Humblot (1p. 368-400).

ONZIEME
CONVERSATION.


Emilie.
(frape doucement à la porte du cabinet.)
La Mere.

Qui eſt là ?

Emilie.

Maman, c’eſt la petite perſone qui vient ſur la pointe des pieds.

La Mere.

Et que me veut la petite perſone ſur la pointe des pieds ?

Emilie.

Ah, vous écrivez… J’en ſuis fâchée.

La Mere.

Pourquoi ?

Emilie.

Mais à qui écrivez-vous donc ?

La Mere.

C’eſt à quelqu’un à qui j’ai à faire & que vous ne connaiſſez pas.

Emilie.

Et qu’eſt-ce que vous lui mandez ?

La Mere.

Ah, la petite perſone eſt curieuſe ! Et qu’eſt-ce que cela vous fait ?

Emilie.

Rien ; mais c’eſt pour le ſavoir.

La Mere.

Ah, ah ! Et trouvez-vous cette curioſité bien placée ? Car ſi par hazard elle était indiſcrete & ſans objet, cela ſerait fâcheux.

Emilie.

Comment donc, Maman ?

La Mere.

Lorſque vous me parlez tout bas de choſes qui vous intéreſſent, ſi une de vos petites amies, de vos compagnes du Palais royal, venait vous interrompre & vous demander de quoi il s’agit, que diriez-vous ?

Emilie.

Ah, c’eſt différent, je dirais qu’elle eſt bien curieuſe, & que cela ne la regarde pas.

La Mere.

Vous croyez donc qu’elle commettrait une faute contre la politeſſe & la diſcrétion ?

Emilie.

Sans doute, Maman.

La Mere.

Je meurs de peur que la petite perſone n’ait commis la même faute avec moi ; & cependant elle me doit bien autant d’égards que votre petite amie vous en doit. Ne le penſez-vous pas ?

Emilie.

Mais vous ne cauſiez pas tout bas, ma chere Maman, vous écriviez.

La Mere.

C’eſt-à-dire, que je cauſais tout bas avec un abſent. L’ecriture eſt la converſation avec les abſens. On n’a pas d’autre moyen de leur communiquer ſes penſées. On confie ſes ſecrets au papier ; & voilà pourquoi ce qui eſt écrit eſt ſacré. On ne peut pas plus ſe permettre de lire les papiers que l’on trouve ſous ſa main, quand ils ne nous ſont pas adreſſés, que d’écouter deux perſones qui parlent bas.

Emilie.

Il n’eſt donc pas bien d’écouter deux perſones qui ſe parlent ?

La Mere.

Non, à moins qu’on ne vous en prie.

Emilie.

Eh bien, je ne le ſavais pas. Moi, je n’écoutais pas, parce que je n’en avais pas envie. Vous m’apprenez, Maman, qu’il ne le faut pas.

La Mere.

Votre réflexion vous l’aurait appris bien mieux. Si vous aviez jamais écouté avec le déſir de ſavoir ce que les autres ne veulent pas que vous ſachiez, ce ſerait un vice de caractere qu’il faudrait déraciner.

Emilie.

Lequel donc ?

La Mere.

Un très-grand vice, celui de la curioſité.

Emilie.

Allons, Maman, déracinons bien vîte.

La Mere.

Heureuſement cela ſera aiſé, car je me perſuade que vous n’avez pas ce vice. Mais écouter par étourderie, par légéreté, par inadvertance ou faute d’égards pour les autres, eſt auſſi un tort & un grand tort.

Emilie.

Bon ! Quand je verrai deux perſones ſe parler, je me mettrai à courir de toutes mes forces.

La Mere.

Il n’eſt pas beſoin de s’eſſoufler. La diſcrétion n’eſt pas ſi bruyante. On s’éloigne ſans affectation, ſans que cela faſſe événement. Deux pas ſuffiſent pour vous mettre hors de portée d’écouter ce que l’on dit avec le deſſein de n’être pas entendu.

Emilie.

J’en ferai trois, ſans faire ſemblant de rien.

La Mere.

Puis donc qu’il ne faut pas écouter, il eſt clair que ce ſerait manquer à la probité & à toutes les loix de l’honneur & de la ſociété, que de lire un papier qui ne s’adreſſe pas à vous, ou qui eſt adreſſé à un autre.

Emilie.

C’eſt donc une choſe bien importante qu’un chifon de papier ?

La Mere.

Si importante que quelquefois la vie, la fortune, ou du moins la tranquillité, le bonheur & le malheur de la vie peuvent en dépendre.

Emilie.

Maman, cela fait trembler. Mais ſouvent auſſi, je le crois du moins, le chifon de papier eſt indifférent.

La Mere.

J’en conviens ; mais comme on ne peut le ſavoir d’avance, la loi qui défend d’y toucher reſte la même.

Emilie.

Oui, c’eſt le plus court.

La Mere.

Votre penſée eſt-elle à vous ? Peut-on vous empêcher de penſer ?

Emilie.

Non, on ne peut pas m’empêcher de penſer à ce que je veux.

La Mere.

Ni vous obliger de dire votre penſée, que lorſque cela vous convient & à qui vous jugez à propos. Or, qu’eſt-ce que vous écrivez ſur le papier ?

Emilie.

Mais ce que je veux, ce qui me paſſe par la tête.

La Mere.

C’eſt-à-dire, vos penſées. Et quelqu’autre que vous peut-il ſavoir ſi votre intention eſt qu’on connaiſſe vos penſées, ou ſi vous voulez les tenir cachées, ou ne les confier qu’à une telle perſone ?

Emilie.

Non, à moins que je ne le diſe, on ne le ſait pas.

La Mere.

On ſait encore moins de quelle importance il peut être pour vous que votre penſée ne ſoit connue que de la perſone à laquelle elle s’adreſſe, parce que perſone ne ſait nos affaires comme nous-mêmes.

Emilie.

Cela eſt vrai.

La Mere.

Ainſi notre penſée eſt notre propriété la plus ſacrée, la plus intime. Et lire un chifon de papier, comme vous diſiez, qui ne nous apartient pas, qui renferme des penſées qui ne s’adreſſent pas à nous, c’eſt faire une choſe qui peut avoir toute la difformité d’une trahiſon, d’une baſſeſſe, d’une infamie ; enfin de ce qu’il y a de plus vil & de plus déshonorant au monde.

Emilie.

Mais, Maman, on fait cela par étourderie.

La Mere.

Cela vous prouve à quel blâme l’étourderie & le défaut de réflexion peuvent expoſer.

Emilie.

Oh, je ne parle pas pour moi. Je vous promets, Maman, que pour rien au monde on ne me fera plus toucher à un papier qui n’eſt pas à moi.

La Mere.

Je l’eſpere, parce que je me flate qu’Emilie aura des principes ; & voilà, par exemple, un de ces principes qu’une perſone bien née n’oublie jamais.

Emilie.

Oh, qu’il faut ſavoir de choſes, Maman, pour être bien née ! Tous les jours j’apprends quelque choſe de nouveau en y penſant, & même ſans beaucoup y penſer.

La Mere.

Mais ce n’eſt pas pour apprendre du nouveau, ni même pour ſavoir à qui j’écrivais, que vous êtes venue ?

Emilie.

Mon dieu non. Je voulais vous dire, Maman… Mais je crois que cela pourrait nous faire cauſer bien long-temps, bien long-temps ; & ſi votre lettre eſt preſſée…

La Mere.

Elle ne l’eſt pas. Attendez-moi ici, je vais revenir.

Emilie.

Vous allez donc ſerrer vos papiers ? Mais vous ne ſerez pas long-temps, Maman ?

La Mere.

Non.

Emilie.

C’eſt bon, je vais rêver pendant ce temps-là à ce que je voulais dire…

La Mere.

Allons, prenons notre ouvrage, & voyons ce qui vous occupe.

Emilie.

C’eſt bien dit, Maman, voyons… Premiérement… je venais vous dire… que je vous aime de tout mon cœur.

La Mere.

Mademoiſelle, je vous ſuis très obligée.

Emilie.

Madame, vous êtes bien bonne, il n’y a pas de quoi.

La Mere.

Après.

Emilie.

Oui, j’y ſuis… Ce chifon de papier que je vois toujours là, dans ma tête, pour n’y pas toucher, m’a un peu barbouillé mes idées… Ah !.. N’avons-nous pas dit l’autre jour qu’il fallait avoir une confiance entiere en vous ?

La Mere.

Moi ? Je ne vous ai jamais dit cela.

Emilie.

Comment, vous ne voulez pas que j’aie de la confiance en vous ?

La Mere.

Pour vouloir, oui, je vous aſſure que je le veux bien fort.

Emilie.

Mais, ma chere Maman, expliquez-vous donc. Il faut qu’une porte ſoit ouverte ou fermée.

La Mere.

Je voudrais mériter votre confiance, je ne penſerai jamais à l’exiger.

Emilie.

Mais c’eſt la même choſe, puiſque vous l’avez.

La Mere.

Point du tout, cela eſt fort différent. La confiance eſt le don le plus libre qui exiſte ; on peut l’acorder à celui qui nous l’inſpire, mais elle ne peut s’exiger. Si j’ai votre confiance, comme vous dites, c’eſt que vous avez remarqué ſans doute que j’en ai beaucoup en vous ; c’eſt que les premiers eſſais que vous avez faits en me confiant vos petites affaires, vous ont apparemment réuſſi ; que vous vous en êtes bien trouvée. Point d’inconvénient, & très-ſouvent peut-être du profit ; c’eſt une bonne affaire que cela. Cette expérience a fortifié & augmenté de jour en jour votre confiance en moi.

Emilie.

Maman, c’eſt vrai à la lettre.

La Mere.

Si au lieu de m’en remettre à votre expérience, je vous avais commandé : Mademoiſelle, il me faut votre confiance, je la veux toute entiere ; il faut que je ſache tout ce qui vous paſſe par la tête…

Emilie.

Eh bien, je crois que vous l’auriez encore eue de cette façon-là.

La Mere.

Et moi, je crois que non. Je penſe que chacun aime à être maître dans ſon intérieur, & les petites perſones plus que les autres.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

C’eſt-à-dire, que chacun aime à diſpoſer de ſes penſées, comme bon lui ſemble & en faveur de qui lui plaît, & que le mot Il faut n’eſt pas celui qu’il faut pour en avoir ſa part.

Emilie.

Cela eſt vrai, Maman. Il faut n’eſt pas doux à l’oreille.

La Mere.

Il faut cependant, ma chere amie, prendre garde aux termes dont on ſe ſert dans la converſation, ſans quoi on brouille toutes ſes idées. Ce n’eſt pas là une affaire de liberté & de confiance ; il faut eſt de rigueur ici, parce qu’enfin il ne faut pas que la converſation reſte inintelligible. Si vous exprimez mal votre idée, comme vous venez de faire, par exemple, celui qui vous écoute ne la comprendra pas, ou la comprendra mal.

Emilie.

Et oui, & puis le barbouillage.

La Mere.

Ainſi, déſirer & exiger la confiance, ſont deux idées tout à fait diverſes.

Emilie.

Eh bien, je ne l’aurais pas ſu ſans vous, ma chere Maman.

La Mere.

Avec de l’attention & de la réflexion on apprend à démêler ſes idées ; comme avec un peu d’attention & d’adreſſe on démêle un écheveau de ſoie. Et puis, quand on a une amie de confiance & qu’on eſt embaraſſée ſur la ſignification préciſe d’un terme, on la lui demande.

Emilie.

Cela eſt vrai ; mais c’eſt que je les ſais tous à-peu-près.

La Mere.

Me voilà encore embrouillée. Vous voulez dire apparemment que vous comprenez à-peu-près la ſignification de tous les mots dont vous vous ſervez, & ce n’eſt pas ce que vous dites : car on peut fort bien ſavoir un mot, un terme, ſans comprendre toute l’étendue de ſa ſignification. Mais laiſſons cela ; vous me trouveriez enfin chicaneuſe, ſi je me permettais d’éplucher ainſi vos diſcours, & il pourrait m’en coûter une partie de votre confiance. Revenons à nos moutons. Vous diſiez donc ?

Emilie.

Je vous diſais, ma chere Maman, que ſans ſavoir ſi vous avez déſiré ou exigé ma confiance, toujours eſt-il conſtant que vous la poſſédez toute

entiere, & que je vous dis tout, mais tout ce qui me paſſe par la tête. Or j’ai remarqué…

La Mere.

Et qu’avez-vous remarqué ?

Emilie.

Ah, j’ai remarqué quelque choſe…

La Mere.

Et c’eſt ?

Emilie.

Vous venez de dire une choſe qui m’a beaucoup frapée.

La Mere.

Eh, mon dieu, voyons donc.

Emilie.

Ah, je ne ſais ſi c’eſt bien vrai.

La Mere.

Ah, que vous me faites languir !

Emilie.

Allons, allons, je m’en vais vous le dire… Vous m’avez dit tout à l’heure que vous aviez beaucoup de confiance en moi.

La Mere.

En doutez-vous ?

Emilie.

Non, Maman, puiſque vous le dites ; mais tenez, franchement, je ne m’en étais pas aperçue. Au reſte, je ne vous en fais point de reproche au moins. Je ſais à préſent que la confiance doit ſe mériter & ne peut s’exiger. Vous n’avez pas beſoin de mes conſeils comme j’ai beſoin des vôtres. Mais pourquoi dites-vous que vous avez de la confiance en moi ?

La Mere.

Parce que cela eſt vrai ; & ſi vous n’étiez pas ſi précipitée dans vos jugemens, ſi vous réfléchiſſiez un peu, vous verriez qu’à tout inſtant je vous donne des preuves de ma confiance.

Emilie.

Et moi, j’ai remarqué au contraire, il y a long-temps, que vous ne me diſiez pas tout… Bien entendu que la confiance ne s’exige pas.

La Mere.

Et qu’eſt-ce que je ne vous ai pas dit ?

Emilie.

Mais je ne ſais pas…

La Mere.

Mais encore ?

Emilie.

Mais, Maman.

La Mere.

Il me ſemble, quand on accuſe, qu’il faut parler clair, & avoir ſes preuves toutes prêtes.

Emilie.

Maman, je ne vous accuſe de rien ; mais dites vrai : vous avez bien des liaiſons, bien des affaires ; vous recevez beaucoup de lettres : eh bien, vous ne me dites jamais rien de tout cela.

La Mere.

Et voilà mes torts prouvés en fait de confiance ? Mais lorſque vous parlez à vos petites amies, ſur-tout lorſque vous leur parlez bas, eſt-ce que j’écoute ou que je vous queſtione ?

Emilie.

C’eſt que cela ne vous intéreſſe pas.

La Mere.

Plus que vous ne penſez.

Emilie.

Vrai ?

La Mere.

Vous pouvez m’en croire.

Emilie.

Eh bien, ma chere Maman, je vous dis toujours tout ; mais vous n’y faites pas toujours grande attention.

La Mere.

Et pour que le marché ſoit égal, il faut que je vous diſe tout auſſi ?

Emilie.

Mais ſi cela vous convient.

La Mere.

Allons, diſons… Il ne me reſte plus qu’un ſcrupule.

Emilie.

Et quoi donc ?

La Mere.

Serez-vous bien aiſe que je diſe à d’autres ce que vous me confiez ?

Emilie.

Maman, je ſuis bien ſûre que vous ne dites à perſone ce que je vous confie.

La Mere.

Vous croyez donc le ſecret & la diſcrétion indiſpenſables pour inſpirer la confiance ?

Emilie.

Très-ſûrement, Maman.

La Mere.

Et, ſi j’allais confier aux autres ce que vous me dites, je perdrais votre confiance ?

Emilie.

Je crois que je n’en pourrais plus avoir.

La Mere.

En ce cas, je ne ſais comment je ferai pour vous confier ce que me diſent les autres, ſans perdre leur confiance.

Emilie.

Ah, c’eſt un embaras, cela. Mais c’eſt qu’il eſt beau de tout ſavoir.

La Mere.

Et moi, je trouve qu’en ce genre il eſt bien commode de ne rien ſavoir. Vous n’ignorez pas combien il faut être réſervé & diſcret ſur ce qui ne nous regarde pas. Quand on ne ſait rien, on eſt ſûr de ne pas parler des affaires des autres mal à propos ; on ne craint pas de leur nuire par légéreté ou par inconſidération, en s’en mêlant ſans néceſſité.

Emilie.

Cependant, Maman, convenez que c’eſt beau d’avoir des affaires. On n’a plus l’air petite fille. On eſt obligé de ſortir, de parler au Miniſtre, de voir Monſieur le Premier Préſident, de ſe faire écrire chez Madame la Ducheſſe une telle. On rentre, on a dix lettres à écrire. Je vous aſſure, Maman, que c’eſt fort beau.

La Mere.

Ah, ma pauvre Emilie, que vous regréterez un jour la ſécurité, le calme & l’oiſiveté de votre âge, & que vous ſerez détrompée de la beauté des affaires !

Emilie.

Vous croyez, Maman ? Mais ſi elles ne ſont pas belles, pourquoi en avoir ?

La Mere.

Cela ne dépend pas de nous, il faut faire les ſiennes. Mais il n’y a que les gens déſœuvrés, ignorans & frivoles qui s’occupent ou s’amuſent des affaires des autres. Il n’y a guere que ceux-là qui ſoient curieux ; ils ſont bavards, rediſans & dangereux.

Emilie.

Et penſe-t-on d’eux comme cela dans le monde ?

La Mere.

Oui, on les craint, on les fuit.

Emilie.

Il faut encore que je me ſouvienne de cela. Mais, Maman, vous, vos affaires, pourquoi ne me les dites vous pas ?

La Mere.

Soyez ſûre que je déſire avec paſſion d’avoir en vous une amie à laquelle je puiſſe confier mes affaires, mes ſoucis, mes peines, & que la crainte ſeule de troubler la ſérénité & le bonheur de vos jours innocens pourrait me faire balancer.

Emilie.

D’abord, Maman, je vous aſſure que vous pouvez compter ſur ma parfaite diſcrétion.

La Mere.

J’y compte ; mais pour y compter davantage, il faut que je ne remarque en vous aucun penchant à la curioſité : car je ne puis m’ôter de la tête que la curioſité & l’indiſcrétion ſont deux ſœurs qui marchent toujours enſemble.

Emilie.

Et à propos de cela, Maman, dois-je vous dire les affaires des autres ?

La Mere.

Voilà une queſtion vraiment délicate.

Emilie.

Et importante. Il eſt vrai que perſone ne m’a encore rien confié ; mais cela peut venir d’un moment à l’autre. Et ſi l’on me priait encore de ne pas vous dire quelque choſe, comment faire ?

La Mere.

Lorſque j’étais à votre âge, je me diſais : Je ne veux pas recevoir de confidences, juſqu’à ce que je ſois en état de diſcerner celles qui doivent être ſacrées d’avec celles ſur leſquelles il eſt bon de me conſulter avec ma mere.

Emilie.

Mais, Maman, on ne peut pas empêcher les gens de parler.

La Mere.

Pardonnez-moi, on peut prévenir les confidences. Moi, je diſais, par exemple : Sur toutes choſes, ne me dites pas votre ſecret, ſi vous ne voulez pas que ma mere le ſache, parce que je ne ſuis pas accoutumée à lui rien cacher.

Emilie.

Fort bien. Je dirai : Tenez, Maman & moi nous ne ſommes qu’une, nous n’avons point de ſecret l’une pour l’autre ; on nous appelle dans la maiſon les inſéparables. Parlez-moi, c’eſt comme ſi vous lui parliez ; arrangez-vous là deſſus. Si cela vous convient, dites votre affaire ; ſi non, gardez-la.

La Mere.

Voilà qui eſt parfaitement ſage ; vous n’aurez pas promis le ſecret, & vous n’aurez pas voulu l’entendre. Vous acquerrez encore la réputation d’une perſonne prudente & vraie.

Emilie.

Et c’eſt joli d’être prudente & vraie ; n’eſt-ce pas, Maman ?

La Mere.

Oui, ce ſont deux belles qualités. Voulez-vous d’ailleurs une regle ſûre ſur la diſcrétion qu’on doit aux autres ? La voici : Si leur ſecret ne vous regarde en aucune maniere, il n’y a aucun inconvénient pour vous dans un ſilence abſolu ; mais ſi ce ſecret vous intéreſſe de près ou de loin, alors on dit : Permettez que je conſulte auſſi mes amis.

Emilie.

Non, non, je m’en tiens à ce que Maman & moi, nous ne ſommes qu’une, & qu’on s’arrange là deſſus. Il eſt vrai qu’elle ne me dit pas tout ; mais moi j’ai du plaiſir à ne lui rien cacher.

La Mere.

Pourquoi donc, puiſque nous ne ſommes qu’une, faiſiez-vous des façons pour me dire qu’il vous ſemblait que je n’avais pas de confiance en vous ?

Emilie.

C’eſt que j’étais perſuadée que j’avais tort ; mais je ne ſavais pas comment.

La Mere.

Eh bien, le moyen de l’apprendre, c’était d’en parler.

Emilie.

Vous avez raiſon. N’eſt-ce pas là de la fauſſe honte ?

La Mere.

Et la fauſſe honte a toutes ſortes d’inconvéniens.

Emilie.

Oui, elle fait qu’on reſte dans l’ignorance & dans ſes erreurs, & qu’on n’aurait pas appris quelque choſe ſur la curioſité & ſur la diſcrétion, qu’on eſt pourtant bien aiſe de ſavoir.

La Mere.

Sans compter qu’elle fait mal juger de ſes amies de confiance, & que c’eſt les offenſer que de balancer à leur dire ce qu’on penſe d’elles.

Emilie.

Oh ceci eſt ſerieux… Mais, Maman, ſi vous vouliez pourtant me dire un ſecret d’affaires, vous me feriez un grand plaiſir.

La Mere.

Un ſecret d’affaires ? Vous aimez donc bien les affaires ?

Emilie.

Mais je crois qu’oui.

La Mere.

Allons, voyons.

Emilie.

Faut-il garder le ſecret ?

La Mere.

Non pas abſolument ; mais comme il n’eſt ni poli, ni convenable d’entretenir les autres de ſes affaires, il eſt inutile d’en parler.

Emilie.

Oh oui, il ne faut rien faire d’inutile. Eſt-ce que vous me demanderez conſeil ?

La Mère.

J’eſpere que vous ne me refuſerez pas vos avis.

Emilie.

Non ſûrement, je vous les donnerai de tout mon cœur.

La Mere.

Je n’ai donc plus que l’embaras de me rappeller une affaire qui ſoit digne de vous être confiée… J’ai beau chercher, il ne me vient rien à l’eſprit, là tout d’un coup… Je ſuis fâchée que votre papa ne ſoit pas ici. Il vous propoſerait vingt affaires pour une, & ſerait très en état de ſatisfaire le goût précoce que vous montrez, & dont je ne me doutais pas il y a un quart d’heure… Tenez, faiſons une choſe. Nous avons aſſez cauſé, remettons la partie à tantôt. J’ai ma lettre à finir ; & vous, peut-être vos gambades à faire, avant de nous mettre à table. Mais tantôt, ou votre papa pourra reſter avec nous, & vous aurez entiere ſatisfaction, ou bien il me laiſſera ſes pleins pouvoirs pour vous conſulter ſur quelque affaire importante, & je ſens d’avance qu’il s’en trouvera parfaitement bien.

Emilie.

Vous me promettez, Maman, de ne pas l’oublier ?

La Mere.

Il n’y a point de danger. Quand je pourrais l’oublier, vous ſauriez bien m’en faire ſouvenir.