Les Contes de Jacques Tournebroche/Mademoiselle Roxane

Les Contes de Jacques TournebrocheParis, Calmann-Lévy (p. 105-129).


Mon bon maître, M. l’abbé Jérôme Coignard, m’avait mené souper chez un de ses anciens condisciples qui logeait dans un grenier de la rue Gît-le-Cœur. Notre hôte, prémontré de grand savoir et bon théologien, s’était brouillé avec le prieur de son couvent pour avoir fait un petit livre des malheurs de mam’zelle Fanchon  ; en suite de quoi il était devenu cafetier à La Haye. De retour en France, il vivait péniblement des sermons qu’il composait avec beaucoup de doctrine et d’éloquence. Après le souper, il nous avait lu ces malheurs de mam’zelle Fanchon, source des siens, et la lecture avait duré assez longtemps  ; et je me trouvai dehors, avec mon bon maître, par une nuit d’été merveilleusement douce, qui me fit concevoir tout de suite la vérité des fables antiques qui se rapportent aux faiblesses de Diane, et sentir qu’il est naturel d’employer à l’amour les heures argentées et muettes. J’en fis l’observation à M. l’abbé Coignard, qui m’objecta que l’amour cause de grands maux.

« Tournebroche, mon fils, me dit-il, ne venez-vous pas d’entendre de la bouche de ce bon prémontré que, pour avoir aimé un sergent recruteur, un commis de M. Gaulot, mercier à la Truie-qui-file, et M. le fils cadet du lieutenant criminel Leblanc, mam’zelle Fanchon fut mise à l’hôpital ? Voudriezvous être ce sergent, ce commis ou ce cadet de robe ? »

Je répondis que je le voudrais. Mon bon maître me sut gré de cet aveu et il me récita quelques vers de Lucrèce pour me persuader que l’amour est contraire à la tranquillité d’une âme vraiment philosophique.

Ainsi devisant, nous étions parvenus au rond-point du Pont-Neuf. Accoudés au parapet, nous regardâmes la grosse tour du Châtelet, noire sous la lune.

« Il y aurait beaucoup à dire, soupira mon bon maître, sur cette justice des nations polies, dont les vengeances sont plus cruelles que le crime même. Je ne crois pas que ces tortures et que ces peines, qu’infligent des hommes à des hommes, soient nécessaires à la conservation des États, puisqu’on retranche de temps à autre quelqu’unes des cruautés légales, sans dommage pour la république. Et je devine que les sévérités qu’on garde ne sont pas plus utiles que n’étaient celles qu’on a abandonnées. Mais les hommes sont cruels. Venez, Tournebroche, mon ami  ; il m’est pénible de songer que des malheureux veillent sous ces murs dans l’angoisse et le désespoir. L’idée de leurs fautes ne m’empêche pas de les plaindre. Qui de nous est juste ? »

Nous poursuivîmes notre chemin. Le pont était désert, à cela près qu’un mendiant et une mendiante s’y rencontrèrent. Ils se blottirent dans une des demi-lunes, sur le seuil d’une échoppe. Ils semblaient assez contents l’un et l’autre de mêler leurs misères et, quand nous passâmes près d’eux, ils songeaient à tout autre chose qu’à implorer notre charité. Pourtant, mon bon maître, qui était le plus pitoyable des hommes, leur jeta un liard qui demeurait seul dans la poche de sa culotte.

« Ils recueilleront notre obole, dit-il, quand ils auront repris le sentiment de leur détresse. Puissent-ils alors ne pas se disputer cette pièce avec trop de violence. »

Nous passâmes outre, sans plus faire de rencontre, quand, sur le quai des Oiseleurs, nous avisâmes une jeune demoiselle qui marchait avec une résolution singulière. Ayant hâté le pas pour l’observer de plus près, nous vîmes qu’elle avait une taille fine et des cheveux blonds dans lesquels se jouaient les clartés de la lune. Elle était vêtue comme une bourgeoise de la ville.

« Voilà une jolie fille, dit l’abbé  ; d’où vient qu’elle se trouve seule dehors, à cette heure ?

— En effet, dis-je, ce n’est pas ce qu’on rencontre d’ordinaire sur les ponts après le couvre-feu. »

Notre surprise se changea en une vive inquiétude quand nous la vîmes descendre sur la berge par un petit escalier fréquenté des mariniers. Nous courûmes à elle. Mais elle ne parut point nous entendre. Elle s’arrêta au bord des eaux qui étaient assez hautes, et dont le bruit sourd s’entendait à quelque distance. Elle demeura un moment immobile, la tête droite et les bras pendants, dans l’attitude du désespoir. Puis, inclinant son col gracieux, elle porta les mains à ses joues, qu’elle tint cachées durant quelques secondes sous ses doigts. Et tout de suite après, brusquement, elle saisit ses jupes et les ramena en avant du geste habituel à une femme qui va s’élancer. Mon bon maître et moi, nous la joignîmes au moment où elle prenait cet élan funeste, et nous la tirâmes vivement en arrière. Elle se débattit dans nos bras. Et comme la berge était toute grasse et glissante du limon déposé par les eaux (car la Seine commençait à décroître), il s’en fallut de peu que M. l’abbé Coignard ne fût entraîné dans la rivière. J’y glissais moi-même. Mais le bonheur voulut que mes pieds rencontrassent une racine qui me servit d’appui, pendant que je tenais embrassés le meilleur des maîtres et cette jeune désespérée. Bientôt, à bout de force et de courage, elle se laissa aller contre la poitrine de M. l’abbé Coignard, et nous pûmes remonter tous trois la berge. Il la soutenait délicatement, avec cette grâce aisée qui ne le quittait pas. Et il la conduisit jusque sous un gros hêtre au pied duquel était un banc de bois où il l’assit.

Il y prit place lui-même.

« Mademoiselle, lui dit-il, ne craignez rien. Ne dites rien encore, mais sachez qu’un ami est près de vous. »

Puis, se tournant vers moi, mon maître me dit :

« Tournebroche, mon fils, il faut nous réjouir d’avoir mené à bonne fin cette étrange aventure. Mais j’ai laissé là-bas, sur la berge, mon chapeau, qui, bien que dépouillé de presque tout son galon et fatigué par un long usage, ne laissait point de garantir encore du soleil et de la pluie ma tête offensée par l’âge et les travaux. Va voir, mon fils, s’il se trouve encore à l’endroit où il est tombé. Et si tu l’y découvres rapporte-le-moi, je te prie, ainsi qu’une boucle de mes souliers, que je vois que j’ai perdue. Pour moi, je resterai près de cette jeune demoiselle et je veillerai sur son repos. »

Je courus à l’endroit d’où nous venions et je fus assez heureux pour y retrouver le chapeau de mon bon maître. Quant à la boucle, je ne pus la découvrir. Il est vrai que je ne pris pas un extrême soin à la chercher, n’ayant vu, de ma vie, mon bon maître qu’avec une seule boucle de soulier.

Quand je revins au hêtre, je trouvai la jeune demoiselle dans l’état où je l’avais laissée, assise, immobile, la tête appuyée contre l’arbre. Je m’aperçus qu’elle était parfaitement belle. Elle portait une mante de soie garnie de dentelles, et fort propre, et elle était chaussée d’escarpins dont les boucles reflétaient les rayons de la lune.

Je ne me lassais pas de la considérer. Soudain, elle ranima ses yeux mourants et, jetant sur M. Coignard et sur moi un regard encore voilé, elle dit d’une voix éteinte, mais d’un ton qui me sembla celui d’une personne de qualité :

« J’apprécie, messieurs, ce que vous avez fait pour moi dans un sentiment d’humanité  ; mais je ne puis vous en marquer mon contentement, car la vie à laquelle vous m’avez rendue est un mal haïssable et un cruel supplice. »

En entendant ces paroles, mon bon maître, dont le visage exprimait la compassion, sourit doucement, parce qu’il ne croyait pas que la vie fût à jamais haïssable pour une si jeune et jolie personne.

« Mon enfant, lui dit-il, les choses ne nous font point la même impression, selon qu’elles sont proches ou lointaines. Il n’est pas temps de vous désoler. Fait comme je suis et dans l’état où m’a réduit le temps injurieux, je supporte la vie où j’ai pour plaisirs de traduire du grec et de dîner quelquefois avec d’assez honnêtes gens. Regardez-moi, mademoiselle, et dites-moi si vous consentiriez à vivre dans les mêmes conditions que moi ? »

Elle le regarda  ; ses yeux s’égayèrent presque, et elle secoua la tête. Puis, reprenant sa tristesse et sa désolation, elle dit :

« Il n’y a pas au monde une créature aussi malheureuse que je suis.

— Mademoiselle, répondit mon bon maître, je suis discret par état et par tempérament  ; je ne chercherai point à vous tirer votre secret. Mais on voit clairement à votre mine que vous souffrez d’une peine d’amour. Et c’est un mal dont on réchappe, car j’en ai été moi-même atteint. Il y a de cela fort longtemps. »

Il lui prit la main, lui donna mille témoignages de sympathie et poursuivit en ces termes :

« Je n’ai qu’un regret à cette heure, c’est de ne pouvoir vous offrir un asile pour passer le reste de la nuit. Mon gîte est dans un vieux château assez distant, où je traduis un livre grec en compagnie de ce jeune Tournebroche que vous voyez ici. »

En effet, nous habitions alors chez M. d’Astarac, au château des Sablons, dans le village de Neuilly, et nous étions aux gages d’un grand souffleur qui périt, depuis, d’une mort tragique.

« Si toutefois, mademoiselle, ajouta mon bon maître, vous saviez quelque lieu où vous pensiez pouvoir vous rendre, je serai heureux de vous y accompagner. »

À quoi la jeune demoiselle répondit qu’elle était sensible à tant de bonté, qu’elle logeait chez une parente où elle était assurée d’entrer à toute heure, mais qu’elle n’y voulait point retourner avant le jour, tant pour n’y point troubler le sommeil des gens que par crainte d’être trop vivement rappelée à la douleur par la vue des objets qui lui étaient familiers.

En prononçant ces paroles, elle versa des larmes abondantes.

Mon bon maître lui dit :

« Mademoiselle, donnez-moi, s’il vous plaît, votre mouchoir et je vous en essuierai les yeux. Puis je vous conduirai, en attendant le jour, sous les piliers des Halles où nous serons assis commodément à l’abri du serein. »

La jeune demoiselle sourit dans ses larmes.

« Je ne veux point, dit-elle, vous donner tant de peine. Allez votre chemin, monsieur, et croyez que vous emportez toute ma reconnaissance. »

Pourtant elle posa la main sur le bras que lui tendait mon bon maître et nous prîmes tous trois le chemin des Halles. La nuit s’était beaucoup rafraîchie. Dans le ciel qui commençait à prendre une teinte laiteuse, les étoiles devenaient plus pâles et plus légères. Nous entendions les premières voitures des maraîchers rouler vers les Halles au pas lent d’un cheval endormi. Parvenus aux piliers, nous prîmes place tous trois dans l’embrasure d’un porche à l’image Saint-Nicolas, sur un degré de pierre que M. l’abbé Coignard prit soin de recouvrir de son manteau, avant d’y faire asseoir la jeune demoiselle.

Là, mon bon maître tint sur divers sujets des propos plaisants et joyeux à dessein, afin d’écarter les images funestes qui pouvaient assaillir l’âme de notre compagne. Il lui dit qu’il tenait cette rencontre pour la plus précieuse qu’il eût jamais faite dans sa vie, qu’il emporterait d’une si touchante personne un cher souvenir, sans vouloir lui demander son nom et son histoire.

Mon bon maître pensait peut-être que l’inconnue dirait ce qu’il ne lui demandait pas. Elle versa de nouveau des larmes, poussa de grands soupirs et dit :

« J’aurais tort, monsieur, de répondre par le silence à votre bonté. Je ne crains pas de me confier à vous. Je me nomme Sophie T***. Vous l’aviez deviné : c’est la trahison d’un amant trop chéri qui m’a réduite au désespoir. Si vous jugez que ma douleur est démesurée, c’est que vous ne savez point jusqu’où allaient ma confiance et mon aveuglement, et que vous ignorez à quel rêve enchanteur je viens d’être arrachée. »

Puis, levant ses beaux yeux sur M. Coignard et sur moi, elle poursuivit de la sorte :

« Je ne suis pas telle, messieurs, que cette rencontre nocturne pourrait me faire paraître à vos yeux. Mon père était marchand. Il alla, pour son négoce, à l’Amérique, et il périt, à son retour, dans un naufrage, avec ses marchandises. Ma mère fut si touchée de cette perte qu’elle en mourut de langueur, me laissant, encore enfant, à une tante qui prit soin de m’élever. Je fus sage jusqu’au moment où je rencontrai celui dont l’amour devait me causer des joies inexprimables, suivies de ce désespoir où vous me voyez plongée. »

À ces mots, Sophie cacha ses yeux dans son mouchoir.

Puis elle reprit en soupirant :

« Son état dans le monde était si fort au-dessus du mien, que je ne pouvais prétendre à lui appartenir qu’en secret. Je me flattais qu’il me serait fidèle. Il me disait qu’il m’aimait et il me persuadait sans peine. Ma tante connut nos sentiments et elle ne les contraria pas, parce que son amitié pour moi la rendait faible et que la qualité de mon cher amant lui imposait. Je vécus un an dans une félicité qui vient de finir en un moment. Ce matin, il est venu me demander chez ma tante où j’habite. J’étais hantée de noirs pressentiments. Je venais de briser, en me coiffant, un miroir dont il m’avait fait présent. Sa vue augmenta mon inquiétude par l’air de contrainte que je remarquai tout de suite sur son visage… Ah ! monsieur, est-il un sort pareil au mien ?… »

Ses yeux se gonflaient de larmes qu’elle renfonça sous ses paupières et elle put achever son récit, que mon bon maître jugeait aussi touchant, mais non point aussi singulier qu’elle le croyait elle-même.

« Il m’annonça froidement, mais non sans quelque embarras, que son père ayant acheté une compagnie, il partait pour l’armée, mais qu’auparavant sa famille exigeait qu’il se fiançât avec la fille d’un intendant des finances, dont l’alliance était utile à sa fortune et lui procurerait assez de biens pour tenir son rang et faire figure dans le monde. Et le traître, sans daigner voir ma pâleur, ajouta, de cette voix si douce, qui m’avait fait mille serments d’amour, que ses nouveaux engagements ne lui permettaient plus de me revoir, du moins de quelque temps. Il me dit encore qu’il me gardait de l’amitié, et qu’il me priait de recevoir une somme d’argent, en souvenir du temps que nous avions passé ensemble.

« Et il me tendit une bourse.

« Je ne mens point, messieurs, en vous disant que je n’avais jamais voulu écouter les offres qu’il m’avait maintes fois faites de me donner des hardes, des meubles, de la vaisselle, un état de maison, et de me retirer de chez ma tante où je vivais fort étroitement, pour me mettre dans un petit hôtel fort propre, qu’il avait au Roule. J’estimais que nous ne devions être unis que par les liens du sentiment et j’étais fière de ne tenir de lui que quelques bijoux qui n’avaient de prix que leur origine. Aussi la vue de cette bourse qu’il me tendait souleva mon indignation, et me donna la force de chasser de ma présence l’imposteur qu’un seul instant m’avait mise à même de connaître et de mépriser. Il soutint sans trouble mon regard indigné et m’assura le plus tranquillement du monde que je n’entendais rien aux obligations qui remplissent l’existence d’un homme de qualité, et il ajouta qu’il espérait que plus tard, dans le calme, j’en viendrais à mieux juger ses procédés. Et remettant la bourse dans sa poche, il m’assura qu’il saurait bien m’en faire parvenir le contenu de manière à m’en rendre le refus impossible. Et sur cette idée intolérable, qu’il entendait être quitte envers moi par ce moyen, il prit la porte que je lui montrai sans rien dire. Demeurée seule, je me sentis une tranquillité qui me surprit moi-même. Elle venait de ce que j’étais résolue à mourir. Je m’habillai avec quelque soin, j’écrivis une lettre à ma tante pour lui demander pardon de la peine que j’allais lui faire en mourant et je sortis dans la ville. J’y errai tout l’après-midi et une partie de la nuit, traversant les rues animées ou désertes sans éprouver de fatigue et retardant l’exécution de mon dessein, pour la rendre plus sûre, à la faveur de l’ombre et de la solitude. Peut-être aussi, par une sorte de faiblesse, me plaisait-il de caresser l’idée de ma mort et de goûter la triste joie de ma délivrance. À 2 heures du matin, je descendis sur la berge de la rivière. Messieurs, vous savez le reste, vous m’avez arrachée à la mort. Je vous remercie de votre bonté, sans me réjouir de ses effets. Les filles abandonnées, cela court le monde. Je désirais qu’il ne s’en trouvât point une de plus. »

Ayant ainsi parlé, Sophie se tut et recommença de verser des larmes.

Mon bon maître lui prit la main avec une extrême délicatesse.

« Mon enfant, lui dit-il, j’ai pris un tendre intérêt au récit de votre histoire, et je conviens qu’elle est douloureuse. Mais je suis heureux de discerner que votre mal est guérissable. Outre que votre amant ne méritait guère les bontés que vous avez eues pour lui et qu’il s’est montré, à l’épreuve, léger, égoïste et brutal, je distingue que votre amour pour lui n’était qu’un penchant naturel et l’effet de votre sensibilité dont l’objet importait moins que vous ne vous le figurez. Ce qu’il y avait de rare et d’excellent dans cet amour venait de vous. Et rien n’est perdu, puisque la source demeure. Vos yeux, qui ont coloré des nuances les plus belles une figure sans doute fort vulgaire, ne laisseront pas de répandre encore ailleurs les rayons de l’illusion charmante. »

Mon bon maître parla encore et laissa couler de ses lèvres les plus belles paroles du monde sur les troubles des sens et les erreurs des amants. Mais tandis qu’il parlait, Sophie, qui, depuis quelques instants, avait laissé fléchir sa jolie tête sur l’épaule du meilleur des hommes, s’endormit doucement. Quand M. l’abbé Coignard s’aperçut que la jeune demoiselle était plongée dans le sommeil, il se félicita d’avoir tenu un langage propre à communiquer à une âme souffrante le repos et la paix.

« Il faut convenir, dit-il, que mes discours ont une propriété bienfaisante. »

Pour ne pas troubler le sommeil de Mlle Sophie, il prit mille précautions et se contraignit à parler couramment, dans la crainte raisonnable que le silence ne l’éveillât.

« Tournebroche, mon fils, me dit-il, toutes ses misères sont évanouies avec la conscience qu’elle en avait. Considérez qu’elles étaient toutes imaginaires et situées dans sa pensée. Considérez aussi qu’elles étaient causées par une sorte d’orgueil et de superbe qui accompagne l’amour et le rend très âpre. Car enfin, si nous aimions avec humilité et dans l’oubli de nous-mêmes, ou seulement d’un cœur simple, nous serions satisfaits de ce qu’on nous donne et nous ne tiendrions pas pour trahison le mépris qu’on fait de nous. Et s’il nous restait de l’amour après qu’on nous a quittés, nous attendrions tranquillement d’en faire l’emploi qu’il plairait à Dieu. »

Mais comme le jour commençait à paraître, le chant des oiseaux s’éleva si fort qu’il couvrit la voix de mon bon maître. Il ne s’en plaignit point.

« Écoutons, dit-il, ces passereaux. Ils font l’amour plus sagement que les hommes. »

Sophie se réveilla dans le jour blanc du matin, et j’admirai ses beaux yeux que la fatigue et la douleur avaient cernés d’une nacre fine. Elle paraissait un peu réconciliée avec la vie. Elle ne refusa pas une tasse de chocolat que mon bon maître lui fit prendre sur le seuil de Mathurine, la belle chocolatière des Halles.

Mais à mesure que cette pauvre demoiselle recouvrait la raison, elle s’inquiétait de certaines difficultés qu’elle n’avait point aperçues jusque-là.

« Que dira ma tante ? Et que lui dirai-je ? » s’écria-t-elle.

Cette tante demeurait vis-à-vis de Saint-Eustache, à moins de cent pas du pilier de Mathurine. Nous y conduisîmes la nièce. Et M. l’abbé Coignard, qui avait l’air assez vénérable, en dépit de son soulier sans boucle, accompagna la belle Sophie au logis de madame sa tante, à qui il fit un conte :

« J’eus le bonheur, lui dit-il, de rencontrer mademoiselle votre nièce dans le moment où elle était précisément attaquée par quatre larrons armés de pistolets, et j’appelai le guet d’une si forte voix que les voleurs épouvantés enfilèrent la venelle, mais non point assez vite pour échapper aux sergents qui, par grand hasard, accouraient à mon appel. Ils s’emparèrent des brigands après une lutte qui fut chaude. J’y pris part, madame, et j’y pensai perdre mon chapeau. Après quoi nous fûmes conduits, mademoiselle votre nièce, les quatre larrons et moi, devant monsieur le lieutenant criminel, qui nous traita avec obligeance, et nous retint jusqu’au jour dans son cabinet pour recueillir notre témoignage. »

La tante répondit sèchement :

« Je vous remercie, monsieur, d’avoir tiré ma nièce d’un danger qui, à vrai dire, n’est pas celui qu’une fille de son âge doit le plus redouter, quand elle se trouve seule de nuit dans une rue de Paris. »

Mon bon maître ne répondit point, mais Mlle Sophie dit avec beaucoup de sentiment :

« Je vous assure, ma tante, que monsieur l’abbé m’a sauvé la vie. »

Quelques mois après cette étrange aventure, mon bon maître fit le fatal voyage de Lyon qu’il n’acheva pas. Il fut indignement assassiné, et j’eus l’inconcevable douleur de le voir expirer dans mes bras. Les circonstances de cette mort n’ont point de lien avec le sujet que je traite ici. J’ai pris soin de les rapporter ailleurs  ; elles sont mémorables, et je ne crois pas qu’on les oublie jamais. Je puis dire que ce voyage fut de toutes façons infortuné, car, après y avoir perdu le meilleur des maîtres, j’y fus quitté par une maîtresse qui m’aimait, mais n’aimait pas que moi, et dont la perte me fut sensible après celle de mon bon maître. C’est une erreur de croire qu’un cœur frappé d’un mal cruel devient insensible aux nouveaux coups du sort. Il souffre au contraire des moindres disgrâces. Aussi je revins à Paris dans un état d’abattement qu’on a peine à se figurer.

Or, un soir que pour me divertir j’allai à la Comédie où l’on donnait Bajazet, qui est un bon ouvrage de Racine, je goûtai particulièrement la beauté charmante et le talent original de la comédienne qui jouait le rôle de Roxane. Elle exprimait avec un naturel admirable la passion dont ce personnage est animé, et je frissonnai quand je l’entendis qui disait d’un ton tout uni et pourtant terrible :

Écoutez, Bajazet, je sens que je vous aime.

Je ne me lassai pas de la contempler tout le temps qu’elle fut sur la scène, et d’admirer la beauté de ses yeux sous un front pur comme le marbre et que couronnait une chevelure poudrée toute semée de perles. Sa taille fine, qui portait si noblement les paniers, ne laissa pas non plus de faire une vive impression sur mon cœur. J’eus d’autant plus le loisir d’examiner cette adorable personne qu’elle se trouva tournée de mon côté pour réciter plusieurs endroits importants de son rôle. Et plus je la voyais, plus je me persuadais l’avoir déjà vue, sans qu’il me fût possible de me rappeler aucune circonstance de cette première rencontre. Mon voisin, qui fréquentait beaucoup à la Comédie, m’apprit que cette belle actrice était Mlle B***, l’idole du parterre. Il ajouta qu’elle plaisait autant à la ville qu’au théâtre, que M. le duc de La *** l’avait mise à la mode et qu’elle éclipserait bientôt Mlle Lecouvreur.

J’allais quitter ma place après le spectacle, quand une femme de chambre me remit un billet où je lus ces mots tracés au crayon :

Mlle Roxane vous attend dans son carrosse à la porte de la Comédie.

Je ne pouvais croire que ce billet me fût destiné. Et je demandai à la duègne qui me l’avait remis si elle ne s’était pas trompée d’adresse.

« Il faut, me répondit-elle, si je me suis trompée, que vous ne soyez point M. de Tournebroche. »

Je courus jusqu’au carrosse arrêté devant la Comédie, et j’y reconnus mademoiselle B***, sous un capuchon de satin noir.

Elle me fit signe d’entrer, et quand je fus près d’elle :

— Ne reconnaissez-vous pas, me dit-elle, Sophie que vous avez tirée de la mort, sur la berge de la Seine ?

— Quoi ! vous ! Sophie… Roxane… mademoiselle B***, est-il possible ?…

Mon trouble était extrême, mais elle semblait le considérer sans déplaisir.

— Je vous ai vu, dit-elle, dans un coin du parterre, je vous ai reconnu tout de suite et j’ai joué pour vous. Aussi ai-je bien joué. Je suis si contente de vous revoir !…

Elle me demanda des nouvelles de M. l’abbé Coignard, et quand je lui appris que mon bon maître avait péri malheureusement, elle versa des larmes.

Elle daigna m’instruire des principaux événements de sa vie :

— Ma tante, me dit-elle, raccommodait les dentelles de madame de Saint-Remi qui est, vous le savez, une excellente comédienne. Peu de temps après cette nuit où vous me fûtes secourable, j’allai prendre des dentelles chez la Saint-Remi. Cette dame me dit que j’avais une figure intéressante. Elle me demanda de lui lire des vers et jugea que j’avais de l’intelligence. Elle me fit donner des leçons. Je débutai à la Comédie l’an passé. J’exprime des passions que j’ai senties, et le public me trouve quelque talent. M. le duc de La*** me montre une extrême amitié, et je crois qu’il ne me causera jamais de chagrin, parce que j’ai appris à ne demander aux hommes que ce qu’ils peuvent donner. En ce moment, il m’attend à souper. Il faut que je le joigne.

Et comme elle lisait ma contrariété dans mes yeux, elle reprit :

— Mais j’ai dit à mes gens de prendre par le plus long et d’aller doucement.