Humblot (2p. 352-419).

DIX-NEUVIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Ah, Maman, l’agréable journée que nous avons paſſée ! Convenez que Madame la Maréchale ſait bien faire les honeurs d’une fête…

La Mere.

Même villageoiſe.

Emilie.

Comme elle s’est occupée de tout le monde ! Comme tout le monde a été heureux & à ſon aiſe !

La Mere.

Chacun à ſa maniere, ſans gêne, ſans embaras ; ſans manquer un moment à la décence, au milieu de la franchiſe, de la gaité & de la confuſion des états.

Emilie.

Comme ſes gens ſont polis, attentifs & prévenans ! On a bien raiſon de dire : Tel maître, tels valets.

La Mere.

Je n’ai véritablement jamais vu une fête plus agréable & plus intéreſſante pour tous ceux qui devaient y prendre part.

Emilie.

Cela ne m’a pas ſurpriſe. Vous savez, Maman, que Madame la Maréchale a beaucoup d’eſprit, à ce que tout le monde dit.

La Mere.

Auſſi, quand je parle de ceux qui devaient y prendre part, je la compte la premiere. Il lui était bien aiſé de faire la dépenſe d’une fête & fort magnifique & fort triſte ; je vous avouerai même que je m’y attendais un peu.

Emilie.

Pourquoi donc cela ?

La Mere.

Parce que la premiere condition, pour qu’une fête réuſſiſſe, c’eſt que la perſone qui la donne s’y plaiſe beaucoup elle-même ; & je n’avais nullement prévu ce grand intérêt que Madame la Maréchale a mis à la ſiene, & qui a fait tout le ſuccès de la journée.

Emilie.

Oh moi, je me ſuis attendue à une journée fort intéreſſante…

La Mere.

Pour Emilie ; je n’en ai pas été en peine un inſtant. Mais pour une femme qui a paſſé ſa vie à la cour & dans le plus grand monde, ſe faire une occupation d’une noce de village ; avoir l’air de ſe plaire dans ces ſoins, & d’être à ſa place au milieu d’un monde ſi étranger pour elle, ce ſpectacle, je vous l’avoue, a été tout-à-fait nouveau pour moi.

Emilie.

C’eſt qu’elle eſt ſi bonne & ſi bienfaiſante.

La Mere.

Ç’a été auſſi ma premiere réflexion ; mais j’en ai fait encore une autre.

Emilie.

Dites-la, Maman.

La Mere.

Il faut que les joies ſimples & pures du village aient un attrait, qu’on chercherait en vain dans les fêtes les plus magnifiques & les plus brillantes du grand monde, puiſqu’une femme de ſon rang s’en fait préférablement un ſujet de ſatiſfaction.

Emilie.

Vous croyez donc, Maman, qu’une fête du grand monde ne lui aurait pas fait le même plaiſir ?

La Mere.

Difficilement. Je n’en ai jamais entendu vanter que la fatigue & l’importunité : tant ces fêtes d’appareil ſont redoutables pour tout le monde.

Emilie.

Juſqu’à préſent, dieu merci, je ne les redoute point du tout.

La Mere.

Oh, les enfans ſont ſinguliérement intrépides ſur ce chapitre.

Emilie.

Mais, Maman, quel riſque court-on d’aſſiſter à une fête, à un grand & beau ſouper de noce, par exemple ?

La Mere.

Celui de s’y ennuyer conſidérablement.

Emilie.

Comment peut-on s’ennuyer à une aſſemblée qui a été inventée pour s’amuſer ?

La Mere.

En n’y apportant pas les diſpoſitions néceſſaires.

Emilie.

J’eſpere que j’y porterai toujours les diſpoſitions néceſſaires pour m’amuſer.

La Mere.

Tant que vous ſerez fidele à cet engagement, peu de fêtes manqueront leur effet avec vous. Mais ſuppoſez quelqu’un qui aſſiſte à une fête, ſans mettre aucun intérêt ni à ce qui s’y paſſe, ni aux perſones qui s’y trouvent.

Emilie.

En ce cas, pourquoi s’y trouve-t-il lui-même ? Eſt-ce pour n’en avoir que la fatigue ?

La Mere.

C’eſt le chapitre des égards qu’on croit ſe devoir dans la ſociété, & qu’on a imaginés pour remplacer le ſentiment ; ce ſont mille conſidérations ſouvent aſſez frivoles, qui vous mettent dans la néceſſité de faire des choſes qui vous déplaiſent & dont perſone ne vous ait gré.

Emilie.

Cela eſt un peu bête, par exemple. Je vous promets bien, Maman, qu’on ne m’y atrapera pas, & que le chapitre des égards ne me fera pas aſſiſter à une fête, ſans y porter les diſpoſitions convenables ; je ſuis fermement réſolue d’y mettre toujours beaucoup d’intérêt, mais beaucoup.

La Mere.

Voilà qui vous garantira d’abord perſonellement de tout reproche ſans cependant aſſurer le ſuccès de la fête.

Emilie.

Que faut-il donc encore ?

La Mere.

Il faut que tout le monde y porte vos diſpositions. La gaité eſt bien un peu contagieuſe , mais l’ennui l’eſt encore davantage. Or, ſi vous ne trouviez que des cœurs froids ou des gens décidés à s’ennuyer, l’intérêt que vous mettriez au ſuccès de la fête ne les échauferait guere ; il s’éteindrait même, ſaute de pouvoir ſe communiquer ; & à la place de votre diſpoſition à la joie, vous gagneriez peut-être leur ennui.

Emilie.

Voilà un mauvais troc... Mais l’ennui eſt donc un convive qui ſe prie de toutes les fêtes ? Etait-il à la noce de ma couſine ?

La Mere.

Vous y fûtes, ainſi je vous le demande.

Emilie.

Oh, il ne fut pas à la table des petites bonnes gens. Nous n’eûmes d’autre ennui que de nous en aller un peu de trop bonne heure, parce que ( je ne ſais, ma chere Maman, ſi vous l’avez obſervé comme moi ) on cherche toujours à ſe débaraſſer des enfans, le plus vîte qu’on peut.

La Mere.

S’il se trouva à la grande table, il n’oſa pas du moins ſe montrer à viſage découvert, parce que le plus grand nombre des convives s’intéreſſait véritablement aux nouveau-mariés.

Emilie.

Mais, Maman, on trouve toujours des perſones de ſes amis ou de ſa connaiſſance à la fête où l’on eſt prié ?

La Mere.

Auſſi l’on s’en entoure, on ſe cantone & ſe retranche avec elles ; mais c’eſt évidemment un acte d’hoſtilité contre le reſte de l’aſſemblée.

Emilie.

C’eſt vrai cela ; M. de Verteuil dit que c’eſt contre le droit des gens : On ne doit pas venir dans une aſſemblée, pour s’en ſéparer.

La Mere.

Encore moins, pour s’obſerver, s’examiner, s’éplucher, ſe critiquer, dans ſon maintien, dans ſa parure , dans ſes propos, dans une infinité de minuties qui ne ſignifient rien.

Emilie.

Eſt-ce qu’ils appellent cela s’amuſer ?

La Mere.

Ou ſe déſennuyer.

Emilie.

Maman, j’ai peur que votre grand monde ne ſoit un peu ennuyeux. Qu’en penſez-vous ?

La Mere.

Nous le demanderons à Madame la Maréchale qui eſt obligée d’y vivre. Peut-être eſt -il changé à ſon avantage. Il y a ſi long-temps que je l’ai quité, que je pourais lui faire tort, ſans le vouloir.

Emilie.

Sans chercher à lui faire tort, je m’en tiens à la fête de Madame la Maréchale.

La Mere.

Nous ſommes ſûres du moins que, malgré la diverſité des couleurs & des conditions, tous ceux qui ont été de la fête, ſe ſont quités contens les uns des autres, & charmés d’avoir paſſé leur journée enſemble.

Emilie.

Excepté peut-être qu’on s’eſt ſéparé un peu trop tôt.

La Mere.

Les médecins diſent qu’il faut rester sur ſon appétit. Cela eſt pour le moins auſſi ſalutaire en fait d’amuſemens & de plaiſirs, qu’en fait d’alimens ; il ne faut jamais laiſſer ariver le moment de la ſatiété.

Emilie.

C’est donc encore un trait de ſageſſe de Madame la Maréchale ?

La Mere.

Et qui a vraiſemblablement un motif plus reſpectable.

Emilie.

Quel motif donc ?

La Mere.

De ne pas déranger les heures du sommeil, de ne pas retarder le repos de ceux que le retour du ſoleil doit trouver rendus au travail. Faire veiller le peuple & sur-tout les gens de la campagne, c’eſt les inviter à la pareſſe & au désordre, c’eſt leur ôter le goût & les habitudes eſſentielles de leur état, c’eſt corrompre leurs mœurs.

Emilie.

Oh, comme le pere Noël ſerait enchanté, Maman, de vous entendre ! Il en dit toute la journée comme cela.

La Mere.

Auſſi y a-t-il toujours à profiter avec lui. Convenez que ſon lot n’eſt pas le plus mauvais de ce monde.

Emilie.

Maman, il m’a rappellé vingt fois pendant cette journée les Idylles de M. Geſſner. J’avais envie de lui dire : Pere Palémon, vos enfans ſont bien reſpectueux ; ils auront la faveur des dieux, quoiqu’ils ne s’ap pellent ni Mirtile ni Chloé.

La Mere.

Vous m’y faites penſer ; le pere Noël doit avoir beaucoup de parens dans la patrie de M. Geſſner.

Emilie.

Vrai, Maman ? En Suiſſe ?

La Mere.

J’entends des gens de ſon état qui lui reſſemblent du côté du ſens, du caractere & de la probité ; c’eſt être aparenté par bien des côtés honorables , comme vous voyez.

Emilie.

Auſſi Madame la Maréchale, quand il a voulu faire des cérémonies, lui a dit : Pere Noël, malgré la diſtance des rangs & l’inégalité des conditions, il y a une ligne où tous les états doivent ſe confondre elle égaliſe tout le monde : l’honeur & la probité donnent ſeuls le droit de s’y placer, & tous les honêtes gens doivent s’y trouver, les uns à côté des autres, ſans distinction.

La Mere.

Et qu’a-t-il répondu à cela ?

Emilie.

Il a dit : Madame la Maréchale, ſi cette ligne nous met tous également ſous la main de dieu, elle ſe rompt & laiſſe une grande diſtance entre le pere reconnaiſſant & la généreuſe bienfaitrice de ſes enfans. Puis il s’eſt retourné vers Babet, l’a priſe par la main, & lui a dit : Ma fille, quand j’aurai acompli la volonté qui eſt écrite dans le ciel ſur nous tous, ce fera ton afaire & celle de ton mari. Chaque fois que tu auras le bonheur de voir Madame la Maréchale, je te recommande de lui dire : Mon pere eſt mort en béniſſant celle que mes enfans béniront de génération en génération.

La Mere.

C’était bien le moment de l’appeller pere Palémon.

Emilie.

La pauvre Babet s’eſt miſe à fondre en larmes, & moi qui ai ſenti ariver l’étranglement, je me suis ſauvée dans un coin, ſans faire ſemblant de rien ; j’ai vite eſſuyé mes yeux, & je me suis retournée, comme ſi de rien n’était.

La Mere.

Cette réponse a dû vous prouver que notre pere Noël eſt par-tout à ſa place, & que la bienfaitrice de ſes enfans ne choiſiſſait pas ſi mal la ſiene, en ſe mettant à côté de lui.

Emilie.

N’avez-vous pas remarqué, Maman, comme elle ſait toujours dire à chacun ce qu’il faut & ce qui convient ?

La Mere.

Excepté à Emilie qu’elle a gâté toute la journée, tant qu’elle a pu.

Emilie.

Il est vrai, Maman, qu’elle m’a témoigné mille bontés ; mais je ſais bien que ce n’eſt pas pour mes beaux yeux, c’eſt à cauſe de vous... Elle m’a demandé ce que je penſais du deſſin de la pauvre femme dont je ne ſais pas l’hiſtoire, & m’a dit que j’en aurai une belle épreuve bien encadrée, dès que l’eſtampe paraîtra... Tenez, Maman, ce ſerait vraiment le moment de me la conter, cette hiſtoire ; cela nous acheverait agréablement notre journée ; & il ne convient pas , je penſe, que je ne ſois pas au fait, quand l’eſtampe arivera.

La Mere.

C’eſt donc un parti pris de votre part, de finir une journée gaie par une hiſtoire triſte ?

Emilie.

Mais, puiſqu’il faut que je la ſache, il vaut autant ſe tirer cette épine du pied.


La Mere.

Allons, ce ſont vos afaires. Moi, j’y conſens ; j’aurai du moins la paix dans la maiſon.

Emilie.

Savez-vous, Maman, ce que nous ferons ? Si cette hiſtoire nous rend triſtes, nous penſerons au contentement d’Etiene Herſelin & d’Eliſabeth Noël, & nous dirons : Dans ce monde il ne peut pas faire beau dans tous les coins.

La Mere.

Vous vous rappellez que Madame la Ducheſſe d’*** joue le principal rôle dans cette hiſtoire. Pendant une belle ſoirée d’automne de l’année derniere, elle s’était miſe en route avec ſa fille, pour aller ſouper à la campagne.

Emilie.

Chez Madame la Maréchale peut-être ?

La Mere.

Je le crois. — Elles n’avaient pas encore paſſé la bariere, lorſqu’au détour d’une rue un peu étroite, un cocher de fiacre, ivre, acroche leur caroſſe avec violence, & le met en pieces. Grande rumeur dans le quartier. On s’empreſſe autour du caroſſe briſé. Le peuple s’était déja aſſuré de la perſone du coupable : Madame la Ducheſſe lui fait grâce ; & tandis qu’elle envoie chercher à ſon hôtel une autre voiture, elle entre avec ſa fille dans la boutique d’un châron qui l’en avait priée.

Emilie.

Elles ne s’étaient donc pas fait de mal ?

La Mere.

Ni l’une ni l’autre, heureuſement.

Emilie.

Ni leurs gens non plus ?

La Mere.

Perſone.

Emilie.

Dieu ſoit loué !

La Mere.

Ce châron était le châron ordinaire de Madame la Ducheſſe qui ne le connaiſſait point, & l’honeur imprévu de ſa viſite fit, comme de raiſon, une révolution dans la boutique. Nous travaillons, lui dit maître Jaques Truchard, pour votre maiſon de pere en fils ; & puis il appelle ſa femme & ſes enfans, chacun par ſon nom, pour partager avec lui le bonheur qu’il doit à un ivrogne. Les voilà tous rangés autour de Madame la Ducheſſe, les uns ouvrant de grands yeux, les autres les baiſſant d’embaras, & n’oſant la regarder. Un inſtant après, maître Truchard ſe confond en excuſes, de n’avoir pas encore logé dans ſa remiſe fermée, je ne ſais quel fourgon de Madame la Ducheſſe. Elle qui ignorait parfaitement qu’il eût ce grand tort avec elle, lui demanda par déſœuvrement, pourquoi il avait négligé ſon ſervice. « C’eſt que, lui répond le châron, eſt maître chez ſoi qui peut. Depuis quinze jours ou environ, ma remiſe ſe trouve louée, je ne ſais comment, à je ne ſais qui, pour je ne ſais combien de temps. Il y a cependant un article du bail à paſſer que je regarde comme réglé ; c’eſt que le loyer me ſera payé dans l’autre monde ſans exploit ni ſommation. Ce n’eſt pas encore tout. Pour me faire manquer exprès à mon devoir envers le fourgon de Madame la Ducheſſe, il a fallu être pendant toute la ſemaine à la ſuite de la cour. On eſt venu me dire que notre auguſte Reine voulait me prendre pour ſon châron ordinaire. J’ai fait en conſéquence le pied de grue à Verſailles, pour ſolliciter mon brevet d’honeur. Ce matin je me ſuis dit, Paſſerai-je toute la ſemaine ſans m’aſſeoir ? & j’ai repris le chemin de Paris, à-peu-près auſſi avancé qu’avant mon voyage : dieu ſait quand le barbouilleur poura mettre les armes de la Reine & la nouvelle inſcription au deſſus de ma boutique ».

Emilie.

Mais, Maman, qu’eſt-ce qu’il veut dire avec tout ce galimathias, ſes exploits, ſes pieds de grue, ſon barbouilleur ? Eſt-ce que la Reine connait ſon châron ?

La Mere.

Je vois que vous ſoupçonez maître Jaques Truchard, d’avoir voulu faire le petit fat, ſe donner du relief, & inſinuer à Madame la Ducheſſe ſans affectation, à quel homme recherché elle devait l’avantage de rouler ſur le pavé de Paris. Pour avoir la clef du galimathias ſur la remiſe, il faut ſavoir que ſon correſpondant d’Angoulême lui avoit adreſſé, depuis environ cinq ou ſix mois, une femme, jeune encore, avec trois enfans, & l’avait recommandée en ces termes :

« Je vous recommande par celle-ci Madame Preindle, qui va à Paris pour afaires. Si vous pouvez la loger, vous m’obligerez. Elle n’eſt pas en état de faire grande dépenſe ; mais auſſi elle ſera contente d’un petit réduit & d’un mince ordinaire. Au demeurant, elle eſt laborieuſe & fort douce, & ſes enfans ne font point de bruit ».

Emilie.

Eh bien, Maman, qu’eſt-ce que cela fait à la remiſe & au fourgon ?

La Mere.

Maître Truchard, pour faire honeur à la recommandation de ſon correſpondant, offre à Madame Preindle, malgré l’air inquiet, défiant & réſervé qu’il lui remarque, un très-petit réduit & un plus mince ordinaire. Elle accepte d’abord avec empreſſement & reconnaiſſance. Tandis qu’on l’inſtalle dans le petit réduit, ſon hôte bavard lui apprend qu’il eſt le châron ordinaire de Madame la Ducheſſe d’***. Cette découverte la fait pâlir. Un moment après, elle dit au châron, qu’elle ne peut profiter de ſes offres, qu’elle ſerait trop loin de ſes afaires ; ramaſſe & replie ſon peu de bagage, & diſparaît avec ſes enfans.

Emilie.

Maman, cela commence à devenir fort intéreſſant.

La Mere.

Cela ne le fut pas pour maître Truchard qui la vit diſparaître, & n’y penſa plus.

Emilie.

Apparemment que les chârons ne ſont pas auſſi curieux d’hiſtoires que moi.

La Mere.

Lorſque l’accident de Madame la Ducheſſe ariva, il y avait à-peu-près quinze jours que Madame Preindle était revenue chez le nôtre avec ſes trois enfans, mais ſi défaite, dans un état de ſanté & de fortune ſi délabré, que tout autre, que maître Truchard, en eût été

ſaiſi.
Emilie.

Les chârons ſont-ils durs ou compatissans ?

La Mere.

Je l’ignore, ma chere amie ; j’eſpere au moins qu’il y a châron & châron, comme dans tous les états de la ſociété. Mais dans ces conditions continuélement entourées du ſpectacle des miſeres humaines, & où l’on ne peut s’en préſerver ſoi-même que par un travail aſſidu & pénible, il eſt à craindre que le cœur ne s’endurciſſe avec le fer ou le bois qu’on manie ſans ceſſe, & qu’il n’y reſte pas beaucoup de place pour la commiſération.

Emilie.

Maman, je crois que c’était une faible reſſource pour cette pauvre Madame Preindle, d’être adreſſée-là.

La Mere.

Elle ſollicita maître Truchard avec un air très-éfaré, de lui acorder un asyle ſeulement pour quelques jours, promettant qu’elle ne lui ſerait pas à charge long-temps, & qu’il n’entendrait pas parler d’elle pendant qu’elle ſerait chez lui, pourvu qu’elle pût y reſter ignorée &t retirée. Elle ne s’ouvrit pas davantage ſur ſa ſituation ; & plus cette ſituation paraiſſait preſſante, moins le châron montra de curioſité de la connaître.

Emilie.

Pourquoi donc cela ? C’était au contraire le cas de tâcher de lui arracher ſon ſecret.

La Mere.

Oui, quand on a le déſir ou le pouvoir de venir au ſecours de ceux qui font dans la peine, & maître Truchard manquait peut-être de l’un & de l’autre ; il n’avait en vue que d’obliger ſon correſpondant. Le fait eſt qu’il avait lui - même beaucoup d’enfans, & que ſa femme était prête d’acoucher. Ce ne fut donc qu’après bien des difficultés & pour quelques jours ſeulement, qu’il conſentit d’établir Madame Preindle avec ſes enfans dans une remiſe fermée de ſon arriere-cour, n’ayant pour le préſent aucun autre réduit de ſa maiſon à lui offrir ; & pour faire les choſes magnifiquement, il garnit la remiſe de deux grabats remplis de paille, d’une mauvaiſe table, d’une cruche d’eau avec ſa cuvete & de quelques eſcabeaux.

Emilie.

Quelle magnificence !

La Mere.

En rendant compte de ces détails à Madame la Ducheſſe, maître Truchard l’aſſura que, n’était que ſon fourgon ſe trouvait encore ſans abri, il n’avait pas eu à ſe repentir de ſa bonne action ; que cette femme ne lui cauſait pas la moindre incommodité ; qu’elle ſe gliſſait quelquefois le matin furtivement par l’allée, mais qu’elle revenait bientôt auprès de ſes enfans ; que le reſte de la journée tout était tranquille, & qu’en faiſant le ſoir ſa ronde, il regardait toujours par le trou de la sérure, mais ne voyait jamais de lumieres Il ne lui reſtait donc plus à déſirer que de voir Madame Preindle vuider les lieux, après avoir reçu l’hoſpitalité ; & il s’en flatait, parce que pendant ſon abſence M. le Curé de Saint-Euſtache avait envoyé prendre des informations au ſujet de cette femme. Cela lui prouvait qu’elle ſerait bientôt à la charge de la paroiſſe, & il ſe propoſait d’aller, des le lendemain, trouver Monſieur le Curé, pour conſommer cette bonne œuvre.

Emilie.

Ah, Maman, je reſpire. Dès que Monsieur le Curé de Saint-Eustache eſt à la piſte de Madame Preindle, je la tiens pour ſauvée. Si nous la connaiſſions, elle nous dirait, qu’on eſt bien heureuſe d’être ſa paroiſſiene ; & moi je lui répondrais : Ma bonne femme, toute ſa paroiſſe eſt de cet avis-là, & Maman & moi, nous le diſons ſouvent le ſoir dans nos cauſeries.

La Mere.

Je vous remercie de ne m’avoir pas oubliée. — Madame la Ducheſſe qui fut, comme vous pouvez croire , très preſſée de connaître une perſone que ſon nom faiſait pâlir, pria le châron d’ouvrir incontinent la remiſe qui lui ſervait d’aſyle, & s’y rendit avec fille.

Emilie.

Ah, dieu ſoit loué ! Nous ſaurons à la fin à quoi nous en tenir ſur cette Madame Preindle. Nous n’aurions jamais rien tiré de positif de ce châron.

La Mere.

Le premier aſpect fut terrible. Il offrait de tous côtés l’image de la plus affreuſe miſere. Les enfans paraiſſaient avoir ſoufert de la faim ; la mere, renverſée ſur ſon mauvais grabat, dont elle n’avait pas eu la force de ſe relever depuis deux jours, était accablée par une groſſe fievre. Madame la Ducheſſe ne put ſe défendre d’un violent mouvement d’indignation contre ſon châron de pere en fils : en ſe tournant vers lui, elle lui reprocha vivement ſa dureté, de laiſſer périr, faute de ſecours, dans fa propre maiſon, une famille toute entiere. Maître Truchard en rejeta la faute ſur ſes afaires, ſur ſes voyages à la cour, sur le retard de ſon brevet d’honeur, mais principalement ſur cette femme elle-même qui, loin de lui confier fa détreſſe, ne lui avait jamais demandé le moindre ſecours.

Emilie.

Maman, je crois que j’ai maître Truchard en averſion. Si j’avais l’honeur de parler à la Reine, je lui dirais : Votre Majeſté n’aime pas les mauvais cœurs ; ainſi point de brevet d’honeur pour Jaques Truchard.

La Mere.

La révolution qui ſuccéda à ce premier moment fut encore plus extraordinaire. L’arivée imprévue de tant de monde & le bruit qui en était inſéparable avaient rendu à la femme malade des forces & toutes ſes inquiétudes. Elle fit un éfort pour ſe mettre ſur ſon ſéant, & regarda autour d’elle avec un air très-égaré ; en fin paraiſſant reconnaître Madame la Ducheſſe, elle jeta un cri &c retomba ſans connaiſſance. Revenue à elle après un long évanouiſſement , elle dit d’une voix tremblante & éteinte : Venez, mes enfans, jetez-vous aux pieds de Madame la Ducheſſe, & obtenez d’elle de ne pas vous priver d’une mere qui ne l’a jamais offenſée. En ce moment un des gens qui avait ſuivi ſa maîtreſſe, s’écria : Ah, bon dieu, c’eſt Cécile ! Alors la Ducheſſe fit ſortir tout le monde, & ne garda que ſa fille auprès d’elle. Ne comprenant rien à ce qu’elle venait d’entendre, ne reconnaiſſant pas même, malgré le cri de ſon laquais, cette infortunée, à qui ſa préſence inſpirait tant de frayeur, elle employa pour la calmer & la raſſurer, tout ce qu’elle avait de bonté, de douceur & de patience.

Emilie.

Ah, Maman, voilà le moment du tableau ! C’eſt Madame la Ducheſſe qui la conſole !

La Mere.

Eſt-ce vous, Cécile, lui dit-elle ? En quel état faut-il que je vous retrouve ? Quoi, malheureuſe, il y a ſix mois que vous êtes à Paris, & il ne vous eſt pas venu dans la penſée de vous préſenter chez moi ! Et voyant que ce mot la replongait déja dans ſes inquiétudes, elle l’aſſura de nouveau, que la providence ſans doute l’avait conduite ici, que bien loin d’avoir aucun deſſein de lui nuire, elle n’avait d’autre déſir que de la ſecourir & de la ſauver.

Emilie.

Maman, voilà Madame la Ducheſſe plus avancée que moi. Qui eſt-elle donc cette Cécile ?

La Mere.

C’était Cécile Frênel, la compagne de ſon enfance, la fille de ſa gouvernante qui pour prix de ſes ſervices avait obtenu, avec une bonne penſion, la ſurintendance d’un de ſes châteaux en Angoumois.

Emilie.

Me voilà un peu plus perplexe qu’auparavant. Que faut-il penſer enfin de cette Cécile Frênel ? Peut-on s’y intéreſſer en ſûreté de conſcience ? Si elle a ſi grande peur de Madame la Ducheſſe, elle a donc eu de grands torts avec elle ?

La Mere.

Je vais fixer votre opinion, en vous contant ſes malheurs en peu de mots.

Une figure aimable & une grande douceur de caractere avaient fait chérir Cécile Frênel de tout le monde pendant ſon enfance. Malgré la différence de quelques années, Madame la Ducheſſe l’avait paſſionément aimée, & cet heureux hazard avait procuré à Cécile une éducation bien au deſſus de ſon état. Lors du mariage de la Ducheſſe, Anaſtaſie Frênel, ſa mere, ſollicita & obtint la récompenſe qu’elle déſirait, & ſe retira dans ſa province. Cependant la Ducheſſe qui devait paſſer les premieres années de ſon mariage à la cour avec ſa belle-mere, ne ſe ſépara pas de la compagne de ſon enfance ſans regret, & lui promit de la faire revenir auprès d’elle, dès qu’elle aurait ſa maiſon. Le ſort en avait autrement décidé.

Emilie.

Je le vois bien, puiſqu’en attendant, la voilà logée dans une remiſe.

La Mere.

La mere de Cécile était un de ces caracteres plus communs qu’il ne le faudrait dans les conditions ſubalternes. Inſinuante & ſouple avec ſes ſupérieurs, elle ſe dédomageait de cette contrainte avec ceux que le fort faiſait dépendre d’elle. Naturellement impérieuſe , dure & hautaine, elle eut encore le malheur d’être jalouſe de la tendreſſe que Madame la Ducheſſe témoignait à ſa fille. La pauvre Cécile ne fut donc pas à beaucoup près heureuſe avec une telle mere. Celle-ci ne connaiſſant d’autre plaiſir que l’ambition, l’avait, en arivant dans ſa réſidence, concentrée toute entiere dans le projet de marier avantageuſement ſa fille ; le caractere & la figure de Cécile lui promettaient, indépendament de la protection de ſa bienfaitrice, de grandes facilités à cet égard. Bientôt elle jeta les yeux ſur l’homme d’afaires de M. le Comte de *** , Seigneur de pluſieurs terres conſidérables dans la province. Cet homme jouiſſait de toute la confiance de ſon maître, & était d’autant plus redouté de tout le canton, qu’habile à découvrir chaque jour quelque parchemin dans le chartrier de Monſieur le Comte, il avait déja dépouillé pluſieurs voiſins de leurs poſſeſſions. Quand on lui faiſait compliment ſur la beauté & l’immenſité du parc de la terre principale : Ah, diſait-il, cela ne vient pas en dormant ; on trouve bien des entêtés dans ſon chemin. Il faut plaider continuélement ; détourner l’eau à l’un , envoyer le gibier vivre à diſcrétion chez l’autre ; enfin imaginer mille petites reſſources pour parvenir à la réunion.

Emilie.

Aimez-vous cet homme-là, Maman ? Il me paraît bien plus haïſſable que Jaques Truchard.

La Mere.

C’était cependant à cet homme qu’Anaſtaſie Frênel deſtinait fa fille ; & comme les cœurs farouches éprouvent quelquefois auſſi l’empire de la beauté, celle de Cécile avait fait une vive impreſſion ſur l’ame dure & inacceſſible d’un chicaneur de profeſſion.

Emilie.

C’eſt donc à ce chicaneur qu’elle doit ſon beau nom de Preindle ? Je ne ſuis plus étonée qu’elle ait été malheureuſe par ſa faute ou ſans ſa faute.

La Mere.

Vous allez plus vite que Cécile Frênel. Tandis que l’ambition de ſa mere diſpoſait d’elle en faveur de l’homme d’afaires de M. le Comte de ***, l’amour avait diſpoſé de ſon cœur en faveur d’un jeune homme du voisinage, nommé M. Baruel. Ce jeune homme habitait & cultivait un petit bien de campagne qu’il avait hérité de ſon pere. Il n’était pas riche, mais la liberté & l’indépendance, compagnes ordinaires de la pauvreté honête, lui faiſaient préférer ſon ſort aux deſtinées les plus brillantes ; ſa ſageſſe & ſa conduite l’avaient fait chérir & rechercher de tout le canton. Il n’était pas riche, & il l’ignorait avant d’avoir vu Cécile. Elle lui inſpira une forte paſſion, & pour la premiere fois il déſira la richeſſe.

Emilie.

Ah, Maman, faiſons lui faire ce mariage ! Faut-il donc toujours ce vilain argent pour être heureux ? D’ailleurs, ſi nous en parlons à Madame la Ducheſſe, elle fera ſûrement quelque choſe en faveur de la compagne de ſon enfance.

La Mere.

C’eſt ſa mere qu’il aurait fallu perſuader ; mais elle faiſait plus de cas de la crainte qu’inſpirait le chicaneur enrichi & redouté, que de l’eſtime générale dont jouiſſait un jeune homme de mérite, mais pauvre & ſans crédit. Rien ne put vaincre ſa répugnance.

Emilie.

O la déteſtable femme ! Convenez, Maman, que nous nous trouvons là en aſſez mauvaiſe compagnie.

La Mere.

A qui en eſt la faute ? Ne vous avais-je pas conſeillé de ne pas quiter la ſociété de Madame la Maréchale ? Vous n’avez pas voulu me croire. — A préſent il ne tiendrait qu’à moi de vous faire fondre en larmes, en vous faiſant le tableau des chagrins de Cécile ; mais je veux ménager votre ſenſibilité. Qu’il vous ſuffiſe de ſavoir qu’après de longs & cruels tourmens, Cécile ayant toujours réſiſté avec une fermeté & une douceur inaltérables au mariage projeté par ſa mere, trouva enfin un protecteur dans un oncle qu’elle avait dans la province. Celui-ci non-ſeulement parvint à lui faire épouſer le jeune Baruel ; mais il arracha même le conſentement de ſa mere pour cette union. Elle conſentit : mais vindicative & altiere, autant qu’elle était ambitieuſe, elle ne voulut plus voir ſa fille, paſſé le jour du mariage, & lui jura dans ſon cœur une haine implacable.

Emilie.

Maman, une mere !

La Mere.

Dès cet inſtant elle travailla ſans relâche à la perdre dans l’eſprit de Madame la Ducheſſe, en repréſentant ſa conduite, avec un déſeſpoir affecté, ſous les couleurs les plus odieuſes de l’ingratitude & de la déſobéiſſance ; & ſi elle ne réuſſit pas complétement dans ce deſſein, elle perſuada du moins à fa fille qu’elle avait réuſſi, & que Madame la Ducheſſe ne pouvait entendre prononcer ſon nom ſans indignation. Cette inſinuation fut plus funeſte à Cécile Baruel que toutes les autres machinations : elle lui ôta la hardieſſe d’écrire à ſa bienfaitrice ; & celle-ci ſe croyant négligée, oublia enfin entiérement une jeune perſone qu’elle avait tant aimée.

Emilie.

Voilà les tourmens finis, & les malheurs qui commencent, je parie, & qui la meneront enfin dans la remiſe. Oh, Maman, celle-là avait bien raiſon de pleurer le jour de ſon mariage. Quel terrible rideau elle avait peut-être devant elle !

La Mere.

Cependant les premieres années de ce mariage furent heureuſes & s’écoulerent paiſiblement. Elle aimait à ſe vanter du calme dont elle jouiſſait, & qui avait ſuccédé à tant d’orages. Sa fortune était à la vérité des plus modiques, mais ſa tendreſſe & son atachement pour ſon mari lui tinrent lieu de richeſſes ; & tous deux ſobres, laborieux, appliqués à leurs devoirs, pouvaient faire croire que, ſi le bonheur habitait quelque part ſur la terre, c’était leur humble retraite qu’il avait choiſie pour aſyle. Ils y oublierent peu-à-peu le monde entier, & l’idée qui avait ſi ſouvent troublé Cécile au commencement de ſon mariage, de demeurer, pour ainſi dire, à la porte d’une mere couroucée & injuſte, ſans oſer lui rendre ſes devoirs, s’était inſenſiblement afaiblie & éfacée au milieu de cette douce & paiſible jouiſſance de ſa félicité domeſtique.

Emilie.

Ce n’eſt pas peut-être ce qu’il y a de mieux dans ſon hiſtoire.

La Mere.

Devenue elle-même mere de trois enfans, elle béniſſait tous les jours le ciel de ſes faveurs, ſans ſe douter de la cataſtrophe à laquelle elle touchait.

Emilie.

Voyons donc, Maman, voyons.

La Mere.

L’homme d’afaires de Monſieur le Comte en avait eu de trop grandes & de trop multipliées, pour s’occuper d’elle pendant les ſix premieres années de ſon mariage. Elle comptait parmi ſes plus grands bonheurs d’avoir été oubliée par cet homme redoutable.

Emilie.

Et moi auſſi, j’eſpérais de n’en plus entendre parler. Comment ſe nommait-il donc, cet homme terrible ?

La Mere.

L’hiſtoire ne m’a pas dit ſon nom, & je vous avoue que je ne m’en ſuis pas informée. Ne trouvez-vous pas que c’eſt un ſoulagement d’ignorer le nom des hommes pervers & mal-faifans ? Il ſemble qu’on en reſte plus éloigné.

Emilie.

Oh, restons-en éloignées, Maman.

La Mere.

Celui-ci n’avait jamais oublié perſone, mais c’était un homme méthodique juſques dans ſes haines ; & comme elles ne manquaient jamais d’objets, & qu’il ſavait jouir d’avance du mal qu’il projetait de faire, il n’en précipitait pas l’exécution. Ce ne fut donc qu’après avoir achevé, comme il diſait, le travail de tout le canton occidental, c’eſt-à-dire, après avoir tourmenté & fatigué de procès toute cette partie de la province au nom de ſon maître, qu’il ſe ſouvint des mépris de Cécile Baruel, & qu’il réſolut de commencer le travail du côté oriental par la petite poſſeſſion de ſon mari.

Emilie.

Ah, Maman !

La Mere.

Mais un faux air de généroſité de vait couvrir ſes projets de vengeance. Il fit d’abord propoſer à M. Baruel un accommodement, pour céder son héritage à Monſieur le Gomte, qui déſirait de le faire enclaver dans ſon jardin anglais. C’était ataquer M. Baruel dans l’endroit le plus ſensible. Il tenait à son petit coin de terre au delà de toute expreſſion ; & depuis qu’il y avait joui de toute la félicité dont ſa condition humaine eſt ſuſceptible, il ſe ſerait cru ſacrilege & digne du couroux céleſte, en conſentant à l’abandon qu’on lui propoſait. Toute négociation fut refuſée, & c’eſt ſur quoi avait compté ſon ennemi. Il avait ſes parchemins tout prêts pour prouver que ce pe tit bien, qui avait toujours paſſé pour un franc-aleu, c’eſt-à-dire, pòur un bien libre de tout aſſujétiſſement à une autre terre, devait une redevance annuele à la terre principale de ſon maître. Le procès fut intenté, & dès ce moment le trouble, l’inquiétude & les calamités de toute eſpece devinrent le partage de cette famille naguere ſi heureuſe.

Emilie.

Pourquoi donc cela, Maman ?

La Mere.

Le procès dura long-temps. M. Baruel ſe vit obligé de contracter des dettes pour le ſoutenir, de faire pluſieurs voyages à Paris. Tout le monde prévit dès-lors que, même en gagnant ſon procès, il ſe trouverait ruiné de fond en comble ; mais finalement il le perdit.

Emilie.

Comment, Maman, il le perdit ? Il n’y a donc point de juſtice en France ? Le Roi ne ſe fâche-t-il pas quand on tourmente ſes sujets ?

La Mere.

Puiſque la juſtice prononça en faveur de Monſieur le Comte , il avait ſans doute le droit de ſon côté ; mais le pere de M. Baruel n’avait pas moins acheté ſon petit bien dans la bonne foi comme un bien libre. Celui qui avait poſſédé la grande terre de M. le Comte de *** avant lui, vivant à la cour, ne venant jamais dans la province, n’ayant pas enfin un homme d’afaires de la trempe du chicaneur, avait extrêmement négligé ſes droits ſeigneuriaux ; & bien des droits ſe ſont perdus de cette maniere. Un poſſeſſeur de terres qui ſe fait une étude de les faire revivre rigoureuſement, autant que les loix l'autoriſent, peut avoir la juſtice pour lui, mais il n’aura pas l’humanité de ſon côté.

Emilie.

Je ſuis bien ſûre que M. Eloi Godard qui m’a tant ennuyée quand j’étais enfant, n’a pas de vieux par chemins pour tourmenter le monde ; je crois que mon papa ne le trouverait pas bon. Et puis, nous ſavons le nom de notre régiſſeur, & nous ne déſirons pas de l’ignorer comme l’autre. Il eſt tout au plus un peu ennuyeux, mais il n’eſt pas méchant.

La Mere.

Les anciens ont un proverbe qui dit que la juſtice pouſſée trop loin devient la plus haute injuſtice. Et puiſque les vertus les plus douces & les plus utiles à la ſociété ont beſoin d’être tempérées les unes par les autres, pour ne pas dégénérer en excès, à plus forte raiſon la juſtice que nous exerçons envers les autres pour le maintien de nos droits, c’eſt-à-dire, pour notre ſeul avantage, doit-elle ſe preſcrire des limites, ſi elle veut conſerver ſon nom & échapper au blâme.

Emilie.

Ah, je ſais cela ; vous me l’avez dit : Nous ſommes des inſtrumens de musique, auxquels il faut un tempérament pour être d’acord… Suis-je d’acord, Maman ?

La Mere.

Quelquefois. Cependant le meilleur inſtrument eſt celui ſur lequel ſon acordeur veille conſtament, pour l’empêcher de ſe déranger.

Emilie.

Je ſais cela encore : quand l’acordeur tombe malade, l’inſtrument eſt relégué dans un coin & court de grands risques, n’eſt-il pas vrai ?… Mais que devint donc ce pauvre M. Baruel ?

La Mere.

Il vous eſt aiſé à préſent de deviner tous ſes déſaſtres & ceux de ſa malheureuſe famille. La ſomme que la déciſion du procès rendit exigible pour le paſſé & le préſent, monta fort au delà de tout ce que M. Baruel poſſédait au monde ; & l’impoſſibilité d’acquiter les dettes contractées pour le ſoutien du procès, mit le comble à ſa détreſſe. Son petit bien fut ſaiſi & vendu à l’enchere, où le déteſtable chicaneur en fit l’acquiſition à bon marché pour ſon maître. Les autres créanciers, ayant perdu l’eſpoir d’être payés, firent arrêter M. Baruel à Paris ; & le voilà en priſon comme débiteur inſolvable.

Emilie.

O mon dieu, eſt-il poſſible qu’on traite ainſi des innocens ?

La Mere.

A cette funeſte nouvelle, Madame Baruel ſe mit en route avec ſes trois enfans. Quelques perſones charitables s’étaient cotiſées, pour la mettre en état de faire le voyage de Paris, afin de toucher par fa miſere ceux qui avaient diſpoſé de la liberté de ſon mari. Sa mere dénaturée qui jouiſſait, autant que le chicaneur, de ce qu’elle appellait la vengeance céleſte ſur les enfans ingrats, rendit, par un dernier trait de ſa haine, ce moyen inutile. Elle lui fit adreſſer pluſieurs avis anonymes, que Madame la Ducheſſe, informée de ſon voyage, l’attendait à Paris pour la faire enfermer, & que l’ordre en était déja obtenu. Ces inſinuations barbares tinrent ſa malheureuſe fille dans des tranſes continueles, & lui ôterent juſqu’au courage néceſſaire pour ſe tirer de ſa ſituation déplorable.

Emilie.

Et voilà pourquoi le ſeul nom de Madame la Ducheſſe la faiſait pâlir ?

La Mere.

Et voilà pourquoi elle avait pris un faux nom à Paris. Vous avez vu avec quelle précipitation elle s’était ſauvée la premiere fois de la maiſon du châron. La même inquiétude lui ôta l’aſſurance de ſe préſenter aux créanciers comme femme de l’infortuné Baruel, & la priva du moyen le plus efficace pour les fléchir ; elle ſe dit ſa ſœur, veuve & mere de trois enfans ſans fortune. Elle n’oſa même jouir que fort rarement de la triſte conſolation de voir ſon mari dans ſa captivité. Par-tout où elle portait ſes pas , elle ſe voyait épiée, découverte, arrachée à ſes enfans & reléguée dans quelque couvent éloigné & ignoré.

Emilie.

O la malheureuſe créature ! Mais où paſſait-elle donc la nuit avec ſes trois enfans ?

La Mere.

Elle avait fait uſage d’une autre lettre de recommandation auprès d’une marchande de modes au palais. Là elle travaillait preſque jour & nuit avec ſa fille, pour gagner ſa ſubſiſtance & celle de ſes enfans, & comme elle faiſait les modes avec une habileté & une adreſſe ſingulieres, cette femme trouva bientôt un grand profit à l’avoir chez elle, & ne penſa pas davantage à la récompenſer convenablement. Peu-à-peu les petits moyens de Madame Baruel s’étaient épuiſés, ſans qu’elle pût prévoir un terme à ſes malheurs. Un jour qu’elle était plus abatue qu’à l’ordinaire, la marchande de modes, à laquelle elle s’était enfin confiée, lui offrit non-seulement la liberté de ſon mari, mais pour elle & ſes enfans un fort heureux & tranquille. Elle ne mit à cette offre qu’une ſeule condition ; mais cette condition éfraya tellement Madame Baruel, qu’elle ſe ſauva de chez cette marchande de modes avec la même précipitation, avec laquelle elle avait quité le châron.

Emilie.

Quelle était donc cette condition ?

La Mere.

L’hiſtoire ne m’en a pas inſtruite ; mais vous ſavez le reste. Ne ſachant où donner de la tête avec ſes trois enfans, elle retourna chez le châron avec l’eſprit déja à moitié égaré. Bientôt elle fut aſſaillie par une groſſe fievre : vous l’avez vue ſur le point de périr ſans ſecours, & enfin miraculeuſement ſauvée.

Emilie.

C’eſt bien vrai, Maman, cela eſt miraculeux.

La Mere.

Voyez à quoi tient notre miſérable ſort, à quoi a tenu le ſalut de cette infortunée ! La méchanceté de ſa mere l’éloigne du ſeul apui qu’elle ait ſur la terre, & lui fait éviter, comme ſa plus cruelle ennemie, l’unique perſone qui ait le pouvoir & la volonté de remédier à ſes malheurs. Sans un cocher ivre, cette perſone, la ſeule au monde qui puiſſe la ſauver, paſſe, ſans rien ſavoir, à deux pas du réduit où elle expire. Que ce cocher ivre briſe la voiture de ſa bienfaitrice à deux cents pas en deçà ou au delà de la boutique du châron, & cet accident à qui elle doit ſon ſalut, eſt perdu pour elle. Il y a plus. Sans un miſérable fourgon & l’importance que le châron met à le loger, cette perſone ſi néceſſaire au ſalut de Cécile s’arrêtera plus d’une heure dans l’enceinte & à la porte du réduit ou l’on a un ſi preſſant beſoin d’elle, & s’en éloignera ſans le connaître. Suppoſez encore que le châron ſoit moins bavard, ou que la Ducheſſe, au lieu de le blâmer, par déſœuvrement, d’une négligence qui lui était bien indifferente, s’ennuie de ſon bavardage, & diſe, Arangez cela avec mes gens, & la même impoſſibilité de ſecours ſubſiſte. A quoi a donc tenu le ſalut de l’infortunée qui vous intéreſſe ? A un concours fortuit d’une foule de circonſtances bizâres & frivoles en apparence, & dont une ſeule omiſe ou changée le rendait impoſſible.

Emilie.

Ah, Maman, pourquoi ne voulez vous me laiſſer aucune conſolation ? N*eſt-il pas horrible que des innocens tombent dans un abîme ? Voulez-vous leur ôter l’eſpérance de s’en tirer ?

La Mere.

Tout au contraire, Madame Baruet vous prouve ce me ſemble, que l’innocence ſe tire de l’abîme, & qu’elle ne doit jamais déſeſpérer de ſon ſalut. J’eſpere que vous ſentez auſſi, combien il faut être modéré dans le bonheur, puiſque perſone ne peut ſavoir ce que le lendemain lui réſerve.

Emilie.

Ô le terrible rideau que celui de l’avenir, ou plutôt ce qui eſt derriere !

La Mere.

On peut dire : Heureux ceux qui ont du courage, de la force, de la fermeté, de la conſtance, de la réſignation : car, pour peu que leur vie ſe prolonge, ils trouveront l’occaſion d’en faire uſage.

Emilie.

Je ſuis bien malheureuſe de vous avoir preſſée de me conter cette hiſtoire. À préſent je voudrais pouvoir l’oublier, ou plutôt ne l’avoir jamais ſue.

La Mere.

Je me reproche ma faibleſſe, d’avoir cédé ce ſoir à vos inſtances. Il vous en a coûté bien des larmes…

Emilie.

Vous l’avez donc vu, Maman ? J’ai pourtant avalé tant que j’ai pu.

La Mere.

Tandis qu’au retour d’une fête ſi touchante, nous pouvions finir notre journée par une infinité de réflexions conſolantes & douces.

Emilie.

On a bien raiſon de dire que la ſageſſe & les enfans ne font pas long-temps route enſemble.

La Mere.

Puiſque le mal eſt ſans remede, je me flate que vous vous fiez du moins aſſez à la bonté de Madame la Ducbeſſe, pour être tranquille ſur le ſort de Monſieur & Madame Baruel.

Emilie.

Ah, ma chere Maman, contez-moi cela, pour me conſoler.

La Mere.
D’abord Madame la Ducheſſe ne ſongea plus à ſon ſouper à la campagne. Elle fit tranſporter Madame

Baruel le ſoir même à fon hôtel, & les ſoins qu’elle en fit prendre la rétablirent bientôt. Il ne fut plus queſtion que de la garantir des ſuite de ſon bonheur.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

Dès le lendemain Madame la Ducheſſe s’occupa de la liberté de ſon mari, en faiſant payer ſes dettes. Les médecins redouterent avec raiſon l’entrevue des deux époux. Madame Baruel était trop faible encore pour quiter le lit, lorſque ſon mari entra dans fa chambre. On l’avait préparée à ce moment avec toutes les précautions néceſſaires ; elle avait pro mis de ſe conduire avec la modération qu’on exigeait d’elle ; mais les eforts qu’elle fit ſur elle pour tenir ſa promeſſe, penſerent lui devenir funeſtes. À cette modération de commande ſuccéderent d’horribles convulſions, îa fievre ſe raluma avec la plus grande violence ; ce ne fut qu’au bout de ſix ſemaines qu’on put regarder Madame Baruel comme ſauvée & conſervée à ſon mari & à ſes enfans.

Emilie.

Jespere, Maman, qu’elle ſe porte bien préſentement. La verrons-nous cet hiver à Paris ?

La Mere.

Dés l’année derniere ſa bienfaitrice la fit retourner en Angoumois avec ſon mari & ſes enfans. Là, après avoir pourvu à tout, elle lui acheta dans ſes propres domaines un bien quatre fois plus confidérable que celui qu’on lui avait enlevé. Ce bien fut afranchi de toute redevance, & érigé en franc-aleu & bien libre avec les plus grandes ſolemnités. En même temps Madame la Ducheſſe dota la fille pour le momeat où ſon pere trouverait un ſujet digne de partager le bonheur d’une telle famille. Son retour en Angoumois eut un air de triomphe, toute la province en fut dans la joie ; & pour qu’il n’y manquât rien, (car le déſaſtre des méchans eſt regardé comme un bonheur public) le chicaneur s’était caſſé les reins en tombant de cheval peu de temps auparavant, & ſes promenades ne menacerent plus la poſſeſſion de perſone.

Emilie.

J’allais dire, Dieu ſoit loué ; mais cela ne ſerait pas bien, je crois. Et Madame Anaſtaſie, Maman ?

La Mere.

Madame la Ducheſſe ne voulut jamais lui pardoner, malgré toutes les ſupplications de ſa fille. Elle la chaſſa de ſon château, & ne lui laiſſa une petite penſion pour vivre, qu’à condition qu’elle ſe retirerait dans un couvent hors de la province, afin de s’y repentir de ſes fautes le reſte de ſa vie.

Emilie.

Il ne faut, je crois, vouloir du mal à perſone ; mais puiſque juſtice s’eſt faite, je m’en Console. Il n’y a qu’à être bon, & l’on ne recevra jamais que du bien de Madame la Ducheſſe.

La Mere.

Et il n’y a pas grand mal peut-être, que la méchanceté réfléchie ſoit punie.

Emilie.

Ah, Maman, quand j’aurai cette eſtampe, je la regarderai avec des yeux bien différens, à préſent que je ſais toutes les circonſtances de cette fatale hiſtoire.

La Mere.

On ferait aiſément de ces differens incidens une ſuite de tableaux, tous intéreſſans ; je crois même qu’on en a le projet, & que Madame Baruel eſpere avoir, avec le temps, tous ces deſſins originaux, pour en orner ſon heureux manoir, & pour rappeller ſans ceſſe à ſes enfans la remiſe du châron.

Emilie.

Et moi auſſi j’eſpere avoir la ſuite de ces eſtampes dans mon manoir, pour me rappeller une hiſtoire qui m’a gâté une belle journée. Mais, dieu merci, tout eſt bien à préſent ; je puis me coucher en paix & dormir tranquillement. Seulement je balance ſi je dois me coucher la tête baſſe ou haute.

La Mere.

Qu’eſt-ce que cela fait à l’hiſtoire : de Madame Baruel ?

Emilie.

C’eſt que je ne ſais ſi je dois rêver ou non cette nuit. D’un côté le pere Noël & ſa noce peuvent me faire bien du plaiſir ; mais auſſi Monſieur & Madame Baruel, & ſur-tout cette Anaſtaſie Frênel & le chicaneur, pourraient me faire faire de terribles rêves.

La Mere.

Ainſi vous rêvez ou vous ne rêvez pas, à volonté ?

Emilie.

Certainement, Maman. Quand je me ſens le soir en bonne diſpoſition je me couche la tête baſſe, & je fais toute la nuit des rêves gais. Quand au contraire j’ai des ſujets de chagrin ou de triſteſſe, je me couche la tête haute pour éviter de rêver.

La Mere.

Et moyénant cette précaution, vous

êtes ſûre de votre fait ?
Emilie.

J’aurais été bien à plaindre pendant votre affreuſe maladie, ſi je n’avais pas eu ce ſecret. Il m’a ſauvé bien des nuits terribles.

La Mere.

En ce cas, le plus ſûr eſt de ne pas rêver cette nuit. Comme les malheurs laiſſent des impreſſions bien profondes, je craindrais que ceux de Madame Baruel n’euſſent éfacé de votre imagination tout le bonheur dont nous avons été témoins pendant la journée.

Emilie.

Vous avez raison, Maman ; il faut aller au plus ſûr. Dormons ſans rêver, & prévenons le barbouillage ; demain nous ne penſerons plus qu’au bonheur de la petite famille de l’Angoumois… Maman, laquelle croyez-vous la plus heureuſe de Madame la Ducheſſe ou de Madame Baruel ?

La Mere.

Ma chere amie, voilà une queſtion vraiment embarassante. Si vous m’en croyez, nous dormirons là deſſus, & vous m’apprendrez demain ce qu’il faudra vous répondre.