé qui cherche et le disciplinaire cherché se joue un drame perpétuel, purement psychique, saisissable seulement pour les initiés : le chasseur et le gibier.

Des mois, cela dure, puis tout à coup le dénouement éclate. Une libation trop copieuse du gradé, une contrariété venant assombrir sa vie végétative, et au rapport de la compagnie on lit.

« Sur la plainte déposée par le sergent ou le caporal X***, pour tel motif, le fusilier Z est mis en prévention de conseil de guerre à partir de ce jour, etc… »

L’homme est perdu.

Il est impossible de très bien décrire cette incessante poursuite, elle repose sur des ténuités, des infinités, des détails de la vie soldatesque déjà si puérile en son ensemble. Elle se manifeste pour un paquetage qui penche, un lit pas assez carré, un grain de tripoli sur le cuivre d’un bouton, une pointe d’aiguille… l’insaisissable.

Le cas de conseil, qui est le dénouement, repose sur toute une antécédence de faits minuscules, qui finissent par avoir une terrible signification.

En ordre de fréquence. Les cas de conseils sont provoqués par :

le refus d’obéissance,
le bris de clôture,
la lacération d’effets,
l’abandon de poste,
le sommeil en faction,
la dissipation d’effets.
l’outrage,
la voie de fait.

Les cas les plus rares sont :

la désertion,
le vol,
la rébellion.


LE REFUS D’OBÉISSANCE ET L’ORDRE FORMEL

Le refus d’obéissance est le motif pour lequel les disciplinaires sont le plus souvent traduits devant le conseil de guerre. Cela tient à ce que les gradés de la discipline possèdent un moyen, inconnu dans l’armée régulière, qui leur permet, au gré de leur volonté, de précipiter le dénouement du drame qui se joue perpétuellement entre eux et les camisards. Ce moyen c’est l’ordre formel.

Depuis quelle époque l’ordre formel existe-t-il dans les corps disciplinaires ? Qui l’a introduit ? Il est impossible jusqu’ici de le savoir. On n’en trouve trace dans aucun règlement, aucune circulaire ministérielle ne prescrit son emploi, et cependant des milliers de disciplinaires peuvent en témoigner ; des milliers de folios de punition et de livrets matricules où sont inscrits des motifs de punition contenant l’expression « ordre formel » en font foi ; les archives des conseils de guerre d’Afrique contiennent des milliers de dossiers où sont relatées toutes les circonstances dans lesquelles l’ordre formel a été employé par des générations de gradés. Pour faire l’historique de l’ordre formel il faudrait pouvoir dépouiller les archives des corps disciplinaires, celles des conseils de guerre d’Oran, d’Alger, de Constantine et de Tunis, celles du bureau de la Justice militaire au Ministère de la Guerre.

Toutes ces archives sont fermées au public. On n’a donc pour se renseigner que le témoignage des disciplinaires : ils sont suffisants pour montrer le mécanisme et l’emploi de l’ordre formel.

Dans l’armée régulière, lorsqu’un gradé veut forcer un soldat rebelle à l’obéissance, il est obligé de prendre un livret militaire, de lire trois fois l’article 218 :

« Est puni de mort, avec dégradation militaire, tout militaire qui refuse d’obéir lorsqu’il est commandé pour marcher contre l’ennemi, ou pour tout autre service ordonné par son chef en présence de l’ennemi ou de rebelles armés.

Si hors le cas prévu par le paragraphe précédent la désobéissance a eu lieu sur un territoire en état de guerre ou de siège, la peine est de cinq ans à dix ans de travaux publics, ou, si le coupable est officier, de la destitution, avec emprisonnement de deux ans à cinq ans.

Dans tous les autres cas la peine est celle de l’emprisonnement d’un an à deux ans, ou, si le coupable est officier celle de la destitution. »

Ce n’est qu’après la troisième lecture et le troisième ordre donné que le soldat n’ayant pas obéi est en prévention de conseil de guerre.

L’ordre formel, lui, supprime tous délais, toutes tergiversations de la part de l’autorité qui commande.

Au disciplinaire montrant la moindre hésitation à un ordre donné, le gradé dit simplement :

« Pour la première fois je vous donne l’ordre formel de faire telle ou telle chose.

« Pour La seconde fois, je vous donne l’ordre formel, etc.

« Pour la troisième fois, je vous donne l’ordre formel, etc. »

Et ces trois ordres donnés sèchement en coups de fouet — cela dure en moyenne 10 secondes. Le refus dûment constaté, le disciplinaire, que l’ordre formel a assailli brusquement, qui en est étourdi, qui sent se lever en lui un sentiment de fierté, qui n’a pas le temps de sacrifier le sentiment à la raison, le disciplinaire est en prévention de conseil : il a refusé.

Quelques récits de faits authentiques montreront l’application de l’ordre formel. Il faut bien se rappeler que le refus d’obéissance entraîne une condamnation variant entre un an et deux ans de pénitencier.


Refus au peloton. — Où l’ordre formel fait rage, c’est au peloton de punition. On a vu ce qu’est le bal à la discipline [2] ; par quels raffinements les gradés savent le transformer en supplice. Ce qui suit montrera comment ils s’en servent pour faire tourner les disciplinaires.

Au peloton de punition l’ordre formel change d’objet suivant que le peloton est mobile ou immobile.

Au peloton mobile on fait refuser :

— Pour ne pas marcher au pas ;

— Pour ne pas balancer la main en marchant ;

— Pour n’avoir pas les yeux fixés sur le sac qui précède ;

— Pour ne pas assez appuyer sur la crosse ;

— Pour ne pas tenir le fourreau de la bayonnette dans la main gauche étant au pas gymnastique ;

— Pour ne pas marcher assez vite au pas accéléré ;

— Pour ne pas courir au pas gymnastique ;

— Pour tomber à terre assommé par la fatigue, le soleil, étouffé par le barda[3]


Au peloton immobile on fait refuser :

— Pour se déranger du garde à vous en se reposant sur une jambe ;

— Pour déranger le canon du fusil de la position verticale dans le deuxième mouvement de présentez armes, lorsqu’il y a dix, quinze minutes, et quelquefois plus, que le soldat est dans cette pose ;

— Pour laisser tomber la pointe de la bayonnette dans le deuxième mouvement d’en avant pointez : dans les troisièmes mouvements d’en tête parez et pointez et de coup lancé, lorsque le soldat garde cette pose depuis trois, quatre, cinq et même six minutes ;

— Pour se redresser sur les jarrets lorsqu’il y a une demi-heure ou trois quarts d’heure qu’il fait l’escrime à la bayonnette sur place ;

— Pour ne pas détendre les bras assez rapidement et assez vigoureusement dans les mouvements de l’assouplissement avec armes, lorsqu’il a exécuté cent ou cent cinquante mouvements de cette manœuvre.


Refus de se taire. — Ensuite vient par ordre de fréquence le refus de se taire.

Un gradé donne à un disciplinaire un ordre obscur, mal expliqué, inepte ou impossible à exécuter ; le disciplinaire demande des éclaircissements, fait des observations ou risque une ironie, l’ordre formel vient lui clore la bouche ; s’il ajoute, ne fût-ce qu’un mot, après le troisième ordre : refus d’obéissance.

Le refus de se taire reçoit une interprétation toute spéciale dans son application aux punis de cellule.

Lorsqu’un sergent ou un caporal de garde veut faire tourner un puni de cellule pour refus de se taire, il s’y prend ainsi :

Il oublie de donner à l’encellulé soit sa gamelle, soit de l’eau, soit du pain, soit le tout à la fois.

L’homme frappe sur sa porte, appelle, crie.

Profitant d’un moment où le bruit des heurts et des cris empêche le disciplinaire d’entendre, le gradé place deux témoins sous la lucarne de la cellule et du dehors, donne trois fois l’ordre formel de se taire ; si le disciplinaire, n’entendant pas, continue à crier ou à frapper, il est en prévention de conseil.


Refus de baisser les yeux. — Le service intérieur prescrit que lorsqu’un inférieur parle à un supérieur, il doit le regarder fixement ; à la discipline, il est interdit de regarder fixement un gradé. Le gradé, que gêne le regard d’un disciplinaire, lui donne l’ordre formel de baisser les yeux : au troisième ordre formel, si le gradé a deux témoins, l’homme est en prévention de conseil.


Refus sous le tombeau. — Lorsqu’un détachement campe ou est en route, les punis de cellule font leur punition sous un campement qualifié guignol ou tombeau.

Si l’homme puni, pour se distraire par la vue de l’extérieur, sort seulement la tête du tombeau, trois ordres formels lui sont donnés, et, si après le troisième ordre il passe encore la tête, il est en prévention de conseil.


Refus de marcher. — En 1896, au mois d’octobre, étant disciplinaire à la 1re  compagnie de discipline, je fis partie d’un détachement de route qui avait pour destination la frontière tripolitaine. Sur la route de Gabès, entre Sidi-Mansour et El-Fedjedj, un camarade, nommé Badon, anémique et neurasthénique au dernier degré, se traînait à quelques kilomètres en arrière de la colonne, écrasé par le poids de son chargement (tout le paquetage) et étouffé par la chaleur (il était neuf heures du matin, le sirocco s’était levé et la température de la plaine était d’environ 50 degrés).

Il tomba. Le sergent Goyet, un caporal, quelques disciplinaires, formaient une arrière-garde destinée à pousser les traînards. Cette arrière garde avait fait halte devant Badon qui gisait à terre, la bouche dans le sable.

Le lieutenant Bousquet[4], qui commandait la colonne, s’était attardé à la poursuite de gazelles ; il aperçut le groupe et piqua dessus. Arrivé auprès, il ne descendit même pas de cheval pour voir l’état de Badon et donna au malheureux l’ordre formel de se relever. Aucun des disciplinaires présents, ne voulut servir de témoin ; le lieutenant requit le sergent et le caporal. Badon ne pouvait même pas parler. Au troisième ordre, le lieutenant le déclara en prévention de conseil et, refusant d’accéder à la demande des disciplinaires qui voulaient se charger de son sac, le fit empoigner et remettre debout jusqu’à l’étape de Gabès (environ soixante-dix kilomètres). Badon se traîna derrière une prolonge en portant son sac. À Gabès, le major l’exempta du sac, mais il dut faire à pied le trajet de Gabès à Médénine, soit cent trente kilomètres. À chaque étape, il était mis sous le tombeau, comme préventionnaire ; il ne touchait pas de vin et n’avait qu’une gamelle par jour.

Le lieutenant ne réussit pas à le faire tourner, il lui fut seulement infligé trente jours de prison, dont quinze de cellule, pour désobéissance caractérisée.

Je fus encore, à la 1re  compagnie, témoin du fait suivant :

Le disciplinaire Legras, puni de prison, lavait son linge, avec les autres punis, sous la surveillance du sergent Hubert[5]. Ayant un besoin à satisfaire, il demanda au sergent la permission d’aller aux cabinets. Le gradé lui répondit que, dans une demi-heure, les punis seraient réintégrés dans les locaux disciplinaires où il y avait une tinette. Legras insista, le sergent refusa non seulement de le laisser s’absenter, mais lui dit : « C… dans votre culotte si vous voulez ; je m’en fous pas mal », et il lui donna l’ordre de se taire devant deux témoins. Legras, n’en pouvant plus, partit en courant. Le sergent Robert lui donna trois fois l’ordre formel de s’arrêter, mais Legras ne tint pas compte de cette injonction ; à son retour des latrines, il fut jeté en cellule, en prévention de conseil. Après une quarantaine de jours de cellule, Legras eut la chance d’être acquitté par le conseil de guerre de Tunis.

Cet acquittement est une exception.

Autre fait :

En détachement à Ain-Maider en 1896, je fus témoin du refus suivant :

Le détachement dont je faisais partie et qui s’intitulait détachement de Zarzis, était cantonné dans le bordj d’Aïn-Maider. C’étaient le même sergent Robert et le sergent Vanacher qui en avaient le commandement ; ils avaient fait camper les punis de prison et de cellule dans la cour du bordj. Un dimanche, le sergent Robert donna, à six heures du matin, l’ordre formel aux bagneux de rester sous leurs tombeaux sans même passer la tête dehors.

Un puni de prison, le disciplinaire Fèvre, eut, vers midi, un besoin à satisfaire : il appela le sergent pour lui demander l’autorisation nécessaire ; le sergent dormait ou feignait de dormir, il ne répondit pas. Après avoir attendu près d’un quart d’heure, Fèvre sortit de son guignol et alla à l’édicule qui était à trois mètres de là dans la cour même du bordj. Aussitôt, le sergent Robert, réveillé brusquement, arriva, fit une ronde à la muette, alla chercher deux témoins, leur fait constater que Fèvre n’était ni dans son guignol, ni dans la cour du bordj.

Fèvre, entendant la voix du sergent, sortit vivement de l’édicule et essaya de se justifier. Il fut mis immédiatement au régime de la cellule, en prévention de conseil. Quinze jours durant, il s’attendait, chaque matin, à être transféré à Médénine pour être dirigé sur Tunis. Enfin, le capitaine envoya un ordre de non-poursuite. Le rapport du sergent n’avait pas suffisamment établi les faits, mais, en même temps, fut infligé à Fèvre, une punition de soixante jours de prison pour refus d’obéissance insuffisamment établi.

En 1897, un détachement de la 1re  fut envoyé pour achever la route conduisant d’El-Guettar au poste optique de l’Orbate. Un disciplinaire fut mis en prévention de conseil pour avoir désobéi aux trois ordres formels du sergent Veau ; les ordres lui intimaient l’injonction d’avoir à desceller tout seul, avec sa pince à riper, un bloc de rocher encastré dans la terre et à peu près d’un mètre cube.

L’ordre formel m’a été donné dans les circonstances suivantes :

Un soir que j’assistais au cours, le caporal Peraldi vint me requérir pour aller à la corvée de lampes. Avec un autre disciplinaire, je fus chargé de porter une échelle fort lourde et longue d’environ cinq mètres, le disciplinaire qui marchait en avant avait un pas très irrégulier, fort difficile à suivre ; il faisait très noir et le port de l’échelle m’empêchait de contrôler sa marche ; le disciplinaire, par sa servilité, se faisait bien voir des gradés. Il se plaignit que les secousses imprimées à l’échelle par notre marche saccadée, lui meurtrissaient les épaules. Le caporal Peraldi marcha alors à côté de moi, flanqué de deux témoins et me donna l’ordre formel de prendre le pas de mon camarade. Sachant qu’il ne fallait pas badiner, je fis tous mes efforts pour régler mon pas ; deux ordres formels avaient déjà été prononcés, lorsqu’un heureux hasard voulut que l’autre disciplinaire buttât au moment du troisième ordre ; l’arrêt forcé me permit de lever le pied droit en même temps que lui. Une motte de terre m’avait sauvé du conseil de guerre.

Pour clore cette série, nous relaterons l’affaire du disciplinaire Foucault, fusilier à la 3e compagnie de discipline à Mécheria.

Affaire Foucault. — Un disciplinaire appelé Foucault était en cellule et aux fers lorsque le sergent Ricardy entra dans le cachot sous un prétexte quelconque.

Ricardy portait une haine singulière à Foucault qui en avait ressenti très souvent les effets.

Brusquement, le sergent engagea ! a conversation :

— Dites donc, Foucault, est-ce que vous avez des parents ?

Le disciplinaire, croyant qu’une telle question était l’indice d’un revirement dans l’esprit du gradé, répondit :

— Mais oui, sergent, j’ai mes parents, j’ai un frère.

— Ah ! eh bien, vous feriez mieux de vous taire.

Il appuya fortement sur ce dernier mot et reprit, en baissant la voix :

— Mais vous n’avez pas que votre frère, je suppose ?

— Sergent, je vous dis que j’ai mon père, ma mère.

— Je vous dis moi que vous feriez mieux de vous taire.

Et le mot taire sonnait dans la cellule.

— Mais, sergent, vous me questionnez, je vous réponds.

Pour la troisième fois, je vous donne l’ordre formel de vous taire, cria le sergent.

— Mais, sergent, je vous réponds.

Embusqués dans le couloir, étaient deux témoins qui déclarèrent avoir entendu les trois ordres de se taire donnés par le sergent à Foucault. Celui-ci passa devant le conseil de guerre d’Oran et fut condamné à deux ans de pénitencier pour refus d’obéissance. Il est en ce moment au pénitencier d’Oran.

Les témoins n’avaient-ils véritablement entendu que le mot taire crié par le sergent à la fin des deux premières phrases avant le troisième ordre formel, crurent-ils de bonne foi que les trois ordres formels avaient été régulièrement donnés ? étaient-ils de complicité avec le sergent pour envoyer au bagne un de leurs camarades et obtenir à ce prix une sortie de faveur ?

Les deux suppositions sont plausibles, mais la dernière est plus conforme aux mœurs disciplinaires. Ils ne sont pas rares là-bas ceux qui cèdent a l’appât donné par le règlement et exploité avec fruit par les gradés qui arment ainsi l’esclave contre l’esclave.

Le refus d’obéissance n’est pas toujours cherché par le gradé ; souvent c’est le disciplinaire qui veut refuser.

C’est dans l’explication de ces suicides moraux, qu’éclate toute la terrifiante oppression du régime qui les engendre.

Oui, il y a des disciplinaires qui veulent passer au conseil de guerre ; oui, il y a des disciplinaires qui veulent aller sombrer dans les pénitenciers, dans les ateliers de travaux publics, et à ceux qui diront : « ces gens sont inintéressants, ils n’ont que ce qu’ils méritent, ce sont des brutes qui font leur malheur elles-mêmes », nous, qui avons été disciplinaire, nous, qui souvent avons été placé devant ce terrible ultimatum, nous, qui avons vécu de longs mois avec ces esclaves — non en psychologue amateur de perversité, mais en esclave, mais en prolétaire. — nous pouvons dire en toute assurance : les disciplinaires qui passent volontairement au conseil de guerre sont victimes des gradés au même titre que ceux qu’on traîne devant les juges. Pour eux, la discipline est un bagne, le pénitencier ou les travaux publics, d’autres bagnes ; en voulant changer de chiourme, ils jouent simplement quelques années de leur vie pour éviter de la sacrifier tout entière. Lorsqu’un disciplinaire fait exprès de passer au conseil, c’est qu’il sent sur ses talons la meute galonnée qui le harcèle et s’apprête à l’acculer : il dépiste la fatalité.


LE BRIS DE CLOTURE

Le bris de clôture confirme et commente ce que nous venons de dire à propos du refus volontaire.

Le bris de clôture se commet dans un but spécialement militaire.

Le bris de clôture est un instrument délicat qui, pour être utile, ne peut être manié que par un expert. C’est l’évitée qui amortit l’abordage, localise les avaries, empêche le bâtiment de couler à pic, mais quel doigté dans la manœuvre pour réussir ! Le vrai camisard, celui que quelques mois déjà ont initié aux mœurs, aux habitudes des gradés qui le commandent, celui-là seulement peut narguer le refus d’obéissance avec le bris de clôture.

Voilà, en effet, le but du bris de clôture: tomber sous le coup de l’article 456 du Code pénal militaire au lieu de l’article 218.

Avec le premier, on risque tout au plus six mois de prison, le second vous menace d’un an à deux ans de prison.

Lorsqu’un disciplinaire, faisant le bal, voit que le gradé qui le commande va le faire refuser. — s’il passe à portée d’une fenêtre, il donne un coup de crosse dans un carreau, ou arrache une planche de palissade, bref il s’efforce à détériorer tout ce qui peut être défini clôture.

Il est fort difficile de faire comprendre d’une manière claire et concise les difficultés d’un bris de clôture accompli dans des conditions devant assurer la réussite.

Tout d’abord, il faut parfaitement connaître le gradé qui vous commande, savoir les heures où il prend ses absinthes et l’état d’excitabilité et de nervosité dans lequel le met l’alcool ; savoir s’il n’a pas eu de punitions ou des désagréments dans le service qui le prédisposeraient à se venger sur un disciplinaire. Il faut pour ainsi dire deviner ses intentions, penser avec lui.

Par exemple : si on commet un bris de clôture trop près du gradé, que celui-ci se précipite sur l’homme et arrête à temps son geste, l’effort est perdu ; de plus, si dans le contact, involontairement, il heurte le gradé avec son arme ou avec ses mains, il y a voie de fait sur un supérieur à l’occasion du service : Mort.


LA LACÉRATION D’EFFETS

La lacération d’effets est un délit analogue au refus volontaire quant aux motifs qui le suscitent. C’est un acte de désespoir, une sorte de suicide par lequel pour fuir on s’enfonce de plus en plus dans la géhenne.


L’ABANDON DE POSTE ET LE SOMMEIL EN FACTION

Ces délits sont commis pour les mêmes motifs que le bris de clôture ; il est sous-entendu que le sommeil en faction est alors simulé.

Seulement le bris de clôture à ce caractère spécial qu’il pare à une surprise brusque tandis que l’abandon de poste et le sommeil en faction sont commis pour éviter une surprise latente dont le projet a été révélé au disciplinaire par l’inhabileté du gradé. Lorsqu’on se sait cherché, il est préférable de ne pas attendre d’être sur la piste, parce que l’article 254 dont relève le bris de clôture est indécis, fort vague, qu’il faut pour escompter le bénéfice du délit tabler sur l’indulgence et l’humanité des juges, tandis que les articles 212 et 213 sont nets : deux à six mois de prison.

Lorsque je fus envoyé à Tunis pour comparaître devant le conseil de guerre, j’avais comme compagnon de chaîne un nommé Azemar qui tournait pour le délit d’abandon de poste. Son but avait été de changer de compagnie pour échapper à certains gradés qui s’acharnaient contre lui. Sa plus grande crainte était d’être acquitté. Quelques jours avant de passer au conseil, il apprit que les condamnés à deux mois faisaient leur temps à la prison de Tunis au lieu d’être envoyé au pénitencier de Bône et que, par conséquent, restant dans la même division, il serait réintégré à la 1re  compagnie s’il n’était condamné qu’au minimum.

Aussi le jour du Conseil, lorsque son avocat vint le voir quelques minutes avant de plaider, il le supplia de ne pas faire une trop chaleureuse plaidoirie, de ne pas demander l’acquittement, ni même le minimum de la peine.

Il fut condamné à trois mois de prison. Je n’ai jamais vu pareille joie.


LA DISSIPATION D’EFFETS

La dissipation d’effets peut être volontairement accomplie par le disciplinaire ou suscitée par le gradé.

Dans le premier cas, elle se produit ainsi :

En colonne, en détachement de route, les disciplinaires mal nourris, trouvent l’occasion de satisfaire leur faim en troquant à des arabes quelque effet contre des vivres (œufs, poule, dattes, olives, figues). Au retour, lorsque l’inspection a lieu, si l’inventaire n’est pas complet, le disciplinaire est mis en prévention de conseil.

Affaire Bouvier. — En 1896, la première compagnie fut envoyée en détachement de route sur la frontière tripolitaine ; entre Bir Saad et Ei-Haffey eut lieu le fait suivant :

Un disciplinaire, nommé Bouvier, était resté en arrière avec une dizaine de camarades. Le groupe rencontra un arabe qui conduisait un bourriquot chargé de volailles. Bouvier voulut échanger un mouchoir qu’il avait de rabiot contre un poulet ; l’arabe refusa, il voulait une serviette. Le lieutenant était à quelques kilomètres derrière eux ; les disciplinaires craignirent qu’arrivant à l’improviste, il ne les surprit, et ne voulurent pas déboucler leurs sacs pour prendre l’objet demandé par l’arabe. Finalement, Bouvier s’empara d’un poulet et jeta un mouchoir sans faire attention qu’il donnait le sien et non celui qu’il avait trouvé. L’arabe rejoignit la colonne, se plaignit au lieutenant, lui montrant le mouchoir portant le matricule de Bouvier. Celui-ci en voyant arriver l’arabe à El-Haffey se sauva dans la montagne. Il fut arrêté le lendemain et interné au caravansérail d’El-Haffey.

Il passa au Conseil de guerre de Tunis et fut condamné à deux ans de prison — pour un mouchoir.


Dissipation d’effets et absence illégale. — Aux portions centrales des compagnies, là où la consigne perpétuelle est garantie par une excessive surveillance, la dissipation d’effets est plus rare, parce qu’elle est le corollaire de l’absence illégale qui ne peut se produire que si le disciplinaire réussit à échapper aux appels, contre-appels et rondes de nuit.

Une seule chose peut sauver de la dissipation d’effets le disciplinaire en état d’absence illégale, c’est la solidarité et la présence d’esprit de ses camarades.

Lorsqu’un homme est porté manquant à l’appel, le sergent de semaine fait prendre immédiatement son paquetage et le porte au magasin pour en faire un inventaire qui doit être contresigné par deux témoins, mais il est facile de trouver des témoins complaisants ou peureux qui signent sans oser contrôler.

Une pièce quelconque est retirée du paquetage, et lorsque le fugitif rentre au camp, il est mis en prévention de conseil pour dissipation d’effets.

Aussitôt qu’un homme est porté manquant, il faut que ses camarades exigent que l’inventaire soit fait dans la chambre même devant tous les hommes.


DÉSERTION

La désertion est un des délits qui se produisent le plus rarement à la discipline ; la cause en est dans l’impossibilité matérielle de réussir, impossibilité résultant de l’emplacement des compagnies de discipline. Le mur du disciplinaire, c’est le pays : le bled, où la faim et la soif attendent le fugitif.

On paie 25 francs la livraison d’un déserteur, et ce ne sont pas les indigènes qui sont les plus acharnés après ce gibier humain.


VOL

Le vol est encore plus rare que la désertion. Deux faits montreront comment à la discipline on peut passer au Conseil pour vol.

Affaire Sary. — L’affaire Sary eut lieu en 1893 à la 1re  compagnie. Il manquait à Sary une paire de souliers, soit qu’il les eut égarés, soit qu’on les lui eût pris.

La disparition de ses souliers entraînait sa mise en prévention de conseil pour dissipation d’effets. À la veille d’une revue de détail, Sary alla le soir au magasin d’habillement où il avait remarqué, près d’une fenêtre, une pile de souliers hors service, il cassa un carreau et s’empara de vieux souliers. Malheureusement, un disciplinaire, le cuisinier des sous-officiers, le vit, courut au poste qui était à dix mètres, prévint le sergent de garde et ils surprirent Sary emportant la paire de souliers. Mis en prévention de Conseil pour vol d’effets appartenant à l’Etat, le malheureux fut condamné par le Conseil de guerre de Tunis à dix ans de travaux publics.

L’autre fait s’est passé en 1896 à la 2me  compagnie de discipline :

Un caporal d’ordinaire faisait la distribution des morceaux de savon attribués aux hommes chaque semaine. Deux disciplinaires, profitant de ce que le gradé avait le dos tourné, en prirent deux morceaux dans le rabiot du caporal.

Celui-ci, se retournant brusquement, les aperçut, appela deux témoins, et les fusiliers passèrent au Conseil de guerre qui les condamna chacun à deux ans de prison.


OUTRAGE

Les faits suivants montreront le mécanisme de l’outrage.

Affaire Bajar. — En 1896 — nous ne pouvons préciser la date — à la portion centrale de la troisième compagnie à Aumale, un caporal, dont malheureusement nous ignorons le nom — le témoin qui a raconté le fait se rappelait seulement qu’il sortait du deuxième zouaves — entre un jour dans les locaux disciplinaires en état d’ivresse. Avec l’entêtement des hommes ivres, il s’acharna sur un nommé Bajar qui ne soufflait mot et lui donna un nombre considérable d’ordres formels pour imposer silence à Bajar silencieux. Cette comédie dura plus de dix minutes. À la fin, Bajar agacé se raidissait pour ne rien répondre. Le caporal revint à la charge, soufflant dans la figure de Bajar son haleine empestée. N’en pouvant plus, Bajar dit au gradé : « Caporal, vous m’embêtez, je ne vous dis rien, fichez-moi la paix… Allez cuver votre vin ailleurs. » Pour ces paroles Bajar passa au conseil sous l’inculpation d’outrage à un supérieur pendant le service et se vit infliger dix ans de travaux publics.

Il est actuellement à l’atelier de Mers-el-Kebir.

Affaire Mejescaz. Les punis de prison ne doivent rien introduire dans les locaux disciplinaires. Un caporal de garde nouvellement arrivé voulut se signaler à ses supérieurs et résolut de fouiller les bagneux.

Il les fit sortir à neuf heures du soir, les fit s’aligner devant les locaux disciplinaires et procéda à la visite corporelle.

Il leur fallut ouvrir la bouche, lever les bras, écarter les jambes ; le gradé, après leur avoir palpé les parties sexuelles, les fit mettre en position pour visiter l’anus.

Arrivant à un prisonnier nommé Mejescaz, le caporal lui fit exécuter ces divers exercices, mais, comme il le laissait un assez long temps dans la dernière position, Mejescaz lui dit : « Ah ça, caporal, est-ce que vous avez envie de… »

Immédiatement il fut jeté en cellule en prévention de conseil pour outrage. Le conseil de guerre d’Oran le condamna à cinq ans de travaux publics[6].


LA VOIE DE FAIT

Affaire Leclerc. — À la quatrième compagnie, au détachement de Bou-Saada, le sergent Rochi, pour un motif futile, voulut mettre au silo le disciplinaire Leclerc. Celui-ci résista. Rochi tira sur lui un coup de revolver, Leclerc tomba dans le silo, où il resta jusqu’au lendemain, abandonné de tous, avec une balle dans le côté. On le transportai l’hôpital, où il guérit. Puis il fut traduit devant le conseil de guerre d’Alger qui le condamna à dix ans de travaux publics pour voies de fait envers un supérieur pendant le service[7].

Le torturé d’EL-Berd. — En 1896, un détachement de la deuxième compagnie fut envoyé à El-Berd pour édifier un poste optique. Quelques indigènes y travaillaient avec les disciplinaires. Au mois de janvier 1896, un indigène nommé Mahmoud prit un bidon et but à même quelques gorgées d’eau. Le disciplinaire à qui appartenait le bidon, mécontent de cet acte, prit l’arabe à partie et finalement, lui arrachant le bidon des mains, lui en jeta le contenu à la figure. L’arabe se plaignit immédiatement au chef du détachement, le sergent Jonglas. Ce dernier appela le fusilier, et, le ligottant avec des cordes enduites de savon et fortement serrées, le fit exposer au soleil.

Le supplice commença à une heure de l’après-midi. Sous l’effroyable pression des cordes, les chairs des bras et des jambes se tuméfièrent, les efforts du patient pour échapper à l’implacable ardeur du soleil firent en peu de temps éclater la peau. Le corps entier — il était ficelé comme un saucisson — se zébra de plaies rendues encore plus douloureuses par la morsure du savon. Jusqu’à cinq heures le camp fut rempli par les hurlements du supplicié, placé devant la tente de Jonglas. Il était défendu de s’approcher.

Les quelques hommes employés au camp effrayés par le revolver du chaouch n’eurent garde d’enfreindre sa défense et quatre heures durant le camisard subit l’affreuse torture. Mais, à l’heure de la soupe, lorsque les travailleurs revinrent du chantier, la scène changea Quelques-uns parmi les plus hardis enjoignirent au chaouch de faire cesser immédiatement cette scène ignoble. Jonglas ne voulant rien entendre, tira son revolver, menaçant de brûler la cervelle au premier qui s’approcherait du malheureux.

Deux courageux disciplinaires, au mépris des menaces de Jonglas, se jetèrent sur le torturé, coupèrent ses liens ; en plusieurs endroits, les cordes étaient entrées dans les chairs. Tous les camisards étaient devant la tente, Jonglas eut peur pour sa peau et atermoya.

Les fusiliers, très surexcités par l’épouvantable supplice infligé à leur camarade, se révoltèrent ; n’écoutant ni les menaces ni les objurgations du sergent, vingt-deux hommes partirent dans la nuit avec armes et bagages, porter plainte au capitaine Baronnier à Biskra.

Jonglas avertit alors tous les douars de la région ; les tribus arabes se mirent à la poursuite des fugitifs qui furent capturés après deux jours de marche dans le désert, sans eau ni vivres. Une escorte d’indigènes armés sous la conduite d’un cheik les conduisit à Biskra.

Baronnier réalisa ainsi l’espoir de justice sur lequel avaient tablé les disciplinaires.

Quatre furent envoyés aux cocos. Le reste passa aux pionniers. Le disciplinaire supplicié fut seul traduit devant un Conseil de guerre pour coups et blessures exercés sur un indigène et menaces envers un supérieur.

Cette accusation fut appuyée par de faux témoignages. Mahmoud reçut de l’argent pour affirmer avoir reçu un coup de poing ayant déterminé l’effusion du sang.

Il suborna deux tantes, le cuisinier et l’ordonnance de Jonglas.

Sur la promesse d’une sortie de faveur, ils accusèrent le disciplinaire d’avoir menacé le sergent, et la victime de ces odieuses machinations, le supplicié d’El-Berd fut condamné à cinq ans de Travaux publics.

L’Arabe Mahmoud, qui habite les ksours de Tamerna, avoua à un fusilier que sa déposition lui avait été dictée par le capitaine et qu’il en avait reçu de l’argent. Ce fusilier est libéré maintenant, il est boulanger à Pont-sur-Yonne.

G. Dubois-Desaulle



  1. L’acte d’être traduit devant un conseil de guerre a donné naissance à quelques expressions argotiques qu’il n’est pas inutile de fixer par l’impression. Elles sont maintenant employées dans toute l’armée sans qu’on puisse en donner une sûre étymologie. Lorsqu’un soldat est traduit devant un conseil de guerre on dit : qu’il tourne, qu’il vire, qu’il passe an falot, qu’il tournique. Le substantif tourniquet désigne le conseil de guerre.
  2. Voir La revue blanche du 15 juillet 1900.
  3. Nom donné par les troupiers d’Afrique au chargement du soldat. Ce mot vient de l’arabe et signifie bât.
  4. Actuellement capitaine en France.
  5. Actuellement adjudant en France.
  6. Mejescaz est toujours à l’atelier de Mers-el-Kébir.
  7. Intransigeant.