Humblot (2p. 257-306).

DIX-SEPTIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Qu’il y a long-temps, ma chere Maman, que nous n’avons été aſſiſes l’une à côté de l’autre, tête à tête, & que ce temps a été cruel à paſſer ! Mais vous voilà, grâces à dieu ! hors de danger ; vos forces revienent à vue d’œil, & aujourd’hui ſur-tout vous me paraiſſez preſque radieuſe.

La Mere.

Il eſt certain que depuis plus de ſix mois je ne me ſuis pas ſentie auſſi bien… Auſſi je n’ai pas voulu avoir pendant cette ſoirée d’autre garde à côté de moi que mon enfant.

Emilie.

Dites votre enfant malheureux, qu’on a impitoyablement éloigné de vous. Quand vous avez été très-mal, il ne m’a pas été permis de vous voir. Quand vous avez été mieux, j’ai eu la permiſſion d’entrer, mais on m’a défendu de reſter ; de peur, ont-ils dit, de vous cauſer de l’atendriſſement. Ce n’eſt que depuis huit ou dix jours qu’il m’eſt permis de reſter un peu & de vous rendre quelque petit ſervice. Mais, grâces à dieu ! nous voici tête à tête. J’eſpere que perſone n’y trouvera plus à redire, & que vous ne ſoufrirez pas qu’on me renvoie, quand je me préſente à la porte.

La Mere.

Vous pouvez bien juger à quel point cette ſéparation forcée a été cruelle pour moi. Mais ne penſons plus au paſſé que pour nous réjouir de notre réunion. Ah, comme nous allons jaſer ensemble !

Emilie.

Ah non, ma chere Maman. On m’a bien recommandé de ne pas vous faire cauſer. Ils disent que cela pourait vous occaſioner une rechute.

La Mere.

Ils ne ſavent ce qu’ils diſent, ma chere amie. Vous pouvez les aſſurer que quand j’aurai cauſé une ou deux heures avec mon enfant, je me ſentirai beaucoup plus en vie, qu’après avoir avalé leurs potions & tout ce qu’ils pouraient inventer, pour me rendre mes forces. D’ailleurs, je me ſens très-bien aujourd’hui. J’ai pris ce matin l’air ſur ma petite terraſſe, pendant que vous étiez aux Tuileries. Les premiers beaux jours du printemps font tant de bien & ſont ſi agréables !

Emilie.

Ah oui… Je diſais : Ah, ſi Maman pouvait être là !

La Mere.

Et moi, je diſais : Ah, ſi j’avais mon Emilie, pour m’aider à faire le tour de ma terraſſe !

Emilie.
(en embraſſant ſa mere.)

La voilà, ma chere, ma bonne mere !

La Mere.

Mais au lieu de marcher, nous cauſerons. Et pour que le grand docteur n’ait rien à dire, je ne dépenſerai pas mon capital, je ne vivrai que ſur mon revenu.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai, il vous l’a recommandé. Ce ſont ſes paroles ; je l’entends, c’eſt comme s’il parlait. Pourvu qu’il ne me reproche pas mon tête à tête !

La Mere.

Ne craignez rien. J’ai aſſez de force à préſent, pour vous défendre.

Emilie.

De quoi parlerons-nous, ma chere Maman ?

La Mere.

Je n’en ſais en vérité rien. Nous avons tant de choſes à nous dire & à nous demander réciproquement, que nous n’aurons pas fini de deux mois, & qu’il eſt bien naturel que nous ne ſachions par où commencer.

Emilie.

Quel eſt donc ce rêve que vous vouliez me dire il y a quatre ou cinq jours, quand notre charmante amie, Madame de Ternan, vous a défendu de pérorer ?

La Mere.

Ah, ce rêve ! Je m’en ſouviens : il m’a fait de la peine.

Emilie.

En ce cas, n’en parlons pas.

La Mere.

Oh, je n’en ſuis pas alarmée, à en perdre courage. Au contraire, je ſerai bien aiſe de vous le dire, & de ſavoir ce que vous en penſez.

Emilie.

En ce cas, voyons votre rêve, ma chere Maman.

La Mere.

J’ai vu dans mon rêve une jeune fille.

Emilie.

C’est moi, je parie.

La Mere.

Vous allez en juger. Elle pouvait avoir cinq à ſix ans…

Emilie.

Ah, ce n’eſt plus moi.

La Mere.

Je me ſentis pour cet enfant un intérêt ſi vif & ſi tendre, que je me mis à l’examiner avec une extrême attention. Je remarquai avec un plaiſir ſingulier, que, ſans avoir rien perdu des grâces & de la ſimplicité de l’enfance, cette jeune fille avait déja acquis un tact, un diſcernement, un jugement qui me paraiſſaient quelquefois ſupérieurs à ſon âge. Je crus m’apercevoir que cela venait de ce qu’elle cauſait continuellement avec ſa mere. Il régnait entre ſa mere & elle une ſi grande tendreſſe, une amitié ſi vraie & ſi intime, que le ſeul ſpectacle de leur maniere d’être enſemble me rempliſſait les yeux de larmes d’atendriſſement. Elles ne voulaient ſe quiter ni jour ni nuit.

Emilie.

Ne parlez pas avec tant d’émotion, ma chere Maman.

La Mere.

Quand la mere était obligée de donner quelque temps aux afaires de ſa maiſon ou à d’autres devoirs indiſpensables, elle en était atriſtée, & l’on voyait qu’elle ne cherchait qu’à ſe retrouver avec ſon enfant. Quand ſa mauvaiſe ſanté l’empêchait de ſuivre ſa fille à la promenade, & de partager ſes exercices du corps, c’était l’enfant qui s’en affligeait. Ses progrès en tout genre furent ſenſibles ; & lorſque l’étourderie & l’inconſéquence de ſon âge l’expoſaient à quelque écart, un mot, un regard de ſa mere, n’était pas dit, n’était pas lancé, que la jeune fille avait déja ſenti & réparé ſon petit tort. Une choſe qui me frapa, c’eſt que c’était toujours elle qui ſe reprochait ſes petites fautes la premiere, qui s’en accuſait à ſa mere ; & celle-ci était ordinairement réduite au rôle bien ſatiſfaiſant pour une mere, d’atténuer la faute, d’en chercher le côté excuſable, & de prendre, pour ainſi dire, ſon enfant ſous ſa protection contre ſa propre ſévérité. Le ſeul ſujet de déſunion que je pus remarquer entre deux perſones ſi étroitement liées, c’eſt que ſa mere ſe trouvait quelquefois dans la néceſſité de contrarier ſa fille ſur des goûts trop ſédentaires, & même ſur l’excès avec lequel elle ſe livrait à la lecture. Jamais, par exemple, elle ne voulait ſe coucher le ſoir, quoique les enfans aient beſoin de beaucoup de ſommeil ; & la ſeule preuve de tendreſſe qu’il ne fut pas au pouvoir de ſa mere de lui donner, c’était de ſe coucher auſſi tôt qu’elle.

Emilie.

En vérité, Maman, je n’oſe me flater de connaître cette jeune perſone.

La Mere.

Tout-à-coup je la perdis de vue dans mon rêve. Cela me fit une peine inexprimable. Je me tourmentai pour la retrouver ; je fis des éforts auſſi inutiles que pénibles, & je me lamentai de cette perte, à inquiéter mes gardes.

Emilie.

Maman, vous avez eu le cauchemar. On dit que cela arive dans les maladies. Cela fait bien du mal ; mais vous dormirez mieux cette nuit ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Enfin je la retrouvai, & je fis un cri de joie… J’eus d’abord quelque peine à la reconnaître ; elle avait ſinguliérement grandi.

Emilie.

Elle avait peut-être deux ans & demi de plus ? Etait-elle auſſi grande que moi ?

La Mere.

Je ne crois pas avoir aperçu une ligne de différence… Sa mere me parut auſſi extrêmement changée, & me fit beaucoup de peine à voir.

Emilie.

C’eſt toujours du cauchemar que cela.

La Mere.

Je les reconnus cependant à la même tendreſſe qui ſubſiſtait toujours entre elles ; mais le ton de la jeune perſone me parut changé, & n’avoir pas gagné au change. Je remarquai je ne ſais quoi de découſu dans ſa converſation, & même dans ſa conduite. Son attention paraiſſait ne ſe porter que ſur des objets & des diſcours frivoles. Sa mere en paraiſſait affligée ſans le témoigner ; & je me diſais : Qu’eſt donc devenue cette franchiſe que j’ai vu régner entre elles ? Enfin ma ſurpriſe fut à ſon comble, lorſque j’entendis la jeune perſone entretenir ſa mere pendant près d’une demi-heure de ce qu’avaient dit le matin les gardes & la bonne & la femme de chambre pendant leur déjeûner. Celle-ci avait reçu de ſa maîtreſſe une robe en préſent, & avait établi une grande conſultation avec la bonne & les gardes, pour ſavoir ſi elle en ferait une robe du matin ou une polonaiſe. Je crois que la jeune perſone elle-même avait été priée de donner ſon avis. Elle raporta le pour & le contre avec le plus grand détail, & la bonne mere écouta avec la plus grande patience le réſultat de cette délibération, c’eſt-à-dire, la choſe du monde la plus inſipide pour elle. Quant à moi, je fus ſi frapée de ce commérage…

Emilie.
(pleurant.)

Mais, Maman, ſi vous ſaviez comme on m’avait défendu de vous parler de rien qui pût vous appliquer, ou vous cauſer la plus légere émotion ! On m’avait menacée de ne me pas laiſſer entrer ici de huit jours, ſi je vous diſais quelque chose qui pût vous intéreſſer.

La Mere.

Comment, Emilie, eſt-ce que vous prétendez jouer un rôle dans mon rêve ? Ou ſi la jeune perſone vous a priée de parler à ſa place, & de vous charger de ſon apologie ?

Emilie.

Mais je crois, Maman, qu’elle en a beſoin.

La Mere.

Mon deſſein n’était pas de vous affliger, & vous me raſſurez beaucoup ſur ſon compte. Car je vis clairement que ſa pauvre mere (voyez un peu comme les meres ſont promptes à s’alarmer !) ſuppoſait que ſa fille, par je ne ſais quelle fatalité, avait tout-à-coup changé de caractere, & pris les habitudes & le caquetage des femmes de chambre.

Emilie.

C’eſt que vous n’avez pas rêvé le milieu, Maman.

La Mere.

Quel eſt donc ce milieu ?

Emilie.

C’eſt que cette mere, que vous avez bien raiſon d’aimer, tomba ſubitement malade & dans un ſi grand danger, que tout le monde la crut morte ; & cela dans un moment où tous ſes parens & amis étaient envoyage ou à la campagne. Ah, ſi vous aviez vu la déſolation & le déſordre de la maiſon ! Tout le monde ſe lamentait, perſone ne ſavait ce qu’il devait faire. Sa pauvre fille ſut là pendant pluſieurs jours, ſans qu’on prît garde à elle que pour la ranger dans un coin de la chambre de ſa bonne, d’où elle ne devait pas bouger. Quand ce danger fut paſſé, elle n’eut pas, comme je vous l’ai dit, la permiſſion de voir ſa mere, & elle n’eut pendant longtemps d’autre ſociété que celle des gardes & des femmes de chambre.

La Mere.

Vous m’inſpirez, ma chere amie, autant d’intérêt que de compaſſion pour cette jeune perſone ; mais vous me prouvez, auſſi par ce côté, combien une éducation publique, ſi elle était heureuſement inſtituée, ſerait préférable à l’éducation particuliere, puis que celle-ci peut expoſer un enfant à un abandon ſubit par le défaut d’une ſeule perſone.

Emilie.

Vous dites vous-même, Maman, que les enfans ſont comme la cire molle. Etes-vous étonée de trouver votre bâton de cire déformé, quand vous l’avez jeté par terre ?

La Mere.

Vous voulez dire, quand, malgré moi, ma main débile & défaillante l’a laiſſé échaper.

Emilie.

Cela eſt vrai ; c’eſt comme cela que je devais dire.

La Mere.

Je peux vous avoir dit que les enfans ſont, comme la cire, ſuſceptibles de bonnes & de mauvaiſes impreſſions ; & voilà pourquoi il eſt ſi important que les premieres impreſſions ne ſoient pas mauvaiſes. Mais quand les bonnes ſont reçues, il faut qu’elles durent & restent : car ſi le dernier venu peut toujours imprimer à la cire ce qu’il veut, elle prendra ſucceſſivement & indiſtinctement toutes les formes, bonnes ou mauvaiſes, & par conſéquent elle n’en gardera aucune, & ne ſera d’aucun prix. Je crois que la bonne cire ſe durcit à meſure qu’elle reçoit des impreſſions ſalutaires, & qu’il ne dépend plus de qui le veut, de les éfacer.

Emilie.

Croyez-vous donc, ma chere Maman, que tout ſoit éfacé chez cette pauvre fille ?

La Mere.

Je le crois ſi peu que, ſi je puis revoir fa mere en rêve, je la raſſurerai de mon mieux ſur le compte de ſonenfant, & j’eſpere lui prouver qu’elle s’eſt alarmée beaucoup trop vîtc

Emilie.

Que je vous aurai de l’obligation , ma chere Maman !

La Mere.

Je fais bien ce que ſa mere me dira ;

Emilie.

Quoi donc ?

La Mere.

Elle me dira d’abord que les femmes qu’elle a à ſon ſervice ſont des perſones d’une affection& d’une honêteté éprouvées, & que ſi leur ſociété ne peut pas être utile à l’éducation de ſa fille, elle ne redoute pas du moins que leur commerce lui ſoit nuiſible.

Emilie.

Oh, elle a bien raiſon, Maman.

La Mere.

Enſuite : Que, ſi elle s’eſt alarmée, ce n’eſt pas tant à cauſe du changement de ton de ſa fille ou de ſes ſujets de converſation, que de la perte de pluſieurs bonnes habitudes qu’elle lui connaiſſait, & qu’elle n’a plus retrouvées que pour le moins fort afaiblies.

Emilie.

Quelles habitudes, ma chere Maman ?

La Mere.

Par exemple, elle prétendait que ſa fille s’était convaincue de très-bonne heure de l’importance d’être exacte & toujours prête à la minute, ſoit pour ſes occupations, ſoit pour ſes amuſemens. C’était-là une excellente impreſſion qu’on avait donnée à cette cire. L’habitude contraire, outre les déſagrémens journaliers auxquels elle expoſe, peut entraîner les plus grands inconvéniens dans les occaſions eſſentielles. La jeune perſone paraiſſait donc avoir contracté, d’après ſa propre conviction, une exactitude à toute épreuve, & ſa mere la comptait déja au nombre de ses qualités & des impreſſions inéfaçables.

Emilie.

Eh bien ?

La Mere.

Eh bien, elle a cru s’apercevoir, dans la derniere partie de mon rêve, que cette qualité s’était éclipſée, que cette bonne habitude ne subſiſtait plus. D’où peut venir, me demandait-elle avec inquiétude, ce changement ? Pourquoi a-t-elle toujours autre choſe à faire, quand elle doit commencer celle qu’on lui propoſe ? Pourquoi lui faut-il un quart-d’heure, avant de s’y déterminer ? Comment arive-t-il que ſes occupations les plus habituelles lui paraiſſent toujours inattendues, & qu’elle ne ſoit jamais prête au moment convenable, elle qui était l’exactitude même ? Concevez-vous, continuait-elle, une cauſe à cette eſpece de diſtraction vague qui la fait ou lambiner ou bien agir avec précipitation, tandis qu’avant cette époque elle était toujours également éloignée de ces deux excès ?

Emilie.

Ne regardez-vous pas cela, ma chere Maman, comme une ſuite de cet ahuriſſement où elle eſt tombée pendant ce milieu fatal que vous n’avez pas rêvé ?

La Mere.

Je le croirai bien volontiers, ſurtout ſi cet ahuriſſement & ſes ſuites diſparaiſſent avec leur cauſe.

Emilie.

Oh vous pouvez être bien ſûre que cette petite fille fera tout ce qui dépend d’elle, pour raſſurer une mere qu’elle aime plus que ſa vie.

La Mere.

Cependant j’avais oui dire que ce défaut, qui n’avait jamais été le ſien, & dont la découverte imprévue a ſi fort affligé ſa mere, avait été récemment pouſſé bien loin.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

Par exemple, elle s’était fait une loi invariable de ne jamais faire attendre une minute aucun marchand, aucun ouvrier. Car , tout enfant qu’elle était, elle ſentait l’injuſtice impardonable, de diſpoſer par caprice, par légéreté ou par dépenaillement & mauvais ordre, d’une portion de temps de cette eſpece d’hommes dont le temps fait toute la richeſſe. Si chacun, diſait-elle, a le droit de faire attendre un ouvrier dans ſon anti-chambre, & de lui faire perdre ſon temps, comment ce pauvre homme fera-t-il donc pour ſe tirer d’afaire & gagner ſa vie ? Il en perd déja aſſez en courant continuellement d’un bout de Paris à l’autre ; ſi l’on ſe permet encore de le faire attendre, il ſera bien à plaindre. Ceux qui commettent cette injuſtice, continuait-elle, ne prétendent pas pour cela payer plus cher ou être plus mal ſervis que les autres. Que reſte-t-il donc à l’ouvrier à qui l’on prend tous les jours un quart ou la moitié de ſa journée ? Le ſeul parti, de regagner le temps perdu fair la viteſſe & la négligence du travail ; la néceſſité par conſéquent de faire mal. Car la dépendance où le pauvre eſt du riche & l’ouvrier de celui qui l’emploie, lui interdit toute plainte, toute remontrance ; & voilà comment l’injuſtice & l’inſenſibilité du riche détériorent le travail du peuple & corrompent ſon caractere. — Ces réflexions ſenſées faiſaient bien du plaiſir à la mere de la part de ſon enfant.

Emilie.

Dites-vous, Maman, qu’elle faiſait ces reflexions, ou bien qu’elle se conduiſait comme ſi elle les avait faites ?

La Mere.

Peut-être ſa mere faiſait-elle les réflexions, & la fille ſe conduiſait en conſéquence.

Emilie.

Qu’elle ait été en état de les faire, ou qu’elle les doive à ſa mere, il n’eſt : pas poſſible, Maman, qu’elle les ait oubliées.

La Mere.

Et malgré cette impoſſibilité, il m’a été aſſuré qu’un pauvre ouvrier, après avoir attendu un gros quart-d’heure, avait été renvoyé hier avec ſon ouvrage & remis au lendemain, & par conséquent obligé à deux courses au lieu d’une.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai, Maman. C’était mon cordonier qui m’apportait une paire de ſouliers ; mais je vous aſſure qu’il n’a pas attendu plus de dix minutes.

La Mere.

Mais la perte du temps ne conſiſte qu’en perte de minutes.

Emilie.

Je ſuis ſortie de ma chambre, & je lui ai dit : Monſieur Quintal, j’en ſuis bien fachée ; mais pourquoi venez-vous l’après midi ? Je ſuis embaraſſée en ce moment ; il n’eſt pas poſſible que je me faſſe chauſſer.

La Mere.

Qu’a-t-il dit à cela ?

Emilie.

Il m’a dit : Que cela ne vous fâche pas, Mademoiſelle ; je reviendrai après demain à dix heures du matin ſans faute.

La Mere.

Il ſait ſans doute mieux chauſſner qu’il ne ſait parler.

Emilie.

Pardonez-moi, Maman ; il a été fort poli.

La Mere.

C’eſt ce que je lui reproche. Moi, à la place de Monſieur Quintal, je vous aurais dit tout doucement : Savez-vous, Mademoiſelle, quelle diſtance il y a de la rue Saint-Sauveur à la chauſſée d’Antin ? Eſſayez une fois de venir à pied de votre maiſon dans ma boutique, pour vous faire chauſſer ; & je vous dirai : Je n’en ai pas le temps aujourd’hui, revenez demain. Nous verrons ſi vous ſerez bien contente d’avoir fait votre courſe inutilement. Il n’y a cependant pas plus loin de la chauſſée d’Antin à la rue Saint-Sauveur que de la rue Saint-Sauveur à la chauſſée d’Antin, & je vous ai reçue tout de ſuite, dans ma boutique, c’eſt-à-dire, dans la piece d’honeur de ma maiſon, ſans vous faire attendre dans une antichambre ou dans un corridor. Apparemment, aurais-je ajouté, que vous compter me payer un tiers en ſus du prix, pour tout le temps que vous me faites perdre. Si je ne ſuis pas venu ce matin, c’eſt que j’ai trouvé par-tout des perſones auſſi juſtes que vous ; dans chaque maiſon on m’a fait attendre, & pendant ce temps-là ma femme & mes cinq enfans attendent après le pain que vous & vos pareils leur enlevez.

Emilie.

Ah, ma chere Maman, voilà une cruelle leçon ! Je vous promets bien qu’il ne perdra plus de ſa vie une minute avec moi, ni lui, ni perſone.

La Mere.

Et moi, je me réjouirai d’avoir retrouvé mon Emilie telle que je l’avais perdue, & de n’être pas dans le cas de partager les inquiétudes de cette pauvre mere de mon rêve.

Emilie.

Il eſt bien juste, ma chere Maman, que vous n’ayez que des ſujets de ſatiſfaction, après tant de dangers & de ſoufrances.

La Mere.

Quels étaient donc ces embaras, ma chere amie, qui vous forcerent de faire attendre & de renvoyer votre cordonier ?

Emilie.

Vous ſavez bien, Maman, que M. de Gerceuil, au ſortir de chez vous, vint dans ma chambre avec ma tante.

La Mere.

Vraiment, je l’avais oublié. Et vous apporte-t-il toujours des oranges ?

Emilie.

Oh, nous ne ſommes plus ſi enfans, lui & moi. Mais il me dit qu’il était bien aiſe de me voir, & qu’à préſent nous pouvions jaſer enſemble, puis que vous vous portiez très-bien, & que cela irait mieux de jour en jour. Il avait ſon air ordinaire pour la premiere fois : car depuis ſon retour il paſſait toujours devant moi avec un air ſombre & ſans me parler. Savezvous, me dit-il, que c’eſt aujourd’hui le dernier du mois ? Si Meſſieurs vos freres étaient ici, & que votre Maman fut aſſez forte, il y aurait eu un exercice , & vous ſeriez peut-être actuellement décorée de la croix. Moi, je lui répondis que j’y penſais, quand il m’avait fait l’honeur d’entrer chez moi & que j’étais ſur le point de faire faire un exercice à ma poupée, à la petite s’entend, que nous appellons la niece ; vous ſavez bien, Maman ? Il me dit que c’était à merveille, que nous ne pouvions mieux célébrer la convaleſcence de Maman à la fin du mois. Que je ſerais la gouvernante, que la niece ou la petite poupée répondrait à mes queſtions, & que lui il ferait le rôle de mon frère le Chevalier, & tâcherait de gagner la croix.

La Mere.

A la poupée ? Et vous dites qu’il n’y a plus d’enfant ? Allez, votre ami aux oranges le fera à quatre-vingts ans.

Emilie.

C’eſt ce que ma tante lui diſait.

La Mere.

Je parie qu’elle a hauſſé les épaules, votre tante.

Emilie.

Un peu, Maman ; mais elle a eu la complaiſance d’aſſiſter à l’exercice.

La Mere.

Mais qui répondait donc pour la petite poupée ?

Emilie.

C’eſt moi, Maman, qui répondais pour elle & qui ſouflais encore M. de Gerceuil : car il faiſait ſemblant de ne rien ſavoir, & je vous aſſure que, ſans moi, il n’aurait pas gagné la croix.

La Mere.

Ainſi il l’a gagnée parſupercherie, & vous avez fait une injuſtice criante à votre poupée ?

Emilie.

Il eſt vrai, Maman, que les choſes ne ſe font pas paſſées bien loyalement. Mais je crois qu’on peut faire une injuſtice, ſans conséquence, à une petite fille qui n’a qu’un cœur de carton,

La Mere.

Je vois que vous deviez avoir bien des afaires à la fois. Faire d’abord les demandes, & puis les réponſes pour la petite, & en ſoufler encore à un ignorant, qui répondait peut-être tout de travers.

Emilie.

Tout juſte, Maman, vous y êtes.

La Mere.

Et quel était l’objet de l’exercice ?

Emilie.

Oh, Maman, c’était ſérieux. Il ſ’agiſſait des cinq ſens.

La Mere.

Vous avez raiſon ; voilà un ſujet ſérieux & grave. Je ſuis bien fâchée de ne m’être pas trouvée à cet exercice. J’aurais appris, entre autres parjùcularités, comment on peut faire trois rôles à la fois.

Emilie.

Cela n’eſt pas bien difficile, ma chere Maman. Voulez-vous en voir un échantillon ?... Mais non, cela vous fatiguerait peut-être.

La Mere.

Au contraire, cela me reposera.

Emilie.

Eh bien, ma chere Maman, quand je ſerai la gouvernante, je me tiendrai à votre droite ; puis je paſſerai à votre gauche, pour faire la niece ou la poupée ; & quand je me placerai devant vous, ce fera pour ſoufler M. de Gerceuil, qui fait mon frere le Chevalier.

La Mere.

Je crois qu’il faut d’abord retrancher ce dernier rôle. Outre que je ne me ſoucie pas qu’il gagne encore une fois la croix ſans l’avoir méritée, il pourait embrouiller notre exercice de façon que ma faible tête fût hors d’état de le suivre.

Emilie.

A la bonne heure, cela rendra mon

afaire bien aisée. C’eſt domage que je n’aie pas le temps de tirer la petite de ſa boîte. Je la mettrais là à votre gauche, & ce ſerait comme hier.

La Mere.

Il n’y manquerait alors que le grand enfant, pour faire le rôle de votre frere.

Emilie.

S’il vient, Maman, vous verrez qu’il le prendra tout de ſuite.

La Mere.

En attendant, vous avez parfaitement remédié à l’abſence de la poupée. En changeant de côté, suivant le rôle, vous me préserverez de tout danger de m’embrouiller.

Emilie.
(commence. ).
La Gouvernante.

Je crains bien, Mademoiselle, que vous ne brilliez pas beaucoup aujourd’hui. Vous ne manquez pas d’esprit, mais vous y avez une certaine pareſſe qui vous fait tort.

La Poupée.

Mais non, ma bonne, ce n’est pas pareſſe. Mais c’eſt qu’il y a des choſes que je comprends bien, qui me frapent tout de ſuite, & d’autres que je n’entends qu’à-peu-près. Dites-moi pourquoi je ne comprends pas tout.

La Gouvernante.

Dites-moi pourquoi vous pouvez atteindre avec votre main juſqu’à ce buſte de Henri IV, qui eſt placé là ſur cette cheminée.

La Poupée.

C’eſt que c’eſt à ma portée.

La Gouvernante.

Et pourquoi ne pouvez-vous pas atteindre aux bobêches qui ſont dans les bras ?

La Poupée.

C’eſt que je ne ſuis pas aſſez grande.

La Gouvernante.

Eh bien, c’eſt la même raiſon qui fait que vous comprenez de certaines choſes, & que vous n’en entendez pas d’autres.

La Poupée.

Comment, parce que je ne ſuis pas aſſez grande ?

La Gouvernante.

Sans doute, Mademoiſelle. L’eſprit a beſoin de ſe fortifier & de s’étendre comme le corps. Quand il eſt jeune, il n a pas encore toute ſa hauteur, il ne peut pas aller au delà d’une certaine portée ; entendez-vous ?

La Poupée.

Ma bonne, je ne ſavais pas cela.

La Gouvernante.

C’eſt que vous ne réfléchiſſez jamais.

La Poupée.

Je ſuis jeune, ma bonne ; mon eſprit ne peut pas aller au delà d’une certaine portée.

La Gouvernante.
Soit. Mais cette portée il faut l’étendre tous les jours.
La Poupée.

Je ne demande pas mieux, ma bonne.

La Gouvernante.

Je le crois ; mais vous voudriez que cela vint en dormant.

La Poupée.

Je ſais bien que cela ne peut pas venir en dormant, ma bonne.

La Gouvernante.

Pourquoi pas ?

La Poupée.

C’eſt que quand on dort, on ne voit pas, on n’entend pas, & l’on n’a point d’idées.

La Gouvernante.

Par où l’esprit reçoit-il donc ſes idées ou ſes connaiſſances ?

La Poupée.

Par les ſens.

La Gouvernante.

Et combien y a-t-il de ſens ?

La Poupée.

Il y en a cinq.

La Gouvernante.

Je ne vous demande pas leurs noms ; c’eſt trop commun.

La Poupée.

Je les ſais pourtant au bout de mes cinq doigts.

La Gouvernante.

Il ſerait beau voir que vous ne les ſuſſiez pas !

La Poupée.

Si vous me fâchez, je vous les nomme l’un après l’autre.

La Gouvernante.

Je n’en veux pas entendre parler.

La Poupée.

A la bonne heure, ce ſera pour une autre fois.

La Gouvernante.

Et pourquoi dites-vous qu’on n’a point d’idées, quand on ne voit pas, quand on n’entend pas ?

La Poupée.
C’eſt que je le crois.
La Gouvernante.

Quand je ferme les yeux, je ſuis aveugle, au moins pendant le temps que je les tiens fermés. Eſt-ce que je n’ai point pour cela l’idée des couleurs, du bleu, du jaûne, du rouge, du verd ?

La Poupée.

Vous en avez l’idée, ma bonne, parce que vous en avez vu auparavant, & qu’on vous a appris à les diſtinguer.

La Gouvernante.

Et ſi j’étais aveugle de naissance, je ne pourais donc pas me former une idée des couleurs ?

La Poupée.

Non, ma bonne.

La Gouvernante.

Ni de la lumière, ni du jour, ni des rayons du soleil ?

La Poupée.

Non, ma bonne.

La Gouvernante.

Ni de la forme d’aucun objet ?

La Poupée.

Pardonez-moi, ma bonne. Je puis me faire une idée de la forme, en la touchant ; ainſi je connais votre main avec ſes cinq doigts, parce que je l’ai touchée de tous les côtés. Mais ſi j’étais aveugle, vous me diriez qu’elle eſt blanche, & je ne ſaurais ce que cela veut dire.

La Gouvernante.

Vous avez raiſon. — Vous voyez bien, Mademoiſelle, quand vous dites bien, que je vous rends justice.

La Poupée.

Grand merci, ma bonne.

La Gouvernante.

Mais, quand j’ai le malheur d’être aveugle par accident, comment puis-je me faire une idée des couleurs que je ne vois plus ?

La Poupée.

C’eſt qu’apparemment vous en jugez comme un aveugle des couleurs. Point de plaiſanterie ; s’il vous plaît. Vous prenez mal votre temps, quand il s’agit de parler ſérieuſement & de réfléchir.

La Poupée.

C’eſt, ma bonne, que vous vous formez une idée des couleurs d’après votre ſouvenir. On vous dit qu’une étofe eſt rouge, & vous vous rappellez comment était cette couleur dans le temps que vous pouviez la voir.

La Gouvernante.

Voilà ce qui s’appelle répondre. Ainſi pour former des idées, il ne faut pas ſeulement des ſens, il faut de la mémoire ?

La Poupée.

Sans doute, ma bonne.

La Gouvernante.

Et la mémoire ſupplée à la préſence des objets ?

La Poupée.

Vous voulez dire qu’elle tient lieu de leur préſence ?

La Gouvernante.

C’eſt cela. Et ſi je n’avais point de mémoire, pourais-je me former des idées ?

La Poupée.

Je ne le crois pas, ma bonne.

La Gouvernante.

Je commencerais une phraſe, & avant de l’avoir achevée, je ne me ſouviendrais déja plus de ſon commencement.

La Poupée.

Et adieu les idées de ma bonne !

La Gouvernante.

Vous voyez donc bien que la mémoire ou la faculté de retenir les impreſſions reçues, eſt comme un ſixième ſens, ſans lequel les cinq autres ne ſerviraient pas à grand chose.

La Poupée.

Oui, ma bonne. Elle eſt comme la gardiene de la maiſon, qui a les proviſions ſous ſa clef.

La Gouvernante.

Vous dites bien, mon chou ; venez que je vous embraſſe.

La Poupée.

Et ſi j’étais ſourde de naiſſance ?

La Gouvernante.

Vous ne pouriez vous former aucune idée des ſons, ni par conſéquent des langues, qui ne ſont que des ſons modifiés de mille manières diverſes.

La Poupée.

Je ne pourais donc pas parler, ma bonne ?

La Gouvernante.

Les enfans n’apprenent à parler qu’en imitant les ſons de ceux qui les élèvent, & en retenant la ſignification qu’on y atache. Or, ſi vous n’avez jamais entendu un ſon, comment ferez-vous pour l’imiter ?

La Poupée.

Tous les ſourds de naiſſance ſont donc muets ?

La Gouvernante.

Sans doute.

La Poupée.

Mais, ma bonne, ce n’eſt pourtant pas avec les oreilles qu’on parle ?

La Gouvernante.

Ils sont muets, parce qu’ils ne ſavent pas qu’ils peuvent parler, & qu’il ne reſte aucun moyen de le leur faire ſavoir.

La Poupée.


J’en suis bien fâchée pour eux, ma bonne. Et tous les muets ſont-ils pareillement sourds ?

La Gouvernante.

Si vous vouliez réfléchir, vous m’épargneriez ces queſtions. On peut être muet par quelque vice ou obſtacle dans l’organe de la parole, qui n’influe en rien ſur l’organe de l’ouïe, entendez-vous ? Que cet obſtacle ſoie durable ou passager ? qu’il puiſſe fe détruire ou non, il ne vous empêche point d’entendre.

La Poupée.

C’eſt clair, ma bonne.

La Gouvernante.

Quand vous ſerez plus avancée, je vous mènerai chez M. l’Abbé de l’Epée, pour aſſiſter aux exercices des ſourds, & muets de naiſſance.

La Poupée.

Je ne connais pas ce monſieur. Qu’eſt ce qu’il fait donc de bon ?

La Gouvernante.

C’eſt un citoyen qui s’eſt généreuſement dévoué à l’inſtruction de ces infortunés qui ſont privés de l’ouïe & de la parole. Il a formé une école en leur faveur, où il leur apprend par des ſignes à comprendre les diſcours qu’ils ne peuvent entendre, à y répondre par écrit, & même à parler.

La Poupée.
Oh, ma bonne, je voudrais voir cela.
La Poupée.

Comme je ne l’ai pas encore vu moi-même, il faut attendre que votre eſprit ſoit à la hauteur des bobèches.

La Poupée.

Je ne vous entends pas, ma bonne.

La Gouvernante.

C’eſt-à-dire, qu’il ait dépaſſé le buſte de Henri IV.

La Poupée.

Je ne vous entends pas, ma bonne.

La Gouvernante.

Tête de linote ! Vous avez déjà oublié, ce que nous avons dit ſur ce que votre main peut ou ne peut pas atteindre.

La Poupée.

Ah, je m’en ſouviens, ma bonne.

La Gouvernante.

Ne l’oubliez donc plus.

La Poupée.

Je ſuis toujours bien aiſe, ma bonne, d’avoir cinq ſens. Cela eſt bien commode. Cela apporte bien des idées à l’eſprit. Et puis la mémoire les lui garde. Et puis il les tourne & les retourne en tout ſens, & fait des raiſonemens à perte de vue. Mais, ma bonne, qu’eſt ce que c’eſt que l’eſprit ?

Emilie.
( après une pause. ).

Maman, qu’eſt-ce qu’il faut répondre ?.. J’avais bien beſoin de lui faire cette queſtion !.. Je me ſuis embourbée là, comme une franche étourdie… Il ſerait pourtant bien honteux pour une gouvernante de reſter court vis-à-vis d’une morveuſe.

La Mere.

Mais cela m’arive tous les jours avec vous. M’en voyez-vous honteuſe ?

Emilie.

Mais il ne tenait qu’à moi de lui faire demander toute autre choſe.

La Mere.

C’eſt donc un grand malheur de

dire : Je ne fais pas cela ? Moi, je lui aurais répondu tout ſimplement : Mon chou, cette queſtion a embaraſſé de plus grands eſprits que vous & moi. Elle n’eſt pas ſeulement au deſſus du buſte de Henri IV, mais même au deſſus de la bobèche. Ainſi laiſſez-moi en repos.

Emilie.

Entendez-vous, petite morveuſe ? Je vous y répondrai en temps & lieu. Aujourd’hui j’en ai aſſez, & vous m’avez haraſſée.

La Mere.

C’eſt ſans doute pour conſerver la morgue de gouvernante, que vous lui faites cette promeſſe ? Au reſte, je vous crois, quand vous vous dites haraſſée. Vous devez être en nage. Je ne me doutais pas qu’un exercice de poupée fut une choſe ſi laborieuſe. Faire la maîtreſſe & l’écoliere à la fois ! Changer à chaque inſtant de place & de ton !

Je vous assure, ma chere amie, que vous avez gagné bien des croix, ſans vous excéder à ce point.

Emilie.

Il ne s’agit, comme vous voyez, ma chere Maman, que d’un demi-tour à droite ou à gauche, ſuivant qu’on eſt maîtreſſe ou écoliere.

La Mere.

Oui ; mais changer de voix comme de place ! Cela doit fatiguer, ſur-tout la petite ayant la voix ſi claire.

Emilie.

C’eſt qu’elle eſt encore bien jeune. Il fallait bien marquer la différence des perſonages.

La Mere.

La viteſſe dont vous changiez de Voix & de rôle, m’a fait faire une bonne épreuve de la bonté de ma tête. Je vous aſſure que je ne l’aurais pas ſoutenue, il y a trois ou quatre jours.

Emilie.

Ah, ma chere Maman, je vous ai fatiguée peut-être !

La Mere.

Au contraire, vous m’avez fait grand plaiſir. Mais ſi la petite a répondu hier comme aujourd’hui, je ne conçois pas comment vous avez eu le cœur de la fruſtrer de la croix.

Emilie.

Oh, hier elle répondait tout de travers, parce que je voulais faire gagner la croix à mon frere, le Chevalier. Vous ſavez bien qui je veux dire ?

La Mere.

Tenez, voilà qu’on vient nous ſéparer. Votre ſouper eſt ſervi.

Emilie.

Quoi, déja ?

La Mere.

Il n’y a ſi bonne compagnie qui ne ſoit obligée de ſe ſéparer.

Emilie.

Voilà le mal.

La Mere.

Mais bientôt nous nous réunirons pour ne plus nous quiter.

Emilie.

Dormez donc bien, ma chere Maman, pour que ce moment arive vîte, vîte. J’eſpere au moins qu’on ne me reprochera pas ma pauvre petite ſoirée d’aujourd’hui.

La Mere.

Allez, ma chere amie, & dormez ſans inquiétude… Bon ſoir, bon ſoir, ma chere Emilie… Ah, revenez, que je vous embraſſe encore une fois !