Les Corps disciplinaires (La Revue Blanche)/01 avril 1901


un disciplinaire d’oléron à la crapaudine rampant vers sa gamelle.
(D’après une photographie au magnésium.)

Le Bagne militaire d’Oléron


Dans les études parues ici même [1] et où nous initiâmes le public au fonctionnement des corps disciplinaires, les documents produits étaient tous relatifs à des corps de troupe établis outre-mer, ce qui a pu suggérer au lecteur cette remarque : « Ces meurtres, ces sévices corporels sont rendus possibles par l’éloignement de ces corps, par l’absence du contrôle civil ; mais en France, sous les yeux de la population, ils seraient impossibles ». Détruire cette illusion sera l’objet du présent article.

Des disciplinaires en France ! le fait étonnera même des militaires, même des fonctionnaires de la Marine ; le ministre sous l’administration de qui sont placés ces disciplinaires en sera peut-être stupéfait plus que personne… Point n’est besoin d’affronter le sirocco de l’Erg saharien, le vomito-negro du Sénégal, les fièvres de Madagascar, pour voir ce Biribi à sinistre renommée : en quelques heures l’express Paris-Bordeaux peut y conduire les incrédules ; la nuit, le feu électrique de Royan rayonne dans son ciel… Ce Biribi inconnu est établi dans la citadelle de Château-d’Oléron, île d’Oléron (Charente-Inférieure), dans la triple enceinte de fortifications élevée par Richelieu. Il enferme les dépôts de deux corps disciplinaires : 1° celui de la Compagnie de fusiliers de discipline de la Marine. — en argot militaire, les Peaux de lapins[2] ; 2° celui du corps des disciplinaires des Colonies. — en argot militaire, les Cocos[3]. Ces deux dépôts, confondus sous la dénomination courante de « Dépôt d’Oléron ». ont pour commandant le chef de bataillon Dagnau.

Oléron. — Le lieu était trop proche : nous ne pouvions nous contenter de témoignages, — une enquête personnelle s’imposait. Et peut-être le souci d’une documentation personnelle ne fut-il pas le seul motif qui nous incita à l’entreprendre, mais aussi le plaisir amer de revivre des époques douloureuses, de nous mirer dans le spectacle de ces forçats au rang desquels nous étions encore il n’y a pas quatre ans.

C’est en 1900[4] que nous partîmes pour l’île d’Oléron. Débarqué à Château-d’Oléron, nous descendîmes hôtel de l’Océan sous le nom de *** voyageur de commerce en ***. Notre ferveur à lire le Petit Journal. l’Intransigeant, le Gaulois et la Libre Parole consacra notre respectabilité, nous valut la sympathique considération des gradés de la garnison qui venaient là faire leur manille, et nous rendit insoupçonnable, même à l’adjudant Hervé et au commandant Dagnau.

Si nous parlons de la « Discipline » d’Oléron, c’est parfaitement documenté sur elle. Nous avons vu les lieux que nous allons décrire… Cependant le commandant Dagnau peut chercher, — il ne trouvera pas l’autorisation manuscrite sans laquelle personne ne pénètre dans la citadelle, car de cette autorisation nous nous sommes passé, renonçant ainsi à la précieuse escorte d’un homme de garde. Si peu croyable que cela doive paraître tout d’abord, — nous avons visité les batteries du front-de-mer et toutes les fortifications de la première enceinte ; nous sommes entré dans la cour des Cocos, dans leurs casemates, leur

le bastion nord de la citadelle d’oléron

1 et 2, Canardières de la grande chambre ; — 3, 4 et 5, Cheminées d’aération de la grande chambre ; — 6, 7 et 8, Cheminées d’aération des petites chambres ; — 9, Palissade isolant le Camp-des-Cocos ; — 10, Guérite de surveillance.


prison, leurs cellules ; nous avons fait la « distribution » dans le magasin aux vivres de l’infanterie de marine : nous avons même inspecté le poste de police et avons poussé le scrupule jusqu’à y constater une saleté repoussante. Et, au cours de cette enquête, notre appareil « détective » enregistra maintes photographies dont nous reproduisons quelques unes ici ; on ne s’étonnera pas des raccourcis violents de celles qui ont été prises au magnésium dans les cellules de correction : là, nul recul.


RÉGIME.

Les Casemates. — Ces casemates, l’administration du génie, les nomme des « chambres ». Les ayant vues, nous les appellerons des bouges.

Celles qui servent de logement aux disciplinaires sont, au nombre de quatre, — trois qualifiées « petites chambres » ; une, « grande chambre ».

Grande ou petites, ces « chambres » sont des souterrains où l’on a mis des lits. Sur leurs voûtes, s’entassent, fortifications, poudrières, batteries ; sous leurs planchers sont de vastes citernes dans lesquelles stagne de l’eau croupie.

Les trois « petites chambres » n’ont pas de fenêtres : elles reçoivent le jour d’une imposte fixe placée au-dessus de la porte d’entrée ; l’air se renouvelle quand sont ouvertes cette porte et celle d’un conduit qui perce l’épaisseur des fortifications vers la mer. Dans chacune de ces chambres vivent de 25 à 30 hommes.

La « grande chambre », qui occupe l’angle sud du bastion-nord, loge environ 60 hommes. Un jour blême tombe de deux canardières grillées qui, percées tout au haut de la muraille opposée à la porte, traversent une maçonnerie de près de trois mètres d’épaisseur.

L’atmosphère de ces souterrains, principalement des trois
plan à vue du bastion nord d’oléron
qui sont dépourvus de fenêtres, est empuantie d’un remugle où se combinent l’odeur des corps humains mal entretenus, la fumée du tabac, les émanations des tinettes, et (par suite de l’incurie des fourriers) la fumée des lampes à pétrole dont les verres cassés ne sont pas remplacés.

Tous ceux qui ont passé par la caserne, connaissent l’odeur caractéristique des chambrées : pourtant, comme elles ont des fenêtres, on les ventile. Or, depuis 1630, date de la construction de la citadelle d’Oléron, les casemates n’ont jamais été aérées hygiéniquement : leur disposition s’y oppose. C’est là cependant que des hommes punis, et non condamnés, sont forcés de rester : consigne perpétuelle à la chambre, sauf aux heures de travail, d’exercice ou de corvée ; aussitôt qu’ils ont achevé les besognes qui exigent leur sortie des casemates, ils y sont réintégrés et enfermés à double tour… avec leurs tinettes.

La Gobette. — Le règlement accorde aux disciplinaires du corps des colonies le droit d’avoir une cantine qu’ils dénomment la « gobette ».

Elle est réservée aux hommes non punis : ils peuvent s’y procurer du pain, du fromage, du saucisson, des fruits ordinaires, du vin (1/2 litre par jour), du tabac, du papier à cigarettes et des allumettes. Le montant de leurs achats ne doit pas dépasser trois francs par semaine.

D’une lettre que nous avons tout dernièrement reçue d’un fonctionnaire militaire nous extrayons :

« …En décembre 1900, les hommes de la compagnie, outrés du prix exorbitant auquel le cantinier leur vendait des marchandises de qualité très inférieure, souvent frelatées, résolurent de toucher ce mercanti (qui est un catholique pratiquant) à l’endroit sensible, la caisse, et décidèrent de se priver volontairement de gobette. Comprenez-vous la gravité d’un tel acte et ses conséquences au point de vue de la discipline ? Le commandant Dagnau bondit d’indignation, et, comme les disciplinaires, s’ils cessaient d’acheter des vivres, continuaient à acheter du tabac, il décida de les priver du seul plaisir qui soit toléré, et, de sa propre autorité supprima ce qu’un décret établit : l’argent de famille. Plus d’argent, plus de tabac, de papier, d’allumettes. Les disciplinaires cédèrent et revinrent à la gobette se faire estamper.

« Quelque temps après cette grève de consommateurs, le vin à Oléron descendit à des prix très bas ; cependant notre cantinier le maintint au même tarif : d’où, une réclamation générale des hommes et du cadre armé. Par ordre du commandant Dagnau, le cantinier continua son fructueux commerce : il fut même défendu aux sous-officiers de se procurer du vin ailleurs.

«… Consignés perpétuellement, les disciplinaires sont forcés de faire tous leurs achats à la cantine. Étant donné la modique somme mise à leur disposition, ils hésitent souvent à acheter un paquet de tabac de 50 centimes, se contentant de prendre cette denrée par trois ou quatre sous. Ces jours derniers, un homme ayant demandé pour 20 centimes de tabac, le cantinier lui donna un de ces paquets qu’il tient tout préparés (soi-disant pour servir plus rapidement). Le disciplinaire s’aperçut que le paquet ne contenait pas le poids, et il exigea ses 16 grammes. Immédiatement le cantinier, de sa propre autorité, décida de ne plus vendre que des paquets de 50 centimes : les réclamations qui jusqu’ici ont été faites sont, restées lettre-morte.

L’appui que rencontre ce cantinier dans cette exploitation éhontée des disciplinaires est facilement explicable : la cantinière est une amie très intime de la femme du lieutenant faisant fonction d’adjudant-major et, d’autre part, le cantinier est ouvertement protégé par une amie du commandant. Il faut donc qu’envers et contre tous ledit cantinier fasse fortune. »


À gauche le fournisseur de la troupe ; à droite le sergent Lacroix.
(Photographie prise par l’auteur dans l’intérieur de la citadelle, sur les batteries.)
Les petits trafics de l’Ordinaire. — Les Cocos sont nourris de manière à ne pas périr de faim. Quelques faits vont faire comprendre pourquoi leur nourriture est insuffisante et de mauvaise qualité.

Les dépôts disciplinaires d’Oléron possèdent en dehors de la ville, entre la mer et la porte Dolus, juste derrière une ancienne carrière transformée en lagon, un immense jardin, dit « Jardin de la troupe ». Tous les jours, de nombreuses corvées, soit de Peaux de lapins, soit de Cocos, travaillent à ce jardin. Réglementairement, la récolte intégrale devrait être versée à l’ordinaire. En fait, elle est intégralement dévolue aux officiers et sous-officiers.

Non seulement les graines et fournitures nécessaires aux semailles sont achetées avec l’argent de l’ordinaire, mais c’esl également avec l’argent de l’ordinaire que sont achetées les graines destinées à produire les plantes dont s’orne le logis des gradés. La maison Vilmorin-Andrieux, qui est le fournisseur du dépôt, a sur ses registres la preuve de ce vol, preuve que l’on trouverait également si l’on faisait examiner la comptabilité du dépôt par des experts consciencieux.

Dans ce soi-disant Jardin de la troupe est une cabane à lapins (dont nous possédons la photographie, car, pas plus que les in-pace, ce jardin n’échappa à nos investigations) où l’élève des lapins se fait en grand : cette cabane, qui a couté quatre cents francs, a été édifiée avec l’argent de l’ordinaire. Il va sans dire que les disciplinaires n’ont jamais vu de lapin figurer sur leur maigre menu.

Avec l’argent de l’ordinaire on cultive aussi des fraises pour la table des officiers. Deux disciplinaires, Tomel et Soupé, qui un jour eurent la tentation de goûter à ces fraises furent punis de quatre jours de salle de police par le caporal Maire, punition changée en quatre jours de prison : une autre fois, surpris par le caporal Lascompe, Soupé fut, pour le même fait, puni de six jours de prison.

À signaler aussi la pêche : des Peaux de lapins font souvent la corvée de pêche, le poisson est partagé en lots. Les plus belles pièces échoient aux plus hauts gradés : la part des caporaux est plus modeste ; et ce dont ils ne veulent pas est quelquefois laissé aux disciplinaires.

Communications avec l’extérieur. — Toute communication, soit avec les civils, soit avec les troupes, est formellement interdite : toute tentative dans ce sens, durement réprimée.

Quoique aucune prescription spéciale ne permette l’ouverture de la correspondance, on lit les lettres des disciplinaires au départ.

Des sergents sont chargés de ce service.

Dans les derniers mois de l’année 1899, au cours d’une fouille générale, on saisit dans le paquetage d’un Peau de lapin une lettre adressée au directeur de l’Aurore. Dans cette lettre était notamment signalée — M. le commandant d’Oléron se le rappellera certainement — la noyade d’un chien dont les aboiements empêchaient de dormir Mme  l’adjudante Hervé. Le disciplinaire qui avait écrit cette lettre fut puni de 30 jours de prison : une demande de 60 fut établie contre lui.

En septembre 1899, le disciplinaire Robillard essaya de faire parvenir une lettre au même journal. Elle fut saisie, et le pauvre diable expia sa tentative de protestation par 60 jours de prison dont 28 de cellule.

Le disciplinaire Tardif, qui était en correspondance avec moi, eut une lettre saisie : le commandant d’Oléron demanda 60 dont 30, et fit un rapport « sur le caractère, les idées de Tardif, la nature de ses lettres et sur le caractère des opinions du publiciste de Paris ». Appuyée de ce rapport, la demande revint « accordée », et Tardif fut puni de 60 jours de prison dont 30 de cellule «… o/ de l’amiral préfet maritime. — pour avoir communiqué à la presse des renseignements calomnieux sur la discipline du corps ». Le libellé ajoutait : « Cette punition sera lue pendant quinze jours au rapport. »

La lecture des journaux est défendue aux disciplinaires. Une seule feuille avait échappé à l’interdit : le Petit Journal, il parut lui-même suspect, et il fut proscrit également. Son supplément illustré est seul toléré.


EMPLOI DU TEMPS

Entre le réveil et la soupe du soir, les disciplinaires sont assujettis, soit à l’exercice (sans culasse mobile ni baïonnette), soit à des corvées : Corvées d’eau ; charroi des ordures ; vidange des tinettes : travail du jardin.

Corvées d’eau. — Les corvées d’eau sont les plus pénibles. Elles s’exécutent avec trois petits tonneaux et un grand tonneau.

Les « petits tonneaux » sont en fer et montés sur deux roues ; ils contiennent chacun 200 litres. Pour le transport d’un petit tonneau : trois hommes. — un qui le tire, deux qui le poussent.

Le « grand tonneau ». d’une contenance de 800 litres, est en bois, monté sur quatre roues, et est muni d’une flèche à laquelle s’attellent six hommes : derrière, poussent deux autres hommes.

Quelque temps qu’il fasse, par le verglas ou sous la canicule, chaque tonneau, attelé des mêmes hommes, doit faire au moins ses trois voyages d’eau par jour. Le lieu où les disciplinaires puisent l’eau étant éloigné du réservoir d’environ 4 kilomètres, — cela fait un minimum de 24 kilomètres par jour : 12 avec le tonneau vide, 12 avec le tonneau plein. Lorsque l’adjudant Hervé exige quatre voyages du grand tonneau, les disciplinaires de corvée font donc 32 kilomètres dans leur journée, dont 16 en traînant un poids d’environ 1 000 kilogrammes.

En été, quand l’eau est rare à Oléron, les disciplinaires sont rationnés ; les gradés et leurs femmes la gaspillent.

Charroi des tinettes. — Les tinettes de la citadelle sont vidées à 4 ou 5 kilomètres de la forteresse : les disciplinaires de la corvée de tinettes font ce charroi autant de fois qu’il est nécessaire — les tinettes portées à bout de bras dans des brancards, sans halte intermédiaire.

Charroi des ordures. — Une corvée de huit disciplinaires descend, deux ou trois fois par jour, les ordures de la citadelle. Elles sont charriées dans un grand camion à quatre roues jusqu’à 4 kilomètres de la citadelle, derrière le Jardin de la troupe. Trois hommes sont attelés dans les brancards ; trois hommes derrière et deux sur le côté poussent. Le grand tonneau et le grand chariot devraient, réglementairement, être attelés d’un cheval : mais ce cheval, les officiers l’utilisent pour leur plaisir.


RÉGIME CŒRCITIF RÉGULIER.

L’ensemble des moyens coercitifs en usage aux Cocos est un beau monument de notre réglementation militaire. Comme on le verra, la torture de la faim y figure officiellement, graduée avec méthode.

Pour faire comprendre la terrible prépotence des gradés commandant les Cocos, nous comparerons leur droit de punir avec celui des gradés de la régulière.

Echelle des peines. — Aux Cocos : le caporal a le droit d’infliger 4 jours de salle de police ; c’est dire qu’il lui est conféré, en l’espèce, les pouvoirs d’un adjudant. Plus même : car l’adjudant de la régulière a la faculté d’infliger une punition de consigne s’il veut absolument punir, tandis que le caporal des Cocos n’est armé que de la punition supérieure.

Ce sergent dispose de 8 jours de salle de police. — c’est-à-dire qu’il possède les pouvoirs d’un lieutenant de la régulière.

Le sergent-major et l’adjudant disposent de 15 jours de salle de police, — comme le capitaine de la régulière.

Le lieutenant dispose de 8 jours de prison, — c’est-à-dire qu’il possède les pouvoirs d’un capitaine.

Le capitaine a le droit d’infliger 30 jours de salle de police, ou 15 jours de prison dont 8 de cellule, — c’est-à-dire qu’il a les pouvoirs d’un colonel dans son régiment.

Le chef de bataillon a le droit d’infliger 30 jours de prison ou 30 jours de cellule simple ou 28 jours de cellule de correction ou 28 jours de prison aggravée ou 28 jours de cellule aggravée ;

Ainsi, pour la première punition, il a les mêmes droits qu’un général ou qu’un amiral : pour la troisième punition, il a deux fois plus de pouvoir qu’un général. Quant aux autres punitions, un général n’a pas le pouvoir de les infliger.

En effet ; même à l’égard des Cocos, le général, l’amiral, le préfet maritime commandant en chef n’ont le droit d’infliger que 30 ou 60 jours de prison dont 15 de cellule de correction

Certes, il y a la une belle prérogative pour les gradés de la Discipline. Pour bien juger de ce que cette dérogation à la hiérarchie représente pour le disciplinaire, il faut connaître ce qu’est véritablement le régime des différentes punitions : salle de police, prison simple, prison aggravée, cellule simple, cellule aggravée et cellule de correction.

Salle de police et Prison. — La punition de salle de police s’adjuge avec une telle facilité et les régimes coercitifs supérieurs sont d’une telle dureté que les Cocos font peu attention à cette punition. Cependant elle entraîne privation de gobette, interdiction de fumer, et elle entasse les hommes dans des locaux encore plus infects que les casemates.

Les locaux disciplinaires réserves à la salle de police et à la prison sont
plan à vue des locaux disciplinaires enclavés dans la première cour de la discipline.
enclavés dans la première barrière du bastion disciplinaire : ils se trouvent aménagés dans la masse des fortifications qui constituent la première enceinte, en face du casernement où loge l’adjudant Hervé, à quelques mètres de la porte d’entrée de la citadelle.

La punition de salle de police se purge dans une pièce de 4 m. 50 de long, 3 m. de large et 2 m. 50 de haut. Le bas-flanc y est en bois. Dans cette pièce où 8 hommes seraient déjà mal à leur aise, on entasse jusqu’à 25 hommes. De plus, elle est obscure : le soupirail de cave, qui devrait donner accès à la lumière et à l’air, est clos d’une plaque de tôle.

Les dimanches et jours fériés, les punis de salle de police font le « bal » (peloton de punition) six heures par jour, en sus des corvées intérieures.

Les locaux spécialement affectés aux punis de prison sont attenants à ceux de la salle de police. Leur unique porte est la première à gauche, aussitôt franchie la palissade de la Discipline. Ils se composent d’une chambre de 8 m. de long sur 2 m. 50 de large, dans laquelle on fait tenir en moyenne 25 hommes. Cette chambre n’a pas de soupirail : elle possède deux orifices intermittents qui sont les deux guichets dont se troue la porte. Le bas-flanc, qui est en planches, est enlevé tous les matins et replacé à sept heures du soir.

Le régime de la prison simple comporte, en sus des corvées intérieures, six heures de peloton de punition avec, comme nourriture, deux gamelles par jour, dont une sans viande. Ni vin, ni tabac. Ration de pain réglementaire.

Sous le régime de la prison aggravée l’homme ne reçoit journellement que sa ration de pain et d’eau et deux gamelles sans viande par semaine. Ainsi lesté, il est astreint à six heures de peloton par jour.

L’adjudant assiste souvent à la préparation des gamelles destinées au punis : lorsque la soupe lui paraît trop consistante, il fait retirer le pain superflu et le donne à ses poules ; il lui arrive aussi de rendre quelques gamelles immangeables par l’adjonction d’une certaine quantité de sel.

Le peloton de punition à Oléron se fait avec un fusil sans baïonnette et sans culasse mobile. Être au peloton, cela consiste à tourner pendant une journée (trois heures le matin et trois heures le soir dans une cour avec une charge de 35 kilos de sable sur le dos. Si les hommes ont mal au pied ou que leurs chaussures les gênent, on les fait se déchausser, mais on ne les dispense pas du bal pour cela. Dans les sacs, dont préalablement les cadres ont été enlevés, le sable est parfois remplacé par des cailloux.




plan à vue des cellules simples de la discipline.
C, cellules ; — S, soupirail ; — P, porte, — F, fers ou barre de justice.
Cellule simple et Cellule aggravée. — Le local où se font ces punitions est en dehors de la partie réservée à la Discipline, à l’extrémité nord des bâtiments parallèles à la première enceinte, à droite immédiatement en venant de l’entrée de la citadelle. Il se compose d’un couloir et de six cellules.

Chaque cellule offre à peu près les dimensions suivantes : 1 mètre de large, 2 m. 50 de long., 3 m. de haut, et est munie d’un soupirail d’environ 30 cent. sur 20 cent. Dans le couloir sont les fers, dont nous parlerons plus loin.

En cellule simple, l’homme, en sus de sa ration de pain et d’eau, touche par jour une gamelle sans viande : en cellule aggravée, il est réduit au pain sec et à l’eau.

Ce cas s’est produit : un puni de cellule se plaint qu’on lui ait apporté de l’eau croupie ; pour lui apprendre à réclamer on le laisse quatre jours sans une goutte d’eau.

Cellule de correction. — Le régime réglementaire de la cellule de correction est celui-ci : tous les jours 375 grammes de pain ; tous les quatre jours, une gamelle sans viande. Vingt-huit jours de cette punition peuvent être infligés d’un seul coup.

Ainsi exposé, théoriquement pour ainsi dire, cela constitue un régime effroyable. Mais pour bien goûter la dureté de ce moyen correctif, il faut l’examiner dans la pratique courante du dépôt d’Oléron.

Le local d’abord :

Malgré les fossés, malgré les consignes plus fortes que les enceintes nous avons pénétré dans la citadelle, nous sommes entré à plusieurs reprises dans les cellules de correction.

Afin de convaincre les autorités d’Oléron de la réalité de notre visite, nous déterminerons exactement la topographie de la géhenne dont nous allons parler.

plan à vue des cellules de correction.

Les cellules de correction ne sont pas situées dans l’enclave réservée aux Cocos : elles sont installées dans le bastion opposé, celui qui est le plus proche de l’entrée du port, en face du lavoir des troupes régulières, non loin du magasin à vivres des compagnies d’infanterie de marine (magasins où nous assistâmes à la distribution des vivres).

Le bâtiment des cellules est arrondi et constitue une sorte de tour attenante aux batteries supérieures où conduit un étroit escalier de pierre. À côté de cet escalier, sur les murs mêmes du bâtiment, un écriteau de bois porte en lettres blanches sur un fond jadis noir : « Limite des troupes de la marine ». Presque au ras du sol, un soupirail grillagé perce la muraille. Sur la surface courbe, l’huis formidable, barré de puissants verrous, plaque sa surface rougeâtre.

Cette porte ouverte, on entre dans la geôle.

Treize marches descendues, on est au niveau du sol des cellules. L’ombre, dissipée seulement par la lueur vague d’un falot. Dès l’entrée dans l’escalier, une odeur acre, une puanteur terrible vous assaille.

Le couloir, qui commence une fois la dernière marche quittée, a 6 mètres de long et trois portes : celle des deux petites cellules et celle de la grande cellule.

Les petites cellules ont une hauteur de 2 m. 10, une largeur de 1 m. 50 et une longueur de 2 m. 25. ce qui donne un cube d’air de 7 m. 087 : ce cube d’air n’est renouvelé que par l’ouverture de la porte de la cellule, car celle-ci ne possède aucun soupirail. Une fois la porte refermée, l’homme est dans un tombeau. Or la porte donne sur le couloir commun des cellules, et l’air de ce couloir n’est renouvelé que par l’ouverture de la porte extérieure et un trou de 20 cent. sur 20 cent., dont le grillage s’aperçoit, à l’extérieur, entre l’escalier des batteries et la porte. Dans chacune de ces petites cellules présentant 3 m.  15 de superficie sont enfermés jusqu’à trois et quatre hommes.

La grande cellule a 8 mètres de profondeur et environ 2 m.  5 de large. Dans cet étroit espace, on enferme de 22 à 25 et 30 hommes, qui s’entassent les uns sur les autres soit sur le bas-flanc, soit dessous, ou dans l’espace existant entre le bas-flanc et le mur dans les crachats et l’urine.

Le bat-flanc, qui est en bois, est retiré tous les matins au réveil et replacé à sept heures du soir.

Cette grande cellule a le privilège d’une lucarne d’environ 30 dmq ; mais il serait inexact de croire que ces 30 dmq soient tous utilisés pour le passage de la lumière et l’aération du souterrain. Soucieux de sa réputation de sage économie, le génie a jugé prudent de ne pas gaspiller l’air et la lumière. Ce « génie malfaisant », comme dit le refrain des

coupe du soupirail de la grande cellule

T, — tambour en bois ;
G, G, — grille en fil de fer ;
P, — plaque de tôle percée de 32 trous ;
B, — barreaux de fer ;
E, — extérieur ;
I, — intérieur.


« Joyeux », a d’abord placé devant le soupirail (percé à travers une muraille de 1 m.  80 d’épaisseur) un tambour en bois ; un treillis de fer réunit horizontalement l’arête de ce tambour au mur ; puis, dans l’ouverture même sont encastrés successivement un grillage, un treillis, une ligne de barreaux de fer, et enfin… une plaque de tôle. Nous devons à la vérité d’ajouter que cette plaque de tôle est percée de 32 trous du diamètre d’une cigarette : les 32 lueurs bleuâtres qui sortent de cette plaque comme des étoiles dans la nuit éclairent la cellule, le jour ; ces 32 trous sont les seuls orifices qui permettent l’épuration des 42 mc, dans lesquels sont entassés parfois jusqu’à 30 hommes, avec une tinette de 20 litres qui n’est vidée qu’une fois par jour. Lorsque cette tinette est pleine, les matières fécales et l’urine se répandent sur le sol où le défaut de place force les hommes à coucher. Le séjour dans ce local, qualifié à Oléron de prison noire est encore aggravé lors des coups de mer ou des marées d’équinoxes, car l’eau suinte dans ces culs de basse fosse, et les hommes se voient forcés de coucher sur les pierres humides.

Tels sont les lieux où s’accomplissent les ultimes répressions de la discipline militaire française.

Une condition intervient encore pour donner tout leur caractère à ces punitions : la durée.

Le fait que le nombre de jours de punition infligés, d’un seul coup, à un disciplinaire ne puisse dépasser 30 jours pour la prison ou la cellule simples, 28 jours pour la prison aggravée, la cellule aggravée ou la cellule de correction — ne signifie nullement que ce temps ne puisse être dépassé : car il y a la rallonge, et les gradés qui gouvernent à Oléron savent manier cette rallonge avec une telle habileté que certains hommes restent des mois entiers à s’atrophier dans les cellules. Le règlement n’est que le point de départ d’un indéfini qui trouve sa seule limite dans la cruauté du chef.

barre de justice.
Réduction au 1/5, d’après le Journal Militaire (1868, n° 3).

Les Fers. — Enfin, comme ces divers régimes, si terribles qu’ils soient, n’ont pas paru suffisants aux bureaucrates qui élucubrent les règlements, ces bureaucrates, sans oser aller jusqu’à l’ancienne torture, ont tenu quand même à meurtrir la chair des hommes, et, pour les disciplinaires, ils ont établi les fers, que l’on nomme aussi barre de justice.

Au dépôt d’Oléron, on se sert de deux sortes de barres : des barres individuelles fixes ou mobiles à volonté, comprenant chacune une paire de pédottes et une barre fixe à deux paires de pédottes.

Les premières sont employées pour les punis de cellule de correction.

Chaque cellule est munie de deux pitons scellés qui permettent aux gradés de fixer la barre s’ils le désirent. Mais comme ces pitons sont élevés d’environ 0m  75 au dessus du sol, et de telle façon que le corps soit étendu dans le sens de la largeur, l’homme mis à la barre de justice fixe, dans les petites cellules de correction, ne peut s’étendre complètement sur l’échine : il a les pieds en l’air, la partie lombaire de la colonne vertébrale à terre et la partie cervicale pliée contre la muraille ; il est en forme de V.

La seconde barre sert pour les punis ordinaires de fers et est scellée à la partie inférieure du mur, au fond du couloir des cellules simples. Elle a environ 0m  70 et est passée dans deux pitons à scellement. Les hommes

disciplinaires d’oléron à la barre de justice
(D’après une photographie au magnésium.)


ont les pieds en dessus de la barre, sont étendus sur la dalle et ne peuvent bouger ; parfois, pour aggraver la position, on croise les pieds du patient, de sorte que le pied droit soit dans l’anneau gauche, et le pied gauche dans l’anneau droit.

Pour manger sa gamelle, étant à la barre de justice fixe, l’homme est forcé de s’asseoir les pieds en l’air, mais ne peut se retourner ; or, comme les gradés qui apportent la soupe ont soin de faire poser la gamelle derrière lui, l’homme, avant de pouvoir mettre sa gamelle devant lui pour la saisir commodément, est forcé de faire une gymnastique au cours de laquelle il arrive souvent que la gamelle se renverse : c’est alors un jour de jeune supplémentaire. De même pour les bidons d’eau.

De quels crimes faut-il qu’un disciplaire soit accusé pour être à la barre de justice ? Si l’on prend le règlement, on voit que seul l’état de fureur ou l’état de démence impliquent la mise aux fers. De plus, le règlement prescrit que la mise aux fers s’effectue en présence d’un officier agissant sur un ordre écrit du commandant d’armes de la place et qu’une heure au plus tard après la mise aux fers un médecin major constate de visu si la santé de l’homme ne risque pas d’être atteinte par la punition : le règlement stipule formellement que les fers doivent être retirés aussitôt que l’étal de fureur a cessé.

Réglementer la torture quand toutes les passions du tortionnaire sont déchaînées… Les bureaux, en imposant des conditions qu’ils savaient pratiquement irréalisables, ont tenu à ce que l’atrocité du système rejaillit toute sur les sous-ordres. De tout le cérémonial exposé ci-dessus, rien n’est exécuté. Le gradé met aux fers pour n’importe quel motif, pour une tête qui ne lui « revient » pas, pour un geste, une parole malsonnante, et il laisse les patients aux fers le temps qu’il lui plaît.

Nous serions peu galants si nous ne rendions à Mme  l’adjudante Hervé témoignage de son omnipotence et de la manière royale dont elle venge son honneur outragé. Un Coco passant un jour près d’elle et ayant osé la regarder trop ardemment — la situation des Cocos est si anormale ! — elle appela Lucien, et fit mettre l’homme aux fers. Une autre fois, le disciplinaire Sauvo, témoin du fait précédent, faisait quelques difficultés pour obéir à l’adjudant ; Mme  l’adjudante, qui regardait la scène de sa fenêtre, cria à son mari : « Mais, Lucien, c’est une tête chaude : mets-le donc aux fers ! »


LE RÉGIME COERCITIF ARBITRAIRE

Le simple exposé des règlements ne peut renseigner de façon complète sur le régime de corps où les règlements ne sont que des points d’appui à l’arbitraire.

La prison aggravée, la cellule aggravée, la cellule de correction, les fers, ne sont pas les pires moyens employés pour assurer l’ordre : ce sont les moyens réglementaires. Il y a, de plus, les poucettes, le bâillon, la crapaudine, le passage à tabac.

Les Poucettes. — Aucun règlement, aucune loi, aucun acte législatif ou administratif ne prescrit l’emploi des poucettes dans l’armée française, et cependant on applique aux disciplinaires cet instrument de torture. De ce fait la question est rétablie dans l’armée. Cette assertion n’est pas une hyperbole de polémiste, mais un fait constaté par une foule de témoignages.

Le châtiment des poucettes n’étant prévu par aucun règlement, l’arbitraire du gradé est le seul juge de son opportunité[5]. Ces poucettes sont à la disposition de tous les gradés, depuis le fonctionnaire-caporal (auxiliaire du cadre armé, clairon, ordonnance) jusqu’à l’officier. L’instrument de torture mis aussi libéralement à la disposition de toute puissance hiérarchique ne sert, dans la majorité des cas, qu’à assouvir des rancunes et des antipathies particulières. Le plus grand grief qu’un gradé de la discipline produise contre un disciplinaire (nous en parlons expérimentalement) est d’avoir « une tête qui ne lui revient pas » ; qu’on mette en ligne de compte la vanité brutale du gradé blessée par une réponse ironique ou un geste esquissant la révolte intérieure. — et toutes les contraintes, tous les sévices, tous les meurtres en découlent et, d’abord, la mâchoire d’acier fonctionne, broyant les pouces.


les poucettes de l’adjudant hervé
Réduction : ½ (Collection de l’auteur).
Suivant la grosseur des pouces ou le calibre des poucettes, après un nombre plus ou moins grand de tours de l’ailette remontant la plaque de serrage, l’homme perd connaissance et le sang transsude par les pores de l’extrémité du pouce. Quelques minutes après la mise aux poucettes, la partie extrême du pouce enfle ; l’arrêt de la circulation donne à la chair des tons violâtres ; le pouce s’insensibilise alors par l’excès même de la douleur, à condition toutefois qu’on ne réveillé pas cette douleur par des mouvements : afin d’aggraver la torture, les gradés, qui connaissent cette particularité, viennent secouer ou tirer les poucettes.

Si l’application des poucettes provoque une souffrance terrible, leur retrait n’est pas moins douloureux : les gradés, au lieu de retirer les poucettes en faisant tomber à leur position inférieure l’ailette taraudée et la plaque de serrage, ne les abaissent que d’une longueur suffisante pour que le pouce, s’il était à son état ordinaire, put passer, en sorte qu’il s’opère une pression sur l’œdème de la partie extrême du pouce : de plus, au lieu de faire sortir les pouces d’un seul coup, ce qui serait moins pénible, ils donnent alternativement de toutes petites secousses à droite et à gauche.

Quant à la durée de ce supplice, elle dépend du bon plaisir du gradé.

disciplinaire aux poucettes et sa gamelle, oléron
(D’après une photographie au magnésium.)
Il arrive que les poucettes soient maintenues une journée entière ; parfois le patient en est quitte au bout d’une demi-heure.

Le fait qu’un homme soit présent au peloton de punition ne le dispense pas nécessairement des poucettes. Dans ce cas il manœuvre avec les autres, fût-ce au pas gymnastique, les pouces ferrés derrière le dos.


disciplinaire aux poucettes buvant au bidon
(D’après une photographie au magnésium.)
Voici deux photographies prises par nous dans les cellules de correction d’Oléron et qui indiquent dans quelles positions les hommes aux poucettes sont obligés de boire ou de manger. La première montre un homme rampant vers sa gamelle dont il va saisir le bord entre ses dents. Dans la seconde, le même homme a réussi à saisir entre ses dents le petit goulot de son bidon et, s’étant mis à genoux, il boit.

Voici un jeu assez en usage chez les graciés : au moment où le détenu va saisir entre les dents sa gamelle, il arrive que le gradé la pousse du bout du pied ; le détenu rampe à la poursuite de son repas, et le jeu dure autant qu’il plaît à l’autre d’affirmer sa puissance.

Quant aux besoins naturels, comme l’homme aux poucettes ne peut pas se déboutonner, il attend qu’un gradé vienne et veuille bien lui ôter les poucettes ; sinon, il évacue dans ses vêtements. Une pratique à signaler encore : lorsqu’un gradé, mettant les poucettes à un disciplinaire, arrive à un point du pas de vis où il ne peut plus serrer avec ses doigts, il prend soit un clou de charpentier, soit sa baïonnette, et, introduisant la pointe dans un des trous de l’ailette taraudée, fait levier pour obtenir une pression plus forte.[6]


schéma de la crapaudine
(Pour plus de clarté, la distance entre les mains et les pieds a été exagérée ; en fait elle est nulle, comme le montre la photographie reproduite en tête de cet article.)
La Crapaudine. — La crapaudine, dont nous avons indiqué l’usage dans les compagnies de fusiliers de discipline de la guerre, est employée à Oléron, où elle se complique de la mise aux poucettes.

Les pouces étant ferrés derrière le dos, l’homme est abattu par terre et les chevilles sont ligotées ensemble et rattachées, non pas aux poignets comme dans la crapaudine ordinaire, mais à l’anneau spécial que portent les poucettes à leur extrémité : de sorte que, de quelque façon que l’homme se place, en plus de la pression exercée sur eux, ses pouces subissent une traction constante, car les jambes, repliées en arrière font ressort.

Le croquis ci-contre et la photographie placée en tête de cet article permettront de se rendre compte de la position : l’homme supplicié la garde parfois une journée entière. Pour les repas et les besoins naturels, les choses se passent ainsi que nous l’avons dit précédemment, aggravées par la complication de la position.



le baillon
Le Bâillon. — Lorsque, de par l’application des poucettes ou pour la mise en crapaudine, l’homme crie, il arrive souvent que les gradés usent du bâillon, afin d’opérer dans le silence.

Le bâillon est improvisé avec un mouchoir, une pierre, un objet quelconque que l’on introduit dans la bouche. On met ensuite entre les dents du patient un morceau de bois de la grosseur d’un manche à balai et muni de cordes dont les bouts se nouent derrière la nuque. Une courroie peut faire l’office du morceau de bois.

Passage à tabac, etc. — Voici un extrait d’une lettre qui nous est parvenue l’année avant-dernière, d’un ancien camarade de la première compagnie de discipline :

« Dans la nuit du 21 septembre 1898, quatre hommes, las d’un régime particulièrement pénible, régime qu’ignore le public, s’évadaient du dépôt d’Oléron par une fenêtre donnant sur la mer et dont ils avaient scié un barreau.

« Les préparatifs de cette tentative hardie se firent dans l’obscurité et en secret ; l’évasion ne fut connue des hommes du dépôt qu’après son exécution. À la première ronde de nuit, à dix heures, l’officier constata la fuite des quatre fusiliers et put se rendre compte des voies et moyens employés par eux.

« Aussitôt il fait réveiller les hommes, les envoie aux locaux de discipline, les fait mettre aux fers, aux poucettes et à la crapaudine. À midi, les disciplinaires étaient encore dans les mêmes tortures.

« L’un d’eux, le fusilier Delacroix, a même été frappé violemment par un caporal qui voulait, à force de coups, l’obliger à parler.

« Toutes ces mesures de violence étaient prises pour obtenir la dénonciation de complices soupçonnés.

« Or, parmi ces hommes, la plupart étaient restés étrangers à l’évasion.

G. Peuvet,
fusilier disciplinaire des colonies.

Les quatre disciplinaires qui avaient tenté de s’évader, furent repris. À leur retour, ils furent affreusement maltraités par les gradés.

Un lieutenant donnait l’exemple en frappant un des prisonniers à grands coups de pied dans le ventre : comme les caporaux et les sergents ne semblaient pas déployer une sauvagerie suffisante, il leur cria :

— Mais cassez-leur donc les membres, nom de Dieu !

Un jour, les disciplinaires ayant été plus malmenés que de coutume, une révolte éclata dans les casemates ; ils refusèrent d’aller au travail et à l’exercice, et se barricadèrent dans les souterrains. Comme ils ne voulaient céder que contre une promesse formelle de meilleure nourriture et de meilleurs traitements, le commandant Dagnau fit paraître au rapport du dépôt la note suivante :

« Oléron, le 26 juin 1898.

« Lorsque des faits comme ceux d’hier se renouvelleront, il y aura lieu de chauffer de l’eau dans les grandes marmites de la cuisine et de la projeter à l’aide de la pompe à incendie sur les mutins. On pourrait également brûler de la paille et du soufre par les vasistas, de manière à enfumer la chambre et obliger les disciplinaires à ouvrir leur porte.

« Il est bien entendu que l’argent dépensé à l’achat de soufre, paille et charbon serait supporté par l’argent de famille des mutins. »

Les préparatifs de l’ébouillantement et de l’enfumement ayant été commencés, les disciplinaires cédèrent. Le même jour, des ordres spéciaux furent donnés aux gradés relativement à l’emploi du revolver, qui devait répondre à toute velléité de rébellion. Une conférence fut faite par les officiers de la Discipline aux sous-officiers et caporaux, touchant l’emploi des fers et les meilleures méthodes pour arriver à vaincre rapidement les résistances. Le passage à tabac y fut préconisé comme fort efficace.


INTERVIEW D’UN CHAOUCH

Dans un « débit », je prenais mon café.

Un sergent-fourrier vint s’installer en face de moi à l’unique table de l’établissement.

La lampe éclairait mal. J’engageai la conversation sur le mauvais éclairage et, en quelques minutes, l’amenai sur le service.
Deux sous-officiers photographiés dans la citadelle d’Oléron.
(Au second plan, le sergent-fourrier de la 1re  Cie.)

Le hasard me servit à souhait en me donnant pour interlocuteur le sergent-fourrier de la 1re  compagnie du corps des disciplinaires.

De cette conversation je ne rapporterai que les passages ayant trait à la discipline.

.     .     .     .     .

— Mais qu’est-ce que c’est au juste que ces disciplinaires ?

— Ah ! ne m’en parlez pas ! Un tas de crapules, de bandits, de voleurs… C’est comme qui dirait le rebut de la société, le rebut de l’armée, la boîte aux ordures… Vous comprenez, ils viennent là en attendant d’aller aux travaux publics ou d’y retourner ; puis, après quelques années de bagne, ils reviennent. Tenez : l’autre jour on en a libéré un qui avait quinze ans de service !

— Assurément, il eût mieux fait de se rengager tout de suite.

— C’est ce que je me dis aussi. Moi, j’aurai 800 francs de retraite, alors que ce type-là crèvera de faim… Mais tous ces gens-là n’ont que le crime dans la tête… On les laisserait faire, ils nous tueraient tous !

— Oh ! vous exagérez !

— Exagérer ! Ah bien oui ! On voit que vous ne connaissez pas ces oiseaux-là… Mais d’abord ils ont des têtes ! ils sont rasés comme des vrais forçats… et puis habillés ! faut voir ça : ce ne sont plus des hommes… ils en sont dégoûtants. Je vous dis, le crime est inscrit sur eux.

— Mais on les force à être comme cela.. J’en ai rencontrés en corvée : il me semble que, les moustaches repoussées et vêtus convenablement, ils ne seraient pas plus mal que nous…

— Bien sûr qu’on les force ! Celui qui ne voudrait pas… vous savez… on a des moyens… Quand même ils seraient mieux habillés, ils ne pourraient pas être comme nous. Du reste, si l’on a fait ça, je crois bien que c’est pour que nous puissions les dominer. Vous comprenez, à côté de nos habits retaillés, de nos galons et de nos képis fantaisie, ils font triste mine, les Cocos ! Il y en a que ça intimide d’être sales ; et puis, sans moustaches, ils ont l’air de gosses ou de larbins. Ça les vexe beaucoup, ça.

Voyant que je l’écoutais avec complaisance, le gradé reprit, rancunier :

— Je vous disais tout à l’heure que, si on les laissait faire, ils nous tueraient ? Eh bien ! au Sénégal, il n’y a pas très longtemps, un puni de cellule n’a-t-il pas rempli sa gamelle de ses excréments… Oui… parfaitement… et quand le sergent est entré, il lui a foutu ça dessus ! Heureusement que ça ne l’a atteint qu’à l’épaule… Vous croyez que c’est agréable, ça… Non, je vous dis, ces gens-là il n’y a rien à faire avec eux !

— Mais il avait un motif, cet homme ?…

— Un motif ? pas du tout. Il était en cellule de correction ; il aurait voulu que le sergent se fasse foutre dedans en lui donnant à manger : monsieur rouspétait parce qu’il y avait trois jours qu’il n’avait pas eu de gamelle, et le règlement dit qu’on ne doit en donner que tous les quatre jours. Ainsi il n’avait rien à dire. Et puis de quoi se plaignait il ? Il avait son quart de pain.

— Ça ne fait rien… trois jours au pain sec, c’est dur.

— Oh ! c’est rien, ça ! Oh là là ! il y en a qui restent des mois en correction. Ils ne bouffent pas souvent, allez ! Surtout que, lorsqu’ils veulent faire les zigotos, on ne leur donne plus rien du tout.

— Et qu’a eu le disciplinaire pour ce fait ?

— Oh ! pas grand-chose… trois ans de trav’… Ordinairement c’est plus.

— Il pouvait être condamné à mort ?

— Oui. Mais, je ne sais pourquoi, le conseil a trouvé des circonstances atténuantes… D’ailleurs, il ne condamne plus si souvent à mort, le conseil… (D’un ton très naturel :) aussi nous exécutons nous-mêmes.

— Comment ! vous exécutez vous-mêmes ?

— Mais bien sûr ! Nous avons toujours un revolver sur nous, vous savez. Six balles dans le rigolo, c’est le règlement… Pour plus de rapidité, on retire toujours la baguette de sûreté… S’il y en a un qui, par exemple, lance son soulier ou n’importe quoi… ou même pas ça… (avec une moue indifférente) lève la main seulement, fait le geste de frapper, vlan… pan… pan., (faisant le geste d’ajuster), ça y est… une ou deux balles dans la peau… (avec un rire bon enfant) pfuuit… plus personne… Vous comprenez que nous aimons mieux ça : c’est bien préférable ; ça évite des paperasses, et le capitaine préfère ça aussi, car un passage au conseil de guerre ça coûte pas mal d’argent à la compagnie. En somme, c’est toujours les Cocos qui en profitent… ça retombe sur l’ordinaire…

— En effet… c’est plus économique… et puis le fourrier y trouve son petit bénéfice.

— Dame ! si vous avez été soldat, vous savez ce que c’est… Et puis, à ces bandits-là, on leur en donne encore de trop. Heureusement que nous sommes là pour les empêcher d’être trop bien portants… Ils deviendraient trop dangereux. Oui… il y en a pas mal comme ça à qui on a évité des années d’emmerdement en les expédiant tout de suite. Et puis, il n’y a pas à dire… on ne prendrait pas les devants, c’est eux qui nous tueraient, les bougres de salauds… Tenez, avant que la compagnie soit rapatriée, rapport à la fièvre jaune, en bien ! il y a un sergent qui a été forcé de tirer sur un Coco : il lui a foutu une balle dans la cuisse.

— Le Coco avait voulu le tuer ?

— Sais pas au juste… toujours est-il qu’il avait levé le poing, parce l’autre l’avait à peine touché avec son nerf de bœuf. Ah ! ça n’a pas été long. Seulement, c’était un sale tireur… il l’a raté. (S’animant :) Moi. vous savez, celui qui m’aurait fait cela, je ne l’aurais pas raté, ah ! bon Dieu, non ! À quinze mètres, vous entendez, à quinze mètres, cinq balles sur six dans le milieu d’une pièce de cent sous, avec mon rigolo… Oui… tel que vous me voyez… épinglettes de tir, médailles au revolver… Ah ! comme tireur, vous savez ! sans me vanter… vous savez !…

— Moi, je suis un peu myope, je ne tire pas bien.

(Avec orgueil et un peu de mépris pour moi :) Je vois bien clair, je vous assure, moi ; et le premier qui me fera quelque chose dans ce genre-là, nom de Dieu ! il pourra dire que ça y est : il n’y coupera pas plus qu’à la corvée de neige… Nous avons droit de vie et de mort sur ces gens-là ? (Devant un signe d’étonnement de ma part :) Oui… oui… droit de vie et de mort… Ah ! les crapules !

Je payai une autre tournée.

.   .   .   .   .

— Vous avez eu tout de même de la veine d’échapper à la fièvre jaune !

— Oui. (Avec suffisance :) Moi, j’ai une bonne constitution !. Mais, tenez, encore une chose qui vous montrera ce que c’est que les disciplinaires ; vous le croirez si vous le voulez, mais c’est tel que je vous le dis : ces salauds-là sont les seuls qui aient échappé à la fièvre jaune ! Tous les corps ont été atteints ; des officiers eux-mêmes sont clabotés… Il n’y a eu que trois disciplinaires de malades et on peut vous montrer mes trois Cocos aussi bien portants que vous et moi. Dans toute la colonie, je crois bien que ce sont les seuls qui aient eu le vomito et en soient réchappés ! C’est à ne pas croire. C’est pourtant pas qu’on soit aux petits soins avec eux ! Non. ces Cocos, quelles peaux ! Je vous dis, ils feraient peur à la peste. D’honnêtes gens comme nous crèveraient cent fois à leur place, avec tout ce qu’on leur fait subir.

(Après une pause nécessaire à l’ingurgitation d’une nouvelle tournée :) — … Oui… on ne manque de rien. Eux, en cellule de correction, on les fait crever de faim des 30, 40, 50 jours, des mois entiers ; on leur fout les fers, on leur démolit les chevilles, on leur broie les doigts avec les poucettes, un gentil instrument celui-là… Si vous voyiez cette gueule quand on le leur fout aux pattes ! C’est le cas de chanter : « Oh là là ! c’te gueule ! c’te binette ! » On les abrutit à coups de nerfs de bœuf, on les esquinte tant qu’on peut : ils ne crèvent pas, nom de Dieu ! Quand ils sortent de la prison noire, faut voir ça : ils sont jaunes, maigres, verts, je peux pas dire comment ! ils ne tiennent plus debout souvent… et ils ne crèvent pas !… Tenez : je suis service-service, comme disent les tirailleurs[7] ; je ne suis pas tendre : mais, des fois, ils vous feraient pitié si on pouvait avoir pitié pour des salauds comme ça !

Cette longue tirade avait altéré le brave fourrier, Je commandai une autre tournée. Je devins un frère, un ami, un « poteau ».

Ensuite on causa femmes.

— Ici, à Oléron, dit le fourrier en se rengorgeant, nous sommes bien, sous ce rapport. Figurez-vous que la population a plus de femmes que d’hommes : alors… vous comprenez… au choix, autant qu’on en veut… les gradés surtout n’en manquent jamais et des bath. Quand on revient des colonies spécialement, si on les écoutait toutes, on serait pas long à faire un tour à l’hôpital…

— Oui, mais aux colonies ?

— Ah ! là c’est plus tout à fait la même chose.

— Mais dites-donc, et les Cocos, eux qui ne sortent jamais en ville ?…

— (Éclatant de rire :) Ah ! vous mettez pas en peine pour eux. Ah ! les salauds ! ils ont quand même leurs femmes ! Vous me comprenez ?

— Dame ! Je comprends sans comprendre…

— Leurs femmes sont des Cocos, quoi ! C’est comme ça.

— Il y en a beaucoup de ce genre-là.

— Oh ! presque tous sont « mariés ». Il y en à qui sont convenables, qui ne changent pas ; mais il y a les roulures, qui vont avec n’importe qui.

— C’est terrible de voir ça. Qu’est-ce que vous faites, vous, les gradés, quand vous soupçonnez ces relations ?

— Qu’est-ce vous voulez ? On le sait, on ne dit rien. (Confidentiellement :) Et puis, vous savez, vaut mieux encore un Coco qu’une négresse : alors on prend une femme dans le tas… un bleu qui ne soit pas encore à moitié crevé : il y en a qui sont encore gironds !

— Comment, vous…

— Vous allez me dire peut-être que vous n’en feriez pas autant, si vous étiez à notre place !… On le prend comme ordonnance… ce sont les habitudes, aux colonies ; les officiers ne se gênent pas non plus, allez.

— Et si un disciplinaire ne marche pas ?

— Ne marche pas ! bien trop heureux de marcher… On les fait passer auxiliaires du cadre armé : ça leur évite la tôle, la ferraille et les poucettes. Quand on en a soupé, si elles rouspètent, on s’en débarrasse en les faisant tourniquer… c’est pas long !.

— Et vous avez eu de ces amies-là ?

— On fait comme les autres, n’est-ce pas. Faute de femmes potables… on s’envoie des Cocos… on n’est pas toujours volé.

— Assurément… Assurément, répondis-je.

Je commandai une dernière tournée, puis, dans l’arrière-boutique d’une vieille proxénète dont la fille servait de passe-temps au cadre de la Discipline, nous allâmes retrouver quelques gradés.

Château-d’Oléron, 1900.

G. Dubois-Desaulle



  1. La revue blanche des 15 juillet et 15 août 1900 et 1er  janvier 1901.
  2. Les Peaux de lapins sont au premier échelon de la répression disciplinaire. Ils correspondent, pour l’armée de mer, à ce que sont les Camisards (fusiliers de discipline de la Guerre) pour l’armée de terre.
  3. Aux premiers échelons de la répression disciplinaire, les disciplinaires de la Guerre et de la Marine sont séparés : il y a, d’une part, les fusiliers et les pionniers de discipline de la Guerre (Camisards et Pions) ; d’autre part, les fusiliers et les pionniers de discipline de la Marine. Mais à l’échelon supérieur, les disciplinaires de l’une et de l’autre armées se confondent pour constituer le Corps des disciplinaires des Colonies (Cocos). Les Cocos ne proviennent pas tous des fusiliers et pionniers précités : ils se recrutent aussi dans les prisons maritimes, les prisons militaires, les pénitenciers militaires, les ateliers de travaux publics, les sections de discipline des bataillons d’infanterie légère d’Afrique, les sections de discipline des régiments étrangers ; enfin on trouve parmi eux quelques relégués individuels, hommes n’ayant passé par aucun corps.
  4. Nous ne préciserons pas la date, et, généralement, tairons tous détails qui pourraient mettre l’autorité militaire sur la trace de ou des personnalités qui nous ont permis, par une aide dont les remercions encore ici, de faire connaître le régime exact du bagne d’Oléron. Leur concours nous fut accordé sur notre parole que nous ne livrerions à la publicité aucun indice d’une complicité qui, établie ou même soupçonnée, leur vaudrait le conseil de guerre.
  5. L’application des poucettes est désignée par une expression argotique inventée par les gradés, ils disent « servir un plat de poucettes ».
  6. Nous signalerons spécialement comme très habile à ce jeu le caporal Berthelot.
  7. Abréviation de la phrase de sabir : « Serbice serbice, camrade après », qui signifie que le service passe avant tout, même avant l’amitié.