Les Contes populaires en Italie/chap01

Les Contes populaires en Italie
G. Charpentier, éditeur (p. 5-18).
CONTES POPULAIRES
EN ITALIE

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LES CONTES SICILIENS — LA MESSIA : SES VOYAGES, SA LANGUE, SA MIMIQUE — LES CONTEUSES — LES CHANSONNIERS — GIUFA LE JOCRISSE — LES ŒUFS CUITS DURS — LE DIAMANT OU PÈRE ÉTERNEL.

Ce qui donne un intérêt particulier aux recueils de M. Pitrè, c’est qu’il n’y a rien mis de son propre fonds ; ce ne sont pas des traditions populaires arrangées en nouvelles par un artiste ingénieux pour amuser les oisifs. Ces naïvetés artificielles n’ont plus cours aujourd’hui ; ce n’est pas le dialecte affiné de Meli que recherchent les curieux, c’est la vraie langue du peuple. Pour la retrouver, M. Pitrè a voulu écrire sous la dictée des narrateurs illettrés qu’il rencontrait sur son chemin ; il a noté scrupuleusement les mots, les sons, les accents divers de toutes les provinces siciliennes ; mais c’est le peuple et non

sa langue que nous voulons étudier dans ces contes où les narrateurs eux-mêmes ne sont pas les personnages les moins intéressants. M. Pitrè nous présente d’abord ses fournisseurs de récits ; les plus riches, les plus brillants sont des femmes.

Au premier rang se place une Palermitaine, Agatuzza Messia. Elle n’est point belle, ni jeune : c’est une arrière grand’mère qui dès son enfance avait appris de sa grand’mère quantité d’histoires que cette grand’mère tenait de son aïeule, qui les tenait elle-même d’un aïeul. C’est ainsi que cette poésie narrative remonte à un temps déjà vieux et a pu grossir ou s’altérer en route ; cependant la Messia (c’est sous ce nom qu’elle est connue) a une mémoire excellente, et si la forme change quand elle raconte, le fond ne change jamais. Elle habite le Borgo, quartier de Palerme, où elle se fit d’abord une réputation de cantatrice. On ne se lassait pas de l’écouter ; sa voix s’est cassée depuis et elle ne chante plus, elle raconte, mais on l’écoute encore.

Il y a un demi-siècle environ, elle fit un voyage à Messine, ce qui lui donna une grande autorité dans le Borgo ; les filles de ce quartier ne sortent guère de chez elles. Quand elles vont, pour quelques emplettes, dans la rue Victor-Emmanuel, elles disent, comme si elles changeaient de pays : « Je vais à Palerme. » Cependant la Messia était allée jusqu’à Messine ; quand elle revint au Borgo, elle avait la tête pleine de récits et les yeux pleins d’images ; elle parlait de la citadelle, une forteresse que pas un homme ne pourrait prendre : les Turcs eux-mêmes n’y étaient point parvenus. Elle parlait du phare de Messine, qui était beau, mais dangereux pour les navigateurs ; elle parlait de Reggio en Calabre ; elle disait que de la palissade elle avait pensé toucher cette ville avec la main.

La Messia ne sait pas lire, mais elle sait beaucoup de choses qui sont connues d’elle seule et elle les dit avec une propriété de termes qui étonne les lettrés. Parle-t-elle d’un bâtiment qui court la mer, elle prend sans s’en douter, tout naturellement, le vocabulaire des marins ; elle sait le nom des mâts, des amarres, la rose des vents, court de bâbord à tribord, renfloue, agrène, carrège, alargue, mange le vent, tient le lof, comme si elle n’avait fait que cela toute sa vie. Elle sait les mots techniques de tous les métiers : elle-même en a exercé plusieurs.

Tailleuse dans sa jeunesse, elle devint, sa vue baissant, piqueuse de couvertures, et, malgré le rude travail auquel elle s’astreint pour vivre, elle trouve beaucoup de temps pour ses dévotions. Chaque jour, l’hiver ou l’été, qu’il pleuve ou neige, elle sort à la brume et va prier. Sa piété satisfaite, elle raconte des histoires ; elle en sait des milliers et n’en a oublié aucune ; elle les dit toutes avec la grâce, la verve, la chaleur et l’expression qu’elle avait à vingt ans. C’est une mimique étonnante, un continuel mouvement des yeux, des bras, des pieds, de la personne entière, un perpétuel changement d’attitudes, une incessante agitation du corps qui s’incline, se dresse, va et vient par toute la chambre, se couche presque à terre ou bondit comme pour s’envoler ; un roulement de la voix qui prend tous les tons, parcourt toutes les gammes, tour à tour douce et grave, d’une solennelle lenteur ou d’une volubilité haletante, émue, effrayée, vibrante, allègre comme un éclat de rire, habile surtout à emprunter tous les accents, toutes les intonations des personnages que l’admirable conteuse met en jeu.

Tout cela est perdu dans le recueil de M. Pitrè, mais la narration suffit pour intéresser les lecteurs les plus exigeants : La Messia sait mener de front, sans confusion, deux ou trois épisodes qui ne se joignent qu’à la fin, et passe à chaque instant sans embarras, d’un saut vif et léger, du récit au dialogue. Il est vrai que le patois sicilien donne beaucoup de grâce aux choses les plus simples et de saveur même aux choses les plus fades ; nous n’en regrettons pas moins que la bonne femme ait négligé d’apprendre à écrire : la Sicile aurait peut-être un romancier.

La Messia n’est pas seule à raconter des histoires. Une commère du même quartier, Rosa Brusca, qui va sur ses quarante-six ans, l’égale presque dans les sujets badins ; elle tissait de la toile dans son jeune temps, mais elle ne peut guère aujourd’hui que tricoter des bas, car elle est aveugle. Assise dès l’aube sur le pas de sa porte, elle cause et badine avec les passants, leur jette des lazzis, ou gronde son mari qui perd au cabaret ce qu’il gagne au four. Son récit file droit, comme disent les Siciliens, sans hésitation, sans digression : peut-être la cécité lui permet-elle une plus grande concentration d’idées.

Quant à la gnura Sabedda (la dame Elisabeth), qui possède aussi un riche répertoire de contes siciliens, c’est une bonne servante à laquelle on attribue ce qu’il faut pour gagner le royaume des cieux : cette sainte simplicité donne à ses récits le charme et aussi l’autorité de la candeur. Elle doit avoir cinquante-cinq ans et répète ce que lui a narré son, aïeule qui mourut centenaire. « J’étais alors bien petite…, et elle, la bonne âme, me disait : — Souviens-toi de la mère-grand et de ses contes, et quand tu seras belle, grande, tu les conteras aussi, toi. »

M. Pitrè cite encore beaucoup de narrateurs des deux sexes qu’il trouve médiocres, ou du moins inférieurs ; les mieux doués sont ceux ou plutôt celles que nous venons de nommer. Les femmes l’emportent de beaucoup sur les hommes ; elles ont plus de charme et d’imagination, sans doute aussi plus de temps, peut-être encore (en Sicile au moins) plus de langue.

Mais c’est assez parler des narrateurs, il est temps d’en venir aux narrations. Ce qu’on y rencontre tout d’abord, c’est la fantaisie et le merveilleux ; nous avons là des contes et nullement des nouvelles. Le peuple comme les enfants n’aime pas la prose et ne s’intéresse guère aux réalités de chaque jour. La poésie qui le frappe n’est pas simple, enfermée dans un enclos, reléguée au foyer ; la littérature potagère et casanière de certains romanciers lui serait insupportable. Est-il vrai que Graziella se soit intéressée à l’histoire de Paul et de Virginie ? Le poète s’est peut-être mal souvenu. Ces filles de Naples préfèrent l’Arioste à toutes les études de mœurs et surtout à toutes les études de cœur : il leur faut des enchanteurs, des dragons, de grands coups d’épée et des voyages à la lune. Aussi est-il très-peu question d’amour dans les contes siciliens, ou du moins la passion n’est jamais le sujet du récit ; on se contente de la signaler et l’on se garde bien de l’analyser : l’essentiel est de montrer dans quelles aventures, dans quelles infortunes cette passion jettera le héros et l’héroïne. Quant à l’amour même, on l’abandonne aux poètes lyriques, aussi nombreux en Sicile que les conteurs.

Ces rimeurs de carrefour, la plupart illettrés et anonymes, composent des rispetti qu’ils ne sauraient écrire : ce sont en général des strophes de huit vers, mesurant onze syllabes et se terminant par des rimes croisées qui se répètent quatre fois. Même dans ces couplets qui prennent en Sicile les noms de canzuna, stimmboltu, sturnettu, selon les localités, l’amour est une affaire d’imagination plutôt que d’émotion ; le sentiment disparait dans les hyperboles. Le poète, qui ne pourrait signer ses œuvres que d’une croix, ne sait où trouver des vocables assez éblouissants pour chanter les gloires de sa maîtresse. Il affirme qu’elle a été baptisée par le pape dans l’eau du Jourdain, que Palerme et Messine lui furent amies, que son nom alla jusqu’à Marseille, et qu’elle reçut les mages à son berceau. Aussitôt trois aigles allèrent annoncer la nouvelle à l’univers entier. Les tresses d’or de la jeune fille ont été filées par trois anges et lui tombent jusqu’aux pieds. Ses lèvres sont du corail, ses yeux des étoiles, ses sourcils des arcs de triomphe. Elle est blanche comme la soie d’Amalfi : la reine de France osa un jour la défier, mais fut vaincue. La jeune Sicilienne est digne de s’asseoir en vie dans le paradis avec les saints, Toutes les images pâlissent auprès d’elle ; pour l’égaler en valeur, il faudrait des arbres chargés de diamants, il faudrait des palais construits en topaze et en rubis, il faudrait la lune et plus que la lune, le soleil. Dans ses rispetti, le chansonnier sicilien voudrait être changé en rossignol pour se poser sur l’épaule de la jeune fille, se nicher dans ses cheveux et lui fredonner aux oreilles des doux mots qui amollissent le cœur, ou en abeille pour lui poser du miel sur les lèvres, ou en poisson pour être acheté par elle et mangé. Il se pâme devant le grain de beauté qu’il aperçoit sur la joue de la déesse ; il fait vœu de le porter en amulette, de le donner à bénir au pape afin que cent ans d’indulgence soient accordés à qui le touchera. Ses désespoirs sont aussi fous que ses ivresses, il ne parle que de meurtre et de suicide. « Mieux vaut mourir et descendre en enfer que d’être tourmenté par l’amour. »

Ce style figuré ne vaut certes pas la chanson du roi Henri ; il exprime cependant une passion plus sincère que celle d’Oronte. Le Sicilien est parfaitement capable — non de se tuer ; dans ces heureux pays les suicides sont rares, — mais de balafrer sa maîtresse et de poignarder son rival. Le sang lui monte vite à la tête, et le roi Ferdinand disait, non sans raison, que son royaume était en Afrique. Toutefois ce n’est point dans les chansons, ce n’est pas non plus dans les contes, que les moralistes trouveront des renseignements sur les amours des Siciliens. Les récits de la Messia et de ses compagnes ne se rapprochent de la réalité que lorsqu’ils tournent en anecdotes comiques ; le peuple n’entend que la féerie ou la pochade, et il veut rire quand il n’est pas ébloui.

Ces anecdotes n’ont rien de bien intéressant ; on les retrouve dans les traditions facétieuses de tous les pays. Les Siciliens, comme les Italiens des autres provinces, ont deux personnages bouffons qui les amusent fort ; le premier est une sorte de Jocrisse rappelant par beaucoup de traits le Pulcinella de Naples, le Simonëtt piémontais et le Meneghin des Lombards. Il se nomme Giufà ; c’est du moins sous ce nom qu’il est célèbre à Palerme, mais les gens de Trapani l’appellent Giucca, et, chose étrange, les Toscans, aussi, qui ont adopté le personnage. Les Albanais disent Giucha (avec un ch qui se prononce à l’allemande ou à la grecque) ; les Calabrais, Giuvali ; mais sous tous ces noms c’est toujours l’imbécile légendaire que nous connaissons tous, le valet maladroit, malavisé, qui perd ou casse tous les meubles de la maison, ne comprend jamais ce qu’on lui dit, obéit de travers, manque les commissions, abonde en bévues, en sottises et en pataquès : on le surprend en conversations avec la lune, il lui vient des imaginations que n’ont guère les naïfs plus sensés de notre pays.

Un jour qu’il s’était fait habiller à neuf et coiffer d’un beau béret rouge, il se demanda non sans inquiétude comment il s’y prendrait pour payer les marchands. Pour se tirer d’affaire, il fit le mort et se coucha sur un lit, les mains en croix et les pointes des pieds en l’air. Les marchands vinrent le voir et dirent tour à tour en le voyant :

— Pauvre Giufà, tu me devais telle somme pour les bas, les culottes, etc., que j’avais fait la sottise de te vendre ; je te les bénis (je te remets ta dette).

On porta le prétendu mort dans une église où il devait passer la nuit, selon l’usage, dans un cercueil découvert. Entrèrent à la brune des voleurs qui venaient partager le butin de la journée ; on trouvera peut-être que les voleurs siciliens, qui sont des hommes fort dévots, choisissaient un singulier endroit pour cette opération. C’est que les églises d’Italie sont moins austères que les nôtres ; elles servent aux rendez-vous d’affaires ou d’amour ; on y entre pour se promener, faire sa sieste, ou regarder les jolies femmes, pour s’abriter du soleil et de la pluie, ou tout simplement pour passer une heure comme dans un café bien décoré qui ne coûte rien. D’ailleurs on a le confesseur sous la main, prêt à donner l’absolution, et la madone est toujours pleine de compassion pour le pauvre monde.

Les voleurs vidèrent leur sac sur une table où roulèrent des monnaies d’or et d’argent qui couraient alors comme de l’eau. Cet alors est de Rosa Brusca, qui raconte l’histoire et qui n’aime pas le papier-monnaie. Le partage fait, restait une piastre que le chef de la bande ne savait à qui donner ; chacun la réclamait vivement, et la discussion eût pu finir à coup de couteau ; mais l’un des voleurs eut une idée lumineuse.

— Il y a ici un mort, dit-il en montrant Giufà ; prenons-le pour cible, nous allons tous tirer sur lui, le visant bien, avec nos escopettes, et celui d’entre nous qui lui mettra une balle dans la bouche aura l’écu.

La proposition plut aux voleurs, qui préparèrent leurs armes. Aussitôt Giufà, qui par bonheur avait bonne oreille, se dressa sur ses deux pieds dans sa bière et cria d’une voix tonnante :

— Morts, ressuscitez tous !

On peut se figurer la terreur des malandrins, qui s’enfuirent à toutes jambes en laissant sur la table les pièces d’or et d’argent. Et Giufà trouva là de quoi payer son beau béret rouge.

Une autre fois Giufà était au service d’un tavernier qui l’envoya laver des tripes dans la mer. Vint à passer un vaisseau ; le garçon d’auberge fit des signes avec son mouchoir, et le vaisseau complaisant se détourna de son chemin pour aller voir à terre ce qu’on lui voulait. Le capitaine descendit, et Giufà lui demanda :

— Ces tripes sont-elles bien lavées ?

Imaginez-vous la rossée que reçut le pauvre garçon qui, croyant avoir mal parlé, murmurait en pleurant :

— Comment fallait-il dire ?

Le capitaine répondit :

— Il fallait dire : « Seigneur, faites-le courir ! »

Le marin pensait à son vaisseau, il aurait voulu que le valet lui jetât un souhait favorable. Ces vœux adressés tout haut, en toute occasion, même à des inconnus, sont une règle de la politesse populaire dans les pays méridionaux ; il n’est pas de voyageur qui ne se soit entendu dire par les paysans de Naples qu’il a rencontrés sur son chemin : « Que la madone vous accompagne ! »

Giufà retint le mot du capitaine, et, ses tripes ramassées, se remit en route en criant à tue-tête : « Seigneur, faites-le courir ! »

À ce bruit s’enfuit de tous côtés le gibier que guettaient des chasseurs qui, retournant leurs fusils contre le crieur malavisé, le rouèrent de coups de crosse.

— Comment donc fallait-il dire ? demanda-t-il en pleurant de plus belle.

— Il fallait dire : « Seigneur, faites-les tuer ! »

Giufà n’oublia pas le conseil et, s’étant remis en route, ses tripes à la main, rencontra deux hommes qui se disputaient.

— Seigneur, faites-les tuer, s’écria-t-il.

Les deux hommes, qui allaient se battre, peu satisfaits du souhait, tombèrent sur Giufà qui, pleurant toujours plus fort, renouvela sa question.

— Il fallait dire : « Seigneur, faites-les séparer ! » répondirent les deux rustres.

Giufà se le tient pour dit et passa devant une église juste au moment où en sortaient deux mariés avec les gens de la noce.

— Seigneur, faites-les séparer, s’écria-t-il.

Nouvelle volée de coups de bâton ; le malheureux criait en se débattant :

— Comment donc fallait-il dire ?

— « Seigneur, faites-les rire ! » répondirent les mariés furibonds.

Giufà poussa ce dernier cri en passant devant un mort entouré de gens en larmes. Ce ne fut pas la dernière de ses mésaventures ; il était parti le matin pour aller laver ses tripes et ne rentra que le soir chez son maître, le tavernier, qui le mit dehors.

L’autre personnage comique est le valet malin, facétieux et retors, qui se moque de ses maîtres et de tout le monde, celui que notre Molière a fait venir de Naples et qu’il a baptisé Scapin. Les Siciliens le nomment Firrazzano, et lui prêtent toutes les niches, lazzis, bons ou mauvais tours que jouent à Turin Gianduja, Arlequin à Bergame, Grispin, Covielle, Mascarille et tant d’autres sur les théâtres de tous les pays. Ses méfaits rempliraient des volumes. Le fripon est mort impénitent, à ce qu’affirme la légende. Le confesseur qui était venu l’assister à ses derniers moments lui disait la phrase consacrée :

— Firrazzano, mon fils, il y a mort et vie, et le Seigneur vient par grâce. Pense combien tu en as fait au Seigneur !

— Cela est vrai, répondit le moribond ; mais ce que le Seigneur me fait en ce moment je ne l’oublierai jamais.

Les Siciliens admirent beaucoup ce fripon de Firrazzano. Ne leur jetons pas trop la pierre ; dans cette île, où le peuple n’a jamais été souverain, ni même indépendant, il n’a jamais pu opposer à la prépotence des grands que la force des petits, la ruse. Aussi ses contes sont-ils pleins de stratagèmes et de fourberies ; les dupes doivent duper à leur tour pour devenir sympathiques.

Un jour, raconte-t-on à Palerme, un étranger voyageait pour ses affaires ; il s’arrêta dans une auberge et s’aperçut trop tard qu’on avait oublié de mettre sur sa note deux œufs cuits durs qu’il avait mangés. Retourner à l’auberge eût été une grande perte de temps, le voyageur préféra faire des affaires avec le prix des œufs, et à son retour le remettre à l’hôtelier avec les bénéfices. Il revint donc à Palerme dix ans après, et se présenta gaiement à l’homme en lui disant :

— Me reconnaissez-vous ?

— Non monsieur.

Il lui rappela sa visite et les œufs oubliés sur l’addition ; il lui dit que l’argent non payé avait prospéré dans ses mains et lui offrit une somme énorme, 50 onces. Celle monnaie d’or de Sicile valait 13 francs 73 centimes : l’hôtelier devait être content, point du tout.

— Cinquante onces ! s’écria-t-il non monsieur, il faut me donner le reste.

Et il lui exposa que de ces œufs il aurait eu des poulets, que les poulets seraient devenus des poules, que ces poules auraient produit toute une basse-cour, qu’avec la basse-cour il aurait acheté des moutons, et qu’il serait à présent propriétaire d’une bergerie.

— Vous m’avez enlevé ce capital et vous voulez ? me donner 50 onces ? Ma foi, non ! Tel fut le raisonnement de l’hôtelier, et les Siciliens battent des mains à ce bon tour, ils pensent que le brave homme avait raison ; d’ailleurs n’était-il pas de Palerme ? Les juges devant qui l’affaire fut portée donnèrent aussi gain de cause à l’hôtelier. L’étranger perdit son procès au tribunal civil et à la cour d’appel ; il y avait une suprême tentative à faire. Un petit robin de rien, un simple clerc vint à lui et s’offrit pour le défendre.

— Vous ? lui dit l’étranger. J’ai eu le dieu des avocats et j’ai perdu : quel appui pouvez-vous me prêter ?

Mais le clerc y mit tant d’insistance que l’étranger lui permit de tenter un dernier effort. À l’audience, au moment où les juges allaient prononcer un arrêt définitif, le clerc se précipita dans la salle tout effaré et ses deux bras en l’air :

— À l’aide, à l’aide ! les thons de l’Arenella prennent le chemin de Palerme et vont venir nous manger tous.

— Que diable dites-vous ? demanda le juge. Comment est-il possible que des poissons de mer viennent ici ?

— Et comment est-il possible, reprit le clerc, que deux œufs cuits durs fassent des poulets et qu’il en sorte des bergeries ?

Les juges se rendirent à cette bonne raison, et l’hôtelier perdit tout, même les 50 onces.

Les passions, les glorioles, les jalousies de clocher offrent encore aux Siciliens bien des sujets de raillerie. Les petits endroits, même les grands, n’ont jamais beaucoup aimé leurs voisins, en Italie surtout, où le sentiment national, l’idée de la grande patrie commune n’a été longtemps qu’une utopie littéraire. « Trois châteaux, trois couteaux, voilà Italie, » disait Giusti qui souffrait cruellement de ces divisions. Lors des commotions politiques, les bandes ennemies profitaient de l’occasion pour assouvir des rancunes qui remontaient peut-être au siècle des Capulets et des Montaigus. En temps de paix, les communes qui ne s’arment pas continuent la guerre à coups de langue et, pour ne parler que de la Sicile, Salaparuta et Gibellina se moquent de Partanna qui le leur rend bien. Palerme, qui fut capitale, tourne eu dérision tous les provinciaux qui à leur tour font des gorges chaudes en parlant des Palermitains ; le Mont-Eryx trouve Trapani parfaitement ridicule et Trapani s’en venge en racontant les victoires de ses habitants sur les maris du Mont-Eryx. En revanche tous les Siciliens se mettent d’accord pour se gausser des Calabrais et surtout des Napolitains qui furent leurs maîtres. Les contes populaires sont pleins d’anecdotes attestant l’incontestable supériorité des insulaires sur les hommes du continent. Tout Sicilien aime avant tout la Sicile, « l’île de Feu » qui fut le grenier de l’Italie et le pays de Cérès.

« Un jour, dit une chanson. Dieu le Père était content et se promenait dans le ciel avec les saints ; il voulut faire un présent au monde ; il arracha un diamant de sa couronne et le plaça en face du levant. Les peuples l’appelèrent Sicile, mais c’est le diamant du Père éternel. »