Les Contemporains/Quatrième série/Sully-Prudhomme

Société française d’imprimerie et de librairie (Quatrième sériep. 199-215).

SULLY-PRUDHOMME

« LE BONHEUR »


Le dernier poème de M. Sully-Prudhomme est austère et beau, d’une beauté toute spirituelle, et qui se sent mieux à la réflexion. Il fait rêver, et surtout il fait penser. Bien que l’action se passe dans des régions ultra-terrestres, c’est bien un drame de la terre ; et, quoiqu’il ait pour titre : le Bonheur, c’est un drame d’une mélancolie profonde. Son principal intérêt vient même de cette contradiction et de ce qu’on y sent d’inévitable et de fatal. Instruisez-vous, mortels, et bornez vos voeux.

Vous ne pouvez sortir ni de vous-même ni de la planète qui vous sert d’habitacle et que vous reflétez. Vous ne pouvez imaginer d’autres conditions de vie que celles qui vous ont été faites ici-bas par une puissance inconnue. Ce que vous appelez idéal n’est qu’un nouvel arrangement, fragile et incertain, des éléments de la réalité. Quand vous croyez rêver le bonheur, vous ne rêvez tout au plus que la suppression de la souffrance ; encore vous ne la rêvez pas longtemps : bientôt votre songe vous paraît insignifiant et vain, et vous vous hâtez de rappeler la douleur, d’où naît l’effort et le mérite, et par qui seul se meut, — vers quel but ? nous ne savons, — l’incompréhensible univers. Ce monde vous parait mauvais ; et cependant vous ne sauriez l’imaginer autre qu’il n’est, à moins de l’arrêter dans sa marche et de lui retirer tous ses ferments de vie et de progrès. La terre vous tient, vous enserre, vous emprisonne, vous défie d’inventer d’autres images de béatitude que celles mêmes qu’elle a pu vous offrir aux heures clémentes de vos journées. Tandis que votre désir bat de l’aile contre la cloison de la réalité ; il ne s’aperçoit point que ce qu’il place par delà cette cloison, c’est encore et toujours ce qui est en deçà. Vous pouvez concevoir (peut-être) la justice parfaite, non la parfaite félicité. Résignez-vous.

Ce poème du bonheur, c’est donc en somme, le poème des efforts impuissants que fait l’esprit pour se le représenter et pour le définir. Et l’effet est d’autant plus saisissant que le poète, sans doute, ne l’avait ni cherché ni prévu. M. Sully-Prudhomme suppose que Faustus, après sa mort, se réveille dans une autre planète, qu’il y retrouve Stella, la femme qu’il aimait, et que tous deux jouissent d’un bonheur qui va s’achevant et s’accomplissant par la science et par le sacrifice. Ce bonheur, il s’efforce de nous en décrire les phases diverses. Mais il se donne tant de peine (et pourquoi ? pour nous présenter en fin de compte, sous le nom de bonheur idéal, les joies mêlées, les joies terrestres que nous connaissions déjà) ; il se torture si fort l’entendement pour aboutir à ce chétif résultat, que, vraiment, le drame est beaucoup moins dans l’âme de Faustus et de Stella, les pauvres bienheureux, que dans celle du poète tristement acharné à la construction de ce pâle Éden et de ce douteux Paradis.

Rien n’est plus touchant, par son insuffisance et sa stérilité même, que ce rêve laborieux du bonheur. Faustus et Stella habitent un séjour délicieux. Voyons comment le poète se le figure :

  Elle lui prend la main. Ils s’enfoncent dans l’ombre
  D’une antique forêt aux colonnes sans nombre,
  Dont les fûts couronnés de feuillages épais
  En portent noblement l’impénétrable dais, etc.

Et plus loin :

  En cirque devant eux s’élève une colline
  Qui jusques à leurs pieds languissamment décline ;
  Une flore inconnue y forme des berceaux
  Et des lits ombragés de verdoyants arceaux…

Ainsi, il y a des forêts dans ce merveilleux séjour, et il y a des collines. Qu’est-ce à dire, sinon que ce paradis ressemble parfaitement à la terre ? Le poète y place une « flore inconnue ». Inconnue ? Cela signifie proprement qu’il nous est fort difficile d’en imaginer une plus belle que la flore terrestre. — Faustus et sa compagne connaissent d’abord les jouissances du goût et de l’odorat. Ils respirent des fleurs, boivent de l’eau et mangent des fruits. Mais quels fruits ! et quelle eau ! et quelles fleurs ! — Laissez-moi donc tranquille ! Quand le poète nous a dit que cette eau est suave et fortifiante, que tel parfum est discret comme la pudeur, ou léger comme l’espoir, ou chaud comme un baiser, et que les « arbres somptueux » portent des « fruits nouveaux », il est au bout de ses imaginations ; et nous sentons bien que ce ne sont là que des mots, et que, moins timoré ou plus franc, il eût simplement transporté dans son Paradis les coulis du café Anglais et les meilleurs produits de la parfumerie moderne, ou qu’il se fût contenté de mettre en vers cet admirable conte de l’Île des plaisirs, où le candide Fénelon exhorte les enfants à la sobriété en les faisant baver de gourmandise.

Faustus et Stella savourent ensuite la forme et les couleurs… et c’est encore la même chose. Car, que pouvons-nous rêver de supérieur à la beauté de l’homme et de la femme, à celle de la nature ou à l’éclat du soleil ? Et si parfois nous avons conçu quelque chose de plus beau ou de plus harmonieux que la réalité, n’avions-nous point l’art pour fixer notre rêve ? Stella nous dit que, dans cette bienheureuse planète, les grands artistes contemplent enfin leur idéal vivant :

  Ils possèdent leur songe incarné sans effort :
  C’est aux bras d’Athéné que Phidias s’endort ;
  Souriante, Aphrodite enlace Praxitèle ;
  Michel-Ange ose enfin du songe qui la tord
  Réveiller sa Nuit triste et sinistrement belle.

  Ici le grand Apelle, heureux dès avant nous,
  De sa vision même est devenu l’époux ;
  L’Aube est d’Angelico la sœur chaste et divine ;
  Raphaël est baisé par la Grâce à genoux,
  Léonard la contemple et, pensif, la devine ;

  Le Corrège ici nage en un matin nacré,
  Rubens en un midi qui flamboie à son gré ;
  Ravi, le Titien parle au soleil qui sombre
  Dans un lit somptueux d’or brûlant et pourpré
  Que Rembrandt ébloui voit lutter avec l’ombre ;

  Le Poussin et Ruysdaël se repaissent les yeux
  De nobles frondaisons, de ciels délicieux,
  De cascades d’eau vive aux diamants pareilles ;
  Et tous goûtent le Beau, seulement soucieux,
  Le possédant fixé, d’en sentir les merveilles.

Certes, ce sont là des vers d’une qualité tout à fait rare. Mais il reste ceci que le poète, cherchant la manifestation suprême de la beauté plastique, n’a rien trouvé de mieux que le musée du Louvre ou les Offices de Florence. De même, pour nous donner l’idée des délices parfaites que Faustus et Stella goûtent par les oreilles, le poète fait chanter le rossignol dans le crépuscule, nous décrit les sensations et les sentiments qu’éveille en lui la musique de Beethoven ou de Schumann, et se contente d’ajouter que Stella chante mieux que le rossignol, et que la musique du paradis est encore plus belle que celle des concerts Lamoureux. Même on peut trouver qu’il abuse quelque peu (mais c’est ici franchise et non rhétorique) de l’exclamation, de l’interrogation et de la prétérition :

  Elle chante. Ô merveille ! ô fête ! Hélas ! quels mots
  Seront jamais d’un chant les fidèles échos ?
  Quels vers diront du sien l’indicible harmonie ?
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Car dans l’air d’ici-bas que seul nous connaissons,
  Jamais pareils transports n’émurent pareils sons.
  Ah ! ton art est cruel, misérable poète !
  Nul objet n’a vraiment la forme qu’il lui prête ;
  Ta muse s’évertue en vain à les saisir.
  Les mots n’existent pas que poursuit ton désir.

Vous le voyez. Habemus confitentem. Il renonce à décrire une autre musique que celle de la terre : n’est-ce point parce qu’il ne saurait, en effet, en concevoir une autre ?

De même, enfin, c’est bien l’amour terrestre que connaissent ses deux bienheureux. Il nous affirme que leur amour est plus épuré. N’en croyez rien. C’est bien le même, puisqu’il n’y en a pas deux. Tout ce qu’il trouve à dire, c’est que, leur âme étant « vêtue d’une chair éthérée », l’amour de Faustus et de Stella est affranchi de la pudeur. Mais cela même est une imagination terrestre : l’amour de Daphnis et de Chloé, celui d’Adam et d’Ève avant la pomme, sont aussi « affranchis de la pudeur » (pour d’autres raisons, il est vrai). L’amour de Faustus et de Stella, c’est bien encore, au fond, l’amour des pastorales et des idylles. Et le dernier vers de Stella semble presque traduit de l’Oaristys :

 Je m’abandonne entière, épouse, à mon époux.

Et ici j’ai envie de chercher querelle à M. Sully-Prudhomme. Lui, si pur, si délicat, si tendre ! la matérialité de son rêve me déconcerte et me scandalise. Ne trouvez-vous pas que son paradis ressemble fort, jusqu’à présent, au paradis de Mahomet ? La seule différence, c’est que Faustus reste monogame. Mais, enfin, Faustus et Stella boivent et mangent, respirent des parfums, regardent de beaux spectacles, entendent de bonne musique, dorment ensemble dans les fleurs, et puis c’est tout. — Trouvez mieux ! me dira-t-on. — Eh bien ! oui, on pouvait peut-être mieux trouver. Il ne m’eût pas déplu, d’abord, que le poète éliminât de son paradis l’amour charnel, parce que c’est un bien trop douteux, trop rapide, mêlé de trop de maux, précédé de trop de trouble, suivi de trop de dégoût… J’ose presque dire que M. Sully-Prudhomme n’a pas su transporter dans son Éden les meilleurs et les plus doux des sentiments humains. Il y a, même ici-bas, des bonheurs qui me semblent préférables à celui de Faustus et de sa maîtresse. Il y a, par exemple, le désir et la tendresse avant la possession, ce que M. Sully-Prudhomme lui-même appelle ailleurs « le meilleur moment des amours ». Il y a la paternité, c’est-à-dire la douceur du plus innocent des égoïsmes dans le plus complet des désintéressements. Il y a aussi de suaves commerces de coeur et d’esprit entre l’homme et la femme ; l’amitié amoureuse, qui est plus que l’amour, car elle en a tout le charme, et elle n’en a point les malaises, les grossièretés ni les violences : l’ami jouit paisiblement de la grâce féminine de son amie, il jouit de sa voix et de ses yeux, et il retrouve encore, dans sa sensibilité plus frémissante, dans la façon dont elle accueille, embrasse et transforme les idées qu’il lui confie, dans sa déraison charmante et passionnée, dans le don qu’elle possède de bercer avec des mots, d’apaiser et de consoler, la marque et l’attrait mystérieux de son sexe. Et il y a aussi les songes, les illusions, les superstitions, les manies mêmes, d’où viennent aux hommes leurs moins contestables plaisirs.

Rien de tout cela dans le paradis de Sully-Prudhomme. Et ce n’est point un reproche, car il ne pouvait l’y mettre. Le bonheur de Faustus et de Stella impliquait, par définition, la connaissance de la vérité et excluait l’erreur, si chère aux hommes pourtant, et si bienfaisante quelquefois. Et quant aux autres joies dont je parlais tout à l’heure, songez que ce sont presque toutes des joies spéciales, des aubaines individuelles, et que l’infortuné poète s’était imposé le devoir de décrire le bonheur en général. Faustus et Stella sont des êtres abstraits, qui représentent tous les hommes et qui ne sauraient éprouver des jouissances particulières. Dès lors, le poète ne pouvait faire que ce qu’il a fait ; il n’avait d’autre ressource que de nous peindre les plaisirs des sens, et, parmi ces plaisirs, ceux qui sont le plus universellement connus et recherchés. Mais, justement, nul poète peut-être n’était plus impropre à cette tâche que l’auteur des Épreuves et de la Justice. Il avait contre lui la tournure philosophique de son esprit et l’austérité naturelle de sa pensée.

Et ainsi vous voyez le résultat. Il fallait tout au moins, pour nous donner vraiment l’impression du bonheur, réunir comme en un faisceau tous les plaisirs des sens : M. Sully-Prudhomme, trop fidèle à ses habitudes d’analyse, procède méthodiquement, divise ce qu’il faudrait ramasser, étudie successivement les sensations du goût, de l’odorat, de la vue, de l’ouïe et du toucher. — Puis, cette description du bonheur de tous les sens à la fois, il fallait qu’elle fût ardente, caressante, enveloppante, voluptueuse ; qu’il y eût de la flamme, et aussi de la langueur, de la mollesse et quelquefois de l’indéterminé dans les mots. — Or, M. Sully-Prudhomme est le moins sensuel et le plus précis des poètes : il pense et définit au lieu de sentir et de chanter. Tandis que dans ses vers serrés, tout craquants d’idées, il décompose le bonheur de Faustus et de Stella, nous nous disons que Faustus et Stella doivent s’ennuyer royalement… Voulez-vous un exemple ? C’est au moment où les deux bienheureux vont s’enlacer :

  L’âme, vêtue ici d’une chair éthérée,
  Soeur des lèvres, s’y pose, en paix désaltérée,
  Et goûte une caresse où, né sans déshonneur,
  Le plaisir s’attendrit pour se fondre en bonheur.

Ces vers sont nobles et beaux ; ils sont remarquables de netteté, de justesse et de concision. Mais ils ne parlent qu’à l’esprit ; ils ne « chatouillent » pas, pour parler comme Boileau. Ce vaste poème sur le bonheur est sans volupté et sans joie. Il y a plus de bonheur senti dans tel hémistiche de Ronsard ou de Chénier, dans telle page de Manon Lescaut ou de Paul et Virginie ou même de quelque roman inconnu et sans art, que dans ces cinq mille vers d’un très grand poète.

Mais cela même devient, par un détour, extraordinairement intéressant. J’aime cet effort désespéré d’un poète triste et lucide pour exprimer l’ivresse et la joie. Le poème du bonheur devient le poème du désir impuissant et de la mélancolie incurable. En somme, nous n’y perdons pas.

J’ai dit que, dans la pensée de M. Sully-Prudhomme, la science faisait partie du bonheur idéal. Faustus, après le parfait contentement de ses sens, a la joie plus haute de connaître la vérité. Quelle vérité ? — C’est, hélas ! la même histoire que dans la première partie du poème. Faustus jouissait comme nous jouissons : il sait ici ce que nous savons, et le poète ne pouvait, en effet, que lui prêter une science humaine. Il sait ce qu’ont pensé et découvert les philosophes anciens et modernes, d’Empédocle à Schopenhauer, et d’Euclide à Claude Bernard. C’est beaucoup, et c’est peu. Pascal, qu’il retrouve dans son froid paradis, a beau lui dire : « Ne cherche pas davantage ; l’homme, dans cette vie nouvelle, connaît tout, hormis la cause première :

  La cause où la nature entière est contenue
  Outrepasse la sphère où l’homme est circonscrit,
  Elle est l’inabordable et dernière inconnue
  Du problème imposé par le monde à l’esprit. »

Il est bon, là, Pascal ! Mais c’est justement cette « dernière inconnue » que nous voudrions saisir. Je dirais presque : — Qu’importe que nous connaissions plus ou moins complètement la série des causes secondes, si la cause première doit nous échapper à jamais ? M. Sully-Prudhomme accorde la science parfaite à Faustus, et, dans le même temps, il lui interdit (forcément) la seule notion qui constituerait la science parfaite.

À part cette inconséquence, — d’ailleurs inévitable comme toutes les autres, — les trois grands morceaux sur la Philosophie antique, sur la Philosophie moderne et sur les Sciences, sont de pures merveilles. Les divers systèmes philosophiques et les principales découvertes de la science y sont formulés avec un éclat et une précision où nous goûtons à la fois la force de la pensée et une extrême adresse à vaincre d’incroyables difficultés. Cela tient du tour de force ? Soit. Ce n’est que de la poésie mnémotechnique ? Mais cette poésie-là a de nobles origines. Hésiode et Théognis l’ont pratiquée ; et l’on demeure stupéfait de tout ce qu’elle contient et résume ici. Au reste, elle n’exclut pas le mouvement ni la vie. L’histoire de la philosophie antique est menée comme un drame ; et quelle plus juste et plus expressive image que celle-ci (après la chanson des Épicuriens) :

 … Soudain, quand la joyeuse et misérable troupe
  Ne se soutenait plus pour se passer la coupe,
  Une perle y tomba, plus rouge que le vin…
  Ils levèrent les yeux : cette sanglante larme
  D’un flanc ouvert coulait, et, par un tendre charme,
  Allait rouvrir le cœur au sentiment divin.

Et je ne sais rien de plus beau, de plus riche de sens et de poésie, de plus saisissant par la grandeur et l’importance de l’idée exprimée, et en même temps par la simplicité superbe et la rapidité précise et ardente de l’expression, que ces trente vers où nous est rendue présente, comme dans un large éclair, la suprême découverte de la

science et la conception la plus récente de l’unité du monde physique.

  Combien sur le vrai fond des choses
  La forme apparente nous ment !
  Le jeu changeant des mêmes causes
  Émeut les sens différemment ;
  Le pinceau des lis et des roses
  N’est formé que de mouvement ;
  Un frisson venu de l’abîme,
  Ardent et splendide à la fois,
  Avant d’y retourner anime
  Les blés, le sang, les fleurs, les bois.
  Ce vibrant messager solaire
  Dans les forêts couve, s’endort
  Et se réveille après leur mort
  Dans leur dépouille séculaire,
  Noir témoin des printemps défunts,
  Qui nous réchauffe, nous éclaire
  Et nous rend l’âme des parfums !
  Dans l’aile du zéphir qui joue,
  Dans l’armature du granit,
  Roi des atomes, il les noue,
  Les dénoue et les réunit.
  La terre mêle à son écorce
  Ce Protée en le transformant
  Tour à tour, de chaleur en force,
  En lumière, en foudre, en aimant.

  Soleil ! gloire à toi, le vrai père,
  Source de joie et de beauté,
  D’énergie et de nouveauté,
  Par qui tout s’engendre et prospère !

Peut-être ai-je trop querellé Faustus sur son prétendu bonheur. Mais voici qu’il me donne lui-même raison. Tandis qu’il menait, sur les gazons de sa planète paradisiaque, son éternelle et pâle idylle, la plainte de la Terre montait dans les espaces, frôlant les astres, et cherchant partout la justice. Et vraiment, cette plainte, revenant à intervalles réguliers, nous avait semblé plus belle que les froides effusions des deux bienheureux. Un jour, Faustus entend cette voix des hommes et la reconnaît. Et tout de suite, sa félicité lui pèse, parce qu’il ne l’a pas assez méritée. Une chose lui manque : la joie, la fierté de l’effort et du sacrifice accompli.

  Car l’homme ne jouit longtemps et sans remords
  Que des biens chèrement payés par ses efforts…
  Il n’est vraiment heureux qu’autant qu’il se sent digne.

Or, à partir du moment où Faustus redevient un homme et recommence à souffrir, je n’ai plus qu’à admirer. Les magnifiques lamentations de la race humaine, l’éveil de la mémoire et de la pitié de Faustus au bruit de cette plainte qui passe, la scène où, assis près de Stella, il cherche au firmament son ancienne patrie, la terre ;

              (Je me rappelle cet enfer…
              Et cependant je l’aime encore
  Pour ses fragiles fleurs dont l’éclat m’était cher,
  Pour tes sœurs dont le front en passant le décore.)

les dialogues où il exprime à Stella les inquiétudes de sa conscience et son dessein de redescendre sur la terre pour faire profiter les pauvres hommes de ce qu’il a appris dans un monde meilleur, et même, s’il le faut, pour souffrir encore avec eux… il y a dans tout cela une émotion, une beauté du sentiment moral, et comme un sublime tendre où M. Sully-Prudhomme avait à peine encore atteint dans ses meilleures pages d’autrefois…

Donc la Mort ramène sur la terre Faustus et Stella. Trop tard. La planète humaine voyage depuis si longtemps que l’humanité a disparu du globe terrestre : des strophes colorées (d’une imagination nette, mais peut-être un peu courte) nous le montrent entièrement reconquis par les plantes et par les animaux. Faustus et Stella délibèrent s’ils doivent le repeupler : ils communiqueraient leur omniscience à une humanité neuve et plus heureuse. « Non, dit la Mort : l’humanité défunte refuserait de revivre une vie exempte des tourments qui ont fait sa grandeur. » Et sur son aile, à travers les constellations, elle remporte les deux amants, parfaitement heureux désormais, puisque, s’ils n’ont pu accomplir le sacrifice, ils l’ont du moins tenté.

La conclusion est bien celle que j’indiquais au commencement. Faustus lui-même juge le bonheur dont il jouissait avant son sacrifice moins désirable que l’antique destinée humaine… C’était déjà la conclusion des Destins. Le monde, qui est mauvais, est bon néanmoins, puisqu’il ne peut être conçu meilleur sans déchéance. Ce poème du Bonheur, qui se déroule dans les astres, nous enseigne que le bonheur est sur la terre. (Et pourtant !)… C’est donc un avortement en cinq mille vers du rêve d’une félicité supra-terrestre et, si vous voulez, une grandiose, involontaire et douloureuse tautologie… Que serait donc un poème qui aurait pour titre : le Malheur ? Le même apparemment, sauf le ton. Cela est très instructif.

Je n’ai prétendu donner, sur l’œuvre nouvelle de M. Sully-Prudhomme, qu’une première impression. Le Bonheur est (avec la Justice) un des plus vastes efforts de création poétique qu’on ait vus chez nous depuis les grands poèmes de Lamartine et de Hugo. Ces livres-là se relisent ; et l’impression qu’on en a eue d’abord peut se corriger, se compléter et s’éclaircir. Je n’ai donc pas tout dit, ni même peut-être ce qu’il y avait de plus important à dire.

      *       *       *       *       *

P.-S. J’ai commis, en vous rendant compte du poème de M. Sully-Prudhomme, quelques erreurs dont je tiens à m’excuser. J’ai remarqué que la béatitude de Faustus et de Stella était purement humaine, et j’ai triomphé là-dessus. Mais le poète nous avertit lui-même que ses héros conservent intégralement, dans leur premier paradis, leur qualité d’hommes. Ainsi, page 113 :

 Mais, homme, ne crains-tu d’essayer l’impossible ?

Et page 146 :

  Je suis homme !… Tu sais comment me fut rendu
  Ce repos que j’avais, en t’oubliant, perdu.

C’est précisément parce qu’ils demeurent hommes que le poète leur donne un premier paradis qui n’est qu’une terre sans intempéries. Il ne pouvait en imaginer un autre et n’en avait nulle envie. Si leur voluptueuse oisiveté finit par les lasser, c’est précisément encore parce qu’ils sont hommes, et qu’à ce titre Faustus se sent tourmenté par la curiosité. Pascal n’entend pas satisfaire en eux cette curiosité tout entière ; il leur explique pourquoi ils ne peuvent savoir. Bref, M. Sully-Prudhomme n’a nullement voulu dénaturer et diviniser ses héros dans cette première étape d’outre-tombe. C’est seulement après l’achèvement de leur destinée humaine par le sacrifice qui leur prouve leur valeur morale, qu’ils dépouillent leur matérialité pour entrer dans le dernier paradis, dont le poète se résigne à ne se faire qu’une très vague idée…

— Mais alors, pourquoi l’aventure de Faustus et de Stella ne se passe-t-elle pas tout simplement sur la terre ?

Enfin, voyez vous-même dans quelle mesure ces rectifications et ces explications doivent modifier l’impression que m’avait laissée le poème. Si elles ne peuvent en augmenter beaucoup la beauté poétique et plastique, elles lui restituent du moins toute sa beauté logique et de construction, si je puis dire.